C'est un usage immémorial parmi les traducteurs, de
relever l'excellence de l'Auteur qu'ils traduisent. Ils
prétendent justifier leur goût, en prouvant la
perfection de l'original qu'ils ont choisi ; & ils
recommandent en même temps leur propre ouvrage, où ils se
flattent d'avoir fait passer les mêmes beautés qu'ils
font valoir.
On s'attend sans doute sur cet usage, à trouver ici le
panégyrique d'Homère : mais outre que je le traduis
moins que je ne l'imite, & qu'ainsi l'usage des
traducteurs ne fait point de loi pour moi, j'ai crû
encore que rien ne pouvait autoriser les exagérations ;
que le vrai mérite était de reconnaître les défauts par
tout où ils sont ; que d'ailleurs les fautes des grands
hommes sont les plus dangereuses, & qu' il est d'autant
plus important de les faire sentir, que bien des gens
font gloire de les renouveler. Ce discours ne sera donc
point un éloge d'Homère, mais seulement une
dissertation, ou si je l'ose dire, un essai de Poétique,
où je dirai naïvement ce que je pense de l'Iliade & de
son Auteur.
D'HOMÈRE
Il n'y a point eu d'Homère selon quelques critiques.
Les Poèmes que nous avons sous son nom, n'étaient à
les en croire, que différentes pièces de plusieurs
Auteurs, apportées toutes en Grèce par Lycurgue, et
rédigées en un corps par Pisistrate. Mais, sans traiter
cette opinion d'extravagante, j'avoue que je n' y trouve
point de vraisemblance. Je remarque partout dans
l'Iliade, les mêmes vues & la même manière de penser. Il
ne m'en faut pas davantage pour me ranger du parti du
grand nombre. L'Iliade est d'un seul Auteur ; &, ce qui
veut dire la même chose, il y a eu un Homère.
Cet Auteur est devenu, de siècle en
siècle, un objet
important de la vanité & de la curiosité humaine. Les
villes se sont disputé l'honneur de lui avoir donné la
naissance : on s'est intéressé par tout à le connaitre &
à en juger. Les uns ont employé leurs veilles à
développer son sens, & à relever ses beautés ; les
autres assez hardis pour lui trouver des défauts, se
sont révoltés contre l'admiration publique. D'un côté,
on lui élevait des autels ; de l'autre, on travaillait à
les abattre ; & le plus grand nombre, sur tout dans
notre siècle, a décidé superficiellement du mérite de
ses ouvrages, sur des beautés ou des défauts que d'
ingénieux écrivains s'efforçaient tour à tour d' y faire
apercevoir ; car hors quelques vérités dont l'évidence
frappe également tous les hommes, tout le reste a
diverses faces qu'un homme d'esprit sait exposer comme
il lui plaît ; & il peut toujours montrer les choses
d'un côté favorable au jugement qu' il veut qu'on en
porte.
On peut, d'après les idées qu'on a données
d'Homère, le peindre de deux manières si différentes
qu'on ne le prendroit pas pour le même homme ; & cet
exemple particulier est une assez bonne démonstration de
l'incertitude des jugements humains.
Homère, à recueillir ses traits de ceux qui l'ont
loué, était un homme divin. Telle fut la force de son
génie, qu'il inventa l'art & le perfectionna. Personne
avant lui qu'il pût imiter ; nul autre après lui qui ait
pu le suivre ; point d'art poétique, point de Poésie,
point même de sciences, si Homère n'eût écrit. La nature
l'avait doué de l'esprit universel, & le travail l'avait
mis en possession de toutes les connaissances ; son
discernement répondoit à l'étendue de ses lumières ;
juste appréciateur des choses, il a toujours donné le
bon pour bon, & le mauvais pour mauvais : aussi varié
que fécond, il n'a jamais rassasié ses lecteurs, & il
sait répandre un air de nouveauté jusques sur ses
répétitions. Profond théologien, quoique père du
paganisme par l'abus qu'on a fait de ses fictions, il a
eu, sur beaucoup de choses, des vues de la divinité
presque aussi saines que celles de Moïse. Qui jamais a
mieux combattu le vice, & mieux servi la vertu ? Les
Chrysippes, les Socrates n'étaient auprès de lui que des
philosophes stériles : ils ne savaient que débiter
sèchement les principes de la morale ; il savait les
insinuer. Ses fables, & même les plus absurdes en
apparence, sont autant de mystères respectables, où sont
cachées les vérités les plus curieuses & les plus
intéressantes.
C'est lui seul qui a formé les Législateurs, les Savants,
les Héros, les Souverains ; les plus grands hommes ne
seront à jamais que ses élèves ; & pour en revenir à la
Poésie, il l'a portée à un point de sublimité qui fait
moins l'émulation que le désespoir des meilleurs Poètes.
Dessein, ordonnance, pensées, sentimens, expression,
tout est inimitable dans ses ouvrages ; c'est l'homme de
tous les talents : mémoire prodigieuse, imagination
vaste, délicate & toujours sublime, jugement supérieur,
universel et infaillible. Ces qualités qui se nuisent
d'ordinaire dans les autres, semblent, en lui, se donner
mutuellement la perfection ; & cette perfection est si
sensible & si reconnue, qu'il faut être aveugle pour ne
la pas voir, & insensé pour n'en pas convenir.
A suivre d'autres mémoires, Homère n'était qu'un
homme. Loin qu'on lui doive la louange de l'invention,
il ne mérite que le reproche de l'avoir voulu usurper,
en supprimant les Auteurs qui avaient travaillé avant
lui. Il chargea sa mémoire de toutes les folles opinions
répandues de son temps ; & faute d'intelligence, ou par
un fol amour du merveilleux, il en outre encore le
ridicule et l'absurdité. Jamais homme n'eut une idée
plus bizarre des Dieux : il multiplie pour eux les
faiblesses et les misères humaines ; & il fait du
caprice & du crime même, le privilège essentiel de
l'immortalité. Les sages ont félicité Platon de l'avoir
banni de sa République ; & une Secte entière de
Philosophes ne traitait tous les Poètes de canaille,
qu'à cause des sottises d'Homère. Imposteur grossier dans
ses fictions, non moins grossier, mais plus dangereux
dans sa morale, incapable de peindre le vice & la vertu
de leurs véritables couleurs, il n'est propre qu'à
encourager les scélérats, & qu'à égarer les gens de
bien.
A l'égard de la Poésie, on peut compter les défauts
d'Homère, par les qualités mêmes que la Poésie exige :
nul dessein, nulle ordonnance, caractères démentis,
pensées puériles, sentimens faux, discours sans suite,
narrations diffuses, comparaisons forcées, sentences
triviales, épithètes froides & fatigantes. Où va la
conséquence ? Franchissons le mot : Homère n'était un
homme rare que par l'extravagance & le mauvais sens.
A quoi s'en tenir ? Il y a apparence qu'aucun de ces
deux portraits ne ressemble bien. L'admiration et le
mépris auront peut-être également exagéré.
Mais du moins reste-t-il un fruit à tirer de ces
contradictions excessives. Elles nous affranchissent de
l'autorité que pourraient avoir les suffrages réunis, &
nous font rentrer dans tous les traits de l'examen.
C'est à nous de chercher dans les choses mêmes, en quoi
l'admiration & le mépris sont équitables ou injustes. Ne
craignons point d'user de notre raison : elle est
l'arbitre naturel de tout ce que les hommes nous
proposent. C'est profaner le sacrifice de son jugement
que de céder aveuglément à des décisions humaines : il
ne faut s'y rendre, qu'autant qu'on en est éclairé ; &
pourvu qu'on expose ses vues avec la défiance
raisonnable où l'on sait être de soi-même, il n'y a
personne qui ne puisse contredire franchement les
opinions mêmes les plus reçues.
Cette modération a presque toujours manqué dans la
dispute sur les anciens en général, & en particulier sur
Homère. On s'est passionné de part & d'autre, comme s'il
s'était agi du renversement de l'État ou de la Religion
; les injures étaient souvent en plus grand nombre &
plus fortes que les raisons ; et comme la passion se
justifie toujours elle-même, on imputait au seul zèle du
vrai, tous les excès de la vanité & de l'idolâtre amour
de son opinion.
J'ai trop bien senti ce défaut dans les autres, pour
ne me pas faire une loi de l'éviter. Je ne donnerai mes
sentimens que pour des conjectures, toujours avec
respect pour ceux qui pensent autrement, et toujours
prêt d'abandonner mes idées pour de meilleures. Je
pardonnerais même les injures à qui me détromperait à ce
prix.
J'examinerai donc l'Iliade dans ses principales
parties ; & en conséquence de cette discussion ; je
hazarderai mon jugement particulier sur Homère & sur son
ouvrage. J'aurai besoin sans doute de l'indulgence des
deux partis. Il faudra que les adorateurs d'Homère me
pardonnent quelquefois mon manque de respect ; & que les
autres me fassent grâce aussi sur les éloges : mais
dussai-je ne contenter ni les uns ni les autres, il me
suffira d'avoir par tout respecté le public, comme je le
dois, en sacrifiant tous les égards au seul intérêt de
la vérité.
DU DESSEIN D'HOMERE
On a été fort partagé sur le dessein d'Homère dans
l'Iliade. Les uns ont crû qu'il avait voulu amuser son
siècle par une description ingénieuse d'intéressante de
la guerre de Troye : les autres, qu'il n'avait prétendu
qu'exciter l'admiration de ses lecteurs pour la valeur
surprenante de son Héros : d'autres enfin, qu'il n'avait
eu en vue que les moeurs, & que dans une fable fort
simple au fonds, quoique vaste par ses ornement, il
avait voulu faire sentir à la Grèce combien lui
importait la bonne intelligence des princes qui la
gouvernaient.
Les premiers ont pour eux le titre même de
l'Ouvrage, & toutes les choses qui en font la
matière :
car, quoique ce qui se passe dans l'Iliade, ne sait
qu'une fort petite partie de la guerre de Troye, ce qui
s' y raconte, fournit presque le reste. L'Auteur par
lui-même ou par ses personnages, instruit le lecteur des
causes de la guerre, de ses commencements & de ses
progrès ; il en prédit même la fin prochaine. En vain
oppose-t-on à ceux qui ne voient que ce dessein dans
Homère, que s'il avait voulu décrire la guerre de Troye,
il n'aurait eu garde d'en manquer la fin qui lui aurait
fourni un si grand spectacle. Ils ne reviennent point de
leur sentiment ; & l'objection leur paraît frivole, en
ce que la ruine de Troye est suffisamment assurée par la
mort d'Hector qu'Homère représente par tout, comme la
seule ressource des Troyens.
Les seconds, je veux dire ceux qui ne regardent
l'Iliade que comme une louange d'Achille, se fondent sur
l'éclat de son caractère. Il leur semble que les plus
vaillants hommes de ce Poème ne le sont que pour donner
du lustre à la valeur d'Achille ; on dirait qu'Homère ne
leur fait faire des prodiges, qu'afin que son Héros les
efface. Dès qu'il s'est retiré, l'armée des Grecs,
quoique toujours fort supérieure à celle des Troyens,
est cependant battue, mise en déroute, & réduite à la
dernière extrémité. Quand même les soldats d'Achille se
rejoignent à l'armée, les affaires des Grecs n'en vont
pas mieux. Il paraît enfin lui-même ; la fortune change
: il fait lui seul un carnage épouvantable des Troyens ;
fait fuir à son aspect, ce même Hector qui avait
vu
fuir devant lui toute l'armée des Grecs ; & il le
tue
avec tant de facilité, qu'on ne comprend pas comment
après cela les Troyens oseront seulement tenter de se
défendre. Qui ne croirait à cette conduite, que la valeur
d'Achille a été le plus grand objet d'Homère ?
On allègue contre ce sentiment, que si c'eut été là
le dessein du Poète, il n'aurait pas terni le caractère
de son Héros par tant de mauvaises qualités était-ce un
bon moyen d'enlever l'admiration pour lui, que de le
faire superbe, injuste & cruel ?
Le Poète le pensait apparemment ainsi, répondent
hardiment ceux qu'on prétend déconcerter par cette
objection. Il était ébloui lui-même de l'excès où il
portait la valeur d'Achille : il lui a paru beau qu'un
homme fit valoir sans cesse sa supériorité sur les
autres ; qu'il ne connût de raison ni de droit que son
épée, & qu'il se vengeât aussi impitoyablement que les
Dieux se vengent. La preuve qu'Homère ne regardoit pas
ces dispositions avec mépris, c'est qu'il les donne
presque à tous ses Dieux & à ses Héros, à proportion de
leur puissance et de leur valeur : l'Iliade n'est qu'un
tissu d'orgueil, de colère & de vengeance.
Les derniers enfin qui reconnaissent dans l'ouvrage
d'Homère l'expression unique & distincte d'une vérité
morale, n'en veulent pour preuve que l'exposition de la
fable même dans toute sa simplicité. Agamemnon s'emporte
contre Achille, & lui enlève une esclave ; Achille se
retire sur ses vaisseaux : les Grecs se ressentent
aussitôt de son absence : ils perdent plusieurs
batailles ; & enfin après la mort du meilleur ami
d'Achille, qui périt dans le combat, ce Héros se
réconcilie avec Agamemnon, & il tue le général des
ennemis. Cela ne dit-il pas assez clairement que la
division entre ceux d'un même parti, ruine leurs
desseins, & qu'au contraire la bonne intelligence en
assure le succès ?
Il est vrai que l'action de l'Iliade réduite à ces
termes, contient en effet cette idée : mais il faut
avouer aussi qu'elle se perd dans l'étendue & dans la
varieté des épisodes. Il y a même des circonstances
contraires à ce prétendu dessein, puisqu'Ajax aurait tué
Hector en l'absence d'Achille, si Jupiter ne s'en fût
mêlé. La justesse de la fable devait-elle dépendre d'un
prodige ?
D'ailleurs, quoiqu'une action fournisse une
réflexion morale, ce n'est pas une conséquence que
l'Auteur ait eu dessein de l' y mettre. Il n'y a point
de Conte de Fée, qui réduit à peu de termes, ne
pressente
une vérité ; & je ne crois pas qu'il sait possible
d'imaginer une action, qui malgré qu'on en ait, ne sait
susceptible d'une bonne réflexion. La prudence y
fût-elle toujours trompée, on en conclurait que la
prudence humaine n'est qu'erreur, ou du moins qu'elle a
des bornes bien étroites. Le vice y fût-il heureux &
triomphant, l'Auteur aurait voulu faire entendre que
cette vie n'est pas le temps de la justice divine : les
caractères y fussent-ils tous démentis, c'est
l'inégalité de l'homme qu'on aurait voulu peindre ; et
on l'aurait outrée exprès, pour la mieux faire sentir.
On peut conclure du moins de cette diversité de vues
qu'on attribué à Homère, que son dessein n' est pas
évident ; & qu'après tant de Savants qui n'ont pu
s'accorder là-dessus, on doit craindre encore de s'y
méprendre. Cependant sans m'arrêter ni aux uns ni aux
autres, c'est Homère lui-même que je consulte ; croyons
l'en sur sa parole. Qui saura mieux que lui ce qu'il a
voulu faire ?
Muse raconte-moi la colère d' Achille, qui fut si
fatale aux Grecs, & qui coûta la vie à tant de Héros.
Voilà
les paroles du Poète, & son dessein : mais il faut
remarquer que selon les Savants, le mot grec que nous
rendons simplement par celui de colère, signifie
colère noble, ressentiment héroïque. C'est
donc ce ressentiment héroïque qu'Homère a voulu
célébrer. Tout ce qui se passe dans l'Iliade tourne
l'admiration de ce côté-là. C'est par ressentiment
contre Agamemnon, qu'Achille cesse de combattre : les
Grecs sont la victime de son absence. C'est par
ressentiment contre Hector, qu'Achille revient au combat
: les Troyens, & Hector lui-même sont les victimes de
son retour. & loin qu'Homère ait voulu rendre ce
ressentiment odieux, il y fait entrer Jupiter même qui
dispose les événements au gré d'Achille & qui semble ne
peser le destin des Grecs & des Troyens qu'au poids du
ressentiment de ce Héros.
Il est vrai que les Grecs parlent quelquefois avec
indignation de la dureté d'Achille ; mais c'est parce
qu'ils en sont les victimes : ils ne le traitent que
comme les Dieux qui ne leur sont pas favorables. Homère
les fait parler selon leur passion, mais on sent bien
que lui-même il admire Achille, & qu'au fond il trouve
autant de grandeur dans son ressentiment, que dans celui
de Junon qui veut anéantir Troye, pour se venger de
Pâris ; et dans celui d'Apollon qui frappe tout le camp
des Grecs pour se venger de leur Roy.
Ainsi je crois qu'Homère ne s'est proposé d'abord
que de chanter la colère d'un Héros, comme un sujet
capable d'attacher l'esprit & d'enlever l'admiration ; &
que pour plaire plus sûrement aux Grecs, il a orné ce
fond de tout ce qui pouvait les intéresser ; de la
description de leur pays, & de leurs usages ; de
l'histoire de leurs Rois, & de celle de leurs Dieux. Je
me dispense d'y chercher d'autre mystère, avec d'autant
moins de scrupule, que ceux qui savent là-dessus la
vérité n'ont pas grand avantage sur ceux qui l'ignorent.
Cependant on exagère tellement l'importance de ces
découvertes, que l'on tourne en règles inviolables tout
ce qu'on croit apercevoir dans Homère. On refusera
impitoyablement le nom de Poème épique à tout ce qui ne
ressemblera pas à l'Iliade ou à l'Odyssée ; encore
sommes-nous bienheureux qu' Homère nous ait laissé ces
deux différents modèles ; cela nous met un peu plus au
large. Il faut que l'action sait feinte, qu'elle sait
grande, qu'elle se passe entre des Rois, qu' elle ne
remplisse qu'un certain espace de temps, qu' elle ne
marche qu' avec le ministère des Dieux, que la narration
même sait d'une certaine étendue : pourquoi cela ? Parce
que c'est, dit-on, la nature du Poème Épique ; & comment
prouve-t-on que ce sait sa nature ? C'est que toutes ces
qualités se trouvent dans un Poème d'Homère qui a
réussi, et, ce qui est encore plus considérable,
approuvé par Aristote & par Horace. Ces conséquences ne
sont-elles pas l'ouvrage du préjugé, plutôt que de la
raison ? Ce qui a plu, exclut-il les autres moyens de
plaire & ne saurait-on s'ouvrir de nouveaux chemins
sans s'égarer?
Pour moi, j'avoue que je ne vois rien d'absolument
essentiel au Poème épique, que le récit d'une action.
Que cette action sait grande, pathétique, ou simplement
agréable : qu'elle se passe entre des Rois, ou entre des
personnes moins distinguées : qu'on y prodigue le
merveilleux, ou qu'on s'y contente des causes naturelles
; ces différences feront bien de nouvelles espèces, mais
elles ne changeront pas le genre. La Pharsale & le
Lutrin sont aussi bien des Poèmes Épiques que l'Iliade ;
& supposant d'ailleurs toutes choses égales dans ces
ouvrages, on aura droit de se plaire à l'un plus qu'à
l'autre, pourvu qu'on ne s'abandonne pas à traiter le
goût contraire d'ignorance & de mauvais sens.
Je ne sais pourquoi j'ai restreint le
Poème au
récit d'une action. Peut-être que la vie entière d'un
Héros, maniée avec art, & ornée des beautés
poétiques,
en serait une matière raisonnable. à quel titre
condamnerait-on un ouvrage qui serait le modèle de toute
la vie, la morale de tous les âges & de toutes les
fortunes ? & pourquoi lui refuserait-on le nom de
Poème Épique, à moins que ce ne fût pour lui en trouver un
plus honorable ?
Je regarde donc comme arbitraire, le choix de la
matière, & même celui de la forme qu'on lui veut donner
: mais quelque choix que l'on fasse, il est essentiel de
plaire toujours par quelqu'endroit ; sait en attachant
l'esprit par l'importance des événements, sait en
touchant le coeur par les passions des personnages, sait
en amusant simplement par la variété et les grâces du
sujet. Un Poème qui réunirait ces avantages, & qui outre
cela, ne plairait que pour instruire, mériterait sans
doute la préférence : mais encore ne faudrait-il pas
donner pour règle inviolable, la conduite de ce Poème,
parce que peut-être y aurait-il d'autres chemins pour
arriver au même but.
DE L'ART PARTICULIER D'HOMERE
Nous avons vu quel est en général le dessein d'Homère ;
il faut voir à présent quel est son art dans
l'exécution, & quels moyens il emploie pour soutenir
jusqu'au bout l'attention des lecteurs. Il me paraît
qu'il a songé à attacher, à émouvoir & à surprendre.
Pour attacher, il a choisi le plus grand intérêt qui
pût frapper des peuples : c'est toute la Grèce armée qui
traverse les mers, pour détruire un royaume florissant.
Il est vrai qu'en remontant plus haut, il ne s'agit que
d' une femme ; & qu'à considérer son caractère, les
Grecs sont presque aussi fous d'épuiser leurs états pour
la r'avoir, que les Troyens de périr pour ne la pas
rendre : mais cette cause, toute légère qu' elle est,
n'en est pas moins vraisemblable ; il n'en faut pas
davantage pour renverser des empires ; & dès que l'enlèvement
d'Hélène s'est tourné en point d'honneur de part et
d'autre, voilà nécessairement les deux peuples aux
mains. L'intérêt est suffisamment établi ; & il n'était
guère possible d'en imaginer un plus considérable.
Heureusement la renommée le fournissait à Homère : c'était
apparemment l'entretien de la nation ; & il n'avait
garde de manquer un événement sur lequel il pouvait se
répondre d'avance de la bonne disposition de ses
auditeurs.
C'était peu d'attacher, Homère a voulu émouvoir ; et
c'est en peignant les passions qu'il a tâché d'y
réussir. Il a semé son ouvrage de ce que les sentimens
naturels ont de plus touchant, de ce que les passion
sont de plus vif : mais il ne s'est pas contenté de
raconter ces passions ; il les a mises sous les yeux.
Pour donner plus de vie, plus de mouvement à son Poème,
il fait presque toujours parler ses personnages. Le
dramatique règne dans l'Iliade à temps & à contre
temps ;
& tel en est le charme, qu'il ne laisse pas quelquefois
d'orner le Poème, lors même qu'il y est une faute.
Homère a bien senti quelle différence il y avait entre
rapporter le sens d'un discours, ou faire tenir le
discours même. Le Poète refroidirait toujours les
sentimens de ses personnages par le simple récit. Plus
de grands traits, plus de véhémence ; au lieu que si
j'entends le personnage même, & que, pour ainsi dire, je
reçoive la passion de la première main, j'y entre
aussitôt, je la partage avec lui, les apostrophes & les
autres figures me font illusion : de lecteur je deviens
témoin : j'oublie le Poète, & je ne vois, je n'entends
plus que l'acteur qu'il introduit, & qu'il fait parler.
Pour surprendre enfin, Homère a employé le
merveilleux. Tout le Ciel est intéressé à son action. Il
y a des Dieux Grecs & des Dieux Troyens ; & ce sont de
nouveaux chefs que le Poète distribue dans chaque parti.
Ainsi les prodiges ne seront point épargnés. Les pluies
de sang, les inondations subites, suivies d'embrasements
aussi prompts, des chevaux parlants, des trépieds qui
vont seuls aux assemblées des Dieux, des statues d'or
qui agissent & qui pensent ; tout cela ne coûte rien à
Homère, & quelqu' avide que son siècle fut de fables &
de miracles, il doit avoir eu pleine satisfaction.
Homère de son côté, content d'exciter à souhait cette
sorte de surprise, en a négligé une autre qui
demanderait beaucoup plus d'adresse, mais qui me parait
aussi bien plus importante : c'est de préparer les
événements, sans les faire prévoir ; de manière que quand
ils arrivent, on en sait surpris sans en être choqué, &
que l'on sente, selon la nature de l'événement, une joie
ou une douleur vive que la prévoyance n'ait point
émoussée.
Loin qu'Homère ait observé cet art, on dirait qu'il
l'a évité à dessein. C'est peu pour lui de préparer les
événements, il les annonce sans ménagement et même plus
d'une fois, avant que de les mettre sous les yeux. S'il
fait combattre les armées, on sait d'avance de quel côté
demeurera l'avantage. S'il met deux Héros aux mains, on
sait qui doit périr & qui doit vaincre. On ne craint
rien pour l'un, on n'espère rien pour l'autre. Jupiter
même dans le milieu du Poème, pour faire parade de
prescience & de pouvoir, fait aux Dieux un abrégé exact
de tout le reste de l'action ; de sorte qu'on est tenté
d'en demeurer là, & qu'on ne s'engage qu'avec peine dans
un détail devenu indifférent, dès que les points
essentiels en sont connus.
On prétend que la gravité du Poème l'exige ainsi :
car c'est peu pour le préjugé de ne pas condamner
nettement les pratiques d'Homère : il en fait des règles,
& des règles qui ne souffrent pas même d'exception. Il
veut que la méthode d'Homère constitue l'art, & qu'elle
fasse la nature & l'essence des choses. Homère n'a point
ménagé dans son Poème, de ces surprises intéressantes
qui font une impression si vive dans le coeur : donc ces
sortes de surprises sont puériles ; donc il est de la
nature du Poème de les dédaigner. Voilà la dialectique
du préjugé.
Si l'on examinait la nature de l'homme, au lieu
d'examiner la constitution de l'ouvrage d'Homère, on
ferait un raisonnement tout opposé. Il n'y a dans le
coeur humain qu'une certaine mesure de sensibilité. La
prévoyance des événements intéressants l'épuise peu à peu,
de manière que quand ils arrivent, ils font une
impression plus ou moins languissante, selon qu'on les a
plus ou moins prévus : donc il faut dans un ouvrage dont
le but est de toucher, ménager aux événements toute
l'impression qu'ils peuvent faire ; soutenir toujours
dans son lecteur une inquiétude agréable sur le sort des
personnes qui l'intéressent, une curiosité vive sur la
suite des aventures qui l'attachent, au lieu d'émousser
sa sensibilité par des préparations trop évidentes, & ce
qui serait encore pis, quoiqu'Homère l'ait fait, par une
prédiction toute crue des actions que l'on doit décrire.
C'est encore sur la nature de l'homme, plutôt que
sur l'ouvrage d'Homère, qu'il faut établir quel doit
être dans un Poème le tempérament du vraisemblable & du
merveilleux, & prescrire les véritables bornes de l'un &
de l'autre.
L'homme n'est touché que de ce qu'il croit. Un
Poète
ne lui doit donc proposer que des choses qu'il puisse
croire & qui aient du moins l'apparence de la vérité.
L'homme n'admire que ce qu'il trouve extraordinaire ; le
Poète ne lui doit donc proposer que des choses qui
soient hors de l'ordre commun ; & pour concilier ces
deux principes qui paraissent si opposés, il doit donner
au merveilleux les couleurs de la vérité, par des
préparations si vraisemblables, que les prodiges mêmes
dont il veut frapper l'esprit, en paraissent comme des
suites naturelles. Il doit proportionner les
préparations à la singularité des événements, afin de
leur donner tout ensemble de quoi surprendre & de quoi
se faire croire.
Voilà, ce me semble, quelle doit être essentiellement
l'union du vraisemblable & du merveilleux : mais il
entre bien de l'arbitraire dans l'application de ce
principe. Les moeurs, les opinions des peuples sont
différentes ; & ces moeurs, ces opinions fondent pour
eux un merveilleux particulier & des vraisem-blances
différentes : ainsi un Poème pourrait être excellent
dans un pays, qui ferait pitié ailleurs, parce que des
choses réputées grandes en ce pays-là seraient jugées
petites dans un autre. Le point est de sentir au juste,
jusqu'où l'on peut compter sur la crédulité de ses
lecteurs, & de mesurer exactement ses hardiesses à leurs
lumières. Serait-il raisonnable de prétendre amuser des
hommes faits par les mêmes fictions qui auraient charmé
des enfants ?
DES DIEUX
Il fallait que les Grecs fussent encore dans
l'imbécillité de l'enfance, pour s'être contentés des
Dieux d'Homère : car, quoi qu'on en dise, il n'en a
introduit que de méprisables, de quelque côté qu'on les
considère.
Qu'est-ce que des Dieux qui n'ont point fait l'homme,
nés comme lui dans la succession des siècles, &
multipliés par les mariages, à la manière des races
humaines ? Des Dieux sujets aux infirmités & à la
douleur, qui blessés quelquefois par des hommes mêmes,
jettent des cris, versent des larmes, tombent dans des
défaillances, et qui, pour dire encore plus, ont des
médecins ?
Mais afin qu'il ne manquât rien à ce
système
monstrueux de divinité, Homère nous laisse encore
entrevoir que ses Dieux ne sont pas immortels. Tel dieu
s'est vu sur le point de périr ; & ce n' était pas
seulement une terreur panique ; il aurait péri en effet
sans le secours que le Poète a grand soin de nous
marquer.
Si l'on regarde ces Dieux du côté de l'intelligence
et de la volonté, ils ont encore toutes nos faiblesses &
tous nos vices : ignorance des événements, inconstance
dans leurs désirs, imprudence dans leurs projets,
injustice dans leurs actions. Ils se laissent surprendre
les uns aux autres, je n'en excepte pas Jupiter même.
Ils s'irritent & s'apaisent par caprice, comme des
enfants ; ils se menacent indiscrètement au delà de leur
pouvoir ; ils se vengent avec fureur ; et, comme si par
mépris ils abandonnaient la justice aux faibles hommes,
ce n'est point par une équité habituelle qu'ils sont au
dessus des scrupules & des remords, c'est parce qu'ils
font gloire de sacrifier tout indistinctement à leurs
passions.
On me dira peut-être qu'Homère admet un destin, & que
dans l'idée qu'il en donne, on pourrait reconnaître
celle d'une divinité supérieure : mais quelque bonne
intention qu'on ait, il n'est pas possible d' y trouver
son compte. Ce destin n'est qu'une fatalité aveugle, ou
pour mieux dire, l'enchaînement même des événements,
indépendants d'aucune providence qui les ait arrangés
pour une fin.
Il ne paraît pas d'ailleurs qu'Homère ait une idée
fixe de cette première cause. Tantôt il l'imagine
nécessaire & immuable, puisque toute la supériorité de
Jupiter ne va qu'à prévoir avec douleur des événements
qu'il ne peut empêcher : tantôt il l'imagine variable &
dépendante ; puisqu'il avance en plusieurs rencontres,
que l'ordre du destin courait risque alors de demeurer
sans exécution, ce qui était arrivé quelquefois, comme
il lui échappe de le dire positivement.
Les plus éclairés d'entre les Païens ont bien senti
toute l'extravagance de ce système. Un célèbre Rhéteur a
pensé qu'il avait plu à Homère de faire autant de Dieux
de ces hommes qui allèrent au siège de Troye, & en
revanche, de ne faire de ses Dieux que de simples
hommes. L'orateur philosophe a déclaré formellement
qu'Homère aurait mieux fait d'élever l'homme jusqu'aux
Dieux, que d'abaisser les Dieux jusqu'à l'homme.
Cependant, jusqu'où va la passion de justifier un
Auteur qu'on croit avoir intérêt de trouver sans défaut
; sait pour ne pas rougir d'avoir employé trop de temps à
l'approfondir ; sait pour ne pas se démentir sur ce
qu'on a admiré quelquefois trop légèrement. Des Auteurs
chrétiens, sensés & religieux d'ailleurs, ont voulu
réhabiliter la mémoire de ces Dieux, qui n'ont pas
toujours trouvé grâce devant leurs propres adorateurs.
Peut-être aurait-on abandonné Homère sur cet
article, s'il ne faisait une partie trop considérable de
ses ouvrages ; mais le moyen de convenir qu'un Auteur
qu'on s'obstine à traiter de divin, ne sait pas le plus
souvent, seulement raisonnable !
Plutôt que d'en demeurer d' accord on a mieux aimé
adopter les subtilités les plus chimériques ; eh !
Qu'est-ce qu'on ne justifierait pas avec cela ? On
prétend que cette foule de Dieux dans l'Iliade, ne
blesse pas l'unité d'une puissance supérieure ; qu'ils
n'en sont que les différents attributs ; & que si le
Poète les a personnifiés, ce n'était que pour expliquer
les opérations divines d'une manière proportionnée à
l'imagination humaine.
Ce principe est bientôt posé, & il
remédierait en
effet à bien des choses. C'est dommage qu'il échoue à la
moindre application qu'on en veut faire. Qu'on allie
donc, s'il se peut, avec cette idée, la haine acariâtre
de Junon contre Jupiter, les vengeances brutales que
Jupiter tire quelquefois de Junon, les reproches
d'injustice que les plus sages des Dieux font à Jupiter
même, & en un mot, leurs séditions fréquentes. Sur ce
pied-là, on voit à tout moment dans l'Iliade, les
attributs révoltés contre leur essence commune, & les
passions ne portent pas plus de trouble dans le coeur de
l'homme, que les qualités divines en causent dans l'âme
de Jupiter.
On essaye encore de se tirer d'embarras à la faveur
des allégories ; & l'on va jusqu'à faire un
parallèle
scandaleux des livres saints, avec les imaginations
d'Homère. Je n'ai que deux mots à opposer à ce parallèle
: je ferais scrupule de m'y arrêter plus long-temps. Les
vrais caractères de la divinité sont posés en principes,
en tant d'endroits de l'écriture sainte, que quand les
Auteurs sacrés viennent à employer les figures, on les
reconnaît d'abord pour ce qu'elles sont, & on ne les
apprécie que ce qu'elles valent : au lieu que dans
Homère, ces prétendues figures sont elles-mêmes les
principes, et qu'il n'y a rien d'ailleurs qui avertisse
l'esprit de ne les pas prendre à la lettre.
Je me souviens qu'un jour je demandais raison à M
Despreaux de la bizarrerie & de l'indécence des Dieux
d'Homère. Il dédaigna de les justifier par le secours
trivial des allégories, & il voulut bien me faire
confidence d'un sentiment qui lui était propre, quoique
tout persuadé qu'il en était, il n'ait pas voulu le
rendre public : c'est qu'Homère avait craint d'ennuyer
par le tragique continu de son sujet ; que n'ayant de la
part des hommes que des combats & des passions funestes
à peindre, il avait voulu égayer le fonds de sa matière
aux dépens des Dieux mêmes, et qu'il leur avait fait
jouer la comédie dans les entr'actes de son action, pour
de lasser le lecteur que la continuité des combats
aurait rebuté sans ces intermèdes.
Il me serait facile de faire voir que cette idée
aggrave plus la faute d'Homère qu'elle ne l'excuse :
elle le rend impie gratuitement, je veux dire, sans le
rendre plus agréable. Mais sans m'amuser à le prouver,
je passe à une réflexion qui me paraît plus importante.
Sur les opinions établies en matière
d'ouvrages d'esprit, les hommes forment d'ordinaire deux
sortes de jugements ; l'un public, l'autre secret ; l'un
de parade & de cérémonie, l'autre de réserve & à leur
usage particulier. On pense sans contrainte sur un
Auteur qu'on examine dans le cabinet ; & loin de
s'embarrasser alors de ce qu' en ont pensé les autres,
on s'applaudit quelquefois d' autant plus de l'idée
qu'on s'en forme, qu' elle est plus singulière, et pour
ainsi dire, plus à nous : mais dès qu'il en faut porter
un jugement public, on cherche à se rapprocher des idées
reçues, toutes fausses qu'on les reconnaît, et l'on
devient lâchement circonspect : car j'avoue que si le
respect qu'on doit
au public n'allait qu' à nous faire examiner plus
sévèrement nos pensées, pour nous y affermir, si elles
sont raisonnables, ou pour en revenir, si les raisons
contraires le demandent ; la circonspection serait
prudente, & par conséquent louable : mais elle va
presque toujours plus loin. Elle nous fait trahir nos
sentimens, pour ne pas blesser le parti le plus nombreux
; on aime mieux paraître judicieux que de l'être en
effet ; et pour ne pas lutter contre le torrent, on s' y
abandonne.
Ainsi le parti de l'erreur se grossit tous les jours
de ceux mêmes qui l'ont reconnue ; tout désabusés qu'ils
sont, ils tiennent le même langage que ceux qui sont
encore trompés ; & ils deviennent eux-mêmes une nouvelle
autorité pour en abuser d' autres.
Faut-il que cette mauvaise honte s'étende sur des
choses d'aussi petite importance que la réputation d'un
Poète ? & quelle suite si dangereuse peut avoir la
sincérité sur le chapitre d'Homère, pour n'oser convenir
de ses défauts qu'à l'oreille?
Il y a pourtant bien des gens de ce
caractère, & je
pourrais déceler ici plusieurs complices de mes
sentimens, qui, faute de courage, en deviendront
peut-être les censeurs.
On peut alléguer deux choses à la décharge d'Homère :
la première, que dans les temps de ténèbres où il vivait,
il n'a pu avoir des idées saines de la divinité, & que,
quelque esprit qu'on lui suppose, il n'a pu éviter
absolument la contagion des erreurs & de l'absurdité du
paganisme : la seconde, qu'au travers de cette nuit
épaisse, il n'a pas laissé d'entrevoir quelquefois le
vrai, comme quand il dit que d' un signe de tête,
symbole de la volonté, Jupiter ébranla tout le ciel ; &
qu'il compare ailleurs la vitesse de la course de Junon
à la rapidité de la pensée.
Ainsi, quelque mépris que méritent au fonds les Dieux
de l'Iliade, Homère personnellement serait encore sans
reproche, s'il les avait toujours fait agir d'une
manière propre à soutenir du moins l'estime & le respect
de ceux qui les adoraient : mais, en vérité, il s'en
faut bien qu'il ait toujours eu cette attention ; & en
se mettant même à la place des Païens, on trouve encore
à chaque pas, des occasions de scandale.
DES HEROS
Les Dieux ne sont dans l'Iliade que des personnages
épisodiques : les véritables acteurs sont d'une part,
les rois & les princes de la Grèce, accompagnés chacun
de leurs troupes particulières, & de l'autre, les
Troyens avec leurs alliés, tant princes que capitaines &
que soldats. Le Poète à la fin du second livre, fait un
dénombrement des chefs & des troupes, qui me paraît plus
exact qu'ingénieux, et plus utile pour la suite,
qu'agréable en lui-même.
Il choisit entre les chefs, plusieurs Héros, pour
être le principal ornement de son Poème, & c'est de
ceux-là qu'il établit d'abord le caractère, & qu'il
décrit les actions par préférence à d'autres. Agamemnon,
par exemple, est fier & jaloux de son autorité à
l'excès. Achille est violent, inflexible et capable de
sacrifier tout à son ressentiment. Ajax mal propre aux
délibérations, ne respire que les combats. Nestor au
contraire instruit par l'expérience & par l'âge, est l'âme
des conseils, et le modérateur des différends. Ainsi
Homère donne à chacun de ses Héros, des qualités propres
et dominantes qui le distinguent ; mais malgré ces
différences, il leur laisse encore en commun des
qualités générales ; & c'est par ce côté de ressemblance
que je les envisage d'abord.
Premièrement ils sont vains, & d'une vanité qui
dédaigne même les apparences de la modestie ; il n'y en
a pas un entre eux, qui ne se loue en toute rencontre,
sans pudeur & sans retenue ; le sage Nestor y est aussi
sujet que le superbe Achille. C'est en se louant que
les uns conseillent, que les autres menacent, qu'en un
mot ils agissent tous ; & Homère met presque toujours
dans la bouche de ses personnages, tout le bien qu'il en
veut dire.
Il ne regardait pas apparemment, comme un défaut
bien méprisable, cette attention continuelle à soi-même,
qui n'a nul égard pour l'amour propre des autres, & qui
semble leur vouloir arracher à tout moment l'aveu de
notre supériorité sur eux ; ou peut-être, n'estimait-il
pas assez, s'il la connaissait, cette grandeur d'âme qui
nous porte par goût aux actions louables, sans envisager
les louanges, & à qui il coûte moins de donner de
nouvelles preuves de vertu, que d'en faire valoir
d'anciennes.
Une suite de la vanité grossière de ces Héros, c'est
la facilité qu'ils ont à s'offenser les uns les autres ;
comme ils ne gardent aucune circonspection dans leur
orgueil, ils ne conservent aussi nulle dignité dans leur
colère ; les injures sont aussi familières dans la
bouche des Rois que dans celle des soldats, & Thersite
ne tient pas contre Agamemnon des discours plus
insolents
qu'Achille même. Il n'y a si vaillant homme dans
l'Iliade, qu'un autre ne l'ose traiter de lâche, au
premier emportement ; et ce n'est pas seulement dans les
combats & les occasions les plus échauffées, qu'il leur
échappe de ces saillies injurieuses ; c'est jusques dans
les occasions les plus tranquilles & les plus
indifférentes : Ajax & Idoménée qui d'ailleurs est assez
sage, assis l'un auprès de l'autre, aux jeux célébrés
pour les funérailles de Patrocle, s'échauffent, & se
prennent de paroles sur une bagatelle, & ils en viennent
sans la moindre gradation, aux injures les plus aigres &
les plus indécentes. Je sais bien que de tout temps les
passions sont au fonds les mêmes dans les grands et dans
les petits ; mais de tout temps aussi, n'y
différent-elles pas par les expressions & par les
manières ? N'y a-t-il qu'un langage pour les Rois & pour
le peuple ? & la diverse éducation ne se fait-elle pas
toujours sentir dans les discours, quelque égale que
sait la passion qui les inspire ?
Je remarque encore un grand fonds d'impiété dans les
Héros d'Homère. Agamemnon outrage Apollon dans la
personne de son grand prêtre ; c'est même sur cette
sacrilège imprudence que tout le Poème est fondé.
Ménélas invoque Jupiter en lançant son javelot contre
Pâris : mais à peine a-t-il manqué son coup, qu'il
blasphème le dieu qu'il vient d'invoquer. Achille frémit
de rage de ne pouvoir tuer Apollon qui vient de
l'induire en erreur. Mais je ne m'étonne pas que
l'impiété fût si ordinaire alors ; les Dieux à qui l'on
avait affaire, étaient de bonne composition : on était
sûr de raccommoder tout auprès d'eux, avec des victimes
& de l'encens : ils quittaient volontiers les hommes de
toute vertu, sans excepter le respect sincère dû à la
divinité, pourvu que d'ailleurs ils fussent exacts sur
les cérémonies, et prodigues en sacrifices.
Mais, à mon sens, le plus grand trait de
ressemblance entre les Héros dont je parle, c'est la
cruauté militaire. Ce n'est pas assez pour eux que de
vaincre, ils veulent arracher la vie ; ils insultent
encore aux morts ; & ils voudraient, selon les idées de
leur temps, éterniser leur malheur, en leur refusant la
sépulture. S'ils se laissent quelquefois désarmer, c'est
à l'avarice & non à la magnanimité : inflexibles aux
larmes, ils ne se rendent qu'à la rançon, & c'est pour
s'enrichir qu'ils pardonnent. On ne voit point de joie
plus vive dans l'Iliade que celle des vainqueurs
acharnés sur le corps des vaincus : & à la manière dont
tout s' y passe, on dirait que la vengeance était alors
le souverain bien des Dieux & des hommes.
J'ose encore ajouter que la valeur des Héros d'Homère
n'est pas si différente que l'on veut le faire croire ;
c'est une qualité sujette dans la plupart, aux mêmes
accroissements & aux mêmes diminutions ; confiance
téméraire dans les succès, découragement dans les
revers, impétuosité dans le premier choc, fuite honteuse
bientôt après. La grande différence des exploits n'est
fondée le plus souvent que sur la force du corps
qu'Homère confond presque toujours avec la valeur ; sur
la vitesse des chevaux, la bonté des chars, &, ce qu'il
y a de pis, sur les prodiges.
Le Poète distribue dans les
différents livres de son Poème, des Héros de jour, pour
ainsi dire : tantôt c'est
Diomède qui renverse tout, tantôt c'est Agamemnon,
tantôt Ajax, tantôt un autre. La fortune de chaque
combat roule presque toujours sur un seul homme ; &
Homère obscurcit à dessein toutes les figures du
tableau, pour faire sortir davantage celles qu'il veut
exposer en vûë.
Son adresse consiste pour cela, à faire retirer
Achille sur ses vaisseaux ; car tant qu'il eût combattu,
il n'y aurait pas eu moyen de faire valoir personne ;
mais son absence donne lieu au Poète de faire passer en
revue ses Héros subalternes, et d'attirer successivement
sur eux l'admiration qu'Achille prend toute pour lui dès
qu' il reparaît.
C'est ici qu'Homère me semble véritablement un grand
maître ; & je voudrais pouvoir réussir à bien mettre en
jour, l'art qu'il a employé dans le caractère d'Achille,
pour y concilier deux choses qui paraissent se combattre.
Il voulait d'un côté que son Héros fût absolument
nécessaire aux Grecs, & qu'il valût lui seul, autant que
toute l'armée. Ce ne pouvait pas être la sagesse et la
prudence qui le rendissent si nécessaire ; puisque,
selon le dessein du Poème, Achille devait être violent
& dominé par sa colère, ce qui ne s'accorde pas avec la
prudence : ce ne pouvait pas être non plus la valeur,
prise seulement pour l'intrépidité de l'âme ; car en ce
sens un vaillant homme en vaut à peu près un autre ; &
il y en avait tant dans l'armée des Grecs. Ce ne pouvait
donc être que les avantages extérieurs ; & en effet
Homère donne à son Héros cette sorte de supériorité, à
proportion des merveilles qu'il lui devait faire
entreprendre. Il est d'une force et d'une légèreté dont
aucun autre n'approche ; il a des chevaux immortels, des
armes divines, & pour surcroît, la protection de Jupiter
& le secours assidu de Minerve.
C'en était assez sans doute, pour le rendre aussi
important que le dessein du Poème exigeait qu'il le fût.
Mais le Poète voulait encore en faire le personnage le
plus intéressant & le plus propre à enlever
l'admiration. Les avantages extérieurs n'auraient pas
produit cet effet : tous les exploits d' Achille ne lui
eussent attiré aucune estime, tant qu' on ne les eût
crus que l'effet de sa force et non pas de son courage :
il aurait eu beau s'appeler lui-même le plus vaillant
des Grecs, comme il le fait en présence de toute l'armée
; le lecteur ne l'en aurait pas crû sur sa parole : car
les hommes ne reconnaissent la valeur qu' au mépris
constant des dangers & de la mort même, quand la gloire
est à ce prix ; ainsi Achille, par sa force prodigieuse
& par le secours surabondant des Dieux, n'ayant rien à
craindre, on ne serait pas convenu avec lui du mérite
d'une intrépidité qui ne l'exposait pas.
La preuve de ma pensée, c'est que la
plupart des
gens qui ne connaissent point Achille par l'Iliade, et
qui sur une fable plus connue, l'imaginent invulnérable,
au talon près, trouvent ridicule qu'on le mette à la
tête des Héros : tant il est vrai que l'idée de valeur
suppose toujours celle du danger.
Qu'un géant bien armé combatte contre une légion d'enfants
; quelque carnage qu'il en fasse, la pitié qu'on aura
pour eux ne tournera pas en admiration pour lui : & plus
il s'applaudira de son courage, plus on sera indigné de
son orgueil.
Achille était dans ce cas, si Homère, malgré toute
la supériorité de forces qu'il lui donne, n'eût trouvé
l'art de mettre encore sa grandeur d'âme hors de tout
soupçon.
Il y a parfaitement réussi, en feignant qu'Achille
avant que de partir pour la guerre de Troye, était sûr
d' y trouver la mort. Le destin lui avait proposé par la
bouche de Thétis, l'alternative d'une vie longue &
heureuse, mais obscure, s'il demeurait dans ses états ;
& d'une vie courte, mais glorieuse, s'il embrassait la
vengeance des Grecs. Il opte pour la gloire, au mépris
de la mort : & dès là toutes ses actions, toutes ses
démarches sont autant de preuves de son courage. Il
court en hâtant ses exploits, à une mort qu'il sait
infaillible. Qu'importe qu'il renverse tout presque sans
obstacle ? Il est toujours vrai qu'il affronte à tout
moment l'arrêt du destin, & qu'il se dévoue
généreusement pour la gloire. Homère a si bien senti
combien cette idée devait jeter d'intérêt sur son
Héros, qu'il la répand dans tout le Poème, afin que le
lecteur l'ayant toujours présente, tienne compte à
Achille de ce qu'il exécute même avec le moins de
danger.
Pour parler à présent des
caractères particuliers,
j'avoue que celui d'Achille est assez également soutenu
; mais il n'en est pas de même de la plupart des autres.
Homère ne fait pas toujours agir ses Héros d'une manière
conforme à la première idée qu'il en donne. Les sages
sont quelquefois imprudents ; les braves ont des moments
de lâcheté, comme les lâches ont aussi des moments de
valeur.
Quoique je pusse accumuler ici des preuves de ce que
j'avance, je me contenterai d'en alléguer quelques
exemples, comme j'ai fait dans le reste : bien résolu à
n'entrer sur rien dans un plus grand détail, qu'autant
que des Savants prévenus & de mauvaise humeur m'y
forceraient pour ma justification.
Hélénus, Hector & Diomède sont donnés pour sages
dans l'Iliade : voici cependant ce qui leur arrive à
tous trois dans la même rencontre. Diomède secondé par
Minerve, mettait en déroute l'armée troyenne, à qui par
conséquent Hector se trouvait plus nécessaire que
jamais. Que fait le sage Hélénus dans cette extrémité ?
Il conseille à Hector de rallier les Troyens,
d'abandonner ensuite le combat & d'aller à Troye avertir
Hécube d'offrir un sacrifice à Minerve pour l'apaiser.
L'avis du sacrifice était bon ; mais n' y avait-il
qu'Hector à charger de cette commission ? Combien
d'autres moins utiles au combat eussent été aussi bons
pour le message ? Que fait de son côté le sage Hector ?
Il applaudit à la prudence d'Hélénus, & il laisse le
champ de bataille libre à Diomède, qui aurait achevé ce
jour-là de venger la Grèce, s'il n'eut été lui-même
aussi imprudent que ses ennemis. Il s'interrompt au
milieu de ses succès : il s'arrête à interroger un
inconnu, à faire & à écouter des histoires ; & il fait
si bien par sa faute, que celle d'Hector n'a point de
suite.
Voilà, ce me semble, des imprudences bien
avérées,
dans des personnages dont on n'en devait point attendre.
A l'égard des braves qui sont quelquefois lâches, je
n'en veux de preuve qu'Hector qui fait trois fois le
tour de Troye en fuyant Achille, & qui n'ose le
combattre
qu'avec un second : & pour les lâches qui sont
quelquefois braves, je n'allègue encore que Pâris qui
fuit devant Ménélas avec la dernière indignité, & qui
bientôt après rétablit les affaires des Troyens, avec un
courage égal à celui d'Hector même.
Homère en ces endroits, a peint les hommes à la
manière de l'histoire, & non pas selon les vues du
Poème.
Il y avait apparemment une tradition de la guerre de
Troye, dont il a conservé les faits, sans les accommoder
scrupuleusement aux règles d'un art qui n'a été bien
développé que depuis lui, quoi qu'il en sait le père.
On sait la diverse économie de l'histoire & du
Poème, dans la peinture des hommes. L'histoire les
représente en détail ; elle raconte les actions de tels
& de tels hommes qui ont eu le plus de part aux
événemens célébres ; mais elle ne s'embarasse pas de
faire convenir ces actions entr'elles ; elle n' est
responsable que de la vérité, quelque bizarre qu' elle
puisse être : elle allie sans dissimulation dans la même
personne, la sagesse & l'imprudence, la timidité & la
valeur, l'injustice & la probité : et c'est par ces
portraits fidèles d'originaux qui ont existé, qu' elle
donne la connaissance générale de l'homme, en faisant
voir dans les exemples particuliers le bien & le mal
dont toute l'espèce est capable.
Le Poème emploie une méthode toute contraire : il ne
représente pas tels & tels hommes ; mais il invente des
personnages exprès pour donner en eux une idée de
certaines passions, de certains vices ou de certaines
vertus ; & il rassemble avec art dans ces personnages,
des effets sensibles & continus de ces passions, de ces
vices, ou de ces vertus, pour en faire mieux sentir la
nature ; au lieu que dans l'histoire, ces effets étant
moins choisis et plus interrompus, ils n'en donnent pas
une idée si vive ni si distincte.
L'histoire représenterait les diverses actions
d'Achille & d'Énée, de quelques motifs différents
qu'elles fussent parties ; mais le Poème ne peint sous
le nom d' Achille que les effets de la colère, soutenue
par la valeur ; & sous le nom d'Énée, que les effets de
la valeur, conduite par la piété. Il s'ensuit de là que
ce serait un aussi grand défaut à un Poète de ne pas
soutenir les caractères, qu'à un historien de chercher à
les soutenir aux dépens de la vérité.
J'oubliais de dire qu'il manque aux Héros de
l'Iliade une sorte de dignité inconnue au siècle et dans
le pays où Homère écrivait. On ne voit point autour des
Rois une foule d'officiers ni de gardes ; les enfants des
Souverains travaillent aux jardins & gardent les
troupeaux de leur père ; les palais ne sont point
superbes ; les tables ne sont point somptueuses :
Agamemnon s'habille lui-même, & Achille apprête de ses
propres mains le repas qu'il donne aux Ambassadeurs
d'Agamemnon. Il serait ridicule de reprocher ces
prétendus défauts de bienséance à un Poète qui ne
pouvait pas peindre ce qui n'était pas encore. Aussi les
critiques les plus hasardeux n'ont jamais avancé, que je
sache, qu'il y eût de la faute d'Homère ; on s'est
contenté de dire que son siècle était grossier, & que
par là, la peinture en était devenue désagréable à des
siècles plus délicats.
Quelques adorateurs d'Homère ne sont pas
contiens de
cette distinction : on a grand tort, disent-ils, d'appeler
grossiers ces temps héroïques, où le luxe n'avait point
encore corrompu les moeurs, & où l'homme jouissant
innocemment des vrais biens, n'avait point encore
imaginé ces fausses grandeurs, ni ces fausses richesses
dont la cupidité s'est avisée depuis.
Ne dirait-on pas à ce discours, qu'il y avait plus
de vertu dans le siècle d'Homère que dans le nôtre ?
Car l'épithète d'héroïque ne peut tomber sensément que
sur la justice & la droiture des coeurs, & non pas sur
le défaut de certaines richesses et sur l'ignorance des
arts. Cependant qu'on lise l'Iliade ; ces temps qualifiés
d'héroïques paraîtront le règne des passions les plus
injustes & les plus basses, & surtout le triomphe de
l'avarice. Les chefs ne sont pas moins avides de butin
que les soldats. Le pillage de Troye est toujours le
plus puissant aiguillon de la valeur des Grecs : &
Homère lui-même parle quelquefois de l'or avec une
certaine admiration, qui marque bien que le défaut de
luxe venait moins dans son temps, d'une simplicité
vertueuse, que de grossièreté & d'ignorance.
DES DIFFERENS GENRES D'ELOQUENCE
Nous avons parlé de l'action & des personnages de
l'Iliade ; l'ordre veut que nous parlions à présent des
différents genres d'éloquence qu'Homère y emploie. Il
raconte des faits ; il faut examiner le caractère de sa
narration. Il décrit des actions et des objets. Il faut
voir de quelle manière il peint les choses : il fait
parler des personnages ; nous avons à observer s'il se
met bien à leur place, & si les discours qu' il leur
prête sont du ton et dans l'ordre qu'exigent les
passions qu'il exprime, ou qu' il veut inspirer. Il emploie
des comparaisons fréquentes ; il faut juger du choix &
de la justesse de ses comparaisons. Enfin il répand en
plusieurs endroits les maximes & les sentences ; il faut
voir comme elles sont placées, & si d'ailleurs elles
sont assez importantes & assez solides, je vais suivre
Homère dans cet ordre, & toujours avec cette franchise
qui me parait d'autant plus indispensable dans un
Auteur, qu'elle dépend plus de nous que tout le reste.
DE LA NARRATION
Il y a deux sortes de narrations ;
l'une simple & purement historique, où l'écrivain ne se
propose que de rendre témoignage à la vérité, sans
aucune vue de la rendre agréable : l'autre ornée &
poétique, où l'écrivain doit plaire en instruisant, & qui demande par
conséquent un art dont la première peut se passer.
Les Auteurs sacrés ont employé la narration simple :
ils mêlent indifféremment dans les faits les petites &
les grandes circonstances, quelquefois même les plus
éloignées, comme les plus prochaines ; & quoi qu'elles
eussent toutes leur utilité dans les vues de la sagesse
éternelle qui inspirait ces historiens, je crois qu'ils
ne se mettaient pas eux-mêmes fort en peine ni des
tours, ni de l'arrangement, ni du choix.
L'histoire sainte est vénérable & divine par des
endroits bien plus important que le style ; on la
rabaisse quand on y cherche de l'art, & l'élégance
étudiée qu'on y veut mettre, lui ôterait ce caractère si
sensible de vérité qui fait sa plus grande force.
J'avoue que la narration d'Homère a quelque
ressemblance avec celle des livres saints ; mais je ne
saurais convenir qu'on ait raison de lui en faire un
mérite. Homère n'est point un écrivain d'annales ; il
est Poète, & dès-là, son but devait être d'intéresser
les lecteurs par l'agrément de sa narration : elle
devait être précise et ingénieuse, au lieu que souvent
elle est diffuse et insipide. Il était le maître
d'imaginer les circonstances pour les assortir au fait
principal qu'il avait à raconter. Pourquoi en choisit-il
de basses quand il faut de la grandeur ; de rebutantes,
quand il est question de grâces ; & de lentes, quand le
sujet demande de la vivacité ?
Quand Thétis apporte à son fils les armes qu'a
forgées Vulcain, & qu'elle le presse de se réconcilier
avec Agamemnon ; Homère mêle à ces grandes choses, le
soin que prend Thétis d'écarter les mouches du corps de
Patrocle : allégorie tant qu'on voudra ; la bassesse de
l'image frappe beaucoup plus que la justesse de
l'allégorie.
Junon, en un autre endroit, se pare pour charmer & pour
surprendre Jupiter. Homère descend jusqu'à dire, en
beaux termes, si l'on veut, mais toujours bien
clairement, qu'elle se décrassa tout le corps avant que
de le parfumer ; idée qui ternit mal à propos une image
d'ailleurs toute gracieuse. Neptune est impatient de
secourir les Grecs. Homère raconte que ce dieu va
chercher son char en un certain lieu ; qu'il arrive
ensuite en un autre plus voisin du camp ; que là, il
dételle ses chevaux, & qu'il les renferme lui-même, pour
les retrouver à son retour : détail qui ne convient ni à
la majesté du dieu, ni à son impatience.
Je ne craindrai point de dire
qu'Homère pêche en tous ces endroits, contre le
principe qui doit guider un
Poète dans le choix des circonstances. Il peut imaginer
à son gré des faits propres à exciter l'admiration, la
compassion, la joie, ou tel autre sentiment qu'il lui
plaira ; mais ces faits une fois choisis, il faut que le
détail en soutienne le fonds. Le fait est-il grand ? Les
circonstances doivent être grandes, & se prêter l'une à
l'autre de la dignité. Le fait est-il intéressant ? Il
n'y doit rien mêler qui n'en augmente l'intérêt. Ainsi
l'unité qui doit régner dans le tout doit aussi régner
dans chaque partie : c'est-à-dire, que comme
l'assemblage des faits qui composent tout le Poème, ne
doit produire qu'un effet unique & général ;
l'assemblage des circonstances qui composent chaque
fait particulier, ne doit produire aussi qu'un effet
unique, quoique subordonné à l'effet général.
DES REPETITIONS
Il me semble que c'est ici le lieu de parler des
répétitions d'Homère ; car, quoi qu'il ait répandu ce
défaut par tout, aussi bien dans les descriptions, dans
les comparaisons & dans les discours, que dans les
récits ; on peut dire cependant que c'est un défaut de
tout le Poème, considéré comme le récit d'une action. Ce
défaut regne dans Homère, à un excès qui ne devrait pas
lui avoir laissé de défenseurs, & je ne suis pas moins
étonné des apologies que de la faute même.
Pour la faute, on ne comprend pas trop bien ce qui
pouvait y induire Homère. Dirait-on que c'était l'envie
de faire relire plus d'une fois d'excellents morceaux ?
Mais souvent ces répétitions sont des choses froides &
tout à fait indifférentes. Dirait-on que c'était pour
s'épargner la peine d'un nouveau travail ? Mais souvent
ces répétitions ne tiennent la place de rien, & elles
sont placées en des endroits où un seul mot eût épargné
des pages entières de redites. Dirait-on qu'Homère
donnant ses livres les uns après les autres, ou que le
Poème ne se lisant pas de suite, il a crû devoir pour la
clarté, rappeler dans un livre des choses déjà dites en
d'autres, et qui pouvaient n'être plus assez présentes
pour l'intelligence du sujet ? Mais souvent ces
répétitions sont dans le même livre & quelquefois dans
la même page. Pour moi, je penserais, tout désobligeant
que ce soupçon puisse être, qu'Homère aimait à grossir
son ouvrage de ce qui ne lui coûtait plus rien, & que le
plaisir de récrire ses vers lui en cachait l'inutilité &
le contretemps.
Pour les apologies, on voit bien qu'elles partent
d'un zèle superstitieux pour la réputation d'Homère ;
mais malgré tout ce zèle, on n'a pu rendre raison que
d'une seule espèce de répétition ; c'est quand les
messagers redisent mot pour mot, les discours qu'ils
sont chargés de faire. On prétend que cette exactitude
est de leur devoir : mauvaise raison cependant pour
excuser les redites. N'exprimerait-on pas de même leur
exactitude, en disant qu'ils s'acquittèrent fidèlement de
leur com-mission, comme Madame Dacier le fait
quelquefois, quelque envie qu'elle ait de ne rien
retrancher d'Homère.
Je demande d'ailleurs à ces partisans si
zélés,
quelle application ils peuvent faire de ce principe, aux
autres espèces de répétition ? Par exemple, à celle-ci
que je choisis au hasard entre mille.
Agamemnon, au second livre, propose la fuite à ses
soldats, dans le dessein de les éprouver, & avec une
adresse concertée pour leur inspirer un sentiment tout
contraire. Au neuvième livre, il tient le même discours
aux chefs de l'armée dans le dessein sérieux de les
disposer à fuir en effet. Se peut-il que deux discours
dont le but était si opposé, fussent précisément les
mêmes ?
Madame Dacier a bien senti la difficulté ; elle
prétend, pour la résoudre, que ces deux discours sont
l'un & l'autre, une feinte. Je me réserve à faire voir
le contraire en son lieu : il ne s'agit présen-tement
que des répétitions fréquentes d'Homère, & de
l'impossibilité de les excuser toutes, même par de
mauvaises raisons.
On me dirait en vain, qu'une grande partie de ces
répétitions sont courtes. Je répondrais que les plus
courtes reviennent aussi plus souvent, & que par-là,
elles ne déparent pas moins tout l'ouvrage que les plus
longues. Rien n'est plus ennuyeux, par exemple, que ces
refrains dans les combats de l'Iliade : la terre
retentit horriblement du bruit de ses armes ; il fut
précipité dans la sombre demeure de Pluton.
J'en dis autant de ces longues épithètes, & de ces
attributs attachés aux Dieux & aux Héros ; quand même il
serait vrai que ces attributs n'étaient pas moins essentiels
pour désigner les personnes que les noms propres :
encore n'a t'on pas raison de le prétendre. Homère se
passe souvent de ces attributs ; ils n'étaient donc pas
nécessaires ; & il ne lui restait d'autre raison de les
employer que sa propre négligence.
Quel préjugé contre lui que cette négligence ! Ce serait
trop d'en conclure, sans autre preuve, qu'Homère est
négligé par tout ; mais du moins, ce n'est pas trop de
le soupçonner. J'avoue franchement que je l'ai fait ;
j'ai examiné tout le reste dans cet esprit ; & si le
plaisir de deviner juste ne m'a pas fait illusion, j'ai
trouvé presque par tout que mon soupçon n'était que trop
bien fondé.
Les dernières armes des Apologistes des anciens,
c'est la différence du goût des temps. Ils reprochent
toujours aux critiques, & quelquefois avec raison,
l'injustice qu'ils ont de vouloir ramener tout au goût
de leur siècle : mais souvent aussi, c'est un pur abus
que ce reproche. Qu'un homme ose blâmer Homère de ses
répétitions, croira t'on lui fermer la bouche, en disant
que c'était le goût du temps ? Il ne faut que connaître
la nature de notre esprit, pour juger que ces
répétitions n'ont jamais pu être une source de plaisir ;
& quand on aurait prouvé que c'était la manière des
écrivains, on n' aurait pas fait voir pour cela, que ce
fût un agrément pour les lecteurs.
DES DESCRIPTIONS
Homère a toujours passé pour un grand peintre : & en
effet, il y a plusieurs morceaux dans ses ouvrages, qui
ne font pas beaucoup rabattre des louanges qu'on lui a
prodiguées sur ce talent.
La description du combat d'Achille contre le Xante,
quoi qu'un peu bizarre, celle des jeux célébrés aux
funérailles de Patrocle, quoique mal placée comme elle
est à la fin du Poème, quelques autres peintures, de
celles mêmes que je n'ai pu imiter, parce qu'elles sont
enchâssées dans des épisodes inutiles, sont dignes, à
tout prendre, de toute la réputation d'Homère ; mais il
ne peint pas toujours si heureusement ; & je crois que
sur cette partie, comme sur toutes les autres, il
pourrait égarer souvent ses imitateurs.
Il entre d'ordinaire dans un trop grand détail, &
ses peintures, à force de minuties, deviennent froides
& languissantes. S'il décrit un bouclier (je ne parle
pas ici de celui d'Achille, qui mérite une attention
particulière) il ne se contente pas d' en désigner en
gros la matière & la forme ; il en peint séparément
toutes les parties, & il en fait une espèce
d'inventaire, d' autant plus ennuyeux quelquefois, qu'il
tient à un autre détail aussi importun, je veux dire à
la manière dont ce bouclier a passé de main en main
jusqu'à celui qui le porte : histoire qui entraîne
encore ses parenthèses particulières.
S’il décrit les blessures, c'est, selon la portée de
son temps, avec une précision anatomique qui refroidit
l'imagination, & qui interrompt mal à propos l'intérêt
qu'on prenait à la suite des combats.
S'il décrit les voyages des Dieux, c'est avec un
amas de circonstances qui impatiente le lecteur. On fait
sortir les chevaux de l'écurie ; on tire le char de la
remise ; on attelle ; le dieu part ; il se repose en des
lieux que le Poète décrit encore ; le dieu reprend sa
route, & il arrive enfin : mais ce n'est pas tout ; il
faut encore essuyer le retour, non moins chargé de
circonstances lentes que le départ. Ce n'est pas ainsi,
à mon sens, que les Poètes doivent peindre ; ils doivent
écarter tout l'indifférent, & ne présenter que des
choses dignes de curiosité & d'attention.
On ne les justifie pas toujours en prouvant que ce
qu'ils ont dit, est naturel, si on ne prouve en même
temps qu' ils ont bien choisi ; & malgré le
parallèle
établi entre la Poésie & la peinture, il n' en est pas
tout à fait là dessus de l'une comme de l'autre. Quoique
l'imitation & le choix soient nécessaires au Poète,
comme au peintre, le mérite du choix caractérise
davantage le Poète, & le mérite de l'imitation
caractérise davantage le peintre.
Que le Poète choisisse un objet inutile ou
désagréable ; il ne me causera que de l'ennui ou du
dégoût : au lieu, qu'en blâmant un pareil choix dans le
peintre, je puis encore admirer dans son ouvrage, la
ressemblance parfaite avec les objets qu'il aura
choisis. Par exemple, pour ne point sortir d'Homère,
quand il me peint Achille
occupé à préparer lui-même le repas qu'il veut donner
aux Ambassadeurs d'Agamemnon ; quand il me le représente
dans les fonctions d'un cuisinier, je suis blessé du
désagrément de l'image, sans savoir gré d' ailleurs au
Poète d'une imitation aisée, qui ne consiste que dans la
propriété des termes ; au lieu que le tableau d'Achille
en cet état, tout ridicule qu'il serait pour le choix,
pourrait néanmoins être admirable, par la vérité du
dessein & des couleurs, où il est si difficile & si rare
que les peintres atteignent.
On voit par-là, que le vrai mérite du
Poète n'est
pas de tout peindre ; mais de ne peindre que ce qui
convient, ce qui peut intéresser & ce qui peut plaire.
Il s'en faut bien qu'Homère sait toujours heureux dans
ce choix ; content de ne point sortir du vrai, il ne
paraît pas assez soigneux du grand ni de l'agréable.
DES DISCOURS
Les discours qu'Homère prête à ses personnages, sont
une des plus considérables parties de son Poème ; je
crois même que c'est la plus riche, & celle où il a
répandu le plus de beautés. J'y trouve souvent un fonds
de grandeur & de pathétique, qui, quoique affaibli par
bien des défauts, ne laisse pas encore de se faire
sentir.
Mais, comme il y a des gens que le beau frappe,
jusqu' à les mettre hors d'état de reconnaître les
fautes qui l'interrompent, il y en a d'autres aussi, qui
sont tellement blessés des défauts, que le beau même qui
y tient, ne les touche plus. Chacun peut jouir
impunément de ses préventions, quand on ne lit que pour
son plaisir : ce n'est que quand on juge, qu'on est
obligé d'y regarder de plus près, afin de ne tomber, ni
dans les louanges exagérées, ni dans les critiques
injustes, également honteuses à la raison.
Pour entrer dans cette discussion avec quelque
ordre, je regarde d'abord la manière dont Homère amène
et lie les discours de ses acteurs ; ensuite, si ces
discours sont bien à leur place, & enfin, si ceux qui
sont à leur place, sont conçus comme ils doivent l'être.
La manière dont Homère amène & lie les discours,
est si languissante & si uniforme, qu'elle nuit souvent
à l'effet des discours mêmes. C'est toujours : un tel
dit, un tel répondit ; et pour surcroît de langueur
& d'uniformité, Homère désigne ceux qui parlent, non
seulement par leurs noms, mais encore, comme je l'ai
dit, par de longues épithètes déjà répétées mille fois,
& qui n'ont souvent aucun rapport à l'action présente,
ni au mouvement du personnage. Il nommera quelquefois
vaillant, celui dont il rapporte un discours lâche ; &
quelquefois sage, celui dont il rapporte un discours
imprudent. Quoique ces contradictions soient bien
choquantes, je regrette sur tout la vivacité qu'Homère
fait perdre à son dialogue, par la répétition ennuyeuse
de ces épithètes.
Je ne sais si ces manières de parler manquaient à
sa langue : dit-il, répond-il, reprend Agamemnon,
interrompt Achille : mais, sait la faute du Poète,
sait le défaut de l'idiome, on ne sent pas moins le
besoin qu'en aurait l'Iliade. Quelle différence, par
exemple, entre ces deux manières de lier un discours à
un autre ? Agamemnon le conducteur des peuples
parlait ainsi, & il allait continuer, quand Achille aux
pieds légers l'interrompit en ces termes : superbe fils
d' Atrée, etc. ou bien, en laissant le discours
d'Agamemnon suspendu, Superbe fils d'Atrée,
interrompit Achille. La première manière est trop
lente, & laisse languir l'imagination qui commençait à
s'échauffer ; au lieu que la seconde entretient &
augmente même l'émotion par la rapidité du dialogue.
Cependant la première manière est toujours celle
d'Homère, & l'autre a été si connue depuis, que ce n'est
plus à présent un mérite de l'employer, toute vive &
toute agréable qu'elle est.
A l'égard des discours, il y en a
beaucoup qui sont à leur place, & beaucoup aussi qui n'y
sont pas. Ils sont à propos dans les conseils, dans les
ambassades, & dans quelques autres occasions : mais le
sont-ils de même entre ennemis dans la chaleur du combat
? Se peut-il qu'au fort d'une bataille, des guerriers à
qui il importe de vaincre au plutôt, perdent le temps à
dire de longues injures à leurs ennemis, ou à leur
conter des généalogies & des histoires ? Homère a semé
l'Iliade de ces contre temps ; je n'en citerai qu'un
exemple sur lequel on ne doit pas craindre de juger trop
légèrement
d'Homère ; car, pour peu qu'on le trouve digne de
censure en celui-ci, on peut s'assurer qu'il l'est bien
davantage en d'autres. Je 'ai pas choisi à beaucoup près
le plus bizarre, j'ai mieux aimé le choisir court, le
voici.
Pendant que les deux batailles se mêlaient avec tant
de fureur, la cruelle destinée poussa le valeureux fils
d'Hercule, le grand Tlépolème, contre le divin
Sarpédon. Lorsque ces deux Héros, l'un fils & l'autre
petit-fils du Dieu qui lance le tonnerre, furent tous
deux en présence & prêts à se charger, Tlépolème parla
le premier & lui adressa ces paroles : Sarpédon, qui
commandes les Lyciens, quelle nécessité que tu vinsses
ici montrer ton peu de courage, & faire voir que tu n'es
pas né pour les combats : ceux qui te disent fils du
grand Jupiter te flattent, & veulent nous en imposer. Il
y a trop de différence de toi à ces grands personnages,
à qui ce Dieu donna autrefois la naissance ; de ce
nombre était certainement mon père, infatigable dans
les travaux, invincible dans les combats, & d'une valeur
à toute épreuve : on l'a vu venir autrefois en ce pays
pour les chevaux de Laomédon. Il y vint avec six
vaisseaux seulement & peu de troupes, & cependant il ne
laissa pas de ruiner la ville d'Ilion, & de faire de ces
places un affreux désert. Pour toi, tu n'es qu'un lâche,
& tu laisses périr ici tes troupes malheureusement. Je
ne pense pas que ton voyage de Lycie à Troye, sait d'un
grand secours aux Troyens : non, quand même tu serais un
prodige de valeur : car abattu par ma lance, tu vas
descendre dans le Royaume sombre de Pluton.
Tlépolème reprend Sarpédon, il est vrai qu'Hercule
ruina autrefois la ville de Troye, par la faute & par
l'imprudence du grand Laomédon : il lui refusa les
chevaux qu'il lui avait promis, & pour lesquels ce Héros
était venu de fort loin : ce Roi parjure ne se contenta
pas même de les lui refuser, il le traita indignement,
quoi qu'il en eût reçu de très grands services. Pour
toi, je te prédis que tu n'auras pas le sort de ton père ;
ta dernière heure t'attend ici & terrassé par cette
pique tu vas me couvrir de gloire, & enrichir d'une
ombre l'Empire du Dieu des Enfers.
On peut remarquer en passant, dans ces discours, les
injures grossières, les histoires déplacées, & les
rodomontades puériles ; j'y attaque principalement le
peu d'égard qu'Homère a pour la vraisemblance, en
faisant tenir à ses Héros de si longs discours, quand il
n'est question que de se battre. Pourquoi du moins l'un
des deux combattant, ne prend-il pas avantage de
l'imprudence de son ennemi ? Pourquoi les harangues ne
sont-elles pas interrompues à coups de javelot & de
lance ? Est-il croyable que dans une mêlée, deux soldats
transformés mal à propos en orateurs, puissent achever
si tranquillement leurs discours ?
On a condamné dans un opéra de Quinault, la
scène
où Epaphus & Phaëton se disent des injures & se vantent
réciproquement de leur naissance ; on ne goûtait pas que
l'épée au côté, leur colère s'exhalât en discours :
cependant le contretemps n'est pas là si considérable
que dans la chaleur d' un combat. Mais on a deux poids &
deux mesures pour les anciens & pour les modernes : on
condamne franchement Quinault, parce qu'il est de notre
siècle ; & le préjugé de l'antiquité fait qu'on n'ose
sentir la faute d'Homère.
On dira peut-être, qu'Homère savait aussi bien que
nous, combien il faisait en cela de violence à la nature
; mais qu'il a cependant bien fait d'interrompre ainsi
le récit des combats qui eût été trop ennuyeux sans
cette licence. J'avoue que ces discours délassent un peu
l'esprit de la longueur & de l'uniformité des combats,
et qu’on aime encore mieux les entendre que la
description anatomique des blessures. Mais, c'est
excuser une faute par une autre. Qui obligeait Homère à
s'appesantir sur le détail des batailles, de manière
qu'il eût besoin de violer la vraisemblance pour en
réparer l'ennui ? & d'ailleurs, quand il eût été obligé
à ce détail, ne pouvait-il pas l'interrompre plus
sensément, comme il le fait quelquefois, en racontant de
quelques uns de ses Héros, des histoires variées, où il
était le maître de mêler des circonstances propres à
soutenir & à réveiller l'attention ? Je n'ai garde de
confondre avec ces discours mal placés ceux que les
chefs adressent à leurs troupes, pour les encourager.
Ils sont sans doute à propos, pourvu qu'ils soient
courts, & qu'on ne dise pas, comme Homère, qu'ils
étaient entendus distinctement de toute l'armée.
Il y a d'autres discours suivis que les vainqueurs
adressent quelquefois à ceux qu'ils ont tués.
Complication de contretemps : c'est dans la haleur du
combat, & on les fait à des morts qui n'entendent plus,
et qui ne sauraient répondre. Je sais bien que dans
l'instant de la victoire, il peut échapper au vainqueur
quelques paroles d'insulte & de triomphe ; mais non pas
des discours continués & adressés personnellement au
cadavre. Cela, bien loin d'être héroïque, n'est pas même
naturel. Voici un exemple qui justifiera mon dégoût ;
combien le justifierais-je mieux, si je rapportais tous
les endroits de même espèce ?
Idoménée tue Othryonée qui recherchait Cassandre en
mariage, & qui, pour l'obtenir, n'avait pas moins promis
que de chasser les Grecs de devant Troye. Idoménée, fier
de sa victoire, lui tient ce discours, après l'avoir
tué : Othryonée, vous serez le plus brave de tous les
hommes, si vous tenez la parole que vous avez donnée à
Priam. Ce bon Roi, pour vous engager à la tenir, vous a
promis sa fille : mais nous sommes plus en état de vous
satisfaire que le Roy Priam. Nous allons faire venir
d'Argos, la plus belle fille d'Agamemnon, nous vous la
donnerons en mariage ; à condition que vôtre rare valeur
nous rendra maîtres de Troye. Venez donc fur nos
Vaisseaux, afin que nous dressions les articles : nous
ne sommes pas indignes d'avoir un gendre comme vous.
La raillerie me paraît aussi froide que mal placée,
et je ne puis m'empêcher de dire, à cette occasion, que
les Héros d'Homère sont de fort mauvais railleurs ; ils
ne disent jamais rien en ce genre d'ingénieux ni de bien
choisi. Sans doute, dans le siècle & dans le pays
d'Homère, les esprits n'avaient pas encore acquis
là-dessus, la finesse des derniers temps.
Enfin, les discours les plus mal places de tous,
sont ceux que les hommes adressent à leurs Chevaux.
Heureusement, ils sont en petit nombre dans l'Iliade ;
n'est-il pas encore bien étonnant qu'il y en ait ? Qu'on
impute tout cela, si l'on veut, à la grossièreté des
temps ; il s'ensuivra que les meilleurs esprits devaient
s'en sentir, & que par conséquent les meilleurs ouvrages
étaient encore très imparfaits.
Hector dans un combat, tient ce discours à les
Chevaux : Xanthe & ; Podarge, & vous, Ethon & Lampus,
voici une occasion ou vous pouvez me payer tous les
soins qu'Andromaque fille du magnanime Ection, a eu de
vous, en vous servant tous les jours elle-même, plutôt
qu'à moi, le pain & le vin de ma table. Combien de fois
m'a-t-elle quitté, pour vous aller voir ? les chevaux
mêmes des Dieux ont-ils jamais été mieux traités ?
piquez vous donc de reconnaissance ; poursuivez
rapidement l'ennemi, ne vous ménagez point? hâtez-vous,
afin que nous puissions prendre le bouclier de Nestor
qui est tout d'or massif & dont la réputation vole
jusqu'aux Cieux ; & la merveilleuse cuirasse de
Diomède,
ouvrage admirable de l'industrieux Vulcain. Si nous
nous rendons maîtres de ces glorieuses dépouilles, n'en
doutons point ; les Grecs remonteront cette nuit même
sur leur Vaisseaux qu'ils auront pu sauver, &
abandonneront ce rivage.
Voici encore un discours d'Antiloque à ses chevaux ;
car ces discours n'ennuient point.
Il n'est plus temps de ménager vos forces ; il faut
voler. Je ne vous demande pas de passer les chevaux du
sage Diomède, ces chevaux dont Minerve elle même prend
foin de renouveler l'ardeur, pour couronner leur
maître : mais au moins, joignez les chevaux de Ménélas,
& ne souffrez pas qu'ils vous laissent derrière. Qu'elle
honte pour vous, qu'une cavale devançât des chevaux de
vôtre réputation ! J'ay une chose à vous dire ; ne vous
attendez pas que Nestor ait le même soin de vous ; dès
que vous paraîtrez devant lui, il vous percera de son
épée, si par vôtre lâcheté, nous ne remportons que le
dernier prix. Ne vous épargnez donc point, & déployez
ici tout ce que vous avez de force & de vitesse. Je
ferai de mon mieux de mon côté ; & je m'en vais vous
pouffer par ce chemin étroit, qui vous donnera quelque
avantage.
On voit par ces discours, qu'Homère ne mettait pas
grande différence entre les hommes & les chevaux. Il les
prend par tous les endroits sensibles du coeur humain ;
par l'intérêt, par le plaisir, par la gloire, par la
vertu même. Je ne perdrai point de raisonnement à
critiquer ces endroits ; il n'en faut point d'autre
censure que de les faire lire. Jusqu'où va cependant le
respect de l'antiquité ? Virgile, quoique d'ailleurs
imitateur si judicieux d'Homère, n'a pas laissé de
l'imiter une fois dans cette absurdité.
Je choisis entre les discours bien placés, ceux que
les Ambassadeurs d'Agamemnon tiennent à Achille, pour
désarmer sa colère, & le ramener au secours des Grecs.
Il n' y en a point dans toute l'Iliade qui soient plus à
propos, ni qui donnent une plus grande idée du génie
d'Homère. Outre que l'occasion demandait nécessairement
ces discours, ils sont encore rangés avec art, & dans un
ordre propre à augmenter toujours le plaisir du lecteur.
Ulysse parle le premier ; une éloquence adroite fait le
caractère de son discours ; ainsi l'esprit est
agréablement attaché par le choix de ses tours & de ses
raisons. Achille répond avec une franchise magnanime ;
ainsi l'esprit est élevé par les sentimens du Héros ;
Phenix, le vieux gouverneur d'Achille, reprend d'une
manière touchante & pathétique ; ainsi le coeur est ému
: et enfin Ajax indigné de l'orgueil inflexible
d'Achille, rompt la conférence, avec un dépit généreux
qu'il laisse dans l'âme du lecteur échauffé. Cet ordre
marque sans doute un grand Poète, qui sait, quand il le
veut, maîtriser l'attention par l'arrangement de ses
matières ; & je ne crois pas qu'on pût proposer un
meilleur modèle, pour disposer un sujet heureusement. Il
faut descendre à présent dans le détail de ces discours,
pour y démêler quelques-uns des défauts qui sont semés
par tout dans ceux d'Homère.
Ulysse commence le sien, par se
concilier Achille en louant son amitié & sa
magnificence. Il peint ensuite l'extrémité où sont les
Grecs, & le besoin pressant qu'ils ont de son secours ;
il lui rappelle les avis tendres que Pélée lui donna à
son départ ; conseils qu'Achille a malheureusement
oubliés ; mais dont il est temps de réparer l'oubli, en
cédant aux offres d'Agamemnon. Ulysse fait en cet
endroit le détail de ces
offres, & il répète mot pour mot, trois longues pages
qu'on vient de lire un instant auparavant. Qui ne voit
que l'attention se relâche tout à fait par cette
langueur, & que c'est à recommencer, pour se remettre au
point d'intérêt où l'on était avant le contretemps ? Il
est vrai qu'Ulysse fait succéder à ce détail, des
raisons si vives & si adroites qu'il ranime bientôt le
lecteur ; mais combien le plaisir eût-il été plus grand,
s'il eût été continu ?
Achille en répondant au discours d'Ulysse, autorise
d'abord son ressentiment de l'ingratitude d'Agamemnon.
Il rappelle tout ce qu'il a fait pour les Grecs, & se
compare avec quelque étendue à un oiseau qui s'expose à
tous les dangers pour ses petits. La comparaison est
juste, mais je ne crois pas qu'elle sait de la passion ;
outre qu'Achille ne cherche pas à orner son discours, et
que ce n'est pas même son talent, son dépit ne lui
devait pas présenter ces fleurs, dont il sied bien au
Poète de parer sa narration, mais qui sont interdites
aux personnages, à moins qu'on ne les donne pour
orateurs. Quoique cette comparaison ne sait pas
choquante, comme beaucoup d'autres répandues dans les
discours de l'Iliade, j'ai cru devoir la relever, pour
faire sentir qu’Homère ne contraste pas assez le style
de son propre récit, et celui des discours de ses
acteurs : ce qui me paraît cependant indispensable,
puisque les Poètes se disant inspirés par les muses,
doivent avoir un langage particulier ; au lieu que les
personnages étant des hommes ordinaires, doivent parler
naturellement, selon leur caractère & leur situation.
Achille menace ensuite de partir dès le
lendemain : il tombe là, dans un détail froid et
inutile. si Neptune, dit-il, lui accorde une
navigation heureuse, il arrivera le troisième jour à la
fertile Phtie ; il y trouvera les richesses qu' il
y a laissées en partant ; il y en portera de nouvelles,
de l'or, de l'argent, du fer, & de belles femmes en
assez grand nombre. La passion dédaigne ces petites
circonstances, & quand il serait vrai qu'elles seraient
naturelles, il suffit qu'il sait naturel aussi de les
omettre, pour que le Poète doive choisir entre deux
choses qui sont également dans la nature, celle qui peut
faire le plus de plaisir.
Achille refuse avec hauteur les
présents d'Agamemnon
Quand il me donnerait, dit-il, tous les trésors qui
entrent dans Orchomène, ou dans Thèbes d'Égypte, qui est
la plus riche ville du monde & qui a cent portes, par
chacune desquelles sortent deux cent guerriers avec
leurs chevaux et leurs chars. on sent d'abord que
l'alternative d'Orchomène & de Thèbes n'est point du
tout du caractère de l'emportement, & de plus, que les
particularités de la ville de Thèbes, ne sont pas
supportables en cet endroit, dans la bouche d'Achille.
C'est un exemple d'un des plus grands défauts d'Homère ;
il veut placer chemin faisant, tout ce qu'il sait, & il
n'est pas scrupuleux sur la place.
Enfin Achille répond aux motifs de la gloire, par où
Ulysse a fini sa harangue. Il la traite de chimère, & il
met la vie paisible, quoiqu' obscure, au dessus de tous
les honneurs du monde. On devine bien, par le caractère
d'Achille déjà connu, que son raisonnement ne part pas
de l'abondance du coeur ; mais il n' y a rien, ni dans
le raisonnement, ni dans les termes, qui ne présente une
lâcheté bien sincère ; & il me semble, qu'avec un peu
plus d'art, Homère aurait pu faire briller le courage
d'Achille, même en le faisant parler contre la gloire.
On aurait tort de dire que le ton y peut suppléer :
comme les Poèmes se lisent & qu'ils ne se prononcent
pas, il faut mettre l'équivalent du ton, dans les tours
& dans les paroles mêmes.
Phénix frappé de la résolution d'Achille, emploie
pour le fléchir les larmes, les raisons, & les exemples.
Il rappelle au Héros les soins qu'il a pris de son
enfance ; il le conjure par l'exemple des Dieux de
laisser désarmer sa colère, & il se jette à ses pieds
pour achever de l'attendrir. Tout cela eût été bien plus
touchant dans Homère, sans les défauts qui en éteignent
presque le pathétique.
Un de ces défauts, c'est que Phénix emploie des
circonstances choquantes, en parlant de l'enfance
d'Achille. Combien de fois, dit-il, avez vous vomi
dans mon sein, comme il arrive aux enfants de vomir sur
leur nourrice ? cette citation n'est pas comme les
autres de la traduction de Madame Dacier. Car elle a
supprimé judicieusement cet endroit, qui prouve fort
bien en passant, que tout ce qui est dans la nature,
n'est pas pour cela bon à peindre.
Un autre défaut, c'est que Phénix fait entrer deux
longues histoires dans son discours ; la première,
absolument hors de place, puisque c'est la sienne
propre, qu'Achille devait avoir entendue déjà plus d'une
fois ; la seconde, plus convenable au sujet, mais trop
étendue, & qui contient encore d'autres histoires en
parenthèses.
Les commentateurs admirent ces histoires diffuses
dans la bouche des vieillards d'Homère, parce qu'en
effet le défaut de la vieillesse est d'aimer trop à
conter : mais ils ne songent pas que les vieillards
d'Homère, sont des Héros, & de plus, des sages ;
qu'ainsi, c'était assez au Poète de faire sentir dans
leurs discours l'inclination de l'âge, sans l'outrer,
comme si c'était des personnages de comédie, qu'on eût
choisis exprès pour tourner la vieillesse en ridicule.
Nestor qu'Homère donne pour le plus
sage des hommes, fait en un autre endroit encore pis que Phénix. Il
arrête Patrocle qui refuse de s'asseoir, impatient qu'il
est de retourner vers Achille. Cependant Nestor,
regrettant la vigueur de sa jeunesse, s'abandonne à lui
conter ses anciens exploits contre les Éléens. Il
commençait à conter la chose en gros ; mais ce n'eût pas
été satisfaction pour lui ; il reprend l'histoire dès
son origine, la pare des ornements du Poème, & la charge
de digressions. On ne sait ce qui blesse le plus dans
le discours de ce prétendu sage, ou l'envie démesurée de
parler, ou la vanité, ou l'imprudence. Ici, Phénix n'est
pas si condamnable dans ses histoires ; mais il est
ennuyeux, & ce défaut tient lieu de tous les autres.
Enfin, Achille résistant encore aux instances
de Phénix, Ajax indigné rompt de dépit la
conférence. Il s'adresse d'abord à Ulysse, ne daignant
pas seulement parler au superbe Achille ; & s'il s'échappe
ensuite à lui reprocher directement son orgueil, c'est
par l'impétuosité du dépit même : je ne désirerais
qu'une chose dans son discours ; c'est qu'il finît par
un trait d'indignation, qui soutînt dans l'âme du
lecteur le même mouvement que le reste y fait naître.
Un discours doit avoir son unité comme toutes les
autres parties du Poème ; il ne faut pas que rien en
démente le caractère dominant ; & la fin sur tout, doit
en présenter, s'il se peut, une idée plus vive que tout
ce qui précède. Si le fonds d'un discours est
l'éloquence, la fin doit en être
le trait le plus propre à persuader. Cette règle est
fort bien observée par Ulysse. Si le fonds en est
pathétique, comme celui de Phénix, la fin doit en être
touchante : celle du discours de Phénix ne l'est pas. Si
le fonds en est l'indignation, comme de celui d' Ajax,
il doit finir avec le même sentiment, & il en est
là-dessus de l'esprit, comme de l'oreille sur la
musique. Un air composé dans un mode ne peut passer que
par certains chemins, pour finir indispensablement dans
le ton qui lui est propre ; autrement l'oreille est
blessée. Il faut de même qu'un discours composé dans un
certain mouvement, sait rangé dans l'ordre particulier
que ce mouvement exige, & qu'il finisse de manière à le
soutenir & à l'accroître ; autrement l'esprit sent qu'on
l' égare, & il se rebute.
Je finirais ici cet article, où peut-être suis-je
déjà entré dans un trop grand détail, si je ne m'étais
engagé de faire voir, contre le sentiment de Madame
Dacier, que des deux discours où Agamemnon propose la
fuite à ses soldats & à ses chefs, le premier est
simulé, & l'autre est sincère. Madame Dacier n'a d'autre
raison de les croire tous deux simulés, que parce qu'ils
sont les mêmes ; & elle n'en décide ainsi que sur la
bonne opinion qu'elle a d'Homère qui aurait dû les
varier, si le dessein en eût été différent. Je crois
avoir des raisons plus concluantes pour le sentiment que
j'avance. Agamemnon, au second livre, se tient assuré de
la victoire, sur la foi du songe que Jupiter lui a
envoyé ; il assemble les chefs ; & leur dit qu'il veut
éprouver l'armée, en lui proposant la fuite, afin que si
elle donne dans le piége, ils arrêtent & raniment les
lâches qui auront pris son discours à la lettre. Après
ces préparations, il parle en effet aux soldats, & il
leur propose imprudemment la fuite, comme un ordre
absolu de Jupiter ; pouvaient-ils ne s'y pas rendre,
fatigués qu'ils étaient déjà de neuf années entières de
batailles ? Au neuvième livre, la situation est bien
différente ; les Grecs ont été repoussés par Hector au
de-là de leurs vaisseaux ; Agamemnon désespéré du salut
de l'armée ; & c'est dans ces circonstances qu'il
propose aux chefs d'abandonner le siége de Troye. Comme
il est vraisemblable qu'alors la proposition est sincère,
Homère aurait averti que c'était encore une épreuve,
s'il avait voulu qu'on le pensât ; d'ailleurs, quelqu'un
des chefs s'en serait douté, d'autant plus aisément
qu'ils avaient déjà entendu le même discours, lorsqu'il
n'était qu'une feinte. Cependant personne ne soupçonne
là-dessus la sincérité d' Agamemnon ; Diomède, au
contraire, lui reproche durement sa lâcheté ; le sage
Nestor applaudit à la liberté de Diomède, & pour tout
dire, Agamemnon ne se justifie point. Qu'on mette dans
la balance le préjugé favorable pour Homère, et qu'on
lui oppose toutes ces raisons : je doute fort que le
poids sait égal, & je craindrais plutôt que la faute
avérée comme elle l'est, ne fît penser trop
désavantageusement de tout l'ouvrage.
DES COMPARAISONS
On emploie les comparaisons dans le Poème, ou pour
donner une idée plus vive & plus distincte de ce qu'on
représente, par des similitudes exactes ; ou pour élever
& réjouir l'esprit par des images nobles & agréables ;
ou seulement pour nourrir et varier la narration qui
serait trop sèche et trop uniforme sans ce secours.
J'examine
les comparaisons d'Homère sous ces trois égards, pour
en discerner les beautés & les défauts ; selon la fin
qu'il a dû se proposer.
Il n' y a guère de comparaisons de la
première espèce dans Homère. Souvent au lieu que ces
prétendues
similitudes devraient fixer l'esprit à l'objet
principal, en le rendant plus clair, elles y jettent de
l'obscurité, & le font même perdre de vue, dans un amas
de circonstances qui n'y ont
aucun rapport. Je n'en veux d'autre exemple, que la
comparaison des jambes de Ménélas, avec l'ivoire teint
de pourpre.
Tel que l'ivoire le plus blanc qu'une femme de Méonie
ou de Carie a peint avec la plus éclatante pourpre, pour
en faire les bossettes d'un mords ; elle le garde chez
elle avec soin ; plusieurs braves cavaliers le voient
avec admiration & d'un oeil d'envie ; mais il est
réservé pour quelque Prince ou pour quelque Roi ; car ce
n'est pas une parure vulgaire, & elle fait en même
temps
l'ornement du cheval, & la gloire du Cavalier. Telles
parurent alors, divin Ménélas, vos jambes, quand on les
vit teintes de ce beau sang qui coulait jusques sur vos
pieds. Cette comparaison a déjà été attaquée par
Monsieur Perrault, avec beaucoup de raison, selon moi ;
mais comme en traduisant, il s'était trompé lui-même sur
le sens d'un mot, les Savants ont tiré avantage de sa
méprise ; & ils ont crû justifier suffisamment Homère,
en relevant d'un ton de maître, l'erreur de M Perrault,
sans songer que cette erreur n'ajoute rien à l'écart de
la comparaison ; ce qui est le seul ridicule qu'on y
attaque. Pour moi je ne crains pas qu'on m'accuse
d'avoir corrompu cet endroit, puisque je n'emploie que
les paroles de Madame Dacier, qui, quoiqu'elle en dise,
corrige plus souvent Homère qu'elle ne l'affaiblit ; car
elle me permettra de le dire, elle a beau se piquer
d'être littérale, son goût & son jugement lui font
souvent violence, & on pourrait lui reprocher bien des
infidélités dans sa traduction, qui tournent toutes au
profit de l'original.
Il y a des esprits sévèrement exacts, qui ne
sauraient goûter les comparaisons. Ils pensent qu'
elles n'éclaircissent jamais rien, parce qu'elles sont
toujours très imparfaites, & qu'il vaudrait bien mieux
s'attacher à bien peindre l'objet dont on parle, que d'
avoir recours à des similitudes
tronquées, qui ne servent qu'à confondre les choses.
Cela est vrai, à parler philosophiquement, mais en
matière de Poésie, rien n'est plus faux. Les Poètes ne
doivent pas tant songer à donner des idées précises,
qu'à en donner de vives, quoiqu'un peu plus
confuses.
Les comparaisons bien choisies font cet effet.
L'imagination embrasse avec plaisir deux objets à la
fois ; elle aime à augmenter elle-même les rapports
imparfaits qu'elle y trouve, &elle ne chicane point,
pourvu qu'on ne l'égare pas trop sensiblement. Il faut
avouer qu'Homère ne la ménage pas assez là-dessus ; il
mêle dans les choses qu'il compare des circonstances
trop contraires ; il lui suffit que sa comparaison
ressemble par quelqu' endroit, & il s'abandonne sans
scrupule, à la suivre par les côtés qui ne ressemblent
pas.
Pour ce qui est d'élever & de réjouir l'esprit par
les comparaisons ; il faut convenir, qu'Homère y réussit
assez bien : les siennes ont presque toutes de la
noblesse & de l'agrément. La majesté des Dieux, la
splendeur des astres, le courroux des flots & des vents,
l'ardeur des chasseurs & des chiens, le courage & la
force des lions, la vigilance des pasteurs, la docilité
& les frayeurs des troupeaux : voilà ses images
ordinaires ; que pouvait-il choisir de plus grand & de
plus agréable ?
On lui reproche cependant quelque bassesse ; par
exemple, la comparaison d' Ajax assiégé par une foule de
combattant, & qui se retire à regret du champ de
bataille, à un âne que des enfants chassent d'un pré à
coup de pierre, & qui mange encore l'herbe en se
retirant. C'est sur tout le choix de l'âne que les
critiques ont attaqué. Je ne crois pas qu'ils aient
raison : car l'idée de bassesse que nous attachons à
l'âne est arbitraire, & on pouvait l'estimer aussi
raisonnablement en Grèce, que nous le méprisons ici.
Malgré cette justification, la comparaison me blesse
encore un peu par les enfants & la gourmandise opiniâtre
de l'âne ; car en tout temps & en tout pays, ces images
ne répondent pas assez noblement à la valeur obstinée
d'Ajax & à la fureur de ses ennemis.
Je sais bien qu'on trouve presque autant d'art dans
les comparaisons, à descendre du grand au petit, qu'à
s'élever du petit au grand ; mais cette maxime me paraît
fausse, dans les vues du Poème épique. L'esprit une fois
élevé ne veut rien perdre d'une impression qui flatte son
amour propre ; c'est ce qui arrive dans les comparaisons
dégradées, au lieu qu'il trouve à gagner, quand la
comparaison est plus noble que l'objet principal. Ainsi
je trouve beaucoup d' art à comparer les petites choses
aux grandes ; & je croirais qu'il faut éviter de
comparer les grandes aux petites, à moins que ces
petites choses ne compensent par leur agrément la
noblesse qui leur manque.
Pour ce qui regarde la variété que les comparaisons
doivent jeter dans le Poème, on peut établir deux
règles ; l'une d'employer les images les plus
différentes qu'il est possible ; l'autre de les
distribuer dans la narration, de manière qu'elles ne
savent pas trop voisines les unes des autres, & qu'on
n'en rassasie pas le lecteur. Faute de ces ménagements on
retombe dans l'uniformité qu'on veut éviter.
Ce ne serait pas assez de varier les circonstances
de ses images, si le fonds en demeurait trop semblable,
parce que c'est le fonds qui frappe le plus. Que je
présente trop souvent l'image du lion & des troupeaux ;
que tantôt le lion dévore les troupeaux et qu'il fasse
fuir les pasteurs ; que tantôt les pasteurs le
contraignent de se retirer ; qu'il assiége la nuit une
bergerie, ou qu'en plein jour il répande la terreur dans
les pâturages : on ne me saura pas tant de gré des
divers aspects où j'offre le lion & les troupeaux, qu'on
s'ennuiera de les voir toujours revenir sur la scène.
On court le même risque d'ennuyer par la trop grande
abondance des comparaisons ; au lieu qu'elles délassent
du récit, quand le Poète en use sobrement, c'est le
récit qui délasse des comparaisons quand elles sont trop
fréquentes ; le sujet se perd dans les ornements, &
l'esprit se révolte naturellement contre ce désordre.
Si ces règles sont judicieuses, Homère est tombé
dans deux grands défauts. Il emploie souvent les mêmes
sujets de comparaison, & jusqu'à trois & quatre fois
dans la même page ; comme si un objet l'ayant une fois
frappé, son imagination ne lui en présentait plus
d'autres. Il entasse aussi trop de comparaisons de suite
; il y en a jusqu'à cinq à la fin du cinquième livre,
qui rebutent par la longueur, & qui désunissent
désagréablement l'action du Poème.
J'entrevois ici que l'on pourrait me reprocher
quelque contradiction. J'ai dit qu'Homère réussissait
assez bien à élever & à réjouir l'esprit par les
comparaisons, & je dis à présent qu'il rebute et qu'il
ennuie : comment concilier ces deux effets ? Je demande
de l'équité. Qu'on songe que j'examine les choses sous
différents égards ; quand je loue Homère, c'est par le
choix de ses images en elles-mêmes, indépendamment des
répétitions, & de la multiplicité, quand je le blâme,
c'est par le défaut de variété, ou par une abondance
vicieuse. Ce principe peut servir à me disculper en
d'autres endroits, où l'on serait tenté de me faire une
pareille objection.
DES SENTENCES
Les sentences font un double effet dans le Poème, elles
l'embellissent & le rendent utile : après que les
exemples ont frappé l'imagination, et échauffé le coeur,
elles fixent dans l'esprit les impressions qu'ils y ont
faites, par des préceptes courts, qui invitent
d'eux-mêmes la mémoire à s'en charger. Ainsi le Poète
habile ne manque pas de les répandre dans son ouvrage, &
de les revêtir, autant que la raison le permet, de tout
l'éclat qui peut intéresser à les retenir : car souvent
le lecteur plus amoureux du plaisir que de la
perfection, dédaignerait ces maximes si elles n'étaient
qu'utiles, au lieu que si elles l'attachent d'abord par
leur beauté, il peut aller ensuite jusqu'à en goûter la
solidité, & à en faire usage.
Il faut pour cela qu'elles savent bien placées,
élégantes, précises & d'un grand sens. Il faut qu'elles
savent bien placées, c'est-à-dire, qu'elles conviennent
aux actions & aux événement dont on parle ; car si
l'esprit ne les trouve appuyées de l'expérience, il les
juge frivoles, & elles ne sauraient faire d'impression.
Homère, par exemple, n'a pas placé heureusement cette
sentence fameuse : la pluralité des Rois n'est point
bonne. C'est Ulysse qui l'emploie pour retenir les
soldats qui fuyaient aux vaisseaux par l'ordre
d'Agamemnon : ordre qui devait être d'autant plus
respecté, qu'Agamemnon l'avait donné comme un ordre
absolu de Jupiter même. était-ce le lieu de faire valoir
la nécessité d'un seul chef ; & ne semble-t-il pas au
contraire, que les soldats auraient pu rétorquer la
maxime d'Ulysse contre lui-même ? La pluralité des Rois
n'est point bonne ; pourquoi oppose-tu donc ton autorité
à celle de notre roi ? C'est nous qui lui obéissons en
fuyant ; & c'est toi seul qui lui résistes en prétendant
nous retenir. Une maxime si déplacée ne se concilie
point la créance, & le Poète la décrédite lui-même par
le contretemps.
Il faut encore que les sentences
savent élégantes,
précises & d'un grand sens. C'est l'élégance qui y
répand la beauté, c'est la précision qui y met la force,
& c'est le grand sens qui en fait le prix. Homère en
emploie quelquefois de cette perfection. Polydamas
presse Hector de rentrer dans Troye, et lui prédit de
grands malheurs, s'il s'obstine à demeurer hors des
murs. Hector lui répond, que le meilleur de tous les
augures est de combattre pour sa patrie. Il serait
difficile de trouver rien de plus élégant, de plus
précis, ni de plus sensé. Patrocle dit ailleurs à Mérion
qui s'amusait à insulter Enée dans le combat : Les
conseils veulent des paroles, & la guerre demande des
actions. Cette maxime est sans doute fort belle, &
il serait à souhaiter qu'Homère ne l'eût point perdue de
vue : il nous aurait épargné toutes ces harangues dont
il ralentit les combats. Mais malheureusement, les
Poètes ne sont pas toujours fort conséquents ; ils disent
le pour & le contre, selon que l'imagination le leur
présente ; et comme ils ne pensent pas d' ordinaire par
principes, il ne faut pas s'étonner s'ils se condamnent
quelquefois eux-mêmes, sans s'en apercevoir.
Toutes les maximes de l'Iliade ne sont pas de la
même beauté. Il y en a de triviales, comme celle-ci :
les hommes n'ont pas tant de vigueur à jeun, qu' après
avoir mangé. Il y en a de diffuses, comme cette
autre : l'adresse fait souvent plus que la force
; c'en était assez pour une sentence ; mais Homère
ajoute : c'est moins par sa force que par son
adresse, qu'un charpentier réussit dans son art ; c'est
par son adresse & non par sa force, qu'un pilote sauve
son vaisseau au milieu des plus grandes tempêtes ; &
enfin c'est par son adresse qu'un cocher devance un
autre cocher. Les sentences triviales rebutent,
parce qu'elles n'apprennent rien ; & l'on ne veut pas
perdre de temps à ce qui ne vaut pas la peine d'être dit.
Les diffuses ennuient, parce qu'elles ne laissent rien à
penser : plaisir qu'il faut toujours ménager au lecteur,
sans préjudice de la clarté.
Quoique la vérité paroisse le fonds essentiel des
sentences, il y a néanmoins une distinction à faire
entre celles que le Poète dit de lui-même, & celles
qu'il fait dire à ses personnages. Dans celles que le
Poète dit de lui-même, la vérité doit être exacte &
absolue, parce qu'il est obligé de penser juste. Il doit
être même d'autant plus circonspect en ces endroits, que
le plus ou le moins de jugement qu'il y fait paraître,
lui donne aussi plus ou moins d'autorité sur le reste.
Mais pour les sentences que le Poète met dans la bouche
de ses personnages, il suffit qu'il y ait une vérité de
relation ; c'est-à-dire, qu'elles savent conformes au
caractère et à l'état de celui qui parle ; parce que la
vérité de la maxime n'est pas alors l'objet du Poète,
mais la vérité du caractère & de la passion.
Ainsi une maxime vraie, peut-être vicieuse dans la
bouche d'un personnage, s'il n'est en situation de la
penser : au lieu qu'une maxime fausse y a bonne grâce,
si elle peint l'illusion que les passions font à son
esprit.
DE L'EXPRESSION
L'expression est à-peu-près dans la
Poèsie, ce que
le coloris est dans la peinture. Ce ne serait pas assez
que la composition d'un tableau fût sage, ni que le
dessein fût exact, si le coloris n'achevait de donner
aux objets toute leur ressemblance. Ainsi ne suffirait-il
pas dans un Poème que l'action fût bien imaginée, que
ses différentes parties fussent rangées dans leur ordre,
& conformément au bon sens & à la nature ; si
l'expression ne vient animer tout l'ouvrage, les autres
beautés y demeureront presque sans effet, et pour ainsi
dire, en pure perte. Il n'y a jamais eu d'ouvrage fait
pour plaire, qui se sait soutenu longtemps sans une
beauté d'expression convenable à la matière ; & quoique
les ouvrages dogmatiques puissent s'en passer, puisque
l'Auteur ne s' y propose que d'instruire, & que le
lecteur ne doit s'y proposer que d'apprendre, on ne
laisse pas de regretter encore l'agrément du langage,
quand il y manque.
La raison de cela, est que l'expression n'est
presque jamais indifférente ; si elle ne sert à la
pensée, elle lui nuit, & par conséquent, si elle ne
plaît, elle choque ou du moins elle ennuie. Il n' y a
point de synonymes parfaits dans les langues ; un mot ne
renferme point précisément, & dans toutes ses
circonstances, le sens d'un autre mot ; chaque tour même
exprime une manière particulière de sentir & d'envisager
les choses.
Je conclus de ces principes, que puisque
l'ouvrage d'Homère a réussi de son temps et dans les
siècles qui l'ont suivi, il faut qu'en général Homère
ait bien parlé sa langue, & qu' il en ait fait un usage
vif & ingénieux, propre à faire valoir ses fictions.
Mais je crois aussi qu'il faut s'en tenir à ce préjugé
vague & indéterminé ; ce serait une témérité aux plus
Savants mêmes, d'entrer là-dessus dans un grand détail.
Personne ne possède assez les langues mortes, pour en
sentir, comme il faudrait, les délicatesses, les grâces
ou les négligences ; ni ce qu'il peut y avoir d'heureux
ou de forcé dans les licences que les Auteurs ont
prises. Que celui-là se montre, qui se croit en état de
deviner juste tout ce que Virgile eût corrigé dans son
Enéïde, s'il eût eu le temps d'y mettre la derniere main
: & si personne n'en sait assez pour découvrir &
apprécier ces fautes, personne n'en sait assez non
plus, pour sentir les traits heureux ; selon leur degré
de perfection ; car il ne faudrait pas une connaissance
moins fine de la langue, pour l'un que pour l'autre.
Il est déjà sûr qu'il n' y a point d'écrivain
irréprochable pour l'expression dans quelque langue que
ce puisse être. Nous en pouvons juger par nos meilleurs
ouvrages françois : où ne trouverait-on pas des fautes ?
On en a trouvé en effet plus de vingt dans les trois
premières pages d'un livre estimé généralement pour le
style. Tout ce que nous pouvons faire, nous autres
François, c'est de reconnaître ces fautes, malgré les
agréments dont elles sont rachetées ; mais je suis
persuadé que si notre langue mourait, & qu'elle devînt
une langue savante, les plus habiles alors ne
sentiraient pas comme nous, ni les défauts ni les grâces
de ces endroits, où nous trouvons à la fois de quoi
louer & de quoi reprendre.
C'est dans ce cas que sont à l'égard de l'expression
d'Homère, les plus versés dans la langue grecque. Ils ne
sentent qu'à peu près ses beautés & ses négligences ; &
à combien d'erreurs cet à peu près peut-il les
induire, quand ils se hasardent à des appréciations trop
positives ? Ils courent risque à tout moment de prendre
pour faute ce qui est beauté, & pour beauté ce qui est
faute.
Voici, par exemple, un endroit d'Homère, où je
soupçonne quelque méprise de la part des commentateurs.
Glaucus & Diomède, ayant renoué entr'eux l'alliance qui
était entre leurs ancêtres, changent d'armes pour gage
de leur amitié naissante. Glaucus donne des armes d'un
grand prix, pour celles de Diomède qui valaient beaucoup
moins. Homère, selon les uns, dit que Jupiter ôta la
sagesse à Glaucus ; parce qu'ils le regardent comme la
dupe du marché. Mais, selon Madame Dacier qui pense plus
noblement, il dit que Jupiter éleva le courage à Glaucus
; parce qu'elle trouve de la générosité dans la perte
qu'il veut bien faire. L'expression grecque, dit-elle,
signifie l'un et l'autre. J'avoue ingénument que je ne
le saurois croire. La négligence du Poète serait-elle
pardonnable, d'avoir laissé dans son expression deux
jugements si opposés de l'action de Glaucus ? était-il
donc indifférent de le donner pour stupide ou pour
magnanime ? Pour moi je juge plus favorablement d'Homère
; son expression ne signifiait apparemment qu'une chose,
surtout dans la place où elle est, quoique dans la
suite, on ait pu la mettre à d'autres usages. Qu'on
prouve le contraire, si l'on veut ; la preuve ne
tournerait que contre Homère ; elle le convaincrait
d'une négligence si outrée, que je n'ai osé l'en
soupçonner.
Je juge aussi favorablement d'un ordre qu'un des
chefs de l'Iliade donne à ses soldats dans le fort d'une
bataille. Cet ordre, à ce qu'on dit, signifie également
quatre choses toutes différentes ; & c'est un beau
secret, continue-t-on, de pouvoir dire tant de choses à
la fois. C'est au contraire, à mon sens, la plus grande
de toutes les fautes. Un ordre donné à des soldats dans
le fort d'une action, peut-il être trop clair ; &
peut-on risquer de mettre la confusion entre eux, par
une équivoque qui les ferait agir si diversement ? Non,
quoiqu'on en dise, je n'accuserai point Homère de ces
imprudences : il est bien plus vraisemblable que c'est
notre ignorance de sa langue, qui fait notre embarras, &
qui ne nous permet pas de discerner bien précisément ce
qu’il a voulut dire.
Pour mettre encore mieux en jour notre impuissance
à juger de l'expression d'Homère, transportons-nous à
deux mille ans dans l'avenir ; imaginons-nous que nous
parlons une nouvelle langue, & que le François est alors
ce que le Grec est aujourd'hui. Nous étudierions
Corneille & Molière comme des Auteurs classiques qu'on
nous proposerait pour modèles. Nous aurions lieu de
penser sur le témoignage de leurs contemporains & des
siècles suivants, que ces Auteurs étaient admirables dans
l'expression. Ce serait bien fait de céder en général à
cette autorité ; mais combien nous égarerions-nous dans
le détail ? Que de barbarismes transformés en élégances
! Que de figures forcées, proposées comme de nobles
hardiesses ! Que de bassesses, qualifiées de noble
simplicité !
Tout ce qu'elle peut faire, en un tel accessoire,
C'est de me renfermer en une grande armoire.
Quelque homme de lettres de ce temps-là, & profond
dans le français, n'emploierait-il pas hardiment en
cette langue, accessoire pour conjecture, pour occasion
; & ne croirait-il pas bien prouver l'élégance & la
propriété de son expression en la montrant dans Molière ?
Qu'est-ceci, Fabian, quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon espoir & le réduit en poudre !
Quelque commentateur de Corneille ne se récrirait-il
pas sur la beauté de cet espoir personnifié & mis en
poussière ? Nôtre langue, pourrait-il dire, n'est pas si
hardie ; mais ce sont autant de beautés qui nous
manquent.
Ou Rome à ses agents donne un pouvoir bien large,
Ou vous êtes bien long à faire votre charge.
Qui s'apercevrait alors que ces deux vers sont fort
bas pour l'expression, quoique assez beaux pour le sens ?
Ne pourrait-il pas même arriver que quelque savant
admirât le bel effet que font le long & le large dans
ces deux vers ?
Je suis persuadé que nos commentateurs ne sont pas
quelquefois plus heureux dans leurs exclamations ; &
qu'ils louent bien des choses que les contemporains
censuraient. Ainsi, pour revenir à Homère, je crois que
c'est assez de présumer en général que son expression
est fort belle, & qu'on peut le soupçonner encore de
bien des fautes en ce genre, dont nous ne sommes pas
juges compétents, non plus que des beautés.
DE LA MORALE
La bonne Morale est nécessaire dans un
Poème ; car
quoique l'Auteur ne s' y propose ordinairement que de
plaire, il n'y saurait réussir qu'autant qu'il paraît
porter des choses les mêmes jugements que les autres
hommes en portent : & comme nous trouvons toujours la
vertu belle & le vice odieux, quand l'intérêt présent de
nos passions ne nous aveugle pas, nous ne goûterions pas
un ouvrage, s'il n'était conforme à ce jugement naturel
du coeur humain. Il faut donc que le Poète représente la
vertu et le vice sous des traits qui justifient notre
goût & notre aversion ; & ne fût-ce que pour l'intérêt
de plaire, il doit être presque aussi fidèle à la bonne
morale, que s'il n'avait dessein que d'instruire.
C'est en effet la louange que l'on a donné à Homère
; on prétend qu'il a toujours proposé le bon pour bon ;
& le mauvais pour mauvais ; mais je ne trouve pas que
cette louange lui sait due bien légitimement, & il me
paraît au contraire, qu'il porte souvent des jugements
faux des actions qu'il représente.
Je prends pour les jugements du
Poète, ce qu'il fait
dire à ceux de ses acteurs qu' il donne pour sages ; ce
qu'il fait faire & penser à celles de ses divinités qu'
il donne pour bonnes ; et enfin la manière dont il peint
les diverses actions, dans laquelle on sent bien, pour
peu qu' on y prenne garde, s' il les approuve, ou s' il
les condamne.
Commençons par les jugements du Poète, renfermés dans
les discours de ses acteurs. Au premier livre, Achille
parle avec insolence à Agamemnon ; Agamemnon le menace
de lui enlever Briseïe, & la colère d'Achille
s'allumant, le sage Nestor se lève pour les calmer. Il
remontre à l'un qu'il doit du respect au chef de
l'armée, & à l'autre qu'il doit de l'égard au fils des
Dieux. Voilà dans la bouche de Nestor, un jugement
d'Homère, sur la conduite d'Achille & d' Agamemnon ; il
les condamne l'un & l'autre ; la morale est contente.
Au neuvième livre au contraire,
Agamemnon désespéré de la déroute & du découragement de
ses soldats, propose aux chefs d'abandonner le siége.
Diomède le traite de lâche avec le dernier mépris ; lui
dit qu'il est le maître de partir quand il voudra, que
tout le camp même peut le suivre ; mais que pour lui il
demeurera seul avec Stelenus, bien assuré du succès. Le
sage Nestor applaudit sans restriction à tout ce
discours ; ainsi Homère n'en condamne ni l'insolence, ni
la vanité, comme la bonne morale le demandait.
Je passe aux jugements du Poète renfermés dans les
sentimens & dans les actions de ses Dieux. Thétis au
premier livre, conseille à Achille la plus mauvaise
action qu'il pût jamais faire ; c'est-à-dire, de se
retirer sur ses vaisseaux ; & de laisser périr les Grecs
qui n'étaient pas coupables de l'injustice d' Agamemnon.
Ce n'est pas assez ; car on me dirait peut-être que
c'est une mère qui épouse les passions de son fils ;
Jupiter lui-même se déclare le protecteur de la
vengeance d'Achille, au lieu qu'en bonne morale, il
aurait dû l'en punir. Demanderait-on une meilleure
preuve du jugement d'Homère, sur la colère d'Achille, et
voudrait-on soutenir encore qu'il ne laisse pas de
condamner ce que Jupiter approuve ? Minerve, ailleurs,
va elle-même exhorter Pandare à la plus grande de toutes
les perfidies ; & dans la suite, elle trompe le
religieux Hector, en faveur du cruel Achille. Peut-on
puiser quelques idées de justice dans ces exemples ?
Il y a enfin une manière de peindre les actions qui
en renferme un jugement. Si le Poète juge l'action
odieuse, il ne choisit que des couleurs propres à
exciter le mépris ou la haine ; s'il la juge belle, il
la revêt de tout ce qui peut attirer l'admiration. Ainsi
Homère donne à de certains vices un éclat qui décèle
assez l'opinion favorable qu'il en avait ; on sent par
tout qu'il admire Achille ; il ne semble voir dans son
injustice & dans sa cruauté, que le courage & la
grandeur d'âme, & l'illusion du Poète passe souvent
jusqu'au lecteur. Alexandre fut tellement frappé de
l'éclat du caractère d'Achille, qu'il se le proposa tout
entier pour modéle ; & parce que ce Héros après avoir
tué Hector, le traîna indignement sur la poussière :
Alexandre crut enchérir sur sa gloire, en traînant de
même encore tout vivant, le gouverneur d'une place qu'il
venait de prendre. Avait-il, au fond si grand tort, de
vouloir ressembler à un homme qu'Homère distingue par
tout, par une protection particulière des Dieux ?
Je remarque, à cette occasion, que la morale la
plus sensible de l'Iliade, c'est le besoin que nous
avons du secours des Dieux ; Homère n'est point ménager
de preuves sur cet article ; tout son Poème n'en est
qu'un tissu. Les sentimens dont il aurait pu se fier à
la nature, il les fait inspirer expressément par les
Dieux. Priam ne se serait point avisé de redemander le
corps de son fils, si Jupiter ne lui en eût donné
l'ordre par Iris. Le courage & la force des Héros ne
leur suffisent pas pour vaincre, si les Dieux ne s'en
mêlent. Apollon aide Hector à triompher de Patrocle, &
Minerve aide Achille à triompher d'Hector.
L'instruction serait solide, si
Homère n'en perdait
tout le fruit, en donnant pour cause de la protection
des Dieux, plutôt leur caprice, que notre religion &
notre fidélité à nos devoirs. Venus protége le perfide
Pâris ; Jupiter protége l'injuste Achille ; sont-ce là
des exemples qui encouragent les hommes à la vertu ? &
que leur importe de savoir qu'ils ont besoin du secours
des Dieux, si l'on ne leur enseigne aucun moyen de
l'attirer.
Mais pourquoi, m'objectera-t-on peut-être, l'Iliade
a-t-elle plu, si la morale y est aussi violée, que vous
le dites ? Je répons qu'Homère a suivi les idées de son
temps, & qu'il portait des choses les mêmes jugements que
ses auditeurs. Il n'avait peut-être pas la force de
s'élever à des idées plus justes ; mais aussi n'était-il
pas nécessaire pour son dessein. La vengeance &
l'orgueil étaient en honneur ; il les y a laissées ; &
son siècle n'était point choqué de les voir représenter
sous des traits qui confirmaient son jugement. Dès que
la morale s'est éclaircie, dès qu'il a paru des
philosophes, on a vu des censures d'Homère ; & quoique
sa réputation se sait soutenue depuis ces censures, ce
crédit ne vient pas de la vérité de ses jugements ; & ce
n'est qu'un préjugé d'éducation fondé sur des
applaudissements, qui, à remonter jusqu'aux premiers
suffrages, ne sont la plupart que des échos les uns des
autres.
DU MERITE PERSONNEL D'HOMERE ET DU PRIX DE L’ILIADE.
Ce qu'il y a jusqu'ici de louanges dans cette
dissertation, appartient personnel-lement à Homère, & ce
qu'il y a de critique tombe presque toujours sur
l'Iliade même. Car il faut bien se garder de confondre
l'Auteur & l'ouvrage dans le même jugement, puisqu'on ne
doit pas les examiner l'un et l'autre par les mêmes
règles.
En quoi consiste la perfection d'un esprit
poétique
? C'est dans une imagination sublime & féconde, propre à
inventer de grandes choses différentes entre elles ;
c'est dans un jugement solide, propre à les arranger
dans le meilleur ordre ; & enfin, dans une sensibilité,
& une délicatesse de goût, propre à entrer avec choix
dans les passions et dans les divers sentimens que le
sujet présente.
Or le degré de disposition dans l'esprit du
Poète,
n'emporte pas toujours le même degré d'exécution. La
disposition la plus grande ne peut parvenir qu'à une
exécution médiocre, si l'ignorance & la
grossièreté
des temps y met de trop grands obstacles ; au lieu qu'une
disposition médiocre parviendra à une exécution plus
heureuse, dans des temps plus éclairés & plus polis.
Il faut donc juger d'Homère, par les progrès qu'il
a faits, eu égard à la grossièreté de son siècle ; & il
faut juger de son ouvrage, par les beautés & les défauts
qui s' y trouvent, eu égard aux lumières du nôtre. Selon
ces principes, voici l'idée personnelle que je me fais
d'Homère.
C'était un génie naturellement
poétiques, ami des
fables & du merveilleux, & porté en général à
l'imitation, sait des objets de la nature, sait des
sentiments & des actions des hommes. Il s'était instruit,
apparemment par ses voyages, des opinions, des usages, &
des moeurs des peuples : ainsi, étant devenu un des plus
savants hommes de son siècle, son imagination lui
fournit l'art d'assembler ses diverses connaissances
sous un même sujet ; & c'est aussi un effet de son
jugement d'avoir conçu qu'il attacherait davantage ses
auditeurs, par cette dépendance commune que les choses
les plus différentes auraient à une même matière. Il
avait l'esprit vaste & fécond, plus élevé que délicat,
plus naturel qu'ingénieux, et plus amoureux de
l'abondance que du choix. Je croirais qu'il s'est peint
lui-même dans le personnage de Nestor ; car il ne perd
non plus que ce vieux sage, aucune occasion de discourir
; il dit presque partout, plus qu'il ne doit dire, & il
paraît impatient de placer tout ce qu'il sait & tout ce
qu'il a vu, comme s'il craignait d'en rien perdre. Il a
saisi par une supériorité de goût, les premières idées
de l'éloquence dans tous les genres ; il a parlé le
langage de toutes les passions, & il a du moins ouvert
aux écrivains qui doivent le suivre, une infinité de
routes qu'il ne restait plus qu'à aplanir. Il y a
apparence qu'en quelque temps qu'Homère eût vécu, il eût
été du moins le plus grand Poète de son pays ; & à ne le
prendre que dans ce sens, on peut dire qu'il est le
maître de eux-mêmes qui l'ont surpassé.
J'avoue que je pense bien différemment de l'Iliade
; l'ouvrage me paraît aussi éloigné de la perfection,
que l'Auteur était propre à l'atteindre, s'il eût été
placé dans les bons siècles. L'Iliade infectée de tous
les défauts du temps ne laisse entrevoir qu'à ceux qui y
font une attention particulière, l'étendue & la force de
l'esprit du Poète. Ce qui regarde les Dieux y est
absurde ; ce qui regarde les Héros y est souvent
grossier ; les idées de morale y sont confuses ; il est
vrai que l'action du poème est grande &
pathétique ; mais elle est noyée dans la quantité & dans
la longueur des épisodes. Les différents genres
d'éloquence n'y paraissent qu'ébauchés ; descriptions,
récits, comparaisons, discours, tout présente pèle mêle
les défauts & les beautés ; il n' y a presque pas un
morceau qui sait de cette justesse & de ce choix dont la
succession des préceptes & des exemples nous a fait
découvrir le prix. D'où vient donc encore aujourd'hui
la haute réputation des ouvrages d'Homère ?
Découvrons-en s'il se peut les raisons, & voyons comment
ils ont pu plaire & intéresser pour se soutenir jusqu'à
nous dans l'opinion des hommes.
Pour commencer par le plaisir que l'Iliade a fait
aux contemporains d'Homère, il s'en offre d' abord une
foule de raisons. L'étendue & la hardiesse du dessein,
la nouveauté des idées, la description de tout ce qui
pouvait intéresser les Grecs, les fictions prodigieuses,
si séduisantes pour des hommes grossiers comme ils
étaient, une beauté d'expression, inconnue peut-être
jusqu' alors, une harmonie nouvelle du discours, & par
dessus tout cela, si l' on veut, la prononciation du
Poète même, qui farde toujours son ouvrage, ne fût-ce
qu' en ne laissant pas le loisir de la réflexion : car
il faut remarquer qu'Homère récitait lui-même ses vers ;
qu' il allait de ville en ville, amuser la Grèce de son
ouvrage ; & qu' ainsi l' impression que devaient faire
en gros la nouveauté & le merveilleux, emportait
aisément des suffrages, sur lesquels on n' avait pas le
temps de délibérer.
Ce n'est pas que quand les Grecs eussent lu
eux-mêmes les Poèmes d'Homère, ils eussent été en état
de les admirer moins ; car comme leur goût n'était pas
encore formé par de bons ouvrages, la médiocrité leur
eût toujours tenu lieu de la perfection, & ils n'eussent
pas été blessés des fautes, parce qu'ils n'avaient pas
encore des principes qui leur aidassent à les
reconnaître.
Ce n'est que la connaissance du parfait qui nous
dégoûte du médiocre. Combien les premiers joueurs d'instruments tiraient-ils de mauvais sons, dont les
oreilles encore ignorantes n'étaient point offensées ?
On était charmé alors d'une harmonie informe &
grossière,
qui nous paraîtrait insupportable aujourd'hui, que nous
sommes accoutumés à une exécution plus exacte & plus
fine. Si l'on pouvait nous faire entendre les inventeurs
de la musique, aussi imparfaits qu'ils devaient l'être,
nous nous étonnerions qu'ils eussent pu plaire ; &
cependant, j'ose le dire, l'impression de la nouveauté
avec tous ses défauts, devait être plus agréable & plus
vive que celle de la perfection
même, affaiblie par une longue habitude d'en jouir.
Homère ne pouvait donc manquer d'enlever
l'admiration de son siècle ; mais cette admiration ne
conclut rien pour le mérite réel de ses ouvrages. Voyons
à présent sur quoi sont fondés les suffrages
postérieurs, & s'ils doivent avoir plus d'autorité.
Ce fut un temps de barbarie que celui qui se passa
depuis Homère jusqu'à Lycurgue qui apporta le premier en
Grèce les ouvrages de ce Poète, & par conséquent ils y
durent avoir tout l'effet de la nouveauté, à quoi se
joignit encore ce respect qu'on a pour les choses
anciennes, & qui s'accroît toujours avec le temps.
Plusieurs Villes jalouses d'avoir produit l'objet de
l'admiration des autres, se disputèrent la naissance
d'Homère ; on alla même jusqu'à lui élever des temples :
toutes ces distinctions éclatantes frappent bien plus
l'imagination que le détail d'un ouvrage, & elles
auraient pu prévenir le jugement d'un peuple plus
éclairé que les Grecs ne l'étaient alors.
D'ailleurs les Poèmes de l'Iliade & de l'Odyssée
tinrent lieu d'histoire ; c'était le seul monument de
l'antiquité ; les limites des peuples se réglaient
quelquefois sur les passages d'Homère, et ses vers
étaient devenus l'oracle universel des Païens. Que de
raisons d'estime ; mais toutes étrangères au mérite de
l'Iliade en tant que Poème !
Les ouvrages d'Homère n'ayant point de concurrents,
& renfermant en effet les premières idées de tous les
genres ; les écrivains Grecs l'étudièrent & se
formèrent
sur lui ; Poètes, Historiens, Orateurs, tout était, pour
ainsi dire, de son école ; & il ne faut regarder les
éloges qu'ils en font, que comme une bienséance, ou
comme une prévention d'élèves, qui en rendant justice au
mérite personnel de leur maître commun, n'étaient pas
obligés de distinguer scrupuleusement ses ouvrages
d'avec lui-même.
Les philosophes, comme de raison, furent les
premiers qui secouèrent le joug de l'autorité ; les uns
plus, les autres moins ; mais enfin ces rebelles ne
faisaient pas le grand nombre.
Il y a entre autres deux suffrages bien
imposants pour
l'Iliade : celui d'Alexandre & celui d'Aristote. J'ose
récuser absolument Alexandre. La matière de l'Iliade
flattait assez son amour propre pour imposer à son
jugement ; il n'y voyait que l' éloge de son tempérament
emporté & de son inclination dominante pour la guerre,
il se mettait en secret à la place d'Achille ; cette
longue suite de combats, si ennuyeuse pour la plupart
des lecteurs, avait un charme toujours nouveau pour lui
; & l'excès où j'ai déjà remarqué qu'il poussa
l'imitation d'Achille, prouve bien qu'il n'estimait pas
ce poème, par les seuls endroits estimables.
D'ailleurs ce prince, si nous en croyons Horace, se
connaissait si mal en vers, qu'il acheta fort cher le
Poème ridicule de Cheriles ; & à regarder le peu de goût
qu'il avait pour la Poésie, on aurait juré qu'il avait
respiré en naissant, l'air grossier de la Boeotie.
Gardons-nous donc de conclure de ce qu'il
était
grand conquérant, qu'il était aussi bon juge de Poésie :
raisonnement si ridicule qu'on ne s'en croit pas capable
; mais qu'on ne laisse pas de faire sans y prendre garde
; parce que l'éclat du courage éblouit notre imagination
& subjugue, pour ainsi dire, jusqu'à notre jugement.
Pour Aristote, je croirais que peut-être a-t-il
voulu flatter son prince, si son art poétique est
postérieur au goût d'Alexandre pour l'Iliade. Je crois
du moins que son esprit de système lui ayant fait
entrevoir un art dans les Poèmes d'Homère, il est devenu
amoureux de sa découverte, & qu'il a employé pour la
justifier, cette subtilité obscure qui lui était
naturelle, et qui donne tant de peine aux Commentateurs,
quand ils travaillent à le rendre intelligible & solide.
Voilà l'histoire de la réputation des ouvrages
d'Homère chez les Grecs. Comme ils ne parvinrent aux
Latins, que soutenus déjà des suffrages de la Grèce, ils
y furent reçus avec respect ; ils y excitèrent
l'émulation des écrivains dans les différents genres ; et
chacun ne songeant qu' à disputer le prix à ses rivaux
présents, fit, pour ainsi dire, les honneurs de son pays
& de son siècle ; & l'on regarda Homère sans jalousie,
non seulement comme le père de la Poésie & de
l'éloquence, ce qui est vrai ; mais encore comme le
modèle de la perfection, ce que je ne crois pas
soutenable.
Surtout, Virgile ayant bien voulu imiter Homère, et
avouer son imitation, sans faire valoir ce qu'il y
ajoutait d'invention, de justesse & d'élégance, le
préjugé en acquit encore plus d'empire, & la longue
possession du premier rang, fut prise enfin pour un
droit incontestable d' Homère.
Qu'on me permette ici une réflexion. Tous ces éloges
que les Auteurs font des écrivains des siècles passés,
sont ordinairement fort suspects. Il ne faut pas prendre
à la lettre ce que Cicéron dit de Demosthènes, ni ce
qu'Horace dit de Pindare. C'est souvent un détour de la
vanité qui loue volontiers les morts, pour se dispenser
de louer les vivants ; on accorde le premier rang à ceux
qui ne nous le disputent pas, pour l'ôter à ceux qui
voudraient nous l'enlever, & l'on se flatte encore en
secret de surpasser ceux mêmes qu'on reconnaît pour
maîtres, par bienséance. Ajoutez que quand on se met
une fois à louer, on songe bien plus à faire un éloge
ingénieux & singulier, qu'à le faire exact et
raisonnable. Mais je veux que ces éloges, que ces
préférences partent quelquefois d'une véritable modestie
; faudrait-il pour cela, prendre les Auteurs modestes au
mot, & tirer avantage contre eux de l'injustice qu'ils
se feraient ? Regardons toujours les choses en
elles-mêmes ; & si elles sont à notre portée, n'en
jugeons jamais simplement sur l'autorité des autres :
fussent-ils les juges les plus compétents sur la matière
dont il s'agit, ils nous doivent des raisons, & des
raisons qui nous éclairent.
Il faut suivre l'histoire de l'opinion des hommes
sur les Poèmes d'Homère ; quand les lettres ont commencé
à refleurir dans les derniers siècles, on n'a pu
parvenir à la connaissance de ses ouvrages, que par des
études profondes ; il a fallu apprendre des langues
presque oubliées, & dont il était impossible de
discerner la force ni les grâces particulières.
Cependant, avec cette connaissance imparfaite, les Savants n'ont pas laissé de lire Homère & de croire
l'entendre par tout ; la confusion même des idées qu'une
expression leur offrait, faute d'en connaître la
propriété, faisait une partie de leur admiration & de
leur plaisir ; ils attribuaient au Poète tout ce sens
vague qui les flattait ; & ainsi ils pensaient voir dans
un seul mot, un amas de choses que notre langue ne
pouvait rendre. Les autorités avaient disposé leur
esprit à trouver tout excellent ; la pensée, le tour,
l'arrangement des mots, tout les charmait ; jusques-là
qu'en prononçant les vers de l'Iliade ou de l'Odyssée,
ils se passionnaient sur leur harmonie, qui peut-être
dans leur bouche aurait fait pitié à Homère même.
De-là, sont nés les commentateurs qui n'ont
entrepris d'expliquer Homère, que dans la ferme
résolution de tourner toutes ses pratiques en préceptes.
Ils emploient tantôt un principe pour relever le mérite
d'un endroit ; & tantôt, sans y prendre garde, ils
louent excessivement ce qui serait une faute grossière
selon le principe qu'ils ont posé ; dans l'ardeur de
justifier Homère, le contradictoire ne leur coûte rien,
ils ont des maximes pour tout, & ils en font même selon
le besoin. Ils sont prodigues dans leurs remarques de
points d'admiration. Ils intimident l'amour propre des
lecteurs, en taxant d'ignorance & de stupidité, ceux qui
ne sentiraient pas comme eux les beautés qu'ils
exagèrent. C'était-là, le peuple adorateur d'Homère ; il
n'était connu que d'eux seuls ; et comme ils avaient
intérêt qu'il fût excellent, afin que leur savoir ne
fût pas frivole, & qu'on les jugeât bien payés de leurs
peines, ils venaient aisément à bout de se le persuader
à eux-mêmes.
Il n'est donc pas étonnant que la réputation
d'Homère refleurît dans son ancien éclat, puisque
presque à l'exception de Scaliger, tous ceux qui
pouvaient le lire dans sa langue s'accordaient à le
traiter de divin, & que les autres cédaient
naturellement à leur autorité, sans connaissance de
cause.
On en a enfin donné des traductions
françaises dont
la dernière & sans comparaison la plus parfaite est
celle de Madame Dacier. Ces traductions ont trouvé trois
sortes de lecteurs, les uns prévenus, & qui ne doutant
pas d'avance que les ouvrages d'Homère ne fussent
parfaits, croiraient manquer d'esprit & de goût, s'ils
n'en étaient charmés ; ainsi pour ne pas s'avilir à
leurs propres yeux, ils s'excitent eux-mêmes à
l'admiration, & ils s'estiment heureux de pouvoir sentir
& parler comme les Savants.
Il y a au contraire des lecteurs dégoûtés, qui trop
pleins de nos usages, & de nos goûts, ne sauraient se
transporter à des temps si différents des nôtres. Tout les
ennuie, tout les choque, & sans rien distinguer, ils
regardent Homère, comme un écrivain misérable en tout
sens.
Il y a enfin des Lecteurs modérés, qui s'ennuient à
la plus grande partie de l'Iliade, & qui l'avouent
franchement sans prétendre la condamner ; ils y trouvent
même beaucoup de beautés de tous les temps ; & ils
n'imputent la plupart des fautes, qu'à la faiblesse
humaine, incapable d'inventer & de perfectionner tout à
la fois.
Je me déclare sans honte, de ces derniers ; & je
prétends que l'admiration de tous les siècles ne fait
rien contre nous. On vient d'en voir l'histoire, & les
différentes sortes de plaisir que les ouvrages d'Homère
ont dû faire. Plaisir fondé sur la nouveauté ; plaisir
fondé sur les monuments historiques & sur le respect de
l'antiquité ; plaisir d'illusion & de prévention fondé
sur l'autorité des suffrages. Tout cela n'est point la
Raison ; & cependant, c'est à elle seule qu'il
appartient d'apprécier toutes choses.
DE LA TRADUCTION
Il s'agit à présent de rendre raison de ma propre
entreprise ; j'ai mis en vers l'Iliade, toute imparfaite
que je l'ai jugée ; & il semble d' abord que je
mérite un reproche opposé à celui que craignent
ordinairement les traducteurs qui entreprennent de
copier des originaux qu'ils jugent parfaits &
inimitables. Comme ils appréhendent de passer pour
téméraires, par le choix d'un travail au-dessus de leurs
forces, je dois craindre de passer pour bizarre & pour
ridicule, en choisissant un ouvrage que je parois
n'estimer pas assez. J'ai deux choses à répondre ; j'ai
suivi de l'Iliade, ce qui m'a paru devoir en être
conservé, & j'ai pris la liberté de changer ce que j'y
ai crû désagréable. Je suis traducteur en beaucoup
d'endroits, & original en beaucoup d'autres : ainsi je
dois rendre compte au public de mon ouvrage, sous ces
deux différents égards.
Voici mes principes sur la
traduction. Il y a trois choses dans Homère, comme dans
tout autre Auteur : l'ordre, le sens, & l'expression.
Pour le traduire, il faut suivre son ordre, rendre son
sens, & trouver, s'il se peut, des expressions
équivalentes aux siennes. Je n'entends pas par
expressions équivalentes, les tours & les termes
François qui paraissent le mieux répondre à de certains
tours, & à de certains termes Grecs ; car je suppose,
comme on le doit sur le témoignage de la Grèce
florissante, que les tours & les termes d'Homère sont
presque toujours les plus beaux de sa langue, au lieu
que les tours & les termes français qui y répondent, ne
sont pas de même les plus beaux de la nôtre. Ainsi, dès
qu'on a une fois saisi le sens d'Homère ; il ne faut
plus songer à son expression, mais se demander seulement
à soi-même, comment ce Poète dont on a une si haute idée
exprimerait un tel sens, s'il vivait parmi nous ;
chercher ensuite dans notre langue de quoi exprimer ce
sens avec grâce & avec force, et travailler toujours à y
mettre la perfection, jusqu'à ce qu'on ne se sente plus
capable de mieux faire. Mr Despréaux a traduit quelques
endroits d'Homère, dans sa traduction du sublime de
Longin, & pour leur donner toute la force qu'ils ont
dans le grec, il n'a pas craint d' ajouter au grec même.
En voici un exemple :
L'enfer s'émeut au bruit de Neptune en furie ;
Pluton sort de son Trône ; il palit, il s’ecrie ;
Il a peur que ce Dieu dans ces affreux sejours,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour ;
Et par le centre ouvert de la Terre ébranlée
Ne fasse voir du Stix la rive désolée ;
Ne découvre aux vivans cet empire odieux
Abhorré des mortels & craint même des Dieux.
Il n' y a point dans le grec, d'un coup de son
trident, ni quelques autres circonstances ; mais ces
traits ajoutés à la peinture d'Homère, ne la changent
qu' afin qu' elle fasse tout son effet à nos yeux ; &
comme Mr Despréaux a jugé que les expressions grecques
la mettaient dans tout son jour, au lieu que les
françaises, à moins d' y suppléer, ne lui donneraient
pas la même force, il a prêté quelque chose à Homère,
pour compenser ce qu'il croyait lui faire perdre d'
ailleurs. Il y a des gens qui ne goûtent pas ces
libertés ; ils disent que ce n'est plus Homère, &
qu'enfin, ce n'est pas là traduire : Mais, sans disputer
des mots, de quelque nom qu'ils appellent ces licences,
il n'y a pas d'autre parti à prendre, quand on veut
plaire en traduisant un Auteur.
Il y a deux sortes de traductions. Les unes
littérales, & c'est à celles-là que le nom de traduction
semble être propre ; les autres plus hardies, & qui
doivent plutôt passer pour des imitations élégantes, qui
tiennent le milieu entre la traduction simple & la
paraphrase. Les premières ont leur utilité pour ceux qui
n'y cherchent que de l'érudition ; on s'y instruit des
choses qu'un Auteur a traitées, & de l'ordre qu'il a
suivi. Le traducteur y abandonne même le tour & le génie
de sa langue, pour suivre servilement celle de son
original. & il faut tout dire : avec de l’esprit & de
l'attention, le lecteur est bien plus en état de rendre
une justice exacte à un Auteur traduit de la sorte, que
s'il était traduit avec plus de liberté. L'autre espèce
de traduction est plus ambitieuse ; c'est peu qu'elle
sait utile ; elle doit plaire ; ce n'est pas assez d'y
exprimer le sens d'un ouvrage, si l'on n'en rend encore
toute la force & tout l'agrément ; si l'on ne lui en
prête même dans les endroits où il en manque.
Le premier traducteur n'a que le mérite de ces
artisans grossiers qui ne savent qu'étendre du plâtre
sur un visage, pour en tirer une ressemblance exacte,
mais toujours insipide ; & le second ressemble à un
peintre habile, qui en copiant les traits d'un homme
sait encore donner de l'âme à la ressemblance, &
réveille ainsi par une imitation vive, dans ceux qui ne
voient que l'image, toute l'idée que l'original pourrait
leur donner.
Madame Dacier prend la défense des traductions
élégantes contre l'opinion vulgaire qui ne leur fait pas
assez d'honneur. On s'imagine d' ordinaire que la fleur
de l'esprit & de l'imagination n'y ont point de part, &
qu'il n'y a presque d'autre mérite que la connaissance
de deux langues. Madame Dacier soutient, au contraire,
qu'il y entre de l'invention, & qu'on ne saurait être
bon traducteur sans un enthousiasme judicieux, pour
trouver des tours vifs & des expressions animées qui
rendent la force & les grâces de l'original ; elle a
sans doute raison, & sa traduction même en est une assez
bonne preuve.
On jugera bien, après cette justice que je
me fais un honneur & un plaisir de lui rendre, que si je
combats quelqu'autre de ses sentimens, c'est avec toute
la considération que je dois à son mérite, & par la
seule liberté que tout honnête homme doit prendre de dire
naïvement son avis sur les ouvrages exposés au jugement
du Public.
Madame Dacier, par exemple, avance que notre langue
ne saurait atteindre à la beauté de l'expression
grecque, & qu'ainsi toute traduction d'Homère demeurera
nécessairement bien au-dessous de l'original ; elle veut
bien qu'on tire cette conséquence pour la sienne même ;
dont il lui sied bien de ne pas sentir tout le mérite :
mais en respectant sa modestie, je ne saurois convenir
de son sentiment.
Sur quoi peut-on fonder ce désavantage de nôtre
langue ? Est-ce par la disette de mots qu'elle pèche ?
Qu'y a-t-il donc qu'elle ne puisse exprimer ? Si
quelquefois elle est obligée d'employer plusieurs mots,
pour rendre ce qu'un seul exprime en Grec, quelquefois
en revanche, elle sera assez heureuse pour renfermer
dans un seul mot le sens de plusieurs expressions
grecques. Les langues ont là-dessus des avantages
réciproques qui se compensent. Du moins n' y a-t-il
personne en état de faire là-dessus, une estimation
juste des langues vivantes & des langues mortes ; &
d'ailleurs, en quelque langue que ce sait, quand on
exprime une chose de la manière la plus précise qu'elle
se puisse dire, l'esprit ne compte point les mots, & il
est également content du plus ou du moins, pourvu qu'il
ne sente que le nécessaire. Un sens peut être diffus en
grec, & blesser l'esprit par ce défaut ; si de quatre
termes qu'on y emploie, il s'en trouve un d'inutile ; &
le même sens peut être précis en français, & flatter
l'esprit par cette beauté, s'il exige sept ou huit
termes, & qu'on n'y en emploie pas davantage.
Est-ce le défaut d'élégance qu'on reprocherait à
notre langue ? Mais qu' y a-t-il qu'elle n'exprime avec
la force & les grâces propres au sujet ? Manque-t-elle
de clarté dans les ouvrages dogmatiques & dans les
histoires ? Manque-t-elle de sublime dans les
Panégyriques, ou de sel dans les Satyres ? Manque-t-elle
de dignité dans les tragédies de Corneille & de Racine,
ou de jeux & de badinage dans les Comédies de
Molière ?
Manque-t-elle de tendresse dans Quinault, ou de naïveté
dans La Fontaine ? Qu'il vienne encore des inventeurs de
genres nouveaux ; ils trouveront de nouvelles ressources
dans notre langue.
Serait-ce donc par le son des mots
même qu'on prétendrait la déprimer ? Les sons d'une langue sont
indifférents, du moins pour ceux qui n'en savent point
d' autres ; ils ne nous plaisent ou ne nous choquent,
que par le sens que nous y attachons ; car enfin ils ne
sont que l'occasion arbitraire de nos idées ; c'est de
ces idées seules que naissent nos plaisirs & nos
dégoûts, & il ne tiendrait qu' à nous de faire un beau
mot de celui de porc ; & un mot désagréable de
celui de coursier : il ne faudrait pour cela,
qu'en changer le sens, & faire que l'un signifiât ce que
signifie l'autre ; peut-être faudrait-il encore (tant
nous sommes sujets à la prévention) effacer jusqu'au
souvenir de leurs anciens usages qui pourrait nous faire
encore quelque peine. Je ne veux pas dire qu'il ne
faille avoir égard au son dans l'assemblage des mots ;
c'est ce qui met de la grâce & de l'harmonie dans le
discours, je prétends seulement qu'on peut avoir cet
égard en français comme en grec ; & qu'il y a des
écrivains durs & des écrivains gracieux en chaque
langue, par rapport à ceux qui la parlent.
On impute comme des défauts à la langue Françoise,
l'exactitude & la sagesse des écrits même ; & ce qui
n'est qu'une preuve du bon goût des écrivains se tourne
en reproche contre la langue. Elle est, dit-on, trop
sage & trop timide, elle ne prend nulle hardiesse, &
toujours prisonnière dans ses usages, elle n'a aucune
liberté. Pourquoi la langue paraît-elle si timide ?
C'est que les bons Auteurs nous ont accoutumés à ne rien
souffrir que de sensé. Nous ne manquons ni de termes
hasardés, ni d'expressions audacieuses, & il n'y a
encore que top d'écrivains qui le font bien voir. Si le
goût se corrompait ; la langue sortirait bientôt de cet
esclavage qu'on lui reproche, mais qui dans l'avenir lui
méritera peut-être la préférence sur les autres.
Nous n'avons point ces particules sonores qu'Homère
sème dans ses vers, & dont il soutient ses expressions.
C'est que nous n'admettons rien de sonore s'il n'est
utile au sens ; nous voulons que le discours sait
harmonieux seulement par les expressions nécessaires ; &
cette prétendue disette fait en effet la plus solide
richesse de la langue.
Homère emploie quelquefois les mots les plus vils,
& il les relève aussitôt par des épithètes magnifiques ;
si nous n'en faisons pas de même, c'est encore par goût,
plutôt que par impuissance. Nous ne proscrivons
absolument les mots bas, que parce que nous sentons bien
que le voisinage des expressions nobles n'en effacerait
pas tout à fait l'impression, & que peut-être ce
contraste ne ferait que la rendre plus sensible.
Homère mêle les mots les plus durs avec les plus
polis & les plus doux, & il en fait, dit-on, une
composition moyenne qui tient de l'austère & de la
gracieuse. Nous n'employons pas ce mélange, quoique nous
en ayons les matériaux ; parce que nous croyons que le
style en perdrait cette harmonie égale & soutenue, en
quoi consiste sa véritable beauté. Je me dispense
d'appuyer sur toutes ces réflexions que le lecteur
étendra mieux que moi ; & je lui laisse à conclure que
la langue française peut le disputer à toute autre ;
qu'elle suffit à rendre tout ce qu'il y a de raisonnable
& de bien pensé, & que presque tout ce qu'elle n'ose
traduire fidèlement, ne mérite pas en effet d'être
traduit.
Sur la traduction des Poètes, il s'est élevé une
nouvelle dispute. Les uns pensent qu'il faut absolument
les traduire en vers ; les autres, entre lesquels est
Madame Dacier, soutiennent qu'on ne saurait les
traduire qu'en prose. On pourrait récuser le jugement
des uns & des autres ; parce qu'ils sont la plupart juges
& parties. Les Poètes fiers de leur talent,
s'imaginent que la prose ne peut atteindre à
l'expression & aux images poétiques ; & les prosateurs
dédaignant un talent qu'ils n'ont pas, se persuadent que
les vers sont incompatibles avec la fidélité qu'un
traducteur doit à
son original.
En me dépouillant, autant que je le puis de
l'intérêt poétique, pour juger plus sainement de la
question, je trouve d'abord que la prose seule est
capable des traductions littérales. Jamais la tyrannie
de la rime ne permettra de suivre les tours & les
expressions d'un Auteur, aussi exactement que la prose
le peut faire. Je trouve ensuite que la prose peut
s'élever à une grande élégance ; qu'elle peut imiter les
hardiesses de la Poésie, & conserver avec cela plus de
fidélité que les vers n'en souffrent. Je conviens encore
qu' à la longue, la prose fatiguerait moins que les
vers, parce que l'harmonie de l'une est plus naturelle et
plus variée, & que celle des autres est plus contrainte
& plus uniforme. Mais avec tout cela, l'on n'a pas
raison de prétendre que la versification ne puisse
suivre par des équivalents, les pensées d'Homère, & que
les Poètes cessent d'être Poètes, quand ils sont
traduits en vers.
Que prétend-t-on dire par ce paradoxe ? Entend-t-on
que le Poète traducteur ne puisse rendre le fonds, la
substance des pensées du Poète original ? Il n' y a pas
d'apparence qu'on le veuille dire, cela est trop
évidemment faux. Entend-t-on seulement que pour peu
qu'on change l'original, on le défigure ? C'est ce que
Madame Dacier paraît penser à l'égard d'Homère ; & si le
principe qu'elle pose est vrai, elle a raison d'en tirer
cette conséquence. Ce qu'Homère a pensé & dit, ce
sont ses termes, quoique rendu plus simplement &
moins poétiquement qu'il ne l'a dit, vaut certainement
mieux que tout ce qu'on est forcé de lui prêter, en le
traduisant en vers. Voilà la traduction d'Homère
formellement interdite aux Poètes ; mais j'appelle de ce
principe, & j'en pose un tout opposé. Homère est
quelquefois si défectueux en ce qu'il a pensé & dit, que
le traducteur prosaïque, & le plus déterminé à être
fidèle, est souvent contraint de le corriger en beaucoup
d'endroits. Je le prouverais aisément par l'exemple même
de Madame Dacier. Ce n'est donc pas un si grand malheur
à un Poète qui traduit Homère, de ne pouvoir être aussi
littéral qu'on peut l'être en prose.
Je crois même qu'on pourrait mettre à profit cette
impuissance ; qu'en cherchant des équivalents, on
découvrirait quelquefois mieux, & que la difficulté de
rendre les choses telles qu'elles sont, conduirait à
imaginer la manière dont elles doivent être. C'est du
moins dans cette opinion que j'ai traduit Homère. Elle
est vraie, si mon ouvrage en fournit quelque preuve ;
mais quand il n'en fournirait point du tout ; il ne s'en
suivrait pas qu'elle est fausse ; & il faudrait attendre
que de meilleurs Poètes que moi en fissent voir la
vérité.
En tant que traducteur, je me suis attaché
particulierement à trois choses : à la précision, à la
clarté & à l'agrément.
Pour la précision, j'ai tâché de n'employer aucune
épithète, qui n'exprimât quelque circonstance utile et
du sujet. Avec cette attention, on peut quelquefois
renfermer dans un mot le sens d'une phrase entière ; &
cette brièveté, quand elle n'est pas excessive, produit
nécessairement la force & la beauté des vers. L'amas des
circonstances & des images frappe & remplit
l'imagination, & c'est ce qu'on appelle force : les vers
faibles sont ceux où le sens est en moindre proportion
que les paroles.
Pour la clarté, j'ai évité autant que je l'ai pu,
les transpositions & les longues périodes. Les unes
laissent une ambiguïté fatigante dans la construction,
& rendent en même temps le style dur et contraint. Les
autres, pour vouloir unir trop de choses ensemble, n'en
développent aucune assez distinctement ; & il faut
souvent revenir avec une nouvelle attention, sur ce
qu'on a lu, parce que les idées se sont confondues, ou
effacées, l'une l'autre. Ajoutez que ces longues
périodes qui donnent du nombre à la prose, rompent au
contraire la cadence et l'harmonie des vers. Un vers est
toujours plus beau, toutes choses égales, selon qu'il
dépend moins pour la liaison de ce qui le précède & de
ce qui le suit.
Quant à l'agrément, la différence du
siècle d'Homère
et du nôtre m'a obligé à beaucoup de ménagements, pour ne
point trop altérer mon original, & ne point choquer
aussi des lecteurs imbus de moeurs toutes différentes, &
disposés à trouver mauvais tout ce qui ne leur ressemble
pas. J'ai voulu que ma traduction fût agréable ; &
dès-là, il a fallu substituer des idées qui plaisent
aujourd'hui à d' autres idées qui plaisaient du temps
d'Homère : il a fallu, par exemple, anoblir par rapport
à nous, les injures d'Achille & d'Agamemnon ; éloigner
des querelles de Jupiter & de Junon, toute idée de coups
& de violence ; adoucir la préférence solennelle
qu'Agamemnon fait de son esclave à son épouse ; &
exprimer enfin diverses circonstances, de manière qu'en
disant au fonds la même chose qu'Homère, on la présentât
cependant sous une idée conforme au goût du siècle.
Voilà les règles que je me suis prescrites dans les
endroits de mon ouvrage, où j'ai prétendu traduire
Homère ; car je me regarde comme simple traducteur,
partout où je n'ai fait que de légers changements. J'ai
poussé souvent la hardiesse plus loin, j'ai retranché
des livres entiers, j'ai changé la disposition des
choses, j'ai osé même inventer : & c'est de cette
conduite, si téméraire au premier aspect, qu'il me reste
à rendre raison.
DES CHANGEMENS CONSIDERABLES
Je me suis proposé en mettant l'Iliade en vers, de
donner un Poème français qui se fît lire, & je n'ai
compté d' y pouvoir réussir, qu'autant qu'il serait
court, intéressant : & du moins exempt des grands
défauts.
Entre plusieurs raisons, ce qui a fait tort à nos
Poèmes français, c'est la longueur : une émulation mal
entendue a trompé les Poètes ; ils ont voulu courir une
carrière aussi longue que elle d'Homère & de Virgile,
comme s'ils avaient craint de ne pouvoir entrer en
comparaison avec eux, que par des ouvrages d'aussi
longue haleine que l'Iliade & que l'Eneïde. C'est de
cette émulation imprudente que sont nés La Pucelle,
Clovis, S. Louis, etc. Poèmes allongés, dont on ne
saurait achever la lecture, qu'en se roidissant contre
l'ennui, & que l'on n'est jamais tenté de relire.
Les Auteurs ne leur auraient pas donné cette
étendue, s'ils avaient fait attention à deux choses :
l'une, que les vers français veulent être extrêmement
soignés, qu'ils ne souffrent rien de forcé ni de
languissant ; que tout difficiles qu'ils sont, le
lecteur ne tient compte de la difficulté de les bien
faire, qu'autant qu'elle est surmontée ; & que par
conséquent, il est téméraire de se mettre hors d'état de
suffire à cette élégance exacte & continue que les vers
exigent, en se surchargeant d'une matière trop vaste.
Aussi, tous ces longs Poèmes, chacun selon la
portée de leur Auteur, ne sont-ils bien versifiés que
par endroits ; les beautés s'y font acheter par beaucoup
de négligences, ou plutôt les négligences y étouffent
les beautés ; car ce n'est qu' au théâtre qu'une
versification négligée peut trouver quelque indulgence :
l'action, la prononciation la soutiennent & la corrigent
même en quelque sorte ; au lieu que les Poèmes, dénués
de ces secours, laissent sentir tout leur faible, sans
que rien le répare.
L'autre raison qui aurait dû engager les
Poètes
héroïques à réduire leurs Poèmes, c'est la cadence trop
uniforme de nos vers. Elle est agréable, un certain
temps, mais à la longue, elle fatigue. Douze mille vers,
fussent-ils excellents, ne le paraîtraient pas, s'ils
étaient lus tout de suite, et ils auraient beau enchérir
toujours les uns sur les autres, à peine trouverait-on
qu'ils se soutinssent. Il faut donc se garder d'en
rassasier les lecteurs ; & la prudence veut au
contraire, que les Poètes français réduisent le Poème à
des bornes plus étroites que ne faisaient les anciens,
qu'ils le distribuent même en livres plus courts, afin
de ménager plus souvent à l'attention, le repos dont
elle a besoin, pour mieux goûter nos vers. Il n'y a de
Poèmes françois que le lutrin qui se lise ; et quoiqu'
il ait sur les autres, l'avantage d' une élégance
continue, je suis persuadé que c'est encor un de ses
agréments de n'avoir que six livres, dont le plus long
n'a pas trois cens vers.
C'est par ces raisons que j'ai réduit les
vingt-quatre livres de l'Iliade en douze, qui
sont même de beaucoup plus courts que ceux d'Homère. On
croirait d' abord que ce ne peut être qu'aux dépens de
bien des choses importantes que j'ai fait cette
réduction ; mais si l'on considère que les répétitions,
à bien compter, emportent plus de la sixième partie de
l'Iliade, que le détail anatomique des blessures, & les
longues harangues des combattants, en emportent encore
bien davantage, on jugera bien qu'il m'a été facile
d'abréger, sans qu'il en coûtât rien à l'action
principale. Je me flatte de l'avoir fait, & je crois
même avoir rapproché les parties essentielles de
l'action, de manière qu'elles forment dans mon abrégé,
un tout plus régulier et plus sensible que dans Homère.
Le Père le Bossu, dans son traité du
Poème épique,
ouvrage le plus méthodique & le plus judicieux que le
préjugé ait produit, prétend que tout le dessein de
l'Iliade n'est que de faire voir combien la discorde est
fatale à ceux qu'elle divise. Il n'est pas bien sûr
qu'Homère y ait pensé ; mais quoi qu' il en sait, j'ai
tâché que cette vérité se sentît dans mon ouvrage ; je
l' ai même établie dès la proposition, en disant que la
colère d'Achille lui fut funeste à lui-même, aussi bien
qu'aux Grecs (ce qu'Homère aurait dû faire, s'il avait
eu le dessein qu' on lui suppose) & après avoir ainsi
préparé l'esprit à la vérité morale dont il doit
s'instruire, j'ai dégagé le Poème de ce qui pourrait
l'en distraire dans la suite : en un mot, je n' ai été
plus court, qu' afin de dire plus nettement ce qu'on
prétend qu'Homère a voulu dire.
La seconde condition que j'ai jugée nécessaire au
Poème, c'est d'être intéressant. Je l'ai trouvé
suffisamment dans la fable de l'Iliade. Il s' y agit du
salut & de la gloire de deux grands peuples. Deux Rois
d'un parti se querellent & se séparent ; l'un perd ses
sujets, l'autre son plus cher ami ; leur malheur les
réconcilie ; aussitôt le parti contraire perd le Héros
qui le défendait, et cette perte fait le désespoir d'une
famille auguste & d'un peuple considérable : voilà sans
doute de grands intérêts.
D'ailleurs, les principaux personnages de cette
action, sont devenus si fameux, par le Poème même
d'Homère, que leur nom seul intéresse, on aime à suivre
leurs aventures ; on entre sans peine dans leurs
passions. Des Héros moins connus qu'Achille, & qu'Hector
; des femmes moins célèbres qu'Andromaque & qu'Hélène ne
feraient pas sur les coeurs des impressions si sûres ni
si vives ; et c'est assurément une grande avance pour
plaire & pour émouvoir que la célébrité des personnes
qu'on introduit.
Je n'aurais rien eu à corriger là-dessus dans
l'Iliade, si ce qu'il y a de touchant, n'était affaibli
par des préparations détaillées, qui en ôtant des
événements toute la surprise, en diminuent d' autant
l'impression ; ou s'il n'était interrompu par de longs
épisodes qui roulent sur les personnages indifférents,
tandis qu'on perd de vue ceux qu'on voulait suivre. J'ai
cru devoir remédier à ces deux défauts, en supprimant
les préparations inutiles, & en retranchant les épisodes
sans intérêt.
Souffrirait-on au Théâtre, que
dans les entr'Actes d'une Tragédie, on vînt nous dire
tout ce qui doit
arriver dans l'acte suivant ? Approuverait-on que
l'action des principaux personnages y fût interrompue
par les affaires des confidents ? Non sans doute. C'est
néanmoins ce qu'Homère fait souvent dans son Poème, où
cela n'est ni moins importun, ni moins à contretemps que
dans la tragédie. Les Savants prévenus ne le sentent pas
dans l'Iliade ; mais eux-mêmes, ou du moins les autres,
l'auraient bien senti dans mon ouvrage ; et quoique je
ne me flatte pas trop de plaire, avec les changements que
j'ai faits, je suis sûr du moins que j'aurais déplu, si
j'avais été plus fidèle.
Voici un exemple des libertés que j'ai prises dans la
vue de soutenir & d'augmenter l'intérêt. Patrocle, dans
Homère, ayant pris les armes d'Achille, fait un carnage
horrible de Troyens ; on le prend quelque temps pour le
Héros dont il porte les armes : mais enfin on se
détrompe. Il combat & tue Sarpédon pour qui Jupiter fait
de grands prodiges. Le combat roule ensuite sur les
subalternes ; après quoi Apollon lui-même désarme
Patrocle ; Euphorbe le blesse par derrière, & Hector qui
était demeuré dans l'inaction, profite de l'état où il
voit Patrocle ; il le tue & l'insulte mal à propos ; ce
que son ennemi mourant lui reproche avec raison.
Pour moi, je fais durer l'erreur des Troyens qui
prennent Patrocle pour Achille. C'est dans cette idée
que Sarpédon l'attaque, & il en devient plus
intéressant, par le péril où il croit s'exposer ; comme
Patrocle en est plus grand par l'erreur que cause
toujours son courage. A peine Sarpédon est-il mort,
qu'Hector entreprend aussitôt de le venger : ainsi, l'on
passe sans interruption d'un intérêt à un autre encore
plus considérable. Hector, & Patrocle toujours pris pour
Achille, se disputent le corps de Sarpédon, ce qui fait
une image terrible & touchante tout à la fois. C'est
dans cette occasion que Jupiter fait gronder la foudre &
pleuvoir le sang : prodiges qui découragent les deux
armées, tandis qu'ils redoublent encor la valeur des
deux Héros. Hector triomphe de Patrocle, & il l'insulte
plus à propos que dans Homère, puisqu'il le prend pour
Achille, & qu'il l'a vaincu sans secours. Patrocle
mourant détrompe Hector, surprise intéressante : & enfin
la tristesse où tombe Hector détrompé, ferme ce me
semble cet incident, d'une manière grande & pathétique.
Je me suis du moins affermi dans ces pensées, par le
plaisir que cet endroit m'a paru faire à ceux qui l'ont
entendu.
A l'égard des défauts, je n'ai pas cru devoir
retrancher ceux qui ne s'aperçoivent que par la
réflexion, & qui ont au premier aspect de l'éclat & de
la beauté ; le Poème s'accommode assez de ces
défauts-là, & ils n'empêchent pas qu'on ne réussisse ;
parce que le lecteur une fois touché, ne se demande
guère à lui-même, s'il a assez de raisons de l'être.
Ils donnent seulement lieu à de bonnes critiques qui ont
aussi leurs succès. L'ouvrage est séduisant, la censure
est raisonnable ; & le public les lit avec plaisir l'un
& l'autre. Je me suis donc contenté de remédier, autant
qu'il m'a été possible, aux défauts qui choquent ou qui
ennuient ; ceux-là ne se pardonnent point.
J'ai laissé aux Dieux leurs passions ; mais j'ai
tâché de leur donner toujours de la dignité. Je n'ai pas
dépouillé les Héros de cet orgueil injuste, où nous
trouvons souvent de la grandeur ; mais, je leur ai
retranché l'avarice & l'avidité du butin qui les avilit
à nos yeux ; & je n'ai pas voulu, par exemple,
qu'Achille examinât la rançon d'Hector, avant que de le
rendre ; une si basse attention le déshonorerait plus,
poétiquement parlant, que sa cruauté même.
J'ai tâché de rendre la narration plus rapide
qu'elle ne l'est dans Homère, les descriptions plus
grandes et moins chargées de minuties, les comparaisons
plus exactes & moins fréquentes. J'ai dégagé les
discours de tout ce que j'ai crû contraire à la passion
qu'ils expriment, & j'ai essayé d' y mettre cette
gradation de force & de sens, d'où dépend leur plus
grand effet. Enfin, j'ai songé à soutenir les
caractères, parce que c'est sur cette règle aujourd'hui
si connue, que le lecteur est le plus sensible & le plus
sévère. Je ne rapporterai point d'exemples de toutes ces
attentions ; ils me mèneraient trop loin ; d'ailleurs,
si je plais, il m'importe peu qu' on sache en détail le
mérite que j'y puis avoir ; & si je ne plais pas,
pourquoi rendrais-je compte d'un art qui ne m'aurait pas
réussi ? Je dirai seulement, pour donner une idée du
reste, les raisons que j'ai eues de changer le bouclier
d'Achille, & les circonstances de la mort d'Hector. La
réputation de ces endroits mérite plus particulièrement
que je justifie mes hardiesses.
J'avoue donc que le bouclier
d'Achille m'a paru défectueux par plus d'un endroit ; les objets que
Vulcain y représente n'ont aucun rapport au Poème, et
ils ne conviennent ni à Achille pour qui on le fait, ni
à Thétis qui le demande, ni à Vulcain même qui en est
l'ouvrier ; les objets y sont tellement multipliés, qu'à
peine imagine-t-on que le bouclier les pût contenir
distinctement ; les figures représentées agissent &
changent de situation, comme si elles étaient vivantes,
ce qui fait un prodige puérile.
Le premier de ces défauts s'excuse mieux que les
autres : on dit qu'Homère a voulu délasser l'imagination
du récit des combats, & qu'il a saisi cette occasion de
lui offrir des objets plus riants & plus tranquilles. à
la bonne heure ; mais ne conviendra-t-on pas du moins
que s'il eût pu accorder cette variété avec la
convenance, comme Virgile l'a fait dans le bouclier d'Énée,
la chose n' en aurait été que mieux.
Pour la multiplicité des objets, on
allègue nos
petites pierres gravées, où les ouvriers ont rassemblé
quelquefois plusieurs figures ; mais faut-il d'autre
censure que l'apologie même ? & n'était-il pas ridicule
à Vulcain de faire en cette occasion un travail si
difficile à apercevoir & à déchiffrer.
Pour les diverses actions des mêmes figures, dirait-on
qu'elles étaient répétées sous différentes formes, en
plusieurs tableaux séparés ; mais cela ne ferait
qu'augmenter la confusion ; il vaut mieux avouer
franchement qu'Homère a abusé de la puissance de
Vulcain, & qu' après lui avoir fait faire des trépieds
qui marchent seuls aux assemblées des Dieux, & des
statues d'or qui parlent & qui pensent, il n'a cru que
suivre ce système, en lui faisant faire encore un
bouclier mouvant, comme ces tableaux que nous avons vus
en France depuis quelques années.
J'ai donc imaginé un bouclier qui n'eût point ces
défauts. Je n'y place que trois actions liées même l'une
à l'autre. Les noces de Thétis & de Pélée, qui fondent
la noblesse d'Achille ; le jugement de Pâris, qui fonde
la colère de Minerve & de Junon contre les Troyens ; et
l'enlèvement d'Hélène qui fonde la vengeance des Grecs.
Ces objets, quoique riants, ont tous rapport au Poème ;
il n'y a point de confusion ; & je ne peins chaque
action que dans un instant, quoique par la manière dont
je la peins, j'en fasse entendre les commencements & les
suites. Je ne sais si je me trompe, mais il me paraît
heureux d'avoir fait ainsi du bouclier d'Achille, un
titre de sa grandeur, & pour ainsi dire, son manifeste.
J'ai trouvé la mort d'Hector aussi défectueuse que
le bouclier d'Achille. Qu'on en juge par les
circonstances dont elle est accompagnée dans l'Iliade.
Après le carnage opiniâtre qu'Achille a fait des Troyens
sur les bords du Xante, tout ce qui peut en échapper, se
sauve dans Ilion ; Hector lui seul hors des murailles,
attend son ennemi avec toute l'assurance d'un Héros :
c'est en vain que Priam & qu'Hécube le conjurent de
rentrer, par tout ce que l' amour paternel peut imaginer
de plus touchant ; il demeure inflexible, & il n'est
occupé que de l'impatience d'en venir aux mains. Achille
arrive enfin ; qui le croirait, après ce que je viens de
dire de la disposition d'Hector ? Cet homme si intrépide
tout à l'heure fuit sans tenter seulement de se
défendre, & ce n' est plus qu'une dispute de coureurs
entre les deux Héros, qui tous deux, l'un fuyant,
l'autre poursuivant, fournissent trois fois le tour de
la grande ville de Troye. Il faut que Minerve, pour
engager Hector au combat prenne la forme de Deiphobus
son frère, & vienne l'enhardir à combattre Achille avec
son secours. Hector reprend courage à la vue d'un
second, & résolut enfin de combattre Achille, il lui fait
seulement des propositions d'humanité pour le corps de
celui qui sera vaincu. Achille lance un trait contre
Hector & le manque ; Hector atteint du sien le bouclier
d'Achille, mais sans effet ; Minerve court assez loin
ramasser le trait d'Achille pour le lui rendre, tandis
qu'Hector qui s' attend au secours de son frère, ne le
trouve plus ; il fait pourtant un dernier effort, &
c'est le seul signe de valeur qu'il donne en cette
occasion ; il brise son épée contre les armes de
Vulcain, après quoi Achille triomphe sans peine d'un
ennemi sans défense, jusques-là qu'il examine à loisir
où il portera le coup. En vérité, quand Homère aurait eu
dessein d'avilir ses deux Héros, qu'il aurait voulu que
l'un pérît avec infamie, & que l'autre triomphât sans
gloire, il me semble qu'il n'aurait pu mieux s'y
rendre. L'un est lâche, l'autre est secondé ; l'un
s'abandonne sans combat à toute la frayeur du péril, &
l'autre n'en court point du tout. Je sais que les
Savants ont des allégories toutes prêtes pour sauver
tout cela ; mais pour moi, je n'ai pas crû devoir me
fier à des excuses que la plupart des lecteurs traitent
de frivoles, & qui, quand elles seraient solides, ne
réparent jamais les premières impressions.
Ainsi, j'ai changé sans scrupule toutes ces
circonstances, pour rétablir la gloire des deux Héros de
l'Iliade. Hector ne fuit point d'abord avec ignominie ;
il commence par proposer son traité qui est raisonnable
& magnanime ; Achille, furieux qu'il est, ne répond à sa
proposition, qu'en lui portant le premier coup. Hector
aussitôt lance son dard, il brise son épée contre les
armes divines, et c'est alors que se trouvant sans
défense, il est réduit à fuir ; mais encor fuit-il en
homme que la crainte de la mort n'a pas troublé ; il
fuit sous les remparts de Troye, pour exposer son
ennemi à une grêle de traits : danger qui enhardit
Achille à le poursuivre, & qui fait même une action
héroïque, de la poursuite d'un ennemi désarmé. Enfin
Hector ramasse un des traits qui pleuvaient sur Achille
; il combat encore et succombe du moins glorieusement.
Si ces corrections sont bonnes, je ne prétends pas en
tirer vanité. Le défaut était si sensible, qu'à moins
d'être idolâtre d'Homère, je ne pouvais n'en être pas
blessé ; & dès qu'on sent le mauvais, on a du moins une
idée confuse du bon ; un peu de méditation l'éclaircit &
la perfectionne bientôt.
Voilà ce que j'avais à dire de l'Iliade & de mon
imitation. J'abandonne l'ouvrage au jugement du public ;
si j'obtiens son approbation, peut-être
m'enhardira-t-elle à entreprendre un Poème tout à fait
original : s'il me la refuse, je ne lui en demanderai
pas raison, & ce sera à moi d'étudier pourquoi j'aurai
manqué de lui plaire.
Mais que diront certains Savants ? Je m'attends,
surtout si je réussis, à de vives contradictions. On
dira que je suis un téméraire d'avoir osé toucher à une
réputation de plus de deux mille ans. Je réponds à cela
que je ne saurois lui porter d'atteinte qu'autant
qu'elle serait injuste, & que les erreurs accréditées
n'en deviennent pas plus respectables. On dira que je
suis un ignorant ; j'en demeure déjà d'accord ; j'ai
songé néanmoins à ne parler que de ce que j'entends ; il
faudra faire voir en quoi je me suis trompé ; il ne
suffira pas même de me convaincre de plusieurs fautes ;
je serai toujours en droit de tenir pour bien remarqué
de ma part, tout ce qu'on passera sous silence. En un
mot, on m'opposera de bonnes ou de mauvaises raisons :
je ferai gloire de me rendre aux bonnes, & le public
fera justice des mauvaises.