'est un usage immémorial parmi les traducteurs, de
relever l'excellence de l'Auteur qu'ils traduisent. Ils
prétendent justifier leur goût, en prouvant la
perfection de l'original qu'ils ont choisi ; & ils
recommandent en même temps leur propre ouvrage, où ils se flatent
d'avoir fait passer les mêmes beautez qu'ils
font valoir.
On s'attend sans doute sur cet usage, à trouver ici le
panegyrique d'Homére : mais outre que je le traduis
moins que je ne l'imite, & qu'ainsi l'usage des
Traducteurs ne fait point de loi pour moi, j'ai crû
encore que rien ne pouvoit autoriser les exagérations ;
que le vrai mérite étoit de reconnoître les défauts par-tout où ils sont ; que d'ailleurs les fautes des grands
hommes sont les plus dangéreuses, & qu'il est d'autant
plus important de les faire sentir, que bien des gens
font gloire de les renouveller. Ce discours ne sera donc
point un éloge d'Homére, mais seulement une
dissertation, ou si je l'ose dire, un essai de Poëtique,
où je dirai naïvement ce que je pense de l'Iliade & de
son Auteur.
D'HOMERE
Il n'y a point eu d'Homére selon quelques critiques.
Les Poëmes que nous avons sous son nom, n'étoient à
les en croire, que différentes pieces de plusieurs
Auteurs, apportées toutes en Grece par Licurgue, et
rédigées en un corps par Pisistrate. Mais, sans traiter
cette opinion d'extravagante, j'avoue que je n'y trouve
point de vraisemblance. Je remarque par-tout dans
l'Iliade, les mêmes vûës & la même maniere de penser. Il
ne m'en faut pas davantage pour me ranger du parti du
grand nombre. L'Iliade est d'un seul Auteur ; &, ce qui
veut dire la même chose, il y a eu un Homére.
Cet Auteur est devenu, de siecle en siecle, un objet
important de la vanité & de la curiosité humaine. Les
villes se sont disputé l'honneur de lui avoir donné la
naissance : on s'est interessé par tout à le connoître &
à en juger. Les uns ont employé leurs veilles à
développer son sens, & à relever ses beautez ; les
autres assez hardis pour lui trouver des défauts, se
sont révoltez contre l'admiration publique. D'un côté,
on lui élevoit des Autels ; de l'autre, on travailloit à
les abbatre ; & le plus grand nombre, sur tout dans
notre siecle, a décidé superficiel-lement du mérite de
ses ouvrages, sur des beautez ou des défauts que d'ingénieux écrivains s'efforçoient tour à tour d' y faire
appercevoir ; car hors quelques véritez dont l'évidence
frappe également tous les hommes, tout le reste a
diverses faces qu'un homme d'esprit sçait exposer comme
il lui plaît ; & il peut toûjour montrer les choses
d'un côté favorable au jugement qu' il veut qu'on en
porte.
On peut, d'après les idées qu'on a données
d'Homére, le peindre de deux manieres si différentes
qu'on ne le prendroit pas pour le même homme ; & cet
exemple particulier est une assez bonne démonstration de
l'incertitude des jugemens humains.
Homére, à recueillir ses traits de ceux qui l'ont
loüé, étoit un homme divin. Telle fut la force de son
génie, qu'il inventa l'art & le perfectionna. Personne
avant lui qu'il pût imiter ; nul autre après lui qui ait
pû le suivre ; point d'art poëtique, point de Poësie,
point même de sciences, si Homére n'eût écrit. La nature
l'avoit doüé de l'esprit universel, & le travail l'avoit
mis en possession de toutes les connoissances ; son
discernement répondoit à l'étenduë de ses lumieres ;
juste apprétiateur des choses, il a toûjour donné le
bon pour bon, & le mauvais pour mauvais : aussi varié
que fécond, il n'a jamais rassasié ses lecteurs, & il sçait répandre un air de nouveauté jusques sur ses
répétitions. Profond Theologien, quoique pere du
paganisme par l'abus qu'on a fait de ses fictions, il a
eu, sur beaucoup de choses, des vûës de la divinité
presqu'aussi saines que celles de Moyse. Qui jamais a
mieux combatu le vice, & mieux servi la vertu ? Les
Chrysippes, les Socrates n'étoient auprès de lui que des
philosophes stériles : ils ne sçavoient que débiter
séchement les principes de la morale ; il sçavoit les
insinuer. Ses fables, & même les plus absurdes en
apparence, sont autant de mysteres respectables, où sont
cachées les véritez les plus curieuses & les plus
intéressantes.
C'est lui seul qui a formé les Legislateurs, les Sçavans,
les Héros, les Souverains ; les plus grands hommes ne
seront à jamais que ses éléves ; & pour en revenir à la
Poësie, il l'a portée à un point de sublimité qui fait
moins l'émulation que le désespoir des meilleurs Poëtes.
Dessein, ordonnance, pensées, sentimens, expression,
tout est inimitable dans ses ouvrages ; c'est l'homme de
tous les talens : mémoire prodigieuse, imagination
vaste, délicate & toûjour sublime, jugement supérieur,
universel et infaillible. Ces qualitez qui se nuisent
d'ordinaire dans les autres, semblent, en lui, se donner
mutuellement la perfection ; & cette perfection est si
sensible & si reconnuë, qu'il faut être aveugle pour ne
la pas voir, & insensé pour n'en pas convenir.
A suivre d'autres mémoires, Homére n'étoit qu'un
homme. Loin qu'on lui doive la loüange de l'invention,
il ne mérite que le reproche de l'avoir voulu usurper,
en supprimant les Auteurs qui avoient travaillé avant
lui. Il chargea sa mémoire de toutes les folles opinions répanduës de son tems ; & faute d'intelligence, ou par
un fol amour du merveilleux, il en outre encore le
ridicule et l'absurdité. Jamais homme n'eut une idée
plus bizarre des Dieux : il multiplie pour eux les
foiblesses et les miseres humaines ; & il fait du
caprice & du crime même, le privilege essentiel de
l'immortalité. Les sages ont félicité Platon de l'avoir
banni de sa République ; & une Secte entiere de
Philosophes ne traitoit tous les Poëtes de canaille,
qu'à cause des sotises d'Homére. Imposteur grossier dans
ses fictions, non moins grossier, mais plus dangereux
dans sa morale, incapable de peindre le vice & la vertu
de leurs véritables couleurs, il n'est propre qu'à
encourager les scélérats, & qu'à égarer les gens de
bien.
A l'égard de la Poësie, on peut compter les défauts
d'Homére, par les qualitez mêmes que la Poësie exige :
nul dessein, nulle ordonnance, caractéres démentis,
pensées pueriles, sentimens faux, discours sans suite,
narrations diffuses, compa-raisons forcées, sentences
triviales, épithétes froides & fatigantes. Où va la
conséquence ? Franchissons le mot : Homére n'étoit un
homme rare que par l'extravagance & le mauvais sens.
A quoi s'en tenir ? Il y a apparence qu'aucun de ces
deux portraits ne res-semble bien. L'admiration et le
mépris auront peut-être également exagéré.
Mais du moins reste-t-il un fruit à tirer de ces
contradictions excessives. Elles nous affranchissent de
l'autorité que pourroient avoir les suffrages réunis, &
nous font rentrer dans tous les droits de l'examen.
C'est à nous de chercher dans les choses mêmes, en quoi
l'admiration & le mépris sont équitables ou injustes. Ne
craignons point d'user de notre raison : elle est
l'arbitre naturel de tout ce que les hommes nous
proposent. C'est prophaner le sacrifice de son jugement
que de céder aveuglément à des décisions humaines : il
ne faut s'y rendre, qu'autant qu'on en est éclairé ; &
pourvû qu'on expose ses vûës avec la défiance
raisonnable où l'on doit être de soi-même, il n'y a
personne qui ne puisse contredire franchement les
opinions mêmes les plus reçuës.
Cette modération a presque toûjour manqué dans la
dispute sur les anciens en général, & en particulier sur
Homére. On s'est passionné de part & d'autre, comme s'il
s'étoit agi du renversement de l'Etat ou de la Religion
; les injures étoient souvent en plus grand nombre &
plus fortes que les raisons ; et comme la passion se
justifie toûjour elle-même, on imputoit au seul zéle du
vrai, tous les excès de la vanité & de l'idolâtre amour
de son opinion.
J'ai trop bien senti ce défaut dans les autres, pour
ne me pas faire une loi de l'éviter. Je ne donnerai mes
sentimens que pour des conjectures, toûjour avec
respect pour ceux qui pensent autrement, et toûjour
prêt d'abandonner mes idées pour de meilleures. Je pardonnerois même les injures à qui me détromperoit à ce
prix.
J'examinerai donc l'Iliade dans ses principales
parties ; & en conséquence de cette discussion ; je
hazarderai mon jugement particulier sur Homére & sur son
ouvrage. J'aurai besoin sans doute de l'indulgence des
deux partis. Il faudra que les adorateurs d'Homére me
pardonnent quelquefois mon manque de respect ; & que les
autres me fassent grace aussi sur les éloges : mais
dûssai-je ne contenter ni les uns ni les autres, il me
suffira d'avoir par tout respecté le public, comme je le
dois, en sacrifiant tous les égards au seul intérêt de
la vérité.
DU DESSEIN D'HOMERE
On a été fort partagé sur le dessein d'Homére dans
l'Iliade. Les uns ont crû qu'il avoit voulu amuser son
siecle par une description ingénieuse d'intéressante de
la guerre de Troye : les autres, qu'il n'avoit prétendu
qu'exciter l'admiration de ses lecteurs pour la valeur
surprenante de son Héros : d'autres enfin, qu'il n'avoit
eu en vûe que les moeurs, & que dans une fable fort
simple au fonds, quoique vaste par ses ornemens, il
avoit voulu faire sentir à la Grece combien lui
importoit la bonne intelligence des princes qui la
gouvernoient.
Les premiers ont pour eux le titre même de
l'Ouvrage, & toutes les choses qui en font la matiere :
car, quoique ce qui se passe dans l'Iliade, ne soit
qu'une fort petite partie de la guerre de Troye, ce qui
s' y raconte, fournit presque le reste. L'Auteur par
lui-même ou par ses personnages, instruit le lecteur des
causes de la guerre, de ses commencemens & de ses
progrez ; il en prédit même la fin prochaine. En vain
oppose-t-on à ceux qui ne voyent que ce dessein dans
Homére, que s'il avoit voulu décrire la guerre de Troye,
il n'auroit eu garde d'en manquer la fin qui lui auroit
fourni un si grand spectacle. Ils ne reviennent point de
leur sentiment ; & l'objection leur paroît frivole, en
ce que la ruine de Troye est suffisamment assurée par la
mort d'Hector qu'Homére représente par tout, comme la
seule ressource des Troyens.
Les seconds, je veux dire ceux qui ne regardent
l'Iliade que comme une loüange d'Achille, se fondent sur
l'éclat de son caractere. Il leur semble que les plus
vaillans hommes de ce Poëme ne le sont que pour donner
du lustre à la valeur d'Achille ; on diroit qu'Homére ne
leur fait faire des prodiges, qu'afin que son Héros les
efface. Dès qu'il s'est retiré, l'armée des Grecs,
quoique toûjour fort supérieure à celle des Troyens,
est cependant battuë, mise en déroute, & réduite à la
derniere extrémité. Quand même les soldats d'Achille se
rejoignent à l'armée, les affaires des Grecs n'en vont
pas mieux. Il paroît enfin lui-même ; la fortune change
: il fait lui seul un carnage épouvantable des Troyens ;
fait fuir à son aspect, ce même Hector qui avoit vû
fuir devant lui toute l'armée des Grecs ; & il le tuë
avec tant de facilité, qu'on ne comprend pas comment
après cela les Troyens oseront seulement tenter de se
défendre. Qui ne croiroit à cette conduite, quela valeur
d'Achille a été le plus grand objet d'Homére ?
On allegue contre ce sentiment, que si c'eut été là
le dessein du Poëte, il n'auroit pas terni le caractere
de son Héros par tant de mauvaises qualitez étoit-ce un
bon moyen d'enlever l'admiration pour lui, que de le
faire superbe, injuste & cruel ?
Le Poëte le pensoit apparemment ainsi, répondent
hardiment ceux qu'on prétend déconcerter par cette
objection. Il étoit ébloüi lui-même de l'excès où il
portoit la valeur d'Achille : il lui a paru beau qu'un
homme fît valoir sans cesse sa supériorité sur les
autres ; qu'il ne connût de raison ni de droit que son
épée, & qu'il se vangeât aussi impitoyablement que les
Dieux se vangent. La preuve qu'Homére ne regardoit pas
ces dispositions avec mépris, c'est qu'il les donne
presque à tous ses Dieux & à ses Héros, à proportion de
leur puissance et de leur valeur : l'Iliade n'est qu'un
tissu d'orgueil, de colere & de vangeance.
Les derniers enfin qui reconnoissent dans l'ouvrage
d'Homére l'expression unique & distincte d'une vérité
morale, n'en veulent pour preuve que l'exposition de la
fable même dans toute sa simplicité. Agamemnon s'emporte
contre Achille, & lui enleve une esclave ; Achille se
retire sur ses vaisseaux : les Grecs se ressentent
aussi-tôt de son absence : ils perdent plusieurs
batailles ; & enfin après la mort du meilleur ami
d'Achille, qui périt dans le combat, ce Héros se
reconcilie avec Agamemnon, & il tuë le général des
ennemis. Cela ne dit-il pas assez clairement que la
division entre ceux d'un même parti, ruine leurs
desseins, & qu'au contraire la bonne intelligence en
assure le succès ?
Il est vrai que l'action de l'Iliade réduite à ces
termes, contient en effet cette idée : mais il faut
avoüer aussi qu'elle se perd dans l'étendüe & dans la varieté des épisodes. Il y a même des circonstances
contraires à ce prétendu dessein, puisqu'Ajax auroit tué
Hector en l'absence d'Achille, si Jupiter ne s'en fût
mêlé. La justesse de la fable devoit-elle dépendre d'un
prodige ?
D'ailleurs, quoiqu'une action fournisse une
réflexion morale, ce n'est pas une conséquence que
l'Auteur ait eu dessein de l' y mettre. Il n'y a point
de Conte de Fée, qui réduit à peu de termes, ne presente
une vérité ; & je ne crois pas qu'il soit possible
d'imaginer une action, qui malgré qu'on en ait, ne soit
susceptible d'une bonne refléxion. La prudence y
fût-elle toûjour trompée, on en concluroit que la
prudence humaine n'est qu'erreur, ou du moins qu'elle a
des bornes bien étroites. Le vice y fût-il heureux &
triomphant, l'Auteur auroit voulu faire entendre que
cette vie n'est pas le tems de la justice divine : les
caracteres y fussent-ils tous démentis, c'est
l'inégalité de l'homme qu'on auroit voulu peindre ; et
on l'auroit outrée exprès, pour la mieux faire sentir.
On peut conclure du moins de cette diversité de vües
qu'on attribuë à Homére, que son dessein n' est pas
évident ; & qu'après tant de Sçavans qui n'ont pû
s'accorder là-dessus, on doit craindre encore de s'y
méprendre. Cependant sans m'arrêter ni aux uns ni aux
autres, c'est Homére lui-même que je consulte ; croyons
l'en sur sa parole. Qui sçaura mieux que lui ce qu'il a
voulu faire ?
Muse raconte-moi la colere d' Achille, qui fut si
fatale aux Grecs, & qui coûta la vie à tant de Héros.
Voilà
les paroles du Poëte, & son dessein : mais il faut
remarquer que selon les Sçavans, le mot grec que nous
rendons simplement par celui de colere, signifie
colere noble, ressentiment héroïque. C'est
donc ce ressentiment héroïque qu'Homére a voulu
célébrer. Tout ce qui se passe dans l'Iliade tourne
l'admiration de ce côté-là. C'est par ressentiment
contre Agamemnon, qu'Achille cesse de combatre : les
Grecs sont la victime de son absence. C'est par
ressentiment contre Hector, qu'Achille revient au combat
: les Troyens, & Hector lui-même sont les victimes de
son retour. & loin qu'Homére ait voulu rendre ce
ressentiment odieux, il y fait entrer Jupiter même qui
dispose les événemens au gré d'Achille & qui semble ne
peser le destin des Grecs & des Troyens qu'au poids du
ressentiment de ce Héros.
Il est vrai que les Grecs parlent quelquefois avec
indignation de la dureté d'Achille ; mais c'est parce
qu'ils en sont les victimes : ils ne le traitent que
comme les Dieux qui ne leur sont pas favorables. Homére
les fait parler selon leur passion, mais on sent bien
que lui-même il admire Achille, & qu'au fond il trouve
autant de grandeur dans son ressentiment, que dans celui
de Junon qui veut anéantir Troye, pour se vanger de
Pâris ; et dans celui d'Apollon qui frappe tout le camp
des Grecs pour se vanger de leur Roy.
Ainsi je crois qu'Homére ne s'est proposé d'abord
que de chanter la colere d'un Héros, comme un sujet
capable d'attacher l'esprit & d'enlever l'admiration ; &
que pour plaire plus surement aux Grecs, il a orné ce
fond de tout ce qui pouvoit les intéresser ; de la
description de leur pays, & de leurs usages ; de
l'histoire de leurs Rois, & de celle de leurs Dieux. Je
me dispense d'y chercher d'autre mystere, avec d'autant
moins de scrupule, que ceux qui sçavent là-dessus la
vérité n'ont pas grand avantage sur ceux qui l'ignorent.
Cependant on exagere tellement l'importance de ces
découvertes, que l'on tourne en régles inviolables tout
ce qu'on croit appercevoir dans Homére. On refusera
impitoyablement le nom de Poëme épique à tout ce qui ne
ressemblera pas à l'Iliade ou à l'Odissée ; encore
sommes-nous bienheureux qu' Homére nous ait laissé ces
deux differens modeles ; cela nous met un peu plus au
large. Il faut que l'action soit feinte, qu'elle soit
grande, qu'elle se passe entre des Rois, qu' elle ne
remplisse qu'un certain espace de tems, qu' elle ne
marche qu' avec le ministere des Dieux, que la narration
même soit d'une certaine étenduë : pourquoi cela ? Parce
que c'est, dit-on, la nature du Poëme Epique ; & comment
prouve-t-on que ce soit sa nature ? C'est que toutes ces
qualitez se trouvent dans un Poëme d'Homére qui a
réussi, et, ce qui est encore plus considérable,
approuvé par Aristote & par Horace. Ces conséquences ne
sont-elles pas l'ouvrage du préjugé, plutôt que de la
raison ? Ce qui a plû, exclud-il les autres moyens de
plaire & ne sçauroit-on s'ouvrir de nouveaux chemins
sans s'égarer?
Pour moi, j'avoüe que je ne vois rien d'absolument
essentiel au Poëme épique, que le récit d'une action.
Que cette action soit grande, pathétique, ou simplement
agréable : qu'elle se passe entre des Rois, ou entre des
personnes moins distinguées : qu'on y prodigue le
merveilleux, ou qu'on s'y contente des causes naturelles
; ces différences feront bien de nouvelles especes, mais
elles ne changeront pas le genre. La Pharsale & le
Lutrin sont aussi bien des Poëmes Epiques que l'Iliade ;
& supposant d'ailleurs toutes choses égales dans ces
ouvrages, on aura droit de se plaire à l'un plusqu'à
l'autre, pourvû qu'on ne s'abandonne pas à traiter le
goût contraire d'ignorance & de mauvais sens.
Je ne sçais pourquoi j'ai restreint le Poëme au
récit d'une action. Peut-être que la vie entiere d'un
Héros, maniée avec art, & ornée des beautez poëtiques,
en seroit une matiere raisonnable. à quel titre
condamneroit-on un ouvrage qui seroit le modele de toute
la vie, la morale de tous les âges & de toutes les
fortunes ? & pourquoi lui refuseroit-on le nom de Poëme
Epique, à moins que ce ne fût pour lui en trouver un
plus honorable ?
Je regarde donc comme arbitraire, le choix de la
matiere, & même celui de la forme qu'on lui veut donner
: mais quelque choix que l'on fasse, il est essentiel de
plaire toûjour par quelqu'endroit ; soit en attachant
l'esprit par l'importance des évenemens, soit en
touchant le coeur par les passions des personnages, soit
en amusant simplement par la variété et les graces du
sujet. Un Poëme qui réuniroit ces avantages, & qui outre
cela, ne plairoit que pour instruire, mériteroit sans
doute la préférence : mais encore ne faudroit-il pas
donner pour regle inviolable, la conduite de ce Poëme,
parce que peut-être y auroit-il d'autres chemins pour
arriver au même but.
DE L'ART PARTICULIER D'HOMERE
Nous avons vû quel est en général le dessein d'Homére ;
il faut voir à présent quel est son art dans
l'exécution, & quels moyens il employe pour soutenir
jusqu'au bout l'attention des lecteurs. Il me paroît
qu'il a songé à attacher, à émouvoir & à surprendre.
Pour attacher, il a choisi le plus grand intérêt qui
pût frapper des peuples : c'est toute la Grèce armée qui
traverse les mers, pour détruire un royaume florissant.
Il est vrai qu'en remontant plus haut, il ne s'agit que
d' une femme ; & qu'à considérer son caractére, les
Grecs sont presque aussi fous d'épuiser leurs états pour
la r'avoir, que les Troyens de périr pour ne la pas
rendre : mais cette cause, toute légére qu' elle est,
n'en est pas moins vraisemblable ; il n'en faut pas
davantage pour renverser des empires ; & dès que l'enlévement
d'Hélene s'est tourné en point d'honneur de part et
d'autre, voilà nécessairement les deux peuples aux
mains. L'intérêt est suffisamment établi ; & il n'étoit
gueres possible d'en imaginer un plus considérable.
Heureusement la renommée le fournissoit à Homére : c'étoit
apparemment l'entretien de la nation ; & il n'avoit
garde de manquer un événement sur lequel il pouvoit se
répondre d'avance de la bonne disposition de ses
auditeurs.
C'étoit peu d'attacher, Homére a voulu émouvoir ; et
c'est en peignant les passions qu'il a tâché d'y
réussir. Il a semé son ouvrage de ce que les sentimens
naturels ont de plus touchant, de ce que les passion
sont de plus vif : mais il ne s'est pas contenté de
raconter ces passions ; il les a mises sous les yeux.
Pour donner plus de vie, plus de mouvement à son Poëme,
il fait presque toûjour parler ses personnages. Le
dramatique régne dans l'Iliade à tems & à contre tems ;
& tel en est le charme, qu'il ne laisse pas quelquefois
d'orner le Poëme, lors même qu'il y est une faute.
Homére a bien senti quelle difference il y avoit entre
rapporter le sens d'un discours, ou faire tenir le
discours même. Le Poëte refroidiroit toûjour les
sentimens de ses personnages par le simple récit. Plus
de grands traits, plus de véhémence ; au lieu que si
j'entends le personnage même, & que, pour ainsi dire, je
reçoive la passion de la premiere main, j'y entre
aussi-tôt, je la partage avec lui, les apostrophes & les
autres figures me font illusion : de lecteur je deviens
témoin : j'oublie le Poëte, & je ne vois, je n'entends
plus que l'acteur qu'il introduit, & qu'il fait parler.
Pour surprendre enfin, Homére a employé le
merveilleux. Tout le Ciel est intéressé à son action. Il
y a des Dieux Grecs & des Dieux Troyens ; & ce sont de
nouveaux chefs que le Poëte distribue dans chaque parti.
Ainsi les prodiges ne seront point épargnés. Les pluies
de sang, les inondations subites, suivies d'embrasemens
aussi prompts, des chevaux parlans, des trépieds qui
vont seuls aux assemblées des Dieux, des statues d'or
qui agissent & qui pensent ; tout cela ne coûte rien à
Homére, & quelqu' avide que son siecle fut de fables &
de miracles, il doit avoir eu pleine satisfaction.
Homére de son côté, content d'exciter à souhait cette
sorte de surprise, en a négligé une autre qui
demanderoit beaucoup plus d'adresse, mais qui me paroit
aussi bien plus importante : c'est de préparer les
événemens, sans les faire prévoir ; de maniere que quand
ils arrivent, on en soit surpris sans en être choqué, &
que l'on sente, selon la nature de l'événement, une joye
ou une douleur vive que la prévoyance n'ait point
émoussée.
Loin qu'Homére ait observé cet art, on diroit qu'il
l'a évité à dessein. C'est peu pour lui de préparer les
événemens, il les annonce sans ménagement et même plus
d'une fois, avant que de les mettre sous les yeux. S'il
fait combatre les armées, on sçait d'avance de quel côté
demeurera l'avantage. S'il met deux Héros aux mains, on
sçait qui doit périr & qui doit vaincre. On ne craint
rien pour l'un, on n'espere rien pour l'autre. Jupiter
même dans le milieu du Poëme, pour faire parade de
prescience & de pouvoir, fait aux Dieux un abrégé exact
de tout le reste de l'action ; de sorte qu'on est tenté
d'en demeurer là, & qu'on ne s'engage qu'avec peine dans
un détail devenu indifférent, dès que les points
essentiels en sont connus.
On prétend que la gravité du Poëme l'exige ainsi :
car c'est peu pour le préjugé de ne pas condamner
nettement les pratiques d'Homére : il en fait des regles,
& des regles qui ne souffrent pas même d'exception. Il
veut que la méthode d'Homére constituë l'art, & qu'elle
fasse la nature & l'essence des choses. Homére n'a point
ménagé dans son Poëme, de ces surprises intéressantes
qui font une impression si vive dans le coeur : donc ces
sortes de surprises sont puériles ; donc il est de la
nature du Poëme de les dédaigner. Voilà la dialectique
du préjugé.
Si l'on examinoit la nature de l'homme, au lieu
d'examiner la constitution de l'ouvrage d'Homére, on
feroit un raisonnement tout opposé. Il n'y a dans le
coeur humain qu'une certaine mesure de sensibilité. La
prévoyance des événemens intéressans l'épuise peu à peu,
de maniere que quand ils arrivent, ils font une
impression plus ou moins languissante, selon qu'on les a
plus ou moins prévûs : donc il faut dans un ouvrage dont
le but est de toucher, ménager aux événemens toute
l'impression qu'ils peuvent faire ; soutenir toûjour
dans son lecteur une inquiétude agréable sur le sort des
personnes qui l'intéressent, une curiosité vive sur la
suite des avantures qui l'attachent, au lieu d'émousser
sa sensibilité par des préparations trop évidentes, & ce
qui seroit encore pis, quoiqu'Homére l'ait fait, par une
prédiction toute crue des actions que l'on doit décrire.
C'est encore sur la nature de l'homme, plutôt que
sur l'ouvrage d'Homére, qu'il faut établir quel doit
être dans un Poëme le tempéramment du vraisemblable & du
merveilleux, & prescrire les véritables bornes de l'un &
de l'autre.
L'homme n'est touché que de ce qu'il croit. Un Poëte
ne lui doit donc proposer que des choses qu'il puisse
croire & qui ayent du moins l'apparence de la vérité.
L'homme n'admire que ce qu'il trouve extraordinaire ; le
Poëte ne lui doit donc proposer que des choses qui
soient hors de l'ordre commun ; & pour concilier ces
deux principes qui paroissent si opposés, il doit donner
au merveilleux les couleurs de la vérité, par des
préparations si vraisemblables, que les prodiges mêmes
dont il veut frapper l'esprit, en paroissent comme des
suites naturelles. Il doit proportionner les
préparations à la singularité des événemens, afin de
leur donner tout ensemble de quoi surprendre & de quoi
se faire croire.
Voilà, ce me semble, quelle doit être essentiellement
l'union du vraisemblable & du merveilleux : mais il
entre bien de l'arbitraire dans l'application de ce
principe. Les moeurs, les opinions des peuples sont
différentes ; & ces moeurs, ces opinions fondent pour
eux un merveilleux particulier & des vraisem-blances
différentes : ainsi un Poëme pourroit être excellent
dans un pays, qui feroit pitié ailleurs, parce que des
choses réputées grandes en ce pays-là seroient jugées
petites dans un autre. Le point est de sentir au juste,
jusqu'où l'on peut compter sur la crédulité de ses
lecteurs, & de mesurer exactement ses hardiesses à leurs
lumieres. Seroit-il raisonnable de prétendre amuser des
hommes faits par les mêmes fictions qui auroient charmé
des enfans ?
DES DIEUX
Il falloit que les Grecs fussent encore dans
l'imbécillité de l'enfance, pour s'être contentés des
Dieux d'Homére : car, quoi qu'on en dise, il n'en a
introduit que de méprisables, de quelque côté qu'on les
considere.
Qu'est-ce que des Dieux qui n'ont point fait l'homme,
nés comme lui dans la succession des siecles, &
multipliés par les mariages, à la maniere des races
humaines ? Des Dieux sujets aux infirmités & à la
douleur, qui blessés quelquefois par des hommes mêmes,
jettent des cris, versent des larmes, tombent dans des
défaillances, et qui, pour dire encore plus, ont des
medecins ?
Mais afin qu'il ne manquât rien à ce systême
monstrueux de divinité, Homére nous laisse encore
entrevoir que ses Dieux ne sont pas immortels. Tel dieu
s'est vû sur le point de périr ; & ce n' étoit pas
seulement une terreur panique ; il auroit péri en effet
sans le secours que le Poëte a grand soin de nous
marquer.
Si l'on regarde ces Dieux du côté de l'intelligence
et de la volonté, ils ont encore toutes nos foiblesses &
tous nos vices : ignorance des événemens, inconstance
dans leurs desirs, imprudence dans leurs projets,
injustice dans leurs actions. Ils se laissent surprendre
les uns aux autres, je n'en excepte pas Jupiter même.
Ils s'irritent & s'appaisent par caprice, comme des
enfans ; ils se menacent indiscretement au delà de leur
pouvoir ; ils se vangent avec fureur ; et, comme si par
mépris ils abandonnoient la justiceaux foibles hommes,
ce n'est point par une équité habituelle qu'ils sont au
dessus des scrupules & des remords, c'est parce qu'ils
font gloire de sacrifier tout indistinctement à leurs
passions.
On me dira peut-être qu'Homére admet un destin, & que
dans l'idée qu'il en donne, on pourroit reconnoître
celle d'une divinité supérieure : mais quelque bonne
intention qu'on ait, il n'est pas possible d' y trouver
son compte. Ce destin n'est qu'une fatalité aveugle, ou
pour mieux dire, l'enchaînement même des événemens,
indépendans d'aucune providence qui les ait arrangés
pour une fin.
Il ne paroît pas d'ailleurs qu'Homére ait une idée
fixe de cette premiere cause. Tantôt il l'imagine
nécessaire & immuable, puisque toute la supériorité de
Jupiter ne va qu'à prévoir avec douleur des événemens
qu'il ne peut empêcher : tantôt il l'imagine variable &
dépendante ; puisqu'il avance en plusieurs rencontres,
que l'ordre du destin couroit risque alors de demeurer
sans exécution, ce qui étoit arrivé quelquefois, comme
il lui échappe de le dire positivement.
Les plus éclairés d'entre les Payens ont bien senti
toute l'extravagance de ce systême. Un célebre Rhéteur a
pensé qu'il avoit plû à Homére de faire autant de Dieux
de ces hommes qui allérent au siege de Troye, & en
revanche, de ne faire de ses Dieux que de simples
hommes. L'orateur philosophe a déclaré formellement
qu'Homére auroit mieux fait d'élever l'homme jusqu'aux
Dieux, que d'abaisser les Dieux jusqu'à l'homme.
Cependant, jusqu'où va la passion de justifier un
Auteur qu'on croit avoir intérêt de trouver sans défaut
; soit pour ne pas rougir d'avoir employé trop de tems à
l'approfondir ; soit pour ne pas se démentir sur ce
qu'on a admiré quelque-fois trop légerement. Des Auteurs
chrétiens, sensés & religieux d'ailleurs, ont voulu
réhabiliter la mémoire de ces Dieux, qui n'ont pas
toûjour trouvé grace devant leurs propres adorateurs.
Peut-être auroit-on abandonné Homére sur cet
article, s'il ne faisoit une partie trop considérable de
ses ouvrages ; mais le moyen de convenir qu'un Auteur
qu'on s'obstine à traiter de divin, ne soit pas le plus
souvent, seulement raisonnable !
Plutôt que d'en demeurer d' accord on a mieux aimé
adopter les subtilités les plus chimériques ; eh !
Qu'est-ce qu'on ne justifieroit pas avec cela ? On
prétend que cette foule de Dieux dans l'Iliade, ne
blesse pas l'unité d'une puissance supérieure ; qu'ils
n'en sont que les différens attributs ; & que si le
Poëte les a personifiés, ce n'étoit que pour expliquer
les opérations divines d'une maniere proportionnée à
l'imagination humaine.
Ce principe est bientôt posé, & il remedieroit en
effet à bien des choses. C'est dommage qu'il échouë à la
moindre application qu'on en veut faire. Qu'on allie
donc, s'il se peut, avec cette idée, la haine acariâtre
de Junon contre Jupiter, les vangeances brutales que
Jupiter tire quelquefois de Junon, les reproches
d'injustice que les plus sages des Dieux font à Jupiter
même, & en un mot, leurs séditions fréquentes. Sur ce
pied-là, on voit à tout moment dans l'Iliade, les
attributs révoltés contre leur essence commune, & les
passions ne portent pas plus de trouble dans le coeur de
l'homme, que les qualitez divines en causent dans l'ame
de Jupiter.
On essaye encore de se tirer d'embarras à la faveur
des allégories ; & l'on va jusqu'à faire un parallele
scandaleux des livres saints, avec les imaginations
d'Homére. Je n'ai que deux mots à opposer à ce parallele
: je ferois scrupule de m'y arrêter plus long-tems. Les
vrais caracteres de la divinité sont posés en principes,
en tant d'endroits de l'écriture sainte, que quand les
Auteurs sacrés viennent à employer les figures, on les
reconnôit d'abord pour ce qu'elles sont, & on ne les
apprétie que ce qu'elles valent : au lieu que dans
Homére, ces prétenduës figures sont elles-mêmes les
principes, et qu'il n'y a rien d'ailleurs qui avertisse
l'esprit de ne les pas prendre à la lettre.
Je me souviens qu'un jour je demandois raison à M
Despreaux de la bizarerie & de l'indécence des Dieux
d'Homére. Il dédaigna de les justifier par le secours
trivial des allégories, & il voulut bien me faire
confidence d'un sentiment qui lui étoit propre, quoique
tout persuadé qu'il en étoit, il n'ait pas voulu le
rendre public : c'est qu'Homére avoit craint d'ennuyer
par le tragique continu de son sujet ; que n'ayant de la
part des hommes que des combats & des passions funestes
à peindre, il avoit voulu égayer le fonds de sa matiere
aux dépens des Dieux mêmes, et qu'il leur avoit fait
joüer la comedie dans les entr'actes de son action, pour
de lasser le lecteur que la continuité des combats
auroit rebuté sans ces intermedes.
Il me seroit facile de faire voir que cette idée
aggrave plus la faute d'Homére qu'elle ne l'excuse :
elle le rend impie gratuitement, je veux dire, sans le
rendre plus agréable. Mais sans m'amuser à le prouver,
je passe à une réfléxion qui me paroît plus importante.
Sur les opinions établies en matiere d'ouvrages
d'esprit, les hommes forment d'ordinaire deux sortes de
jugemens ; l'un public, l'autre secret ; l'un de parade
& de cérémonie, l'autre de réserve & à leur usage
particulier. On pense sans contrainte sur un Auteur
qu'on examine dans le cabinet ; & loin de s'embarrasser
alors de ce qu' en ont pensé les autres, on s'applaudit
quelquefois d' autant plus de l'idée qu'on s'en forme,
qu' elle est plus singuliere, et pour ainsi dire, plus à
nous : mais dès qu'il en faut porter un jugement public,
on cherche à se raprocher des idées reçûës, toutes
fausses qu'on les reconnoît, et l'on devient lâchement
circonspect : car j'avoüe que si le respect qu'on doit
au public n'alloit qu' à nous faire examiner plus
séverement nos pensées, pour nous y affermir, si elles
sont raisonnables, ou pour en revenir, si les raisons
contraires le demandent ; la circonspection seroit
prudente, & par conséquent loüable : mais elle va
presque toûjour plus loin. Elle nous fait trahir nos
sentimens, pour ne pas blesser le parti le plus nombreux
; on aime mieux paroître judicieux que de l'être en
effet ; et pour ne pas lutter contre le torrent, on s' y
abandonne.
Ainsi le parti de l'erreur se grossit tous les jours
de ceux mêmes qui l'ont reconnuë ; tout désabusés qu'ils
sont, ils tiennent le même langage que ceux qui sont
encore trompés ; & ils deviennent eux-mêmes une nouvelle
autorité pour en abuser d' autres.
Faut-il que cette mauvaise honte s'étende sur des
choses d'aussi petite importance que la réputation d'un
Poëte ? & quelle suite si dangereuse peut avoir la
sincérité sur le chapitre d'Homére, pour n'oser convenir
de ses défauts qu'à l'oreille?
Il y a pourtant bien des gens de ce caractere, & je
pourrois décéler ici plusieurs complices de mes
sentimens, qui, faute de courage, en deviendront
peut-être les censeurs.
On peut alléguer deux choses à la décharge d'Homére :
la premiere, que dans les tems de ténebres où il vivoit,
il n'a pû avoir des idées saines de la divinité, & que,
quelque esprit qu'on lui suppose, il n'a pû éviter
absolument la contagion des erreurs & de l'absurdité du
paganisme : la seconde, qu'au travers de cette nuit
épaisse, il n'a pas laissé d'entrevoir quelquefois le
vrai, comme quand il dit que d' un signe de tête,
symbole de la volonté, Jupiter ébranla tout le ciel ; &
qu'il compare ailleurs la vitesse de la course de Junon
à la rapidité de la pensée.
Ainsi, quelque mépris que méritent au fonds les Dieux
de l'Iliade, Homére personnellement seroit encore sans
reproche, s'il les avoit toûjour fait agir d'une maniere propre à soûtenir du moins l'estime & le respect
de ceux qui les adoroient : mais, en vérité, il s'en
faut bien qu'il ait toûjour eu cette attention ; & en
se mettant même à la place des Payens, on trouve encore
à chaque pas, des occasions de scandale.
DES HEROS
Les Dieux ne sont dans l'Iliade que des personnages
épisodiques : les véritables acteurs sont d'une part,
les rois & les princes de la Grece, accompagnés chacun
de leurs troupes particulieres, & de l'autre, les
Troyens avec leurs alliés, tant princes que capitaines &
que soldats. Le Poëte à la fin du second livre, fait un
dénombrement des chefs & des troupes, qui me paroît plus
exact qu'ingénieux, et plus utile pour la suite,
qu'agréable en lui-même.
Il choisit entre les chefs, plusieurs Héros, pour
être le principal ornement de son Poëme, & c'est de
ceux-là qu'il établit d'abord le caractere, & qu'il
décrit les actions par préférence à d'autres. Agamemnon,
par exemple, est fier & jaloux de son autorité à
l'excès. Achille est violent, infléxible et capable de
sacrifier tout à son ressentiment. Ajax mal propre aux
délibérations, ne respire que les combats. Nestor au
contraire instruit par l'expérience & par l'âge, est l'ame
des conseils, et le modérateur des différends. Ainsi
Homére donne à chacun de ses Héros, des qualitez propres
et dominantes qui le distinguent ; mais malgré ces
différences, il leur laisse encore en commun des
qualitez générales ; & c'est par ce côté de ressemblance
que je les envisage d'abord.
Premierement ils sont vains, & d'une vanité qui
dédaigne même les apparences de la modestie ; il n'y en
a pas un entr'eux, qui ne se loüe en toute rencontre,
sans pudeur & sans retenuë ; le sage Nestor y est aussi
sujet que le superbe Achille. C'est en se loüant que
les uns conseillent, que les autres menacent, qu'en un
mot ils agissent tous ; & Homére met presque toûjour
dans la bouche de ses personnages, tout le bien qu'il en
veut dire.
Il ne regardoit pas apparemment, comme un défaut
bien méprisable, cette attention continuelle à soi-même,
qui n'a nul egard pour l'amour propre des autres, & qui
semble leur vouloir arracher à tout moment l'aveu de
notre supériorité sur eux ; ou peut-être, n'estimoit-il
pas assez, s'il la connoissoit, cette grandeur d'ame qui
nous porte par goût aux actions loüables, sans envisager
les loüanges, & à qui il coûte moins de donner de
nouvelles preuves de vertu, que d'en faire valoir
d'anciennes.
Une suite de la vanité grossiere de ces Héros, c'est
la facilité qu'ils ont à s'offenser les uns les autres ;
comme ils ne gardent aucune circonspection dans leur
orgüeil, ils ne conservent aussi nulle dignité dans leur
colere ; les injures sont aussi familieres dans la
bouche des Rois que dans celle des soldats, & Thersite
ne tient pas contre Agamemnon des discours plus insolens
qu'Achille même. Il n'y a si vaillant homme dans
l'Iliade, qu'un autre ne l'ose traiter de lâche, au
premier emportement ; et ce n'est pas seulement dans les
combats & les occasions les plus échauffées, qu'il leur
échappe de ces saillies injurieuses ; c'est jusques dans
les occasions les plus tranquilles & les plus
indifférentes : Ajax & Idomenée qui d'ailleurs est assez
sage, assis l'un auprès de l'autre, aux jeux célébrés
pour les funérailles de Patrocle, s'échauffent, & se
prennent de paroles sur une bagatelle, & ils en viennent
sans la moindre gradation, aux injures les plus aigres &
les plus indécentes. Je sçais bien que de tout tems les
passions sont au fonds les mêmes dans les grands et dans
les petits ; mais de tout tems aussi, n'y
différent-elles pas par les expressions & par les
manieres ? N'y a-t-il qu'un langage pour les Rois & pour
le peuple ? & la diverse éducation ne se fait-elle pas
toûjour sentir dans les discours, quelque égale que
soit la passion qui les inspire ?
Je remarque encore un grand fonds d'impiété dans les
Héros d'Homére. Agamemnon outrage Apollon dans la
personne de son grand prêtre ; c'est même sur cette
sacrilége imprudence que tout le Poëme est fondé.
Menelas invoque Jupiter en lançant son javelot contre
Pâris : mais à peine a-t-il manqué son coup, qu'il
blasphême le dieu qu'il vient d'invoquer. Achille frémit
de rage de ne pouvoir tuer Apollon qui vient de
l'induire en erreur. Mais je ne m'étonne pas que
l'impiété fût si ordinaire alors ; les Dieux à qui l'on
avoit affaire, étoient de bonne composition : on étoit
sûr de raccommoder tout auprès d'eux, avec des victimes
& de l'encens : ils quittoient volontiers les hommes de
toute vertu, sans excepter le respect sincere dû à la
divinité, pourvû que d'ailleurs ils fussent exacts sur
les cérémonies, et prodigues en sacrifices.
Mais, à mon sens, le plus grand trait de
ressemblance entre les Héros dont je parle, c'est la
cruauté militaire. Ce n'est pas assez pour eux que de
vaincre, ils veulent arracher la vie ; ils insultent
encore aux morts ; & ils voudroient, selon les idées de
leur tems, éterniser leur malheur, en leur refusant la
sépulture. S'ils se laissent quelquefois désarmer, c'est
à l'avarice & non à la magnanimité : inflexibles aux
larmes, ils ne se rendent qu'à la rançon, & c'est pour
s'enrichir qu'ils pardonnent. On ne voit point de joye
plus vive dans l'Iliade que celle des vainqueurs
acharnés sur le corps des vaincus : & à la maniere dont
tout s' y passe, on diroit que la vangeance étoit alors
le souverain bien des Dieux & des hommes.
J'ose encore ajouter que la valeur des Héros d'Homére
n'est pas si différente que l'on veut le faire croire ;
c'est une qualité sujette dans la plûpart, aux mêmes
accroissemens & aux mêmes diminutions ; confiance
téméraire dans les succès, découragement dans les
revers, impétuosité dans le premier choc, fuite honteuse
bientôt après. La grande différence des exploits n'est
fondée le plus souvent que sur la force du corps
qu'Homére confond presque toûjour avec la valeur ; sur
la vitesse des chevaux, la bonté des chars, &, ce qu'il
y a de pis, sur les prodiges.
Le Poëte distribue dans les différens livres de son
Poëme, des Héros de jour, pour ainsi-dire : tantôt c'est
Diomede qui renverse tout, tantôt c'est Agamemnon,
tantôt Ajax, tantôt un autre. La fortune de chaque
combat roule presque toûjour sur un seul homme ; &
Homére obscurcit à dessein toutes les figures du
tableau, pour faire sortir davantage celles qu'il veut
exposer en vûë.
Son adresse consiste pour cela, à faire retirer
Achille sur ses vaisseaux ; car tant qu'il eût combatu,
il n'y auroit pas eu moyen de faire valoir personne ;
mais son absence donne lieu au Poëte de faire passer en
revûë ses Héros subalternes, et d'attirer successivement
sur eux l'admiration qu'Achille prend toute pour lui dès
qu' il reparoît.
C'est ici qu'Homére me semble véritablement un grand
maître ; & je voudrois pouvoir réussir à bien mettre en
jour, l'art qu'il a employé dans le caractere d'Achille,
pour y concilier deux choses qui paroissent se combatre.
Il vouloit d'un côté que son Héros fût absolument
nécessaire aux Grecs, & qu'il valût lui seul, autant que
toute l'armée. Ce ne pouvoit pas être la sagesse et la
prudence qui le rendissent si nécessaire ; puisque,
selon le dessein du Poëme, Achille devoit être violent
& dominé par sa colere, ce qui ne s'accorde pas avec la
prudence : ce ne pouvoit pas être non plus la valeur,
prise seulement pour l'intrépidité de l'ame ; car en ce
sens un vaillant homme en vaut à peu près un autre ; &
il y en avoit tant dans l'armée des Grecs. Ce ne pouvoit
donc être que les avantages extérieurs ; & en effet
Homére donne à son Héros cette sorte de supériorité, à
proportion des merveilles qu'il lui devoit faire
entreprendre. Il est d'une force et d'une légéreté dont
aucun autre n'approche ; il a des chevaux immortels, des
armes divines, & pour surcroît, la protection de Jupiter
& le secours assidu de Minerve.
C'en étoit assez sans doute, pour le rendre aussi
important que le dessein du Poëme exigeoit qu'il le fût.
Mais le Poëte vouloit encore en faire le personnage le
plus intéressant & le plus propre à enlever
l'admiration. Les avantages extérieurs n'auroient pas
produit cet effet : tous les exploits d' Achille ne lui
eussent attiré aucune estime, tant qu' on ne les eût
crus que l'effet de sa force et non pas de son courage :
il auroit eu beau s'appeller lui-même le plus vaillant
des Grecs, comme il le fait en présence de toute l'armée
; le lecteur ne l'en auroit pas crû sur sa parole : car
les hommes ne reconnoissent la valeur qu' au mépris
constant des dangers & de la mort même, quand la gloire
est à ce prix ; ainsi Achille, par sa force prodigieuse
& par le secours sur-abondant des Dieux, n'ayant rien à
craindre, on ne seroit pas convenu avec lui du mérite
d'une intrépidité qui ne l'exposoit pas.
La preuve de ma pensée, c'est que la plûpart des
gens qui ne connoissent point Achille par l'Iliade, et
qui sur une fable plus connuë, l'imaginent invulnérable,
au talon près, trouvent ridicule qu'on le mette à la
tête des Héros : tant il est vrai que l'idée de valeur
suppose toûjour celle du danger.
Qu'un géant bien armé combate contre une légion d'enfans
; quelque carnage qu'il en fasse, la pitié qu'on aura
pour eux ne tournera pas en admiration pour lui : & plus
il s'applaudira de son courage, plus on sera indigné de
son orgueil.
Achille étoit dans ce cas, si Homére, malgré toute
la supériorité de forces qu'il lui donne, n'eût trouvé
l'art de mettre encore sa grandeur d'ame hors de tout
soupçon.
Il y a parfaitement réussi, en feignant qu'Achille
avant que de partir pour la guerre de Troye, étoit sûr
d' y trouver la mort. Le destin lui avoit proposé par la
bouche de Thétis, l'alternative d'une vie longue &
heureuse, mais obscure, s'il demeuroit dans ses états ;
& d'une vie courte, mais glorieuse, s'il embrassoit la
vangeance des Grecs. Il opte pour la gloire, au mépris
de la mort : & dès là toutes ses actions, toutes ses
démarches sont autant de preuves de son courage. Il
court en hâtant ses exploits, à une mort qu'il sçait
infaillible. Qu'importe qu'il renverse tout presque sans
obstacle ? Il est toûjour vrai qu'il affronte à tout
moment l'arrêt du destin, & qu'il se dévoue
généreusement pour la gloire. Homére a si bien senti
combien cette idée devoit jetter d'intérêt sur son
Héros, qu'il la répand dans tout le Poëme, afin que le
lecteur l'ayant toûjour présente, tienne compte à
Achille de ce qu'il exécute même avec le moins de
danger.
Pour parler à présent des caracteres particuliers,
j'avoue que celui d'Achille est assez également soutenu
; mais il n'en est pas de même de la plûpart des autres.
Homére ne fait pas toûjour agir ses Héros d'une maniere
conforme à la premiere idée qu'il en donne. Les sages
sont quelquefois imprudens ; les braves ont des momens
de lâcheté, comme les lâches ont aussi des momens de
valeur.
Quoique je pusse accumuler ici des preuves de ce que
j'avance, je me contenterai d'en alléguer quelques
exemples, comme j'ai fait dans le reste : bien résolu à
n'entrer sur rien dans un plus grand détail, qu'autant
que des Sçavans prévenus & de mauvaise humeur m'y
forceroient pour ma justification.
Hélénus, Hector & Diomede sont donnés pour sages
dans l'Iliade : voici cependant ce qui leur arrive à
tous trois dans la même rencontre. Diomede secondé par
Minerve, mettoit en déroute l'armée troyenne, à qui par
conséquent Hector se trouvoit plus nécessaire que
jamais. Que fait le sage Hélénus dans cette extrémité ?
Il conseille à Hector de rallier les Troyens,
d'abandonner ensuite le combat & d'aller à Troye avertir
Hécube d'offrir un sacrifice à Minerve pour l'appaiser.
L'avis du sacrifice étoit bon ; mais n' y avoit-il
qu'Hector à charger de cette commission ? Combien
d'autres moins utiles au combat eussent été aussi bons
pour le message ? Que fait de son côté le sage Hector ?
Il applaudit à la prudence d'Hélénus, & il laisse le
champ de bataille libre à Diomede, qui auroit achevé ce
jour-là de vanger la Grece, s'il n'eut été lui-même
aussi imprudent que ses ennemis. Il s'interompt au
milieu de ses succès : il s'arrête à interroger un
inconnu, à faire & à écouter des histoires ; & il fait
si bien par sa faute, que celle d'Hector n'a point de
suite.
Voilà, ce me semble, des imprudences bien averées,
dans des personnages dont on n'en devoit point attendre.
A l'égard des braves qui sont quelquefois lâches, je
n'en veux de preuve qu'Hector qui fait trois fois le
tour de Troye en fuyant Achille, & qui n'ose le combatre
qu'avec un second : & pour les lâches qui sont
quelquefois braves, je n'allegue encore que Pâris qui
fuit devant Ménélas avec la derniere indignité, & qui
bientôt après rétablit les affaires des Troyens, avec un
courage égal à celui d'Hector même.
Homére en ces endroits, a peint les hommes à la
maniere de l'histoire, & non pas selon les vues du Poëme.
Il y avoit apparemment une tradition de la guerre de
Troye, dont il a conservé les faits, sans les accommoder
scrupuleusement aux regles d'un art qui n'a été bien
développé que depuis lui, quoi qu'il en soit le pere.
On sçait la diverse oeconomie de l'histoire & du
Poëme, dans la peinture des hommes. L'histoire les
représente en détail ; elle raconte les actions de tels
& de tels hommes qui ont eu le plus de part aux
événemens célébres ; mais elle ne s'embarasse pas de
faire convenir ces actions entr'elles ; elle n' est
responsable que de la vérité, quelque bizarre qu' elle
puisse être : elle allie sans dissimulation dans la même
personne, la sagesse & l'imprudence, la timidité & la
valeur, l'injustice & la probité : et c'est par ces
portraits fidéles d'originaux qui ont existé, qu' elle
donne la connoissance générale de l'homme, en faisant
voir dans les exemples particuliers le bien & le mal
dont toute l'espece est capable.
Le Poëme employe une méthode toute contraire : il ne
représente pas tels & tels hommes ; mais il invente des
personnages exprès pour donner en eux une idée de
certaines passions, de certains vices ou de certaines
vertus ; & il rassemble avec art dans ces personnages,
des effets sensibles & continus de ces passions, de ces
vices, ou de ces vertus, pour en faire mieux sentir la
nature ; au lieu que dans l'histoire, ces effets étant
moins choisis et plus interrompus, ils n'en donnent pas
une idée si vive ni si distincte.
L'histoire représenteroit les diverses actions
d'Achille & d' Enée, de quelques motifs différens
qu'elles fussent parties ; mais le Poëme ne peint sous
le nom d' Achille que les effets de la colere, soutenue
par la valeur ; & sous le nom d' Enée, que les effets de
la valeur, conduite par la piété. Il s'ensuit de là que
ce seroit un aussi grand défaut à un Poëte de ne pas
soutenir les caracteres, qu'à un historien de chercher à
les soutenir aux dépens de la vérité.
J'oubliois de dire qu'il manque aux Héros de
l'Iliade une sorte de dignité inconnue au siecle et dans
le pays où Homére écrivoit. On ne voit point autour des
Rois une foule d'officiers ni de gardes ; les enfans des
Souverains travaillent aux jardins & gardent les
troupeaux de leur pere ; les palais ne sont point
superbes ; les tables ne sont point somptueuses :
Agamemnon s'habille lui-même, & Achille apprête de ses
propres mains le repas qu'il donne aux Ambassadeurs
d'Agamemnon. Il seroit ridicule de reprocher ces
prétendus défauts de bienséance à un Poëte qui ne
pouvoit pas peindre ce qui n'étoit pas encore. Aussi les
critiques les plus hazardeux n'ont jamais avancé, que je
sçache, qu'il y eût de la faute d'Homére ; on s'est
contenté de dire que son siecle étoit grossier, & que
par là, la peinture en étoit devenue desagréable à des
siecles plus délicats.
Quelques adorateurs d'Homére ne sont pas contens de
cette distinction : on a grand tort, disent-ils, d'appeller
grossiers ces tems heroiques, où le luxe n'avoit point
encore corrompu les moeurs, & où l'homme joüissant
innocemment des vrais biens, n'avoit point encore
imaginé ces fausses grandeurs, ni ces fausses richesses
dont la cupidité s'est avisée depuis.
Ne diroit-on pas à ce discours, qu'il y avoit plus
de vertu dans le siecle d'Homére que dans le nôtre ?
Car l'épithete d'héroïque ne peut tomber sensément que
sur la justice & la droiture des coeurs, & non pas sur
le défaut de certaines richesses et sur l'ignorance des
arts. Cependant qu'on lise l'Iliade ; ces tems qualifiés
d'héroïques paroîtront le regne des passions les plus
injustes & les plus basses, & surtout le triomphe de
l'avarice. Les chefs ne sont pas moins avides de butin
que les soldats. Le pillage de Troye est toûjour le
plus puissant aiguillon de la valeur des Grecs : &
Homére lui-même parle quelquefois de l'or avec une
certaine admiration, qui marque bien que le défaut de
luxe venoit moins dans son tems, d'une simplicité
vertueuse, que de grossiereté & d'ignorance.
DES DIFFERENS GENRES D'ELOQUENCE
Nous avons parlé de l'action & des personnages de
l'Iliade ; l'ordre veut que nous parlions à présent des
différens genres d'éloquence qu'Homére y employe. Il
raconte des faits ; il faut examiner le caractere de sa
narration. Il décrit des actions et des objets. Il faut
voir de quelle maniere il peint les choses : il fait
parler des personnages ; nous avons à observer s'il se
met bien à leur place, & si les discours qu' il leur
prête sont du ton et dans l'ordre qu'exigent les
passions qu'il exprime, ou qu' il veut inspirer. Il employe
des comparaisons fréquentes ; il faut juger du choix &
de la justesse de ses comparaisons. Enfin il répand en
plusieurs endroits les maximes & les sentences ; il faut
voir comme elles sont placées, & si d'ailleurs elles
sont assez importantes & assez solides, je vais suivre
Homére dans cet ordre, & toûjour avec cette franchise
qui me paroit d'autant plus indispensable dans un
Auteur, qu'elle dépend plus de nous que tout le reste.
DE LA NARRATION
Il y a deux sortes de narrations ; l'une simple &
purement historique, où l'écrivain ne se propose que de
rendre témoignage à la vérité, sans aucune vûe de la
rendre agréable : l'autre ornée & poétique, où
l'écrivain doit plaire en instruisant, & qui demande par
conséquent un art dont la premiere peut se passer.
Les Auteurs sacrés ont employé la narration simple :
ils mêlent indifféremment dans les faits les petites &
les grandes circonstances, quelquefois même les plus
éloignées, comme les plus prochaines ; & quoi qu'elles
eussent toutes leur utilité dans les vues de la sagesse
éternelle qui inspiroit ces historiens, je crois qu'ils
ne se mettoient pas eux-mêmes fort en peine ni des
tours, ni de l'arrangement, ni du choix.
L'histoire sainte est vénérable & divine par des
endroits bien plus importans que le style ; on la
rabaisse quand on y cherche de l'art, & l'élégance
étudiée qu'on y veut mettre, lui ôteroit ce caractere si
sensible de vérité qui fait sa plus grande force.
J'avoüe que la narration d'Homére a quelque
ressemblance avec celle des livres saints ; mais je ne
sçaurois convenir qu'on ait raison de lui en faire un
mérite. Homére n'est point un écrivain d'annales ; il
est Poëte, & dès-là, son but devoit être d'intéresser
les lecteurs par l'agrément de sa narration : elle
devoit être précise et ingénieuse, au lieu que souvent
elle est diffuse et insipide. Il étoit le maître
d'imaginer les circonstances pour les assortir au fait
principal qu'il avoit à raconter. Pourquoi en choisit-il
de basses quand il faut de la grandeur ; de rebu-tantes,
quand il est question de graces ; & de lentes, quand le
sujet demande de la vivacité ?
Quand Thétis apporte à son fils les armes qu'a
forgées Vulcain, & qu'elle le presse de se réconcilier
avec Agamemnon ; Homére mêle à ces grandes choses, le
soin que prend Thétis d'écarter les mouches du corps de
Patrocle : allégorie tant qu'on voudra ; la bassesse de
l'image frappe beaucoup plus que la justesse de
l'allégorie.
Junon, en un autre endroit, se pare pour charmer & pour
surprendre Jupiter. Homére descend jusqu'à dire, en
beaux termes, si l'on veut, mais toûjour bien
clairement, qu'elle se décrassa tout le corps avant que
de le parfumer ; idée qui ternit mal à propos une image
d'ailleurs toute gracieuse. Neptune est impatient de
secourir les Grecs. Homére raconte que ce dieu va
chercher son char en un certain lieu ; qu'il arrive
ensuite en un autre plus voisin du camp ; que là, il
dételle ses chevaux, & qu'il les renferme lui-même, pour
les retrouver à son retour : détail qui ne convient ni à
la majesté du dieu, ni à son impatience.
Je ne craindrai point de dire qu'Homére peche en
tous ces endroits, contre le principe qui doit guider un
Poëte dans le choix des circonstances. Il peut imaginer
à son gré des faits propres à exciter l'admiration, la
compassion, la joye, ou tel autre sentiment qu'il lui
plaira ; mais ces faits une fois choisis, il faut que le
détail en soûtienne le fonds. Le fait est-il grand ? Les
circonstances doivent être grandes, & se prêter l'une à
l'autre de la dignité. Le fait est-il intéressant ? Il
n'y doit rien mêler qui n'en augmente l'intérêt. Ainsi
l'unité qui doit régner dans le tout doit aussi régner
dans chaque partie : c'est-à-dire, que comme
l'assemblage des faits qui composent tout le Poëme, ne
doit produire qu'un effet unique & général ;
l'assemblage des circonstances qui composent chaque
fait particulier, ne doit produire aussi qu'un effet
unique, quoique subordonné à l'effet général.
DES REPETITIONS
Il me semble que c'est ici le lieu de parler des
répétitions d'Homére ; car, quoi qu'il ait répandu ce
défaut par tout, aussi bien dans les descriptions, dans
les comparaisons & dans les discours, que dans les
récits ; on peut dire cependant que c'est un défaut de
tout le Poëme, considéré comme le récit d'une action. Ce
défaut regne dans Homére, à un excès qui ne devroit pas
lui avoir laissé de défenseurs, & je ne suis pas moins
étonné des apologies que de la faute même.
Pour la faute, on ne comprend pas trop bien ce qui
pouvoit y induire Homére. Diroit-on que c'étoit l'envie
de faire relire plus d'une fois d'excellens morceaux ?
Mais souvent ces répétitions sont des choses froides &
tout-à-fait indifférentes. Diroit-on que c'étoit pour
s'épargner la peine d'un nouveau travail ? Mais souvent
ces répétitions ne tiennent la place de rien, & elles
sont placées en des endroits où un seul mot eût épargné
des pages entieres de redites. Diroit-on qu'Homére
donnant ses livres les uns après les autres, ou que le
Poëme ne se lisant pas de suite, il a crû devoir pour la
clarté, rappeller dans un livre des choses déja dites en
d'autres, et qui pouvoient n'être plus assez présentes
pour l'intelligence du sujet ? Mais souvent ces
répétitions sont dans le même livre & quelquefois dans
la même page. Pour moi, je penserois, tout désobligeant
que ce soupçon puisse être, qu'Homére aimoit à grossir
son ouvrage de ce qui ne lui coutoit plus rien, & que le
plaisir de récrire ses vers lui en cachoit l'inutilité &
le contretems.
Pour les apologies, on voit bien qu'elles partent
d'un zêle superstitieux pour la réputation d'Homére ;
mais malgré tout ce zêle, on n'a pû rendre raison que
d'une seule espece de répétition ; c'est quand les
messagers redisent mot pour mot, les discours qu'ils
sont chargés de faire. On prétend que cette exactitude
est de leur devoir : mauvaise raison cependant pour
excuser les redites. N'exprimeroit-on pas de même leur
exactitude, en disant qu'ils s'acquitérent fidélement de
leur com-mission, comme Madame Dacier le fait
quelquefois, quelque envie qu'elle ait de ne rien
retrancher d'Homére.
Je demande d'ailleurs à ces partisans si zêlés,
quelle application ils peuvent faire de ce principe, aux
autres espéces de répétition ? Par exemple, à celle-ci
que je choisis au hazard entre mille.
Agamemnon, au second livre, propose la fuite à ses
soldats, dans le dessein de les éprouver, & avec une
adresse concertée pour leur inspirer un sentiment tout
contraire. Au neuviéme livre, il tient le même discours
aux chefs de l'armée dans le dessein sérieux de les
disposer à fuir en effet. Se peut-il que deux discours
dont le but étoit si opposé, fussent précisément les
mêmes ?
Madame Dacier a bien senti la difficulté ; elle
prétend, pour la résoudre, que ces deux discours sont
l'un & l'autre, une feinte. Je me réserve à faire voir
le contraire en son lieu : il ne s'agit présen-tement
que des répétitions fréquentes d'Homére, & de
l'impossibilité de les excuser toutes, même par de
mauvaises raisons.
On me diroit en vain, qu'une grande partie de ces
répétitions sont courtes. Je répondrois que les plus
courtes reviennent aussi plus souvent, & que par-là,
elles ne déparent pas moins tout l'ouvrage que les plus
longues. Rien n'est plus ennuyeux, par exemple, que ces
refrains dans les combats de l'Iliade : la terre
retentit horriblement du bruit de ses armes ; il fut
précipité dans la sombre demeure de Pluton. J'en
dis autant de ces longues épithetes, & de ces attributs
attachés aux Dieux & aux Héros ; quand même il seroit
vrai que ces attributs n'étoient pas moins essentiels
pour désigner les personnes que les noms propres :
encore n'a-t'on pas raison de le prétendre. Homére se
passe souvent de ces attributs ; ils n'étoient donc pas
nécessaires ; & il ne lui restoit d'autre raison de les
employer que sa propre négligence.
Quel préjugé contre lui que cette négligence ! Ce seroit
trop d'en conclure, sans autre preuve, qu'Homére est
négligé par tout ; mais du moins, ce n'est pas trop de
le soupçonner. J'avoue franchement que je l'ai fait ;
j'ai examiné tout le reste dans cet esprit ; & si le
plaisir de deviner juste ne m'a pas fait illusion, j'ai
trouvé presque par tout que mon soupçon n'étoit que trop
bien fondé.
Les dernieres armes des Apologistes des anciens,
c'est la différence du goût des tems. Ils reprochent
toûjour aux critiques, & quelquefois avec raison,
l'injustice qu'ils ont de vouloir ramener tout au goût
de leur siecle : mais souvent aussi, c'est un pur abus
que ce reproche. Qu'un homme ose blâmer Homére de ses
répétitions, croira-t'on lui fermer la bouche, en disant
que c'étoit le goût du tems ? Il ne faut que connoître
la nature de notre esprit, pour juger que ces
répétitions n'ont jamais pû être une source de plaisir ;
& quand on auroit prouvé que c'étoit la maniere des
écrivains, on n' auroit pas fait voir pour cela, que ce
fût un agrément pour les lecteurs.
DES DESCRIPTIONS
Homére a toûjour passé pour un grand peintre : & en
effet, il y a plusieurs morceaux dans ses ouvrages, qui
ne font pas beaucoup rabattre des loüanges qu'on lui a
prodiguées sur ce talent.
La description du combat d'Achille contre le Xante,
quoi qu'un peu bizarre, celle des jeux célébrés aux
funerailles de Patrocle, quoique mal placée comme elle
est à la fin du Poëme, quelques autres peintures, de
celles mêmes que je n'ai pû imiter, parce qu'elles sont
enchassées dans des épisodes inutiles, sont dignes, à
tout prendre, de toute la réputation d'Homére ; mais il
ne peint pas toûjour si heureusement ; & je crois que
sur cette partie, comme sur toutes les autres, il pourroit égarer souvent ses imitateurs.
Il entre d'ordinaire dans un trop grand détail, &
ses peintures, à force de minuties, deviennent froides
& languissantes. S'il décrit un bouclier (je ne parle
pas ici de celui d'Achille, qui mérite une attention
particuliere) il ne se contente pas d' en désigner en
gros la matiere & la forme ; il en peint séparément
toutes les parties, & il en fait une espece
d'inventaire, d' autant plus ennuyeux quelquefois, qu'il
tient à un autre détail aussi importun, je veux dire à
la maniere dont ce bouclier a passé de main en main
jusqu'à celui qui le porte : histoire qui entraîne
encore ses parenthêses particulieres.
S’il décrit les blessures, c'est, selon la portée de
son tems, avec une précision anatomique qui refroidit
l'imagination, & qui interrompt mal à propos l'intérêt
qu'on prenoit à la suite des combats.
S'il décrit les voyages des Dieux, c'est avec un
amas de circonstances qui impatiente le lecteur. On fait
sortir les chevaux de l'écurie ; on tire le char de la
remise ; on attelle ; le dieu part ; il se repose en des
lieux que le Poëte décrit encore ; le dieu reprend sa
route, & il arrive enfin : mais ce n'est pas tout ; il
faut encore essuyer le retour, non moins chargé de
circonstances lentes que le départ. Ce n'est pas ainsi,
à mon sens, que les Poëtes doivent peindre ; ils doivent
écarter tout l'indifférent, & ne présenter que des
choses dignes de curiosité & d'attention.
On ne les justifie pas toûjour en prouvant que ce
qu'ils ont dit, est naturel, si on ne prouve en même
tems qu'ils ont bien choisi ; & malgré le parallele
établi entre la Poësie & la peinture, il n'en est pas tout-à-fait là dessus de l'une comme de l'autre. Quoique
l'imitation & le choix soient nécessaires au Poëte,
comme au peintre, le mérite du choix caractérise
davantage le Poëte, & le mérite de l'imitation
caractérise davantage le peintre.
Que le Poëte choisisse un objet inutile ou
desagreable ; il ne me causera que de l'ennui ou du
dégoût : au lieu, qu'en blâmant un pareil choix dans le
peintre, je puis encore admirer dans son ouvrage, la
ressemblance parfaite avec les objets qu'il aura
choisis. Par exemple, pour ne point sortir d'Homére,
quand il me peint Achille
occupé à préparer lui-même le repas qu'il veut donner
aux Ambassadeurs d'Agamemnon ; quand il me le représente
dans les fonctions d'un cuisinier, je suis blessé du
desagrément de l'image, sans sçavoir gré d' ailleurs au
Poëte d'une imitation aisée, qui ne consiste que dans la
propriété des termes ; au lieu que le tableau d'Achille
en cet état, tout ridicule qu'il seroit pour le choix,
pourroit neanmoins être admirable, par la vérité du
dessein & des couleurs, où il est si difficile & si rare
que les peintres atteignent.
On voit par-là, que le vrai mérite du Poëte n'est
pas de tout peindre ; mais de ne peindre que ce qui
convient, ce qui peut intéresser & ce qui peut plaire.
Il s'en faut bien qu'Homére soit toûjour heureux dans
ce choix ; content de ne point sortir du vrai, il ne
paroît pas assez soigneux du grand ni de l'agréable.
DES DISCOURS
Les discours qu'Homére prête à ses personnages, sont
une des plus considérables parties de son Poëme ; je
crois même que c'est la plus riche, & celle où il a
répandu le plus de beautez. J'y trouve souvent un fonds
de grandeur & de pathétique, qui, quoiqu'affoibli par
bien des défauts, ne laisse pas encore de se faire
sentir.
Mais, comme il y a des gens que le beau frappe,
jusqu' à les mettre hors d'état de reconnoître les
fautes qui l'interrompent, il y en a d'autres aussi, qui
sont tellement blessés des défauts, que le beau même qui
y tient, ne les touche plus. Chacun peut joüir
impunément de ses préventions, quand on ne lit que pour
son plaisir : ce n'est que quand on juge, qu'on est
obligé d'y regarder de plus près, afin de ne tomber, ni
dans les loüanges exagérées, ni dans les critiques
injustes, également honteuses à la raison.
Pour entrer dans cette discussion avec quelque
ordre, je regarde d'abord la maniere dont Homére ameine
et lie les discours de ses acteurs ; ensuite, si ces
discours sont bien à leur place, & enfin, si ceux qui
sont à leur place, sont conçûs comme ils doivent l'être.
La maniere dont Homére ameine & lie les discours,
est si languissante & si uniforme, qu'elle nuit souvent
à l'effet des discours mêmes. C'est toûjour : un tel
dit, un tel répondit ; et pour surcroît de langueur
& d'uniformité, Homére désigne ceux qui parlent, non
seulement par leurs noms, mais encore, comme je l'ai
dit, par de longues épithétes déja répétées mille fois,
& qui n'ont souvent aucun rapport à l'action présente,
ni au mouvement du personnage. Il nommera quel-quefois
vaillant, celui dont il rapporte un discours lâche ; &
quelquefois sage, celui dont il rapporte un discours
imprudent. Quoique ces contradictions soient bien
choquantes, je regrette sur-tout la vivacité qu'Homére
fait perdre à son dialogue, par la répétition ennuyeuse
de ces épithétes.
Je ne sçai si ces maniéres de parler manquoient à
sa langue : dit-il, répond-il, reprend Agamemnon,
interrompt Achille : mais, soit la faute du Poëte,
soit le défaut de l'idiome, on ne sent pas moins le
besoin qu'en auroit l'Iliade. Quelle différence, par
exemple, entre ces deux manieres de lier un discours à
un autre ? Agamemnon le conducteur des peuples
parloit ainsi, & il alloit continuer, quand Achille aux
pieds légers l'interrompit en ces termes : superbe fils
d' Atrée, etc. ou bien, en laissant le discours
d'Agamemnon suspendu, Superbe fils d'Atrée,
interrompit Achille. La premiere maniere est trop
lente, & laisse languir l'imagination qui commençoit à
s'échauffer ; au lieu que la seconde entretient &
augmente même l'émotion par la rapidité du dialogue.
Cependant la premiere maniere est toûjour celle
d'Homére, & l'autre a été si connuë depuis, que ce n'est
plus à présent un mérite de l'employer, toute vive &
toute agréable qu'elle est.
A l'égard des discours, il y en a beaucoup qui sont
à leur place, & beaucoup aussi qui n'y sont pas. Ils
sont à propos dans les conseils, dans les ambassades, &
dans quelques autres occasions : mais le sont-ils de
même entre ennemis dans la chaleur du combat ? Se
peut-il qu'au fort d'une bataille, des guerriers à qui
il importe de vaincre au plutôt, perdent le tems à dire
de longues injures à leurs ennemis, ou à leur conter des
généalogies & des histoires ? Homére a semé l'Iliade de
ces contre tems ; je n'en citerai qu'un exemple sur
lequel on ne doit pas craindre de juger trop légerement
d'Homére ; car, pour peu qu'on le trouve digne de
censure en celui-ci, on peut s'assurer qu'il l'est bien
davantage en d'autres. Je 'ai pas choisi à beaucoup près
le plus bizarre, j'ai mieux aimé le choisir court, le
voici.
Pendant que les deux batailles se mêloient avec tant
de fureur, la cruelle destinée poussa le valeureux fils
d'Hercule, le grand Tlepoleme, contre le divin
Sarpedon. Lorsque ces deux Héros, l'un fils & l'autre
petit-fils du Dieu qui lance le tonnerre, furent tous
deux en présence & prêts à se charger, Tlepoleme parla
le premier & lui adressa ces paroles : Sarpedon, qui
commandes les Liciens, quelle néeessité que tu vinsses
ici montrer ton peu de courage, & faire voir que tu n'es
pas né pour les combats : ceux qui te disent fils du
grand Jupiter te flattent, & veulent nous en imposer. Il
y a trop de différence de toi à ces grands personnages,
à qui ce Dieu donna autrefois la naissance ; de ce
nombre étoit certainement mon pere, infatigable dans
les travaux, invincible dans les combats, & d'une valeur
à toute épreuve : on l'a vu venir autrefois en ce païs
pour les chevaux de Laomedon. Il y vint avec six
vaisseaux seulement & peu de troupes, & cependant il ne
laissa pas de ruiner la ville d'Ilion, & de faire de ces
places un affreux desert. Pour toi, tu n'es qu'un lâche,
& tu laisses périr ici tes troupes malheureusement. Je
ne pense pas que ton voyage de Licye à Troye, soit d'un
grand secours aux Troyens : non, quand même tu serois un
prodige de valeur : car abatu par ma lance, tu vas
descendre dans le Royaume sombre de Pluton.
Tlepoleme reprend Sarpedon, il est vrai qu'Hercule
ruina autrefois la ville de Troye, par la faute & par
l'imprudence du grand Laomedon : il lui refusa les
chevaux qu'il lui avoit promis, & pour lesquels ce Héros
étoit venu de fort loin : ce Roi parjure ne se contenta
pas même de les lui refuser, il le traita indignement,
quoi qu'il en eût reçu de très-grands services. Pour
toi, je te prédis que tu n'auras pas le sort de ton pere ;
ta dernière heure t'attend ici & terrassé par cette
pique tu vas me couvrir de gloire, & enrichir d'une
ombre l'Empire du Dieu des Enfers.
On peut remarquer en passant, dans ces discours, les
injures grossieres, les histoires déplacées, & les
rodomontades pueriles ; j'y attaque principalement le
peu d'égard qu'Homére a pour la vraisemblance, en
faisant tenir à ses Héros de si longs discours, quand il
n'est question que de se battre. Pourquoi du moins l'un
des deux combatans, ne prend-il pas avantage de
l'imprudence de son ennemi ? Pourquoi les harangues ne
sont-elles pas inter-rompuës à coups de javelot & de
lance ? Est-il croyable que dans une mêlée, deux soldats
transformés mal à propos en orateurs, puissent achever
si tranquil-lement leurs discours ?
On a condamné dans un opéra de Quinault, la scene
où Epaphus & Phaëton se disent des injures & se vantent
réciproquement de leur naissance ; on ne goûtoit pas que
l'épée au côté, leur colere s'exhalât en discours :
cependant le contre-tems n'est pas là si considérable
que dans la chaleur d' un combat. Mais on a deux poids &
deux mesures pour les anciens & pour les modernes : on
condamne franchement Quinault, parce qu'il est de notre
siécle ; & le préjugé de l'antiquité fait qu'on n'ose
sentir la faute d'Homére.
On dira peut-être, qu'Homére sçavoit aussi bien que
nous, combien il faisoit en cela de violence à la nature
; mais qu'il a cependant bien fait d'interrompre ainsi
le récit des combats qui eût été trop ennuyeux sans
cette licence. J'avoüe que ces discours délassent un peu
l'esprit de la longueur & de l'uniformité des combats,
et qu’on aime encore mieux les entendre que la
description anatomique des blessures. Mais, c'est
excuser une faute par une autre. Qui obligeoit Homére à
s'appesantir sur le détail des batailles, de maniere
qu'il eût besoin de violer la vraisemblance pour en
réparer l'ennui ? & d'ailleurs, quand il eût été obligé
à ce détail, ne pouvoit-il pas l'interrompre plus
sensement, comme il le fait quelquefois, en racontant de
quelques uns de ses Héros, des histoires variées, où il
étoit le maître de mêler des circonstances propres à
soutenir & à réveiller l'attention ? Je n'ai garde de
confondre avec ces discours mal placés ceux que les
chefs adressent à leurs troupes, pour les encourager.
Ils sont sans doute à propos, pourvû qu'ils soient
courts, & qu'on ne dise pas, comme Homére, qu'ils
étoient entendus distinctement de toute l'armée.
Il y a d'autres discours suivis que les vainqueurs
adressent quelquefois à ceux qu'ils ont tués.
Complication de contre-tems : c'est dans la haleur du
combat, & on les fait à des morts qui n'entendent plus,
et qui ne sçauroient répondre. Je sçais bien que dans
l'instant de la victoire, il peut échaper au vainqueur
quelques paroles d'insulte & de triomphe ; mais non pas
des discours continués & adressés personnellement au
cadavre. Cela, bien loin d'être héroïque, n'est pas même
naturel. Voici un exemple qui justifiera mon dégoût ;
combien le justifierois-je mieux, si je rapportois tous
les endroits de même espece ?
Idoménée tue Othryonée qui recherchoit Cassandre en
mariage, & qui, pour l'obtenir, n'avoit pas moins promis
que de chasser les Grecs de devant Troye. Idoménée, fier
de sa victoire, lui tient ce discours, après l'avoir
tué : Othryonée, vous serez le plus brave de tous les
hommes, si vous tenez la parole que vous avez donnée à
Priam. Ce bon Roi, pour vous engager à la tenir, vous a
promis sa fille : mais nous sommes plus en état de vous
satisfaire que le Roy Priam. Nous allons faire venir
d'Argos, la plus belle fille d'Agamemnon, nous vous la
donnerons en mariage ; à condition que vôtre rare valeur
nous rendra maîtres de Troye. Venez donc fur nos
Vaisseaux, afin que nous dressions les articles : nous
ne sommes pas indignes d'avoir un gendre comme vous.
La raillerie me paroît aussi froide que mal placée,
et je ne puis m'empêcher de dire, à cette occasion, que
les Héros d'Homére sont de fort mauvais railleurs ; ils
ne disent jamais rien en ce genre d'ingénieux ni de bien
choisi. Sans doute, dans le siécle & dans le pays
d'Homére, les esprits n'avoient pas encore acquis
là-dessus, la finesse des derniers tems.
Enfin, les discours les plus mal places de tous,
sont ceux que les hommes adressent à leurs Chevaux.
Heureusement, ils sont en petit nombre dans l'Iliade ;
n'est-il pas encore bien étonnant qu'il y en ait ? Qu'on
impute tout cela, si l'on veut, à la grossiéreté des
tems ; il s'ensuivra que les meilleurs esprits devoient
s'en sentir, & que par conséquent les meilleurs ouvrages
étoient encore très-imparfaits.
Hector dans un combat, tient ce discours à les
Chevaux : Xanthe & ; Podarge, & vous, Ethon & Lampus,
voici une occasion ou vous pouvez me payer tous les
soins qu'Andromaque fille du magnanime Ection, a eu de
vous, en vous servant tous les jours elle-même, plutôt
qu'à moi, le pain & le vin de ma table. Combien de fois
m'a-t-elle quitté, pour vous aller voir ? les chevaux
mêmes des Dieux ont-ils jamais été mieux traittez ?
piquez vous donc de reconnoissance ; poursuivez
rapidement l'ennemi, ne vous ménagez point? hâtez-vous,
afin que nous puissions prendre le bouclier de Nestor
qui est tout d'or massif & dont la réputation vole
jusqu'aux Cieux ; & la merveilleise cuirasse de Dioméde,
ouvrage admirable de l'industrieux Vulcain. Si nous
nous rendons maîtres de ces glorieuses dépouilles, n'en
doutons point ; les Grecs remonteront cette nuit même
sur leur Vaisseaux qu'ils auront pû sauver, &
abandonneront ce rivage.
Voici encore un discours d'Antiloque à ses chevaux ;
car ces discours n'ennuyent point.
Il n'est plus temps de ménager vos forces ; il faut
voler. Je ne vous demande pas de passer les chevaux du
sage Dioméde, ces chevaux dont Minerve elle même prend
foin de renouveller l'ardeur, pour couronner leur
maître : mais au moins, joignez les chevaux de Ménélas,
& ne souffrez pas qu'ils vous laissent derrière. Qu'elle
honte pour vous, qu'une cavalle devançât des chevaux de
vôtre réputation ! J'ay une chose à vous dire ; ne vous
attendez pas que Nestor ait le même soin de vous ; dès
que vous paroîtrez devant lui, il vous percera de son
épée, si par vôtre lâcheté, nous ne remportons que le
dernier prix. Ne vous épargnez donc point, & déployez
ici tout ce que vous avez de force & de vitesse. Je
feray de mon mieux de mon côté ; & je m'en vais vous
pouffer par ce chemin étroit, qui vous donnera quelque
avantage.
On voit par ces discours, qu'Homére ne mettoit pas
grande différence entre les hommes & les chevaux. Il les
prend par tous les endroits sensibles du coeur humain ;
par l'intérêt, par le plaisir, par la gloire, par la
vertu même. Je ne perdrai point de raisonnement à
critiquer ces endroits ; il n'en faut point d'autre
censure que de les faire lire. Jusqu'où va cependant le
respect de l'antiquité ? Virgile, quoique d'ailleurs
imitateur si judicieux d'Homére, n'a pas laissé de
l'imiter une fois dans cette absurdité.
Je choisis entre les discours bien placés, ceux que
les Ambassadeurs d'Agamemnon tiennent à Achille, pour
désarmer sa colere, & le ramener au secours des Grecs.
Il n' y en a point dans toute l'Iliade qui soient plus à
propos, ni qui donnent une plus grande idée du génie
d'Homére. Outre que l'occasion demandoit nécessairement
ces discours, ils sont encore rangés avec art, & dans un
ordre propre à augmenter toûjour le plaisir du lecteur.
Ulisse parle le premier ; une éloquence adroite fait le
caractere de son discours ; ainsi l'esprit est
agréablement attaché par le choix de ses tours & de ses
raisons. Achille répond avec une franchise magnanime ;
ainsi l'esprit est élevé par les sentimens du Héros ;
Phenix, le vieux gouverneur d'Achille, reprend d'une
maniére touchante & pathétique ; ainsi le coeur est ému
: et enfin Ajax indigné de l'orgueil infléxible
d'Achille, rompt la conférence, avec un dépit généreux
qu'il laisse dans l'ame du lecteur échauffé. Cet ordre
marque sans doute un grand Poëte, qui sçait, quand il le
veut, maîtriser l'attention par l'arrangement de ses
matieres ; & je ne crois pas qu'on pût proposer un
meilleur modéle, pour disposer un sujet heureusement. Il
faut descendre à présent dans le détail de ces discours,
pour y démêler quelques-uns des défauts qui sont semés
par tout dans ceux d'Homére.
Ulisse commence le sien, par se concilier Achille
en loüant son amitié & sa magnificence. Il peint ensuite
l'extremité où sont les Grecs, & le besoin pressant
qu'ils ont de son secours ; il lui rappelle les avis
tendres que Pélée lui donna à son départ ; conseils
qu'Achille a malheureusement oubliés ; mais dont il est
tems de réparer l'oubli, en cédant aux offres
d'Agamemnon. Ulisse fait en cet endroit le détail de ces
offres, & il répéte mot pour mot, trois longues pages
qu'on vient de lire un instant auparavant. Qui ne voit
que l'attention se relâche tout-à-fait par cette
langueur, & que c'est à recommencer, pour se remettre au
point d'intérêt où l'on étoit avant le contre-tems ? Il
est vrai qu'Ulisse fait succeder à ce détail, des
raisons si vives & si adroites qu'il ranime bien-tôt le
lecteur ; mais combien le plaisir eût-il été plus grand,
s'il eût été continu ?
Achille en répondant au discours d'Ulisse, autorise
d'abord son ressentiment de l'ingratitude d'Agamemnon.
Il rappelle tout ce qu'il a fait pour les Grecs, & se
compare avec quelque étenduë à un oiseau qui s'expose à
tous les dangers pour ses petits. La comparaison est
juste, mais je ne crois pas qu'elle soit de la passion ;
outre qu'Achille ne cherche pas à orner son discours, et
que ce n'est pas même son talent, son dépit ne lui
devoit pas présenter ces fleurs, dont il sied bien au
Poëte de parer sa narration, mais qui sont interdites
aux personnages, à moins qu'on ne les donne pour
orateurs. Quoique cette comparaison ne soit pas
choquante, comme beaucoup d'autres répanduës dans les
discours de l'Iliade, j'ai cru devoir la relever, pour
faire sentir qu’Homére ne contraste pas assez le style
de son propre recit, et celui des discours de ses
acteurs : ce qui me paroît cependant indispensable,
puisque les Poëtes se disant inspirés par les muses,
doivent avoir un langage particulier ; au lieu que les
personnages étant des hommes ordinaires, doivent parler
naturellement, selon leur caractére & leur situation.
Achille menace ensuite de partir dès le
lendemain : il tombe là, dans un détail froid et
inutile. si Neptune, dit-il, lui accorde une
navigation heureuse, il arrivera le troisiéme jour à la
fertile Phtie ; il y trouvera les richesses qu' il
y a laissées en partant ; il y en portera de nouvelles,
de l'or, de l'argent, du fer, & de belles femmes en
assez grand nombre. La passion dédaigne ces petites
circonstances, & quand il seroit vrai qu'elles seroient
naturelles, il suffit qu'il soit naturel aussi de les
omettre, pour que le Poëte doive choisir entre deux
choses qui sont également dans la nature, celle qui peut
faire le plus de plaisir.
Achille refuse avec hauteur les présens d'Agamemnon
Quand il me donneroit, dit-il, tous les trésors qui
entrent dans Orchomene, ou dans Thebes d'Egypte, qui est
la plus riche ville du monde & qui a cent portes, par
chacune desquelles sortent deux cent guerriers avec
leurs chevaux et leurs chars. on sent d'abord que
l'alternative d'Orchomene & de Thebes n'est point du
tout du caractére de l'emportement, & de plus, que les
particularités de la ville de Thebes, ne sont pas
supportables en cet endroit, dans la bouche d'Achille.
C'est un exemple d'un des plus grands défauts d'Homére ;
il veut placer chemin faisant, tout ce qu'il sçait, & il
n'est pas scrupuleux sur la place.
Enfin Achille répond aux motifs de la gloire, par où
Ulisse a fini sa harangue. Il la traite de chimere, & il
met la vie paisible, quoiqu' obscure, au dessus de tous
les honneurs du monde. On devine bien, par le caractére
d'Achille déja connu, que son raisonnement ne part pas
de l'abondance du coeur ; mais il n' y a rien, ni dans
le raisonnement, ni dans les termes, qui ne présente une
lâcheté bien sincere ; & il me semble, qu'avec un peu
plus d'art, Homére auroit pû faire briller le courage
d'Achille, même en le faisant parler contre la gloire.
On auroit tort de dire que le ton y peut suppléer :
comme les Poëmes se lisent & qu'ils ne se prononcent
pas, il faut mettre l'équivalent du ton, dans les tours
& dans les paroles mêmes.
Phénix frappé de la résolution d'Achille, employe
pour le fléchir les larmes, les raisons, & les exemples.
Il rappelle au Héros les soins qu'il a pris de son
enfance ; il le conjure par l'exemple des Dieux de
laisser désarmer sa colere, & il se jette à ses pieds
pour achever de l'attendrir. Tout cela eût été bien plus
touchant dans Homére, sans les défauts qui en éteignent
presque le pathétique.
Un de ces défauts, c'est que Phénix employe des
circonstances choquantes, en parlant de l'enfance
d'Achille. Combien de fois, dit-il, avez vous vomi
dans mon sein, comme il arrive aux enfans de vomir sur
leur nourice ? cette citation n'est pas comme les
autres de la traduction de Madame Dacier. Car elle a
supprimé judicieusement cet endroit, qui prouve fort
bien en passant, que tout ce qui est dans la nature,
n'est pas pour cela bon à peindre.
Un autre défaut, c'est que Phénix fait entrer deux
longues histoires dans son discours ; la premiere,
absolument hors de place, puisque c'est la sienne
propre, qu'Achille devoit avoir entendue déjà plus d'une
fois ; la seconde, plus convenable au sujet, mais trop
étenduë, & qui contient encore d'autres histoires en
parentheses.
Les commentateurs admirent ces histoires diffuses
dans la bouche des vieillards d'Homére, parce qu'en
effet le défaut de la vieillesse est d'aimer trop à
conter : mais ils ne songent pas que les vieillards
d'Homére, sont des Héros, & de plus, des sages ;
qu'ainsi, c'étoit assez au Poëte de faire sentir dans
leurs discours l'inclination de l'âge, sans l'outrer,
comme si c'étoit des personnages de comédie, quon eût
choisis exprès pour tourner la vieillesse en ridicule.
Nestor qu'Homére donne pour le plus sage des hommes,
fait en un autre endroit encore pis que Phénix. Il
arrête Patrocle qui refuse de s'asseoir, impatient qu'il
est de retourner vers Achille. Cependant Nestor,
regrettant la vigueur de sa jeunesse, s'abandonne à lui
conter ses anciens exploits contre les Eléens. Il
commençoit à conter la chose en gros ; mais ce n'eût pas
été satisfaction pour lui ; il reprend l'histoire dès
son origine, la pare des ornemens du Poëme, & la charge
de digressions. On ne sçait ce qui blesse le plus dans
le discours de ce prétendu sage, ou l'envie demesurée de
parler, ou la vanité, ou l'imprudence. Icy, Phénix n'est
pas si condamnable dans ses histoires ; mais il est
ennuyeux, & ce défaut tient lieu de tous les autres.
Enfin, Achille résistant encore aux instances
de Phénix, Ajax indigné rompt de dépit la
conférence. Il s'adresse d'abord à Ulisse, ne daignant
pas seulement parler au superbe Achille ; & s'il s'échape
ensuite à lui reprocher directement son orgueil, c'est
par l'impétuosité du dépit même : je ne desirerois
qu'une chose dans son discours ; c'est qu'il finît par
un trait d'indignation, qui soutînt dans l'ame du
lecteur le même mouvement que le reste y fait naître.
Un discours doit avoir son unité comme toutes les
autres parties du Poëme ; il ne faut pas que rien en
démente le caractere dominant ; & la fin sur tout, doit
en présenter, s'il se peut, une idée plus vive que tout
ce qui précede. Si le fonds d'un discours est
l'éloquence, la fin doit en être
le trait le plus propre à persuader. Cette regle est
fort bien observée par Ulisse. Si le fonds en est
pathétique, comme celui de Phénix, la fin doit en être
touchante : celle du discours de Phénix ne l'est pas. Si
le fonds en est l'indignation, comme de celui d' Ajax,
il doit finir avec le même sentiment, & il en est
là-dessus de l'esprit, comme de l'oreille sur la
musique. Un air composé dans un mode ne peut passer que
par certains chemins, pour finir indispensablement dans
le ton qui lui est propre ; autrement l'oreille est
blessée. Il faut de même qu'un discours composé dans un
certain mouvement, soit rangé dans l'ordre particulier
que ce mouvement exige, & qu'il finisse de maniere à le
soûtenir & à l'accroître ; autrement l'esprit sent qu'on
l' égare, & il se rebute.
Je finirois ici cet article, où peut-être suis-je
déja entré dans un trop grand détail, si je ne m'étois
engagé de faire voir, contre le sentiment de Madame
Dacier, que des deux discours où Agamemnon propose la
fuite à ses soldats & à ses chefs, le premier est
simulé, & l'autre est sincere. Madame Dacier n'a d'autre
raison de les croire tous deux simulés, que parce qu'ils
sont les mêmes ; & elle n'en décide ainsi que sur la
bonne opinion qu'elle a d'Homére qui auroit dû les
varier, si le dessein en eût été différent. Je crois
avoir des raisons plus concluantes pour le sentiment que
j'avance. Agamemnon, au second livre, se tient assuré de
la victoire, sur la foi du songe que Jupiter lui a
envoyé ; il assemble les chefs ; & leur dit qu'il veut
éprouver l'armée, en lui proposant la fuite, afin que si
elle donne dans le piége, ils arrêtent & raniment les
lâches qui auront pris son discours à la lettre. Après
ces préparations, il parle en effet aux soldats, & il
leur propose imprudemment la fuite, comme un ordre
absolu de Jupiter ; pouvoient-ils ne s'y pas rendre,
fatigués qu'ils étoient déja de neuf années entieres de
batailles ? Au neuviéme livre, la situation est bien
différente ; les Grecs ont été repoussés par Hector au
de-là de leurs vaisseaux ; Agamemnon désespére du salut
de l'armée ; & c'est dans ces circonstances qu'il
propose aux chefs d'abandonner le siége de Troye. Comme
il est vraisemblable qu'alors la proposition est sincere,
Homére auroit averti que c'étoit encore une épreuve,
s'il avoit voulu qu'on le pensât ; d'ailleurs, quelqu'un
des chefs s'en seroit douté, d'autant plus aisément
qu'ils avoient déja entendu le même discours, lorsqu'il
n'étoit qu'une feinte. Cependant personne ne soupçonne
là-dessus la sincérité d' Agamemnon ; Dioméde, au
contraire, lui reproche durement sa lâcheté ; le sage
Nestor applaudit à la liberté de Dioméde, & pour tout
dire, Agamemnon ne se justifie point. Qu'on mette dans
la balance le préjugé favorable pour Homére, et qu'on
lui oppose toutes ces raisons : je doute fort que le
poids soit égal, & je craindrois plutôt que la faute
avérée comme elle l'est, ne fît penser trop
désavantageusement de tout l'ouvrage.
DES COMPARAISONS
On employe les comparaisons dans le Poëme, ou pour
donner une idée plus vive & plus distincte de ce qu'on
représente, par des similitudes exactes ; ou pour élever
& réjoüir l'esprit par des images nobles & agréables ;
ou seulement pour nourrir et varier la narration qui
seroit trop séche et trop uniforme sans ce secours.
J'examine
les comparaisons d'Homére sous ces trois égards, pour
en discerner les beautez & les défauts ; selon la fin
qu'il a dû se proposer.
Il n' y a guere de comparaisons de la premiére
espece dans Homére. Souvent au lieu que ces prétenduës
similitudes devroient fixer l'esprit à l'objet
principal, en le rendant plus clair, elles y jettent de
l'obscurité, & le font même perdre de vûe, dans un amas
de circonstances qui n'y ont
aucun rapport. Je n'en veux d'autre exemple, que la
comparaison des jambes de Ménélas, avec l'yvoire teint
de pourpre.
Tel que l'yvoire le plus blanc qu'une femme de Méonie
ou de Carie a peint avec la plus éclatante pourpre, pour
en faire les bossettes d'un mords ; elle le garde chez
elle avec soin ; plusieurs braves cavaliers le voyent
avec admiration & d'un oeil d'envie ; mais il est
réservé pour quelque Prince ou pour quelque Roi ; car ce
n'est pas une parure vulgaire, & elle fait en même tems
l'ornement du cheval, & la gloire du Cavalier. Telles
parurent alors, divin Ménélas, vos jambes, quand on les
vit teintes de ce beau sang qui couloit jusques sur vos
pieds. Cette comparaison a déja été attaquée par
Monsieur Perrault, avec beaucoup de raison, selon moi ;
mais comme en traduisant, il s'étoit trompé lui-même sur
le sens d'un mot, les Sçavans ont tiré avantage de sa
méprise ; & ils ont crû justifier suffisamment
Homére,
en relevant d'un ton de maître, l'erreur de M Perrault,
sans songer que cette erreur n'ajoute rien à l'écart de
la comparaison ; ce qui est le seul ridicule qu'on y
attaque. Pour moi je ne crains pas qu'on m'accuse
d'avoir corrompu cet endroit, puisque je n'employe que
les paroles de Madame Dacier, qui, quoiqu'elle en dise,
corrige plus souvent Homére qu'elle ne l'affoiblit ; car
elle me permettra de le dire, elle a beau se piquer
d'être littérale, son goût & son jugement lui font
souvent violence, & on pourroit lui reprocher bien des
infidélités dans sa traduction, qui tournent toutes au
profit de l'original.
Il y a des esprits séverement exacts, qui ne
sçauroient goûter les comparaisons. Ils pensent qu'
elles n'éclaircissent jamais rien, parce qu'elles sont
toûjour très-imparfaites, & qu'il vaudroit bien mieux
s'attacher à bien peindre l'objet dont on parle, que d'
avoir recours à des similitudes
tronquées, qui ne servent qu'à confondre les choses.
Cela est vrai, à parler philosophiquement, mais en
matiere de Poësie, rien n'est plus faux. Les Poëtes ne
doivent pas tant songer à donner des idées précises,
qu'à en donner de vives, quoiqu'un peu plus
confuses.
Les comparaisons bien choisies font cet effet.
L'imagination embrasse avec plaisir deux objets à la
fois ; elle aime à augmenter elle-même les rapports
imparfaits qu'elle y trouve, &elle ne chicane point,
pourvû qu'on ne l'égare pas trop sensiblement. Il faut
avoüer qu'Homére ne la ménage pas assez là-dessus ; il
mêle dans les choses qu'il compare des circonstances
trop contraires ; il lui suffit que sa comparaison
ressemble par quelqu' endroit, & il s'abandonne sans
scrupule, à la suivre par les côtés qui ne ressemblent
pas.
Pour ce qui est d'élever & de réjoüir l'esprit par
les comparaisons ; il faut convenir, qu'Homére y réussit
assez bien : les siennes ont presque toutes de la
noblesse & de l'agrément. La majesté des Dieux, la
splendeur des astres, le courroux des flots & des vents,
l'ardeur des chasseurs & des chiens, le courage & la
force des lions, la vigilance des pasteurs, la docilité
& les frayeurs des troupeaux : voilà ses images
ordinaires ; que pouvoit-il choisir de plus grand & de
plus agréable ?
On lui reproche cependant quelque bassesse ; par
exemple, la comparaison d' Ajax assiégé par une foule de
combatans, & qui se retire à regret du champ de
bataille, à un âne que des enfans chassent d'un pré à
coup de pierre, & qui mange encore l'herbe en se
retirant. C'est sur tout le choix de l'âne que les
critiques ont attaqué. Je ne crois pas qu'ils ayent
raison : car l'idée de bassesse que nous attachons à
l'âne est arbitraire, & on pouvoit l'estimer aussi
raisonnablement en Grece, que nous le méprisons ici.
Malgré cette justification, la comparaison me blesse
encore un peu par les enfans & la gourmandise opiniâtre
de l'âne ; car en tout tems & en tout païs, ces images
ne répondent pas assez noblement à la valeur obstinée
d'Ajax & à la fureur de ses ennemis.
Je sçai bien qu'on trouve presque autant d'art dans
les comparaisons, à descendre du grand au petit, qu'à
s'élever du petit au grand ; mais cette maxime me paroît
fausse, dans les vûës du Poëme épique. L'esprit une fois
élevé ne veut rien perdre d'une impression qui flate son
amour propre ; c'est ce qui arrive dans les comparaisons
degradées, au lieu qu'il trouve à gagner, quand la
comparaison est plus noble que l'objet principal. Ainsi
je trouve beaucoup d' art à comparer les petites choses
aux grandes ; & je croirois qu'il faut éviter de
comparer les grandes aux petites, à moins que ces
petites choses ne compensent par leur agrément la
noblesse qui leur manque.
Pour ce qui regarde la variété que les comparaisons
doivent jetter dans le Poëme, on peut établir deux
regles ; l'une d'employer les images les plus
différentes qu'il est possible ; l'autre de les
distribuer dans la narration, de maniere qu'elles ne
soient pas trop voisines les unes des autres, & qu'on
n'en rassasie pas le lecteur. Faute de ces ménagemens on
retombe dans l'uniformité qu'on veut éviter.
Ce ne seroit pas assez de varier les circonstances
de ses images, si le fonds en demeuroit trop semblable,
parce que c'est le fonds qui frape le plus. Que je
présente trop souvent l'image du lion & des troupeaux ;
que tantôt le lion devore les troupeaux et qu'il fasse
fuir les pasteurs ; que tantôt les pasteurs le
contraignent de se retirer ; qu'il assiege la nuit une
bergerie, ou qu'en plein jour il répande la terreur dans
les pâturages : on ne me sçaura pas tant de gré des
divers aspects où j'offre le lion & les troupeaux, qu'on
s'ennuira de les voir toûjour revenir sur la scene.
On court le même risque d'ennuyer par la trop grande
abondance des compa-raisons ; au lieu qu'elles délassent
du récit, quand le Poëte en use sobrement, c'est le
récit qui délasse des comparaisons quand elles sont trop
fréquentes ; le sujet se perd dans les ornemens, &
l'esprit se révolte naturellement contre ce desordre.
Si ces regles sont judicieuses,
Homére est tombé
dans deux grands défauts. Il employe souvent les mêmes
sujets de comparaison, & jusqu'à trois & quatre fois
dans la même page ; comme si un objet l'ayant une fois
frapé, son imagination ne lui en présentoit plus
d'autres. Il entasse aussi trop de comparaisons de suite
; il y en a jusqu' à cinq à la fin du cinquiéme livre,
qui
rebuttent par la longueur, & qui désunissent
désagréablement l'action du Poëme.
J'entrevois ici que l'on pourroit me reprocher
quelque contradiction. J'ai dit qu'Homére réussissoit
assez bien à élever & à réjoüir l'esprit par les
comparaisons, & je dis à présent qu'il rebute et qu'il
ennuye : comment concilier ces deux effets ? Je demande
de l'équité. Qu'on songe que j'examine les choses sous
différens égards ; quand je loüe Homére, c'est par le
choix de ses images en elles-mêmes, indépendamment des
répétitions, & de la multiplicité, quand je le blâme,
c'est par le défaut de variété, ou par une abondance
vicieuse. Ce principe peut servir à me disculper en
d'autres endroits, où l'on seroit tenté de me faire une
pareille objection.
DES SENTENCES
Les sentences font un double effet dans le Poëme, elles
l'embelissent & le rendent utile : après que les
exemples ont frapé l'imagination, et échauffé le coeur,
elles fixent dans l'esprit les impressions qu'ils y ont
faites, par des préceptes courts, qui invitent
d'eux-mêmes la mémoire à s'en charger. Ainsi le Poëte
habile ne manque pas de les répandre dans son ouvrage, &
de les revêtir, autant que la raison le permet, de tout
l'éclat qui peut interesser à les retenir : car souvent
le lecteur plus amoureux du plaisir que de la
perfection, dédaigneroit ces maximes si elles n'étoient
qu'utiles, au lieu que si elles l'attachent d'abord par
leur beauté, il peut aller ensuite jusqu'à en goûter la
solidité, & à en faire usage.
Il faut pour cela qu'elles soient bien placées,
élégantes, précises & d'un grand sens. Il faut qu'elles
soient bien placées, c'est-à-dire, qu'elles conviennent
aux actions & aux événemens dont on parle ; car si
l'esprit ne les trouve appuyées de l'expérience, il les
juge frivoles, & elles ne sçauroient faire d'impression.
Homére, par exemple, n'a pas placé heureusement cette
sentence fameuse : la pluralité des Rois n'est point
bonne. C'est Ulisse qui l'employe pour retenir les
soldats qui fuyoient aux vaisseaux par l'ordre
d'Agamemnon : ordre qui devoit être d'autant plus
respecté, qu'Agamemnon l'avoit donné comme un ordre
absolu de Jupiter même. étoit-ce le lieu de faire valoir
la nécessité d'un seul chef ; & ne semble-t-il pas au
contraire, que les soldats auroient pû retorquer la
maxime d'Ulisse contre lui-même ? La pluralité des Rois
n'est point bonne ; pourquoi oppose-tu donc ton autorité
à celle de notre roy ? C'est nous qui lui obéïssons en
fuyant ; & c'est toi seul qui lui résistes en prétendant
nous retenir. Une maxime si déplacée ne se concilie
point la créance, & le Poëte la décrédite lui-même par
le contre-temps.
Il faut encore que les sentences soient élégantes,
précises & d'un grand sens. C'est l'élégance qui y
répand la beauté, c'est la précision qui y met la force,
& c'est le grand sens qui en fait le prix. Homére en
employe quelquefois de cette perfection. Polidamas
presse Hector de rentrer dans Troye, et lui prédit de
grands malheurs, s'il s'obstine à demeurer hors des
murs. Hector lui répond, que le meilleur de tous les
augures est de combatre pour sa patrie. Il seroit
difficile de trouver rien de plus élégant, de plus
précis, ni de plus sensé. Patrocle dit ailleurs à Mérion
qui s'amusoit à insulter Aenée dans le combat : Les
conseils veulent des paroles, & la guerre demande des
actions. Cette maxime est sans doute fort belle, &
il seroit à souhaiter qu'Homére ne l'eût point perduë de
vûe : il nous auroit épargné toutes ces harangues dont
il ralentit les combats. Mais malheureusement, les
Poëtes ne sont pas toûjour fort conséquens ; ils disent
le pour & le contre, selon que l'imagination le leur
présente ; et comme ils ne pensent pas d' ordinaire par
principes, il ne faut pas s'étonner s'ils se condamnent
quelquefois eux-mêmes, sans s'en appercevoir.
Toutes les maximes de l'Iliade ne sont pas de la
même beauté. Il y en a de triviales, comme celle-ci :
les hommes n'ont pas tant de vigueur à jeun, qu' après
avoir mangé. Il y en a de diffuses, comme cette
autre : l'adresse fait souvent plus que la force
; c'en étoit assez pour une sentence ; mais Homére
ajoute : c'est moins par sa force que par son
adresse, qu'un charpentier réussit dans son art ; c'est
par son adresse & non par sa force, qu'un pilote sauve
son vaisseau au milieu des plus grandes tempêtes ; &
enfin c'est par son adresse qu'un cocher devance un
autre cocher. Les sentences triviales rebutent,
parce qu'elles n'apprennent rien ; & l'on ne veut pas
perdre de tems à ce qui ne vaut pas la peine d'être dit.
Les diffuses ennuyent, parce qu'elles ne laissent rien à
penser : plaisir qu'il faut toûjour ménager au lecteur,
sans préjudice de la clarté.
Quoique la vérité paroisse le fonds essentiel des
sentences, il y a neanmoins une distinction à faire
entre celles que le Poëte dit de lui-même, & celles
qu'il fait dire à ses personnages. Dans celles que le
Poëte dit de lui-même, la vérité doit être exacte &
absolue, parce qu'il est obligé de penser juste. Il doit
être même d'autant plus circonspect en ces endroits, que
le plus ou le moins de jugement qu'il y fait paroître,
lui donne aussi plus ou moins d'autorité sur le reste.
Mais pour les sentences que le Poëte met dans la bouche
de ses personnages, il suffit qu'il y ait une vérité de
rélation ; c'est-à-dire, qu'elles soient conformes au
caractere et à l'état de celui qui parle ; parce que la
vérité de la maxime n'est pas alors l'objet du Poëte,
mais la vérité du caractere & de la passion.
Ainsi une maxime vraie, peut-être vicieuse dans la
bouche d'un personnage, s'il n'est en situation de la
penser : au lieu qu'une maxime fausse y a bonne grace,
si elle peint l'illusion que les passions font à son
esprit.
DE L'EXPRESSION
L'expression est à-peu-près dans la Poësie, ce que
le coloris est dans la peinture. Ce ne seroit pas assez
que la composition d'un tableau fût sage, ni que le
dessein fût exact, si le coloris n'achevoit de donner
aux objets toute leur ressemblance. Ainsi ne suffiroit-il
pas dans un Poëme que l'action fût bien imaginée, que
ses différentes parties fussent rangées dans leur ordre,
& conformement au bon sens & à la nature ; si
l'expression ne vient animer tout l'ouvrage, les autres
beautez y demeureront presque sans effet, et pour ainsi
dire, en pure perte. Il n'y a jamais eu d'ouvrage fait
pour plaire, qui se soit soutenu long-temps sans une
beauté d'expression convenable à la matiere ; & quoique
les ouvrages dogmatiques puissent s'en passer, puisque
l'Auteur ne s' y propose que d'instruire, & que le
lecteur ne doit s'y proposer que d'apprendre, on ne
laisse pas de regretter encore l'agrément du langage,
quand il y manque.
La raison de cela, est que l'expression n'est
presque jamais indifférente ; si elle ne sert à la
pensée, elle lui nuit, & par conséquent, si elle ne
plaît, elle choque ou du moins elle ennuye. Il n' y a
point de synonimes parfaits dans les langues ; un mot ne
renferme point précisement, & dans toutes ses
circonstances, le sens d'un autre mot ; chaque tour même
exprime une maniere particuliére de sentir & d'envisager
les choses.
Je conclus de ces principes, que puisque
l'ouvrage d'Homére a réussi de son temps et dans les
siécles qui l'ont suivi, il faut qu'en général Homére
ait bien parlé sa langue, & qu' il en ait fait un usage
vif & ingénieux, propre à faire valoir ses fictions.
Mais je crois aussi qu'il faut s'en tenir à ce préjugé
vague & indéterminé ; ce seroit une témérité aux plus
Sçavans mêmes, d'entrer là-dessus dans un grand détail.
Personne ne posséde assez les langues mortes, pour en
sentir, comme il faudroit, les délicatesses, les graces
ou les négligences ; ni ce qu'il peut y avoir d'heureux
ou de forcé dans les licences que les Auteurs ont
prises. Que celui-là se montre, qui se croit en état de
deviner juste tout ce que Virgile eût corrigé dans son
Enéïde, s'il eût eu le temps d'y mettre la derniere main
: & si personne n'en sçait assez pour découvrir &
apprétier ces fautes, personne n'en sçait assez non
plus, pour sentir les traits heureux ; selon leur degré
de perfection ; car il ne faudroit pas une connoissance
moins fine de la langue, pour l'un que pour l'autre.
Il est déjà sûr qu'il n' y a point d'écrivain
irréprochable pour l'expression dans quelque langue que
ce puisse être. Nous en pouvons juger par nos meilleurs
ouvrages françois : où ne trouveroit-on pas des fautes ?
On en a trouvé en effet plus de vingt dans les trois
premieres pages d'un livre estimé généralement pour le
style. Tout ce que nous pouvons faire, nous autres
François, c'est de reconnoître ces fautes, malgré les
agrémens dont elles sont rachetées ; mais je suis
persuadé que si notre langue mouroit, & qu'elle devînt
une langue sçavante, les plus habiles alors ne
sentiroient pas comme nous, ni les défauts ni les graces
de ces endroits, où nous trouvons à la fois de quoi
louer & de quoi reprendre.
C'est dans ce cas que sont à l'égard de l'expression
d'Homére, les plus versés dans la langue grecque. Ils ne
sentent qu'à peu près ses beautez & ses négligences ; &
à combien d'erreurs cet à peu près peut-il les
induire, quand ils se hazardent à des aprétiations trop
positives ? Ils courent risque à tout moment de prendre
pour faute ce qui est beauté, & pour beauté ce qui est
faute.
Voici, par exemple, un endroit d'Homére, où je
soupçonne quelque méprise de la part des commentateurs.
Glaucus & Dioméde, ayant renoüé entr'eux l'alliance qui
étoit entre leurs ancêtres, changent d'armes pour gage
de leur amitié naissante. Glaucus donne des armes d'un
grand prix, pour celles de Dioméde qui valoient beaucoup
moins. Homére, selon les uns, dit que Jupiter ôta la
sagesse à Glaucus ; parce qu'ils le regardent comme la
dupe du marché. Mais, selon Madame Dacier qui pense plus
noblement, il dit que Jupiter éleva le courage à Glaucus
; parce qu'elle trouve de la générosité dans la perte
qu'il veut bien faire. L'expression grecque, dit-elle,
signifie l'un et l'autre. J'avoue ingénument que je ne
le sçaurois croire. La négligence du Poëte seroit-elle
pardonnable, d'avoir laissé dans son expression deux
jugemens si opposés de l'action de Glaucus ? étoit-il
donc indifférent de le donner pour stupide ou pour
magnanime ? Pour moi je juge plus favorablement d'Homére
; son expression ne signifioit apparemment qu'une chose,
surtout dans la place où elle est, quoique dans la
suite, on ait pû la mettre à d'autres usages. Qu'on
prouve le contraire, si l'on veut ; la preuve ne
tourneroit que contre Homére ; elle le convaincroit
d'une négligence si outrée, que je n'ai osé l'en
soupçonner.
Je juge aussi favorablement d'un ordre qu'un des
chefs de l'Iliade donne à ses soldats dans le fort d'une
bataille. Cet ordre, à ce qu'on dit, signifie également
quatre choses toutes différentes ; & c'est un beau
secret, continue-t-on, de pouvoir dire tant de choses à
la fois. C'est au contraire, à mon sens, la plus grande
de toutes les fautes. Un ordre donné à des soldats dans
le fort d'une action, peut-il être trop clair ; &
peut-on risquer de mettre la confusion entre eux, par
une équivoque qui les feroit agir si diversement ? Non,
quoiqu'on en dise, je n'accuserai point Homére de ces
imprudences : il est bien plus vraisemblable que c'est
notre ignorance de sa langue, qui fait notre embarras, &
qui ne nous permet pas de discerner bien précisement ce
qu’il a voulut dire.
Pour mettre encore mieux en jour notre impuissance
à juger de l'expression d'Homére, transportons-nous à
deux mille ans dans l'avenir ; imaginons-nous que nous
parlons une nouvelle langue, & que le François est alors
ce que le Grec est aujourd'hui. Nous étudirions
Corneille & Moliere comme des Auteurs classiques qu'on
nous proposeroit pour modéles. Nous aurions lieu de
penser sur le témoignage de leurs contemporains & des
siécles suivans, que ces Auteurs étoient admirables dans
l'expression. Ce seroit bien fait de ceder en général à
cette autorité ; mais combien nous égarerions-nous dans
le détail ? Que de barbarismes transformés en élégances
! Que de figures forcées, proposées comme de nobles
hardiesses ! Que de bassesses, qualifiées de noble
simplicité !
Tout ce qu'elle peut faire, en un tel accessoire,
C'est de me renfermer en une grande armoire.
Quelque homme de lettres de ce tems-là, & profond
dans le françois, n'employeroit-il pas hardiment en
cette langue, accessoire pour conjecture, pour occasion
; & ne croiroit-il pas bien prouver l'élégance & la
propriété de son expression en la montrant dans Moliere ?
Qu'est-ceci, Fabian, quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon espoir & le réduit en poudre !
Quelque commentateur de Corneille ne se récriroit-il
pas sur la beauté de cet espoir personifié & mis en
poussiere ? Nôtre langue, pourroit-il dire, n'est pas si
hardie ; mais ce sont autant de beautez qui nous
manquent.
Ou Rome à ses agens donne un pouvoir bien large,
Ou vous êtes bien long à faire votre charge.
Qui s'appercevroit alors que ces deux vers sont fort
bas pour l'expression, quoiqu'assez beaux pour le sens ?
Ne pourroit-il pas même arriver que quelque sçavant
admirât le bel effet que font le long & le large dans
ces deux vers ?
Je suis persuadé que nos commentateurs ne sont pas
quelquefois plus heureux dans leurs exclamations ; &
qu'ils louent bien des choses que les contemporains
censuroient. Ainsi, pour revenir à Homére, je crois que
c'est assez de présumer en général que son expression
est fort belle, & qu'on peut le soupçonner encore de
bien des fautes en ce genre, dont nous ne sommes pas
juges compétens, non plus que des beautez.
DE LA MORALE
La bonne Morale est nécessaire dans un Poëme ; car
quoique l'Auteur ne s' y propose ordinairement que de
plaire, il n'y sçauroit réussir qu'autant qu'il paroît
porter des choses les mêmes jugemens que les autres
hommes en portent : & comme nous trouvons toûjour la
vertu belle & le vice odieux, quand l'intérêt présent de
nos passions ne nous aveugle pas, nous ne goûterions pas
un ouvrage, s'il n'étoit conforme à ce jugement naturel
du coeur humain. Il faut donc que le Poëte représente la
vertu et le vice sous des traits qui justifient notre
goût & notre aversion ; & ne fût-ce que pour l'intérêt
de plaire, il doit être presque aussi fidéle à la bonne
morale, que s'il n'avoit dessein que d'instruire.
C'est en effet la loüange que l'on a donné à
Homére
; on pretend qu'il a toûjour proposé le bon pour bon ;
& le mauvais pour mauvais ; mais je ne trouve pas que
cette loüange lui soit dûe bien légitimement, & il me
paroît au contraire, qu'il porte souvent des jugemens
faux des actions qu'il représente.
Je prends pour les jugemens du Poëte, ce qu'il fait
dire à ceux de ses acteurs qu' il donne pour sages ; ce
qu' il fait faire & penser à celles de ses divinités qu'
il donne pour bonnes ; et enfin la maniere dont il peint
les diverses actions, dans laquelle on sent bien, pour
peu qu' on y prenne garde, s' il les approuve, ou s' il
les condamne.
Commençons par les jugemens du Poëte, renfermés dans
les discours de ses acteurs. Au premier livre, Achille
parle avec insolence à Agamemnon ; Agamemnon le menace
de lui enlever Briseïde, & la colere d'Achille
s'allumant, le sage Nestor se leve pour les calmer. Il
remontre à l'un qu'il doit du respect au chef de
l'armée, & à l'autre qu'il doit de l'égard au fils des
Dieux. Voilà dans la bouche de Nestor, un jugement
d'Homére, sur la conduite d'Achille & d' Agamemnon ; il
les condamne l'un & l'autre ; la morale est contente.
Au neuviéme livre au contraire, Agamemnon désespéré
de la déroute & du découragement de ses soldats, propose
aux chefs d'abandonner le siége. Dioméde le traite de
lâche avec le dernier mépris ; lui dit qu'il est le
maître de partir quand il voudra, que tout le camp même
peut le suivre ; mais que pour lui il demeurera seul
avec Stelenus, bien assuré du succès. Le sage Nestor
applaudit sans restriction à tout ce discours ; ainsi
Homére n'en condamne ni l'insolence, ni la vanité, comme
la bonne morale le demandoit.
Je passe aux jugemens du Poëte renfermés dans les
sentimens & dans les actions de ses Dieux. Thétis au
premier livre, conseille à Achille la plus mauvaise
action qu'il pût jamais faire ; c'est-à-dire, de se
retirer sur ses vaisseaux ; & de laisser périr les Grecs
qui n'étoient pas coupables de l'injustice d' Agamemnon.
Ce n'est pas assez ; car on me diroit peut-être que
c'est une mere qui épouse les passions de son fils ;
Jupiter lui-même se déclare le protecteur de la
vangeance d'Achille, au lieu qu'en bonne morale, il
auroit dû l'en punir. Demanderoit-on une meilleure
preuve du jugement d'Homére, sur la colere d'Achille, et
voudroit-on soûtenir encore qu'il ne laisse pas de
condamner ce que Jupiter approuve ? Minerve, ailleurs,
va elle-même exhorter Pandare à la plus grande de toutes
les perfidies ; & dans la suite, elle trompe le
religieux Hector, en faveur du cruel Achille. Peut-on
puiser quelques idées de justice dans ces exemples ?
Il y a enfin une maniere de peindre les actions qui
en renferme un jugement. Si le Poëte juge l'action
odieuse, il ne choisit que des couleurs propres à
exciter le mépris ou la haine ; s'il la juge belle, il
la revêt de tout ce qui peut attirer l'admiration. Ainsi
Homére donne à de certains vices un éclat qui décele
assez l'opinion favorable qu'il en avoit ; on sent par
tout qu'il admire Achille ; il ne semble voir dans son
injustice & dans sa cruauté, que le courage & la
grandeur d'ame, & l'illusion du Poëte passe souvent
jusqu'au lecteur. Alexandre fut tellement frappé de
l'éclat du caractere d'Achille, qu'il se le proposa tout
entier pour modéle ; & parce que ce Héros après avoir
tué Hector, le traîna indignement sur la poussiere :
Alexandre crut encherir sur sa gloire, en traînant de
même encore tout vivant, le gouverneur d'une place qu'il
venoit de prendre. Avoit-il, au fond si grand tort, de
vouloir ressembler à un homme qu'Homére distingue par
tout, par une protection particuliere des Dieux ?
Je remarque, à cette occasion, que la morale la
plus sensible de l'Iliade, c'est le besoin que nous
avons du secours des Dieux ; Homére n'est point ménager
de preuves sur cet article ; tout son Poëme n'en est
qu'un tissu. Les sentimens dont il auroit pû se fier à
la nature, il les fait inspirer expressément par les
Dieux. Priam ne se seroit point avisé de redemander le
corps de son fils, si Jupiter ne lui en eût donné
l'ordre par Iris. Le courage & la force des Héros ne
leur suffisent pas pour vaincre, si les Dieux ne s'en
mêlent. Apollon aide Hector à triompher de Patrocle, &
Minerve aide Achille à triompher d'Hector.
L'instruction seroit solide, si
Homére n'en perdoit
tout le fruit, en donnant pour cause de la protection
des Dieux, plutôt leur caprice, que notre religion &
notre fidélité à nos devoirs. Venus protege le perfide
Pâris ; Jupiter protege l'injuste Achille ; sont-ce là
des exemples qui encouragent les hommes à la vertu ? &
que leur importe de sçavoir qu'ils ont besoin du secours
des Dieux, si l'on ne leur enseigne aucun moyen de
l'attirer.
Mais pourquoi, m'objectera-t-on peut-être, l'Iliade
a-t-elle plû, si la morale y est aussi violée, que vous
le dites ? Je répons qu'Homére a suivi les idées de son
tems, & qu'il portoit des choses les mêmes jugemens que
ses auditeurs. Il n'avoit peut-être pas la force de
s'élever à des idées plus justes ; mais aussi n'étoit-il
pas nécessaire pour son dessein. La vangeance &
l'orgueil étoient en honneur ; il les y a laissées ; &
son siécle n'étoit point choqué de les voir représenter
sous des traits qui confirmoient son jugement. Dès que
la morale s'est éclaircie, dès qu'il a paru des
philosophes, on a vû des censures d'Homére ; & quoique
sa réputation se soit soutenuë depuis ces censures, ce
crédit ne vient pas de la vérité de ses jugemens ; & ce
n'est qu'un préjugé d'éducation fondé sur des
applaudissemens, qui, à remonter jusqu'aux premiers
suffrages, ne sont la plûpart que des échos les uns des
autres.
DU MERITE PERSONNEL D'HOMERE ET DU PRIX DE L’ILIADE.
Ce qu'il y a jusqu'ici de loüanges dans cette
dissertation, appartient personnel-lement à Homére, & ce
qu'il y a de critique tombe presque toûjour sur
l'Iliade même. Car il faut bien se garder de confondre
l'Auteur & l'ouvrage dans le même jugement, puisqu'on ne
doit pas les examiner l'un et l'autre par les mêmes régles.
En quoi consiste la perfection d'un esprit poëtique
? C'est dans une imagination sublime & féconde, propre à
inventer de grandes choses différentes entr'elles ;
c'est dans un jugement solide, propre à les arranger
dans le meilleur ordre ; & enfin, dans une sensibilité,
& une délicatesse de goût, propre à entrer avec choix
dans les passions et dans les divers sentimens que le
sujet présente.
Or le degré de disposition dans l'esprit du Poëte,
n'emporte pas toûjour le même degré d'execution. La
disposition la plus grande ne peut parvenir qu'à une
exécution médiocre, si l'ignorance & la grossiereté
des tems y met de trop grands obstacles ; au lieu qu'une
disposition médiocre parviendra à une execution plus
heureuse, dans des tems plus éclairés & plus polis.
Il faut donc juger d'Homére, par les
progrez qu'il
a faits, eu égard à la grossiereté de son siécle ; & il
faut juger de son ouvrage, par les beautez & les défauts
qui s' y trouvent, eu égard aux lumieres du nôtre. Selon
ces principes, voici l'idée personnelle que je me fais
d'Homére.
C'étoit un génie naturellement poëtique, ami des
fables & du merveilleux, & porté en général à
l'imitation, soit des objets de la nature, soit des
sentimens & des actions des hommes. Il s'étoit instruit,
apparemment par ses voyages, des opinions, des usages, &
des moeurs des peuples : ainsi, étant devenu un des plus
sçavans hommes de son siécle, son imagination lui
fournit l'art d'assembler ses diverses connoissances
sous un même sujet ; & c'est aussi un effet de son
jugement d'avoir conçu qu'il attacheroit davantage ses
auditeurs, par cette dépendance commune que les choses
les plus différentes auroient à une même matiere. Il
avoit l'esprit vaste & fécond, plus élevé que délicat,
plus naturel qu'ingénieux, et plus amoureux de
l'abondance que du choix. Je croirois qu'il s'est peint
lui-même dans le personnage de Nestor ; car il ne perd
non plus que ce vieux sage, aucune occasion de discourir
; il dit presque par-tout, plus qu'il ne doit dire, & il
paroît impatient de placer tout ce qu'il sçait & tout ce
qu'il a vû, comme s'il craignoit d'en rien perdre. Il a
saisi par une supériorité de goût, les premieres idées
de l'éloquence dans tous les genres ; il a parlé le
langage de toutes les passions, & il a du moins ouvert
aux écrivains qui doivent le suivre, une infinité de
routes qu'il ne restoit plus qu'à applanir. Il y a
apparence qu'en quelque tems qu'Homére eût vécu, il eût
été du moins le plus grand Poëte de son païs ; & à ne le
prendre que dans ce sens, on peut dire qu'il est le
maître de ceux-mêmes qui l'ont surpassé.
J'avoue que je pense bien différemment de l'Iliade
; l'ouvrage me paroît aussi éloigné de la perfection,
que l'Auteur étoit propre à l'atteindre, s'il eût été
placé dans les bons siécles. L'Iliade infectée de tous
les défauts du tems ne laisse entrevoir qu'à ceux qui y
font une attention particuliere, l'étendue & la force de
l'esprit du Poëte. Ce qui regarde les Dieux y est
absurde ; ce qui regarde les Héros y est souvent
grossier ; les idées de morale y sont confuses ; il est
vrai que l'action du poeme est grande &
pathétique ; mais elle est noyée dans la quantité & dans
la longueur des épisodes. Les différens genres
d'éloquence n'y paroissent qu'ébauchés ; descriptions,
récits, comparaisons, discours, tout présente pêle mêle
les défauts & les beautez ; il n' y a presque pas un
morceau qui soit de cette justesse & de ce choix dont la
succession des préceptes & des exemples nous a fait
découvrir le prix. D' où vient donc encore aujourd'hui
la haute réputation des ouvrages d'Homére ?
Découvrons-en s'il se peut les raisons, & voyons comment
ils ont pû plaire & intéresser pour se soûtenir jusqu'à
nous dans l'opinion des hommes.
Pour commencer par le plaisir que l'Iliade a fait
aux contemporains d'Homére, il s'en offre d' abord une
foule de raisons. L'étendue & la hardiesse du dessein,
la nouveauté des idées, la description de tout ce qui
pouvoit intéresser les Grecs, les fictions prodigieuses,
si séduisantes pour des hommes grossiers comme ils
étoient, une beauté d'expression, inconnue peut-être
jusqu' alors, une harmonie nouvelle du discours, & par
dessus tout cela, si l' on veut, la prononciation du
Poëte même, qui farde toûjours son ouvrage, ne fût-ce
qu' en ne laissant pas le loisir de la réflexion : car
il faut remarquer qu'Homére récitoit lui-même ses vers ;
qu' il alloit de ville en ville, amuser la Grece de son
ouvrage ; & qu' ainsi l' impression que devoient faire
en gros la nouveauté & le merveilleux, emportoit
aisément des suffrages, sur lesquels on n' avoit pas le
tems de délibérer.
Ce n'est pas que quand les Grecs eussent lû
eux-mêmes les Poëmes d'Homére, ils eussent été en état
de les admirer moins ; car comme leur goût n'étoit pas
encore formé par de bons ouvrages, la médiocrité leur
eût toûjours tenu lieu de la perfection, & ils n'eussent
pas été blessés des fautes, parcequ'ils n'avoient pas
encore des principes qui leur aidassent à les
reconnoître.
Ce n'est que la connoissance du parfait qui nous
dégoûte du médiocre. Combien les premiers joueurs d'
instrumens tiroient-ils de mauvais sons, dont les
oreilles encore ignorantes n' étoient point offensées ?
On étoit charmé alors d'une harmonie informe & grossiere,
qui nous paroîtroit insupportable aujourd'hui, que nous
sommes accoûtumés à une exécution plus xacte & plus
fine. Si l'on pouvoit nous faire entendre les inventeurs
de la musique, aussi imparfaits qu'ils devoient l'être,
nous nous étonnerions qu'ils eussent pû plaire ; &
cependant, j'ose le dire, l'impression de la nouveauté
avec tous ses défauts, devoit être plus agréable & plus
vive que celle de la perfection
même, affoiblie par une longue habitude d'en joüir.
Homére ne pouvoit donc manquer d'enlever
l'admiration de son siécle ; mais cette admiration ne
conclut rien pour le mérite réel de ses ouvrages. Voyons
à présent sur quoi sont fondés les suffrages
postérieurs, & s'ils doivent avoir plus d'autorité.
Ce fut un tems de barbarie que celui qui se passa
depuis Homére jusqu'à Licurgue qui apporta le premier en
Gréce les ouvrages de ce Poëte, & par conséquent ils y
dûrent avoir tout l'effet de la nouveauté, à quoi se
joignit encore ce respect qu'on a pour les choses
anciennes, & qui s'accroît toûjours avec le tems.
Plusieurs Villes jalouses d'avoir produit l'objet de
l'admiration des autres, se disputerent la naissance
d'Homére ; on alla même jusqu'à lui élever des temples :
toutes ces distinctions éclatantes frappent bien plus
l'imagination que le détail d'un ouvrage, & elles
auroient pû prévenir le jugement d'un peuple plus
éclairé que les Grecs ne l'étoient alors.
D'ailleurs les Poëmes de l'Iliade & de l'Odissée
tinrent lieu d'histoire ; c'étoit le seul monument de
l'antiquité ; les limites des peuples se régloient
quelquefois sur les passages d'Homére, et ses vers
étoient devenus l'oracle universel des Payens. Que de
raisons d'estime ; mais toutes étrangeres au mérite de
l'Iliade en tant que Poëme !
Les ouvrages d'Homére n'ayant point de concurrents,
& renfermant en effet les premieres idées de tous les
genres ; les écrivains Grecs l'étudierent & se formerent
sur lui ; Poëtes, Historiens, Orateurs, tout étoit, pour
ainsi dire, de son école ; & il ne faut regarder les
éloges qu'ils en font, que comme une bienséance, ou
comme une prévention d'éleves, qui en rendant justice au
mérite personnel de leur maître commun, n'étoient pas
obligés de distinguer scrupuleusement ses ouvrages
d'avec lui-même.
Les philosophes, comme de raison, furent les
premiers qui secouerent le joug de l'autorité ; les uns
plus, les autres moins ; mais enfin ces rébelles ne
faisoient pas le grand nombre.
Il y a entr'autres deux suffrages bien imposans pour
l'Iliade : celui d'Alexandre & celui d'Aristote. J'ose
récuser abso-lument Alexandre. La matiere de l'Iliade
flattoit assez son amour propre pour imposer à son
jugement ; il n'y voyoit que l' éloge de son tempérament
emporté & de son inclination dominante pour la guerre,
il se mettoit en secret à la place d'Achille ; cette
longue suite de combats, si ennuyeuse pour la plûpart
des lecteurs, avoit un charme toûjours nouveau pour lui
; & l'excès où j'ai déja remarqué qu'il poussa
l'imitation d'Achille, prouve bien qu'il n'estimoit pas
ce poeme, par les seuls endroits estimables.
D'ailleurs ce prince, si nous en croyons Horace, se
connoissoit si mal en vers, qu'il acheta fort cher le
Poëme ridicule de Cheriles ; & à regarder le peu de goût
qu'il avoit pour la Poësie, on auroit juré qu'il avoit
respiré en naissant, l'air grossier de la Boeotie.
Gardons-nous donc de conclure de ce qu'il étoit
grand conquérant, qu'il étoit aussi bon juge de Poësie :
raisonnement si ridicule qu'on ne s'en croit pas capable
; mais qu'on ne laisse pas de faire sans y prendre garde
; parceque l'éclat du courage éblouit notre imagination
& subjugue, pour ainsi dire, jusqu'à notre jugement.
Pour Aristote, je croirois que peut-être a-t-il
voulu flatter son prince, si son art poëtique est
postérieur au goût d'Alexandre pour l'Iliade. Je crois
du moins que son esprit de systême lui ayant fait
entrevoir un art dans les Poëmes d'Homére, il est devenu
amoureux de sa découverte, & qu'il a employé pour la
justifier, cette subtilité obscure qui lui étoit
naturelle, et qui donne tant de peine aux Commentateurs,
quand ils travaillent à le rendre intelligible & solide.
Voilà l'histoire de la réputation des ouvrages
d'Homére chez les Grecs. Comme ils ne parvinrent aux
Latins, que soûtenus déja des suffrages de la Grece, ils
y furent reçûs avec respect ; ils y exciterent
l'émulation des écrivains dans les différens genres ; et
chacun ne songeant qu' à disputer le prix à ses rivaux
présens, fit, pour ainsi dire, les honneurs de son païs
& de son siécle ; & l'on regarda Homére sans jalousie,
non seulement comme le pere de la Poësie & de
l'éloquence, ce qui est vrai ; mais encore comme le
modele de la perfection, ce que je ne crois pas
soûtenable.
Surtout, Virgile ayant bien voulu imiter
Homére, et
avoüer son imitation, sans faire valoir ce qu'il y
ajoûtoit d'invention, de justesse & d'élégance, le
préjugé en acquit encore plus d'empire, & la longue
possession du premier rang, fut prise enfin pour un
droit incontestable d' Homére.
Qu'on me permette ici une réflexion. Tous ces éloges
que les Auteurs font des écrivains des siécles passés,
sont ordinairement fort suspects. Il ne faut pas prendre
à la lettre ce que Cicéron dit de Demosthènes, ni ce
qu'Horace dit de Pindare. C'est souvent un détour de la
vanité qui loue volontiers les morts, pour se dispenser
de louer les vivans ; on accorde le premier rang à ceux
qui ne nous le disputent pas, pour l'ôter à ceux qui
voudroient nous l'enlever, & l'on se flatte encore en
secret de surpasser ceux mêmes qu'on reconnoît pour
maîtres, par bienséance. Adjoûtez que quand on se met
une fois à louer, on songe bien plus à faire un éloge
ingénieux & singulier, qu'à le faire exact et
raisonnable. Mais je veux que ces éloges, que ces
préférences partent quelquefois d'une véritable modestie
; faudroit-il pour cela, prendre les Auteurs modestes au
mot, & tirer avantage contre eux de l'injustice qu'ils
se feroient ? Regardons toûjours les choses en
elles-mêmes ; & si elles sont à notre portée, n'en
jugeons jamais simplement sur l'autorité des autres :
fussent-ils les juges les plus compétens sur la matiere
dont il s'agit, ils nous doivent des raisons, & des
raisons qui nous éclairent.
Il faut suivre l'histoire de l'opinion des hommes
sur les Poëmes d'Homére ; quand les lettres ont commencé
à réfleurir dans les derniers siécles, on n'a pû
parvenir à la connoissance de ses ouvrages, que par des
études profondes ; il a fallu apprendre des langues
presque oubliées, & dont il étoit impossible de
discerner la force ni les graces particulieres.
Cependant, avec cette connoissance imparfaite, les
Sçavans n'ont pas laissé de lire Homére & de croire
l'entendre par-tout ; la confusion même des idées qu'une
expression leur offroit, faute d'en connoître la
propriété, faisoit une partie de leur admiration & de
leur plaisir ; ils attribuoient au Poëte tout ce sens
vague qui les flattoit ; & ainsi ils pensoient voir dans
un seul mot, un amas de choses que notre langue ne
pouvoit rendre. Les autorités avoient disposé leur
esprit à trouver tout excellent ; la pensée, le tour,
l'arrangement des mots, tout les charmoit ; jusques-là
qu'en prononçant les vers de l'Iliade ou de l'Odissée,
ils se passionnoient sur leur harmonie, qui peut-être
dans leur bouche auroit fait pitié à Homére même.
De-là, sont nés les commentateurs qui n'ont
entrepris d'expliquer Homére, que dans la ferme
résolution de tourner toutes ses pratiques en préceptes.
Ils emploient tantôt un principe pour rélever le mérite
d'un endroit ; & tantôt, sans y prendre garde, ils
louent excessivement ce qui seroit une faute grossiere
selon le principe qu'ils ont posé ; dans l'ardeur de
justifier Homére, le contradictoire ne leur coûte rien,
ils ont des maximes pour tout, & ils en font même selon
le besoin. Ils sont prodigues dans leurs remarques de
points d'admiration. Ils intimident l'amour propre des
lecteurs, en taxant d'ignorance & de stupidité, ceux qui
ne sentiroient pas comme eux les beautez qu'ils
exagerent. C'étoit-là, le peuple adorateur d'Homére ; il
n'étoit connu que d'eux seuls ; et comme ils avoient
intérêt qu'il fût excellent, afin que leur sçavoir ne
fût pas frivole, & qu'on les jugeât bien payés de leurs
peines, ils venoient aisément à bout de se le persuader
à eux-mêmes.
Il n'est donc pas étonnant que la réputation
d'Homére réfleurît dans son ancien éclat, puisque
presque à l'exception de Scaliger, tous ceux qui
pouvoient le lire dans sa langue s'accordoient à le
traiter de divin, & que les autres cédoient
naturellement à leur autorité, sans connoissance de
cause.
On en a enfin donné des traductions Françoises dont
la derniere & sans comparaison la plus parfaite est
celle de Madame Dacier. Ces traductions ont trouvé trois
sortes de lecteurs, les uns prévenus, & qui ne doutant
pas d'avance que les ouvrages d'Homére ne fussent
parfaits, croiroient manquer d'esprit & de goût, s'ils
n'en étoient charmés ; ainsi pour ne pas s'avilir à
leurs propres yeux, ils s'excitent eux-mêmes à
l'admiration, & ils s'estiment heureux de pouvoir sentir
& parler comme les Sçavans.
Il y a au contraire des lecteurs dégoûtés, qui trop
pleins de nos usages, & de nos goûts, ne sçauroient se
transporter à des tems si différens des nôtres. Tout les
ennuie, tout les choque, & sans rien distinguer, ils
regardent Homére, comme un écrivain misérable en tout
sens.
Il y a enfin des Lecteurs modérés, qui s'ennuient à
la plus grande partie de l'Iliade, & qui l'avouent
franchement sans prétendre la condamner ; ils y trouvent
même beaucoup de beautez de tous les tems ; & ils
n'imputent la plûpart des fautes, qu'à la foiblesse
humaine, incapable d'inventer & de perfectionner tout à
la fois.
Je me déclare sans honte, de ces derniers ; & je
prétends que l'admiration de tous les siécles ne fait
rien contre nous. On vient d'en voir l'histoire, & les
différentes sortes de plaisir que les ouvrages d'Homére
ont dû faire. Plaisir fondé sur la nouveauté ; plaisir
fondé sur les monumens historiques & sur le respect de
l'antiquité ; plaisir d'illusion & de prévention fondé
sur l'autorité des suffrages. Tout cela n'est point la
Raison ; & cependant, c'est à elle seule qu'il
appartient d'apprétier toutes choses.
DE LA TRADUCTION
Il s'agit à présent de rendre raison de ma propre
entreprise ; j'ai mis en vers l'Iliade, toute imparfaite
que je l'ai jugée ; & il semble d' abord que je
mérite un reproche opposé à celui que craignent
ordinairement les traducteurs qui entreprennent de
copier des originaux qu'ils jugent parfaits &
inimitables. Comme ils appréhendent de passer pour
téméraires, par le choix d'un travail au-dessus de leurs
forces, je dois craindre de passer pour bizarre & pour
ridicule, en choisissant un ouvrage que je parois
n'estimer pas assez. J'ai deux choses à répondre ; j'ai
suivi de l'Iliade, ce qui m'a paru devoir en être
conservé, & j'ai pris la liberté de changer ce que j'y
ai crû désagréable. Je suis traducteur en beaucoup
d'endroits, & original en beaucoup d'autres : ainsi je
dois rendre compte au public de mon ouvrage, sous ces
deux différens égards.
Voici mes principes sur la traduction. Il y a trois
choses dans Homére, comme dans tout autre Auteur :
l'ordre, le sens, & l'expression. Pour le traduire, il
faut suivre son ordre, rendre son sens, & trouver, s'il
se peut, des expressions équivalentes aux siennes. Je
n'entends pas par expressions équivalentes, les tours &
les termes François qui paroissent le mieux répondre à
de certains tours, & à de certains termes Grecs ; car je
suppose, comme on le doit sur le témoignage de la Gréce
florissante, que les tours & les termes d'Homére sont
presque toûjours les plus beaux de sa langue, au lieu
que les tours & les termes françois qui y répondent, ne
sont pas de même les plus beaux de la nôtre. Ainsi, dès
qu'on a une fois saisi le sens d'Homére ; il ne faut
plus songer à son expression, mais se demander seulement
à soi-même, comment ce Poëte dont on a une si haute idée
exprimeroit un tel sens, s'il vivoit parmi nous ;
chercher ensuite dans notre langue dequoi exprimer ce
sens avec grace & avec force, et travailler toûjours à y
mettre la perfection, jusqu'à ce qu'on ne se sente plus
capable de mieux faire. Mr Despréaux a traduit quelques
endroits d'Homére, dans sa traduction du sublime de
Longin, & pour leur donner toute la force qu'ils ont
dans le grec, il n'a pas craint d' ajoûter au grec même.
En voici un exemple :
L'enfer s'émeut au bruit de Neptune en furie ;
Pluton sort de son Trône ; il palit, il s’ecrie ;
Il a peur que ce Dieu dans ces affreux sejours,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour ;
Et par le centre ouvert de la Terre ébranlée
Ne fasse voir du Stix la rive désolée ;
Ne découvre aux vivans cet empire odieux
Abhorré des mortels & craint même des Dieux.
Il n' y a point dans le grec, d'un coup de son
trident, ni quelques autres circonstances ; mais ces
traits ajoûtés à la peinture d'Homére, ne la changent
qu' afin qu' elle fasse tout son effet à nos yeux ; &
comme Mr Despréaux a jugé que les expressions grecques
la mettoient dans tout son jour, au lieu que les
françoises, à moins d' y suppléer, ne lui donneroient
pas la même force, il a prêté quelque chose à Homére,
pour compenser ce qu'il croyoit lui faire perdre d'
ailleurs. Il y a des gens qui ne goûtent pas ces
libertés ; ils disent que ce n'est plus Homére, &
qu'enfin, ce n'est pas là traduire : Mais, sans disputer
des mots, de quelque nom qu'ils appellent ces licences,
il n'y a pas d'autre parti à prendre, quand on veut
plaire en traduisant un Auteur.
Il y a deux sortes de traductions. Les unes
littérales, & c'est à celles-là que le nom de traduction
semble être propre ; les autres plus hardies, & qui
doivent plutôt passer pour des imitations élégantes, qui
tiennent le milieu entre la traduction simple & la
paraphrase. Les premieres ont leur utilité pour ceux qui
n'y cherchent que de l'érudition ; on s'y instruit des
choses qu'un Auteur a traitées, & de l'ordre qu'il a
suivi. Le traducteur y abandonne même le tour & le génie
de sa langue, pour suivre servilement celle de son
original. & il faut tout dire : avec de l’esprit & de
l'attention, le lecteur est bien plus en état de rendre
une justice exacte à un Auteur traduit de la sorte, que
s'il étoit traduit avec plus de liberté. L'autre espece
de traduction est plus ambitieuse ; c'est peu qu'elle
soit utile ; elle doit plaire ; ce n'est pas assez d'y
exprimer le sens d'un ouvrage, si l'on n'en rend encore
toute la force & tout l'agrément ; si l'on ne lui en
prête même dans les endroits où il en manque.
Le premier traducteur n'a que le mérite de ces
artisans grossiers qui ne sçavent qu'étendre du plâtre
sur un visage, pour en tirer une ressemblance exacte,
mais toûjours insipide ; & le second ressemble à un
peintre habile, qui en copiant les traits d'un homme
sçait encore donner de l'ame à la ressemblance, &
réveille ainsi par une imitation vive, dans ceux qui ne
voient que l'image, toute l'idée que l'original pourroit
leur donner.
Madame Dacier prend la défense des traductions
élégantes contre l'opinion vulgaire qui ne leur fait pas
assez d'onneur. On s'imagine d' ordinaire que la fleur
de l'esprit & de l'imagination n'y ont point de part, &
qu'il n'y a presque d'autre mérite que la connoissance
de deux langues. Madame Dacier soûtient, au contraire,
qu'il y entre de l'invention, & qu'on ne sçauroit être
bon traducteur sans un enthouziasme judicieux, pour
trouver des tours vifs & des expressions animées qui
rendent la force & les graces de l'original ; elle a
sans doute raison, & sa traduction même en est une assez
bonne preuve.
On jugera bien, après cette justice que je me fais
un honneur & un plaisir de lui rendre, que si je combats
quelqu'autre de ses sentimens, c'est avec toute la
considération que je dois à son mérite, & par la seule
liberté que tout honnête homme doit prendre de dire
naïvement son avis sur les ouvrages exposés au jugement
du Public.
Madame Dacier, par exemple, avance que notre langue
ne sçauroit atteindre à la beauté de l'expression
grecque, & qu'ainsi toute traduction d'Homére demeurera
nécessairement bien au-dessous de l'original ; elle veut
bien qu'on tire cette conséquence pour la sienne même ;
dont il lui sied bien de ne pas sentir tout le mérite :
mais en respectant sa modestie, je ne sçaurois convenir
de son sentiment.
Surquoi peut-on fonder ce désavantage de nôtre
langue ? Est-ce par la disette de mots qu'elle péche ?
Qu' y a-t-il donc qu'elle ne puisse exprimer ? Si
quelquefois elle est obligée d'employer plusieurs mots,
pour rendre ce qu'un seul exprime en Grec, quelquefois
en revanche, elle sera assez heureuse pour renfermer
dans un seul mot le sens de plusieurs expressions
grecques. Les langues ont là-dessus des avantages
réciproques qui se compensent. Du moins n' y a-t-il
personne en état de faire là-dessus, une estimation
juste des langues vivantes & des langues mortes ; &
d'ailleurs, en quelque langue que ce soit, quand on
exprime une chose de la maniere la plus précise qu'elle
se puisse dire, l'esprit ne compte point les mots, & il
est également content du plus ou du moins, pourvû qu'il
ne sente que le nécessaire. Un sens peut être diffus en
grec, & blesser l'esprit par ce défaut ; si de quatre
termes qu'on y emploie, il s'en trouve un d'inutile ; &
le même sens peut être précis en françois, & flatter
l'esprit par cette beauté, s'il exige sept ou huit
termes, & qu'on n'y en emploie pas davantage.
Est-ce le défaut d'élégance qu'on reprocheroit à
notre langue ? Mais qu' y a-t-il qu'elle n'exprime avec
la force & les graces propres au sujet ? Manque-t-elle
de clarté dans les ouvrages dogmatiques & dans les
histoires ? Manque-t-elle de sublime dans les
Panégyriques, ou de sel dans les Satyres ? Manque-t-elle
de dignité dans les tragédies de Corneille & de Racine,
ou de jeux & de badinage dans les Comédies de Moliere ?
Manque-t-elle de tendresse dans Quinault, ou de naïveté
dans La Fontaine ? Qu'il vienne encore des inventeurs de
genres nouveaux ; ils touveront de nouvelles ressources
dans notre langue.
Seroit-ce donc par le son des mots même qu'on
prétendroit la déprimer ? Les sons d'une langue sont
indifférens, du moins pour ceux qui n'en sçavent point
d' autres ; ils ne nous plaisent ou ne nous choquent,
que par le sens que nous y attachons ; car enfin ils ne
sont que l'occasion arbitraire de nos idées ; c'est de
ces idées seules que naissent nos plaisirs & nos
dégoûts, & il ne tiendroit qu' à nous de faire un beau
mot de celui de porc ; & un mot désagréable de
celui de coursier : il ne faudroit pour cela,
qu'en changer le sens, & faire que l'un signifiât ce que
signifie l'autre ; peut-être faudroit-il encore (tant
nous sommes sujets à la prévention) effacer jusqu'au
souvenir de leurs anciens usages qui pourroit nous faire
encore quelque peine. Je ne veux pas dire qu'il ne
faille avoir égard au son dans l'assemblage des mots ;
c'est ce qui met de la grace & de l'harmonie dans le
discours, je prétends seulement qu'on peut avoir cet
égard en françois comme en grec ; & qu'il y a des
écrivains durs & des écrivains gracieux en chaque
langue, par rapport à ceux qui la parlent.
On impute comme des défauts à la langue Françoise,
l'exactitude & la sagesse des écrits même ; & ce qui
n'est qu'une preuve du bon goût des écrivains se tourne
en reproche contre la langue. Elle est, dit-on, trop
sage & trop timide, elle ne prend nulle hardiesse, &
toûjours prisonniere dans ses usages, elle n'a aucune
liberté. Pourquoi la langue paroît-elle si timide ?
C'est que les bons Auteurs nous ont accoûtumés à ne rien
souffrir que de sensé. Nous ne manquons ni de termes
hazardés, ni d'expressions audacieuses, & il n'y a
encore que top d'écrivains qui le font bien voir. Si le
goût se corrompoit ; la langue sortiroit bientôt de cet
esclavage qu'on lui reproche, mais qui dans l'avenir lui
méritera peut-être la préférence sur les autres.
Nous n'avons point ces particules sonores qu'Homére
seme dans ses vers, & dont il soûtient ses expressions.
C'est que nous n'admettons rien de sonore s'il n'est
utile au sens ; nous voulons que le discours soit
harmonieux seulement par les expressions nécessaires ; &
cette prétendue disette fait en effet la plus solide
richesse de la langue.
Homére emploie quelquefois les mots les plus vils,
& il les releve aussitôt par des épithétes magnifiques ;
si nous n'en faisons pas de même, c'est encore par goût,
plûtôt que par impuissance. Nous ne proscrivons
absolument les mots bas, que parceque nous sentons bien
que le voisinage des expressions nobles n'en effaceroit
pas tout-à-fait l'impression, & que peut-être ce
contraste ne feroit que la rendre plus sensible.
Homére mêle les mots les plus durs avec les plus
polis & les plus doux, & il en fait, dit-on, une
composition moyenne qui tient de l'austere & de la
gracieuse. Nous n'employons pas ce mêlange, quoique nous
en ayons les matériaux ; parceque nous croyons que le
style en perdroit cette harmonie égale & soûtenue, en
quoi onsiste sa véritable beauté. Je me dispense
d'appuyer sur toutes ces réflexions que le lecteur
étendra mieux que moi ; & je lui laisse à conclure que
la langue françoise peut le disputer à toute autre ;
qu'elle suffit à rendre tout ce qu'il y a de raisonnable
& de bien pensé, & que presque tout ce qu'elle n'ose
traduire fidélement, ne mérite pas en effet d'être
traduit.
Sur la traduction des Poëtes, il s'est élevé une
nouvelle dispute. Les uns pensent qu'il faut absolument
les traduire en vers ; les autres, entre lesquels est
Madame Dacier, soûtiennent qu'on ne sçauroit les
traduire qu'en prose. On pourroit récuser le jugement
des uns & des autres ; parcequ'ils sont la plûpart juges
& parties. Les Poëtes fiers de leur talent, s'imaginent
que la prose ne peut atteindre à l'expression & aux
images poëtiques ; & les prosateurs dédaignant un talent
qu'ils n'ont pas, se persuadent que les vers sont
incompatibles avec la fidélité qu'un traducteur doit à
son original.
En me dépouillant, autant que je le puis de
l'intérêt poëtique, pour juger plus sainement de la
question, je trouve d'abord que la prose seule est
capable des traductions littérales. Jamais la tyrannie
de la rime ne permettra de suivre les tours & les
expressions d'un Auteur, aussi exactement que la prose
le peut faire. Je trouve ensuite que la prose peut
s'élever à une grande élégance ; qu'elle peut imiter les
hardiesses de la Poësie, & conserver avec cela plus de
fidélité que les vers n'en souffrent. Je conviens encore
qu' à la longue, la prose fatigueroit moins que les
vers, parceque l'harmonie de l'une est plus naturelle et
plus variée, & que celle des autres est plus contrainte
& plus uniforme. Mais avec tout cela, l'on n'a pas
raison de prétendre que la versification ne puisse
suivre par des équivalens, les pensées d'Homére, & que
les Poëtes cessent d'être Poëtes, quand ils sont
traduits en vers.
Que prétend-t-on dire par ce paradoxe ? Entend-t-on
que le Poëte traducteur ne puisse rendre le fonds, la
substance des pensées du Poëte original ? Il n' y a pas
d'apparence qu'on le veuille dire, cela est trop
évidemment faux. Entend-t-on seulement que pour peu
qu'on change l'original, on le défigure ? C'est ce que
Madame Dacier paroît penser à l'égard d'Homére ; & si le
principe qu'elle pose est vrai, elle a raison d'en tirer
cette conséquence. Ce qu'Homére a pensé & dit, ce
sont ses termes, quoique rendu plus simplement &
moins poëtiquement qu'il ne l'a dit, vaut certainement
mieux que tout ce qu'on est forcé de lui prêter, en le
traduisant en vers. Voilà la traduction d'Homére
formellement interdite aux Poëtes ; mais j'appelle de ce
principe, & j'en pose un tout opposé. Homére est
quelquefois si défectueux en ce qu'il a pensé & dit, que
le traducteur prosaïque, & le plus déterminé à être
fidéle, est souvent contraint de le corriger en beaucoup
d'endroits. Je le prouverois aisément par l'exemple même
de Madame Dacier. Ce n'est donc pas un si grand malheur
à un Poëte qui traduit Homére, de ne pouvoir être aussi
littéral qu'on peut l'être en prose.
Je crois même qu'on pourroit mettre à profit cette
impuissance ; qu'en cherchant des équivalens, on
découvriroit quelquefois mieux, & que la difficulté de
rendre les choses telles qu'elles sont, conduiroit à
imaginer la maniere dont elles doivent être. C'est du
moins dans cette opinion que j'ai traduit Homére. Elle
est vraie, si mon ouvrage en fournit quelque preuve ;
mais quand il n'en fourniroit point du tout ; il ne s'en
suivroit pas qu'elle est fausse ; & il faudroit attendre
que de meilleurs Poëtes que moi en fissent voir la
vérité.
En tant que traducteur, je me suis attaché
particulierement à trois choses : à la précision, à la
clarté & à l'agrément.
Pour la précision, j'ai tâché de n'employer aucune
épithéte, qui n'exprimât quelque circonstance utile et
du sujet. Avec cette attention, on peut quelquefois
renfermer dans un mot le sens d'une phrase entiere ; &
cette briéveté, quand elle n'est pas excessive, produit
nécessairement la force & la beauté des vers. L'amas des
circonstances & des images frappe & remplit
l'imagination, & c'est ce qu'on appelle force : les vers
foibles sont ceux où le sens est en moindre proportion
que les paroles.
Pour la clarté, j'ai évité autant que je l'ai pû,
les transpositions & les longues périodes. Les unes
laissent une ambiguité fatiguante dans la construction,
& rendent en même tems le style dur et contraint. Les
autres, pour vouloir unir trop de choses ensemble, n'en
dévéloppent aucune assez distinctement ; & il faut
souvent revenir avec une nouvelle attention, sur ce
qu'on a lû, parce que les idées se sont confondues, ou
effacées, l'une l'autre. Ajoûtez que ces longues
périodes qui donnent du nombre à la prose, rompent au
contraire la cadence et l'harmonie des vers. Un vers est
toûjours plus beau, toutes choses égales, selon qu'il
dépend moins pour la liaison de ce qui le précéde & de
ce qui le suit.
Quant à l'agrément, la différence du siécle d'Homére
et du nôtre m'a obligé à beaucoup de ménagemens, pour ne
point trop altérer mon original, & ne point choquer
aussi des lecteurs imbus de moeurs toutes différentes, &
disposés à trouver mauvais tout ce qui ne leur ressemble
pas. J'ai voulu que ma traduction fût agréable ; &
dès-là, il a fallu substituer des idées qui plaisent
aujourd'hui à d' autres idées qui plaisoient du tems
d'Homére : il a fallu, par exemple, anoblir par rapport
à nous, les injures d'Achille & d'Agamemnon ; éloigner
des querelles de Jupiter & de Junon, toute idée de coups
& de violence ; adoucir la préférence solemnelle
qu'Agamemnon fait de son esclave à son épouse ; &
exprimer enfin diverses circonstances, de maniere qu'en
disant au fonds la même chose qu'Homére, on la présentât
cependant sous une idée conforme au goût du siécle.
Voilà les régles que je me suis prescrites dans les
endroits de mon ouvrage, où j'ai prétendu traduire
Homére ; car je me regarde comme simple traducteur,
partout où je n'ai fait que de légers changemens. J'ai
poussé souvent la hardiesse plus loin, j'ai retranché
des livres entiers, j'ai changé la disposition des
choses, j'ai osé même inventer : & c'est de cette
conduite, si téméraire au premier aspect, qu'il me reste
à rendre raison.
DES CHANGEMENS CONSIDERABLES
Je me suis proposé en mettant l'Iliade en vers, de
donner un Poëme françois qui se fît lire, & je n'ai
compté d' y pouvoir réussir, qu'autant qu'il seroit
court, intéressant : & du moins exempt des grands
défauts.
Entre plusieurs raisons, ce qui a fait tort à nos
Poëmes françois, c'est la longueur : une émulation mal
entendue a trompé les Poëtes ; ils ont voulu courir une
carriere aussi longue que elle d'Homére & de Virgile,
comme s'ils avoient craint de ne pouvoir entrer en
comparaison avec eux, que par des ouvrages d'aussi
longue haleine que l'Iliade & que l'Eneïde. C'est de
cette émulation imprudente que sont nés La Pucelle,
Clovis, S. Louis, etc. Poëmes allongés, dont on ne
sçauroit achever la lecture, qu'en se roidissant contre
l'ennui, & que l'on n'est jamais tenté de relire.
Les Auteurs ne leur auroient pas donné cette
étendue, s'ils avoient fait attention à deux choses :
l'une, que les vers françois veulent être extrêmement
soignés, qu'ils ne souffrent rien de forcé ni de
languissant ; que tout difficiles qu'ils sont, le
lecteur ne tient compte de la difficulté de les bien
faire, qu'autant qu'elle est surmontée ; & que par
conséquent, il est téméraire de se mettre hors d'état de
suffire à cette élégance exacte & continue que les vers
exigent, en se surchargeant d'une matiere trop vaste.
Aussi, tous ces longs Poëmes, chacun selon la
portée de leur Auteur, ne sont-ils bien versifiés que
par endroits ; les beautez s'y font acheter par beaucoup
de négligences, ou plutôt les négligences y étouffent
les beautez ; car ce n'est qu' au théâtre qu'une
versification négligée peut trouver quelque indulgence :
l'action, la prononciation la soûtiennent & la corrigent
même en quelque sorte ; au lieu que les Poëmes, dénués
de ces secours, laissent sentir tout leur foible, sans
que rien le répare.
L'autre raison qui auroit dû engager les Poëtes
héroïques à réduire leurs Poëmes, c'est la cadence trop
uniforme de nos vers. Elle est agréable, un certain
tems, mais à la longue, elle fatigue. Douze mille vers,
fussent-ils excellens, ne le paroîtroient pas, s'ils
étoient lûs tout de suite, et ils auroient beau encherir
toûjours les uns sur les autres, à peine trouveroit-on
qu'ils se soûtinssent. Il faut donc se garder d'en
rassassier les lecteurs ; & la prudence veut au
contraire, que les Poëtes françois réduisent le Poëme à
des bornes plus étroites que ne faisoient les anciens,
qu'ils le distribuent même en livres plus courts, afin
de ménager plus souvent à l'attention, le repos dont
elle a besoin, pour mieux goûter nos vers. Il n'y a de
Poëmes françois que le lutrin qui se lise ; et quoiqu'
il ait sur les autres, l'avantage d' une élégance
continue, je suis persuadé que c'est encor un de ses
agrémens de n'avoir que six livres, dont le plus long
n'a pas trois cens vers.
C'est par ces raisons que j'ai réduit les
vingt-quatre livres de l'Iliade en douze, qui
sont même de beaucoup plus courts que ceux d'Homére. On
croiroit d' abord que ce ne peut être qu'aux dépens de
bien des choses importantes que j'ai fait cette
réduction ; mais si l'on considere que les répétitions,
à bien compter, emportent plus de la sixiéme partie de
l'Iliade, que le détail anatomique des blessures, & les
longues harangues des combattans, en emportent encore
bien davantage, on jugera bien qu'il m'a été facile
d'abréger, sans qu'il en coûtât rien à l'action
principale. Je me flatte de l'avoir fait, & je crois
même avoir rapproché les parties essentielles de
l'action, de maniere qu'elles forment dans mon abrégé,
un tout plus régulier et plus sensible que dans Homére.
Le Pere le Bossu, dans son traité du Poëme épique,
ouvrage le plus méthodique & le plus judicieux que le
préjugé ait produit, prétend que tout le dessein de
l'Iliade n'est que de faire voir combien la discorde est
fatale à ceux qu'elle divise. Il n'est pas bien sûr
qu'Homére y ait pensé ; mais quoi qu' il en soit, j'ai
tâché que cette vérité se sentît dans mon ouvrage ; je
l' ai même établie dès la proposition, en disant que la
colere d'Achille lui fut funeste à lui-même, aussi-bien
qu'aux Grecs (ce qu'Homére auroit dû faire, s'il avoit
eu le dessein qu' on lui suppose) & après avoir ainsi
préparé l'esprit à la vérité morale dont il doit
s'instruire, j'ai dégagé le Poëme de ce qui pourroit
l'en distraire dans la suite : en un mot, je n' ai été
plus court, qu' afin de dire plus nettement ce qu'on
prétend qu'Homére a voulu dire.
La seconde condition que j'ai jugée nécessaire au
Poëme, c'est d'être intéressant. Je l'ai trouvé
suffisamment dans la fable de l'Iliade. Il s' y agit du
salut & de la gloire de deux grands peuples. Deux Rois
d'un parti se querellent & se séparent ; l'un perd ses
sujets, l'autre son plus cher ami ; leur malheur les
réconcilie ; aussitôt le parti contraire perd le Héros
qui le défendoit, et cette perte fait le désespoir d'une
famille auguste & d'un peuple considérable : voilà sans
doute de grands intérêts.
D'ailleurs, les principaux personnages de cette
action, sont devenus si fameux, par le Poëme même
d'Homére, que leur nom seul intéresse, on aime à suivre
leurs avantures ; on entre sans peine dans leurs
passions. Des Héros moins connus qu'Achille, & qu'Hector
; des femmes moins célébres qu'Andromaque & qu'Hélene ne
feroient pas sur les coeurs des impressions si sûres ni
si vives ; et c'est assurément une grande avance pour
plaire & pour émouvoir que la célébrité des personnes
qu'on introduit.
Je n'aurois rien eu à corriger là-dessus dans
l'Iliade, si ce qu'il y a de touchant, n'étoit affoibli
par des préparations détaillées, qui en ôtant des
événemens toute la surprise, en diminuent d' autant
l'impression ; ou s'il n'étoit interrompu par de longs
épisodes qui roulent sur les personnages indifférens,
tandis qu'on perd de vûe ceux qu'on vouloit suivre. J'ai
cru devoir remédier à ces deux défauts, en supprimant
les préparations inutiles, & en retranchant les épisodes
sans intérêt.
Souffriroit-on au Théâtre, que dans les entr'Actes
d'une Tragédie, on vînt nous dire tout ce qui doit
arriver dans l'acte suivant ? Approuveroit-on que
l'action des principaux personnages y fût interrompue
par les affaires des confidens ? Non sans doute. C'est
neanmoins ce qu'Homére fait souvent dans son Poëme, où
cela n'est ni moins importun, ni moins à contre-tems que
dans la tragédie. Les Sçavans prévenus ne le sentent pas
dans l'Iliade ; mais eux-mêmes, ou du moins les autres,
l'auroient bien senti dans mon ouvrage ; et quoique je
ne me flatte pas trop de plaire, avec les changemens que
j'ai faits, je suis sûr du moins que j'aurois déplû, si
j'avois été plus fidélle.
Voici un exemple des libertés que j'ai prises dans la
vûe de soûtenir & d'augmenter l'intérêt. Patrocle, dans
Homére, ayant pris les armes d'Achille, fait un carnage
horrible de Troyens ; on le prend quelque tems pour le
Héros dont il porte les armes : mais enfin on se
détrompe. Il combat & tue Sarpedon pour qui Jupiter fait
de grands prodiges. Le combat roule ensuite sur les
subalternes ; après quoi Apollon lui-même désarme
Patrocle ; Euphorbe le blesse par derriere, & Hector qui
étoit demeuré dans l'inaction, profite de l'état où il
voit Patrocle ; il le tue & l'insulte mal à propos ; ce
que son ennemi mourant lui reproche avec raison.
Pour moi, je fais durer l'erreur des Troyens qui
prennent Patrocle pour Achille. C'est dans cette idée
que Sarpedon l'attaque, & il en devient plus
intéressant, par le péril où il croit s'exposer ; comme
Patrocle en est plus grand par l'erreur que cause
toûjours son courage. A peine Sarpedon est-il mort,
qu'Hector entreprend aussitôt de le vanger : ainsi, l'on
passe sans interruption d'un intérêt à un autre encore
plus considérable. Hector, & Patrocle toûjours pris pour
Achille, se disputent le corps de Sarpedon, ce qui fait
une image terrible & touchante tout à la fois. C'est
dans cette occasion que Jupiter fait gronder la foudre &
pleuvoir le sang : prodiges qui découragent les deux
armées, tandis qu'ils redoublent encor la valeur des
deux Héros. Hector triomphe de Patrocle, & il l'insulte
plus à propos que dans Homére, puisqu'il le prend pour
Achille, & qu'il l'a vaincu sans secours. Patrocle
mourant détrompe Hector, surprise intéressante : & enfin
la tristesse où tombe Hector détrompé, ferme ce me
semble cet incident, d'une maniere grande & pathétique.
Je me suis du moins affermi dans ces pensées, par le
plaisir que cet endroit m'a paru faire à ceux qui l'ont
entendu.
A l'égard des défauts, je n'ai pas cru devoir
retrancher ceux qui ne s'apperçoivent que par la
réflexion, & qui ont au premier aspect de l'éclat & de
la beauté ; le Poëme s'accommode assez de ces
défauts-là, & ils n'empêchent pas qu'on ne réussisse ;
parce que le lecteur une fois touché, ne se demande
gueres à lui-même, s'il a assez de raisons de l'être.
Ils donnent seulement lieu à de bonnes critiques qui ont
aussi leurs succès. L'ouvrage est séduisant, la censure
est raisonnable ; & le public les lit avec plaisir l'un
& l'autre. Je me suis donc contenté de remédier, autant
qu'il m'a été possible, aux défauts qui choquent ou qui
ennuyent ; ceux-là ne se pardonnent point.
J'ai laissé aux Dieux leurs passions ; mais j'ai
tâché de leur donner toûjours de la dignité. Je n'ai pas
dépouillé les Héros de cet orgueil injuste, où nous
trouvons souvent de la grandeur ; mais, je leur ai
retranché l'avarice & l'avidité du butin qui les avilit
à nos yeux ; & je n'ai pas voulu, par exemple,
qu'Achille examinât la rançon d'Hector, avant que de le
rendre ; une si basse attention le déshonoreroit plus,
poëtiquement parlant, que sa cruauté même.
J'ai tâché de rendre la narration plus rapide
qu'elle ne l'est dans Homére, les descriptions plus
grandes et moins chargées de minuties, les comparaisons
plus exactes & moins fréquentes. J'ai dégagé les
discours de tout ce que j'ai crû contraire à la passion
qu'ils expriment, & j'ai essayé d' y mettre cette
gradation de force & de sens, d'où dépend leur plus
grand effet. Enfin, j'ai songé à soûtenir les
caractères, parce que c'est sur cette régle aujourd'hui
si connue, que le lecteur est le plus sensible & le plus
sévere. Je ne rapporterai point d'exemples de toutes ces
attentions ; ils me meneroient trop loin ; d'ailleurs,
si je plais, il m'importe peu qu' on sache en détail le
mérite que j'y puis avoir ; & si je ne plais pas,
pourquoi rendrois-je compte d'un art qui ne m'auroit pas
réussi ? Je dirai seulement, pour donner une idée du
reste, les raisons que j'ai eues de changer le bouclier
d'Achille, & les circonstances de la mort d'Hector. La
réputation de ces endroits mérite plus particulierement
que je justifie mes hardiesses.
J'avouë donc que le bouclier d'Achille m'a paru
défectueux par plus d'un endroit ; les objets que
Vulcain y représente n'ont aucun rapport au Poëme, et
ils ne conviennent ni à Achille pour qui on le fait, ni
à Thétis qui le demande, ni à Vulcain même qui en est
l'ouvrier ; les objets y sont tellement multipliés, qu'à
peine imagine-t-on que le bouclier les pût contenir
distinctement ; les figures représentées agissent &
changent de situation, comme si elles étoient vivantes,
ce qui fait un prodige puérile.
Le premier de ces défauts s'excuse mieux que les
autres : on dit qu'Homére a voulu délasser l'imagination
du récit des combats, & qu'il a saisi cette occasion de
lui offrir des objets plus riants & plus tranquilles. à
la bonne heure ; mais ne conviendra-t-on pas du moins
que s'il eût pû accorder cette variété avec la
convenance, comme Virgile l'a fait dans le bouclier d'Enée,
la chose n' en auroit été que mieux.
Pour la multiplicité des objets, on allegue nos
petites pierres gravées, où les ouvriers ont rassemblé
quelquefois plusieurs figures ; mais faut-il d'autre
censure que l'apologie même ? & n'étoit-il pas ridicule
à Vulcain de faire en cette occasion un travail si
difficile à appercevoir & à déchiffrer.
Pour les diverses actions des mêmes figures, diroit-on
qu'elles étoient répétées sous différentes formes, en
plusieurs tableaux séparés ; mais cela ne feroit
qu'augmenter la confusion ; il vaut mieux avouer
franchement qu'Homére a abusé de la puissance de
Vulcain, & qu' après lui avoir fait faire des trépieds
qui marchent seuls aux assemblées des Dieux, & des
statues d'or qui parlent & qui pensent, il n'a cru que
suivre ce systême, en lui faisant faire encore un
bouclier mouvant, comme ces tableaux que nous avons vûs
en France depuis quelques années.
J'ai donc imaginé un bouclier qui n'eût point ces
défauts. Je n'y place que trois actions liées même l'une
à l'autre. Les nopces de Thétis & de Pélée, qui fondent
la noblesse d'Achille ; le jugement de Pâris, qui fonde
la colere de Minerve & de Junon contre les Troyens ; et
l'enlevement d'Hélene qui fonde la vangeance des Grecs.
Ces objets, quoique riants, ont tous rapport au Poëme ;
il n'y a point de confusion ; & je ne peins chaque
action que dans un instant, quoique par la maniere dont
je la peins, j'en fasse entendre les commencemens & les
suites. Je ne sçai si je me trompe, mais il me paroît
heureux d'avoir fait ainsi du bouclier d'Achille, un
titre de sa grandeur, & pour ainsi dire, son manifeste.
J'ai trouvé la mort d'Hector aussi défectueuse que
le bouclier d'Achille. Qu'on en juge par les
circonstances dont elle est accompagnée dans l'Iliade.
Après le carnage opiniâtre qu'Achille a fait des Troyens
sur les bords du Xante, tout ce qui peut en échaper, se
sauve dans Ilion ; Hector lui seul hors des murailles,
attend son ennemi avec toute l'assurance d'un Héros :
c'est en vain que Priam & qu'Hecube le conjurent de
rentrer, par tout ce que l' amour paternel peut imaginer
de plus touchant ; il demeure inflexible, & il n'est
occupé que de l'impatience d'en venir aux mains. Achille
arrive enfin ; qui le croiroit, après ce que je viens de
dire de la disposition d'Hector ? Cet homme si intrépide
tout à l'heure fuit sans tenter seulement de se
défendre, & ce n' est plus qu'une dispute de coureurs
entre les deux Héros, qui tous deux, l'un fuyant,
l'autre poursuivant, fournissent trois fois le tour de
la grande ville de Troye. Il faut que Minerve, pour
engager Hector au combat prenne la forme de Deiphobus
son frere, & vienne l'enhardir à combatre Achille avec
son secours. Hector reprend courage à la vûe d'un
second, & résolut enfin de combatre Achille, il lui fait
seulement des propositions d'humanité pour le corps de
celui qui sera vaincu. Achille lance un trait contre
Hector & le manque ; Hector atteint du sien le bouclier
d'Achille, mais sans effet ; Minerve court assez loin
ramasser le trait d'Achille pour le lui rendre, tandis
qu'Hector qui s' attend au secours de son frere, ne le
trouve plus ; il fait pourtant un dernier effort, &
c'est le seul signe de valeur qu'il donne en cette
occasion ; il brise son épée contre les armes de
Vulcain, après quoi Achille triomphe sans peine d'un
ennemi sans défense, jusques-là qu'il examine à loisir
où il portera le coup. En vérité, quand Homére auroit eu
dessein d'avilir ses deux Héros, qu'il auroit voulu que
l'un pérît avec infamie, & que l'autre triomphât sans
gloire, il me semble qu'il n'auroit pû mieux s'y
rendre. L'un est lâche, l'autre est secondé ; l'un
s'abandonne sans combat à toute la frayeur du péril, &
l'autre n'en court point du tout. Je sçais que les
Sçavans ont des allégories toutes prêtes pour sauver
tout cela ; mais pour moi, je n'ai pas crû devoir me
fier à des excuses que la plûpart des lecteurs traitent
de frivoles, & qui, quand elles seroient solides, ne
réparent jamais les premieres impressions.
Ainsi, j'ai changé sans scrupule toutes ces
circonstances, pour rétablir la gloire des deux Héros de
l'Iliade. Hector ne fuit point d'abord avec ignominie ;
il commence par proposer son traité qui est raisonnable
& magnanime ; Achille, furieux qu'il est, ne répond à sa
proposition, qu'en lui portant le premier coup. Hector
aussi-tôt lance son dard, il brise son épée contre les
armes divines, et c'est alors que se trouvant sans
défense, il est réduit à fuir ; mais encor fuit-il en
homme que la crainte de la mort n'a pas troublé ; il
fuit sous les ramparts de Troye, pour exposer son
ennemi à une grêle de traits : danger qui enhardit
Achille à le poursuivre, & qui fait même une action
héroïque, de la poursuite d'un ennemi désarmé. Enfin
Hector ramasse un des traits qui pleuvoient sur Achille
; il combat encore et succombe du moins glorieusement.
Si ces corrections sont bonnes, je ne prétends pas en
tirer vanité. Le défaut étoit si sensible, qu'à moins
d'être idolâtre d'Homére, je ne pouvois n'en être pas
blessé ; & dès qu'on sent le mauvais, on a du moins une
idée confuse du bon ; un peu de méditation l'éclaircit &
la perfectionne bien-tôt.
Voilà ce que j'avois à dire de l'Iliade & de mon
Imitation. J'abandonne l'ouvrage au jugement du public ;
si j'obtiens son approbation, peut-être
m'enhardira-t-elle à entreprendre un Poëme tout-à-fait
original : s'il me la refuse, je ne lui en demanderai
pas raison, & ce sera à moi d'étudier pourquoi j'aurai
manqué de lui plaire.
Mais que diront certains Sçavans ? Je m'attends,
surtout si je réüssis, à de vives contradictions. On
dira que je suis un téméraire d'avoir osé toucher à une
réputation de plus de deux mille ans. Je réponds à cela
que je ne sçaurois lui porter d'atteinte qu'autant
qu'elle seroit injuste, & que les erreurs accréditées
n'en deviennent pas plus respectables. On dira que je
suis un ignorant ; j'en demeure déja d'accord ; j'ai
songé neanmoins à ne parler que de ce que j'entends ; il
faudra faire voir en quoi je me suis trompé ; il ne
suffira pas même de me convaincre de plusieurs fautes ;
je serai toûjours en droit de tenir pour bien remarqué
de ma part, tout ce qu'on passera sous silence. En un
mot, on m'opposera de bonnes ou de mauvaises raisons :
je ferai gloire de me rendre aux bonnes, & le public
fera justice des mauvaises.