Discours sur Homère en français moderne

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     C'est un usage immémorial parmi les traducteurs, de relever l'excellence de l'Auteur qu'ils traduisent. Ils prétendent justifier leur goût, en prouvant la perfection de l'original qu'ils ont choisi ; & ils recommandent en même temps leur propre ouvrage, où ils se flattent d'avoir fait passer les mêmes beautés qu'ils font valoir.

    On s'attend sans doute sur cet usage, à trouver ici le panégyrique d'Homère : mais outre que je le traduis moins que je ne l'imite, & qu'ainsi l'usage des traducteurs ne fait point de loi pour moi, j'ai crû encore que rien ne pouvait autoriser les exagérations ; que le vrai mérite était de reconnaître les défauts par tout où ils sont ; que d'ailleurs les fautes des grands hommes sont les plus dangereuses, & qu' il est d'autant plus important de les faire sentir, que bien des gens font gloire de les renouveler. Ce discours ne sera donc point un éloge d'Homère, mais seulement une dissertation, ou si je l'ose dire, un essai de Poétique, où je dirai naïvement ce que je pense de l'Iliade & de son Auteur.

 

D'HOMÈRE

 

    Il n'y a point eu d'Homère selon quelques critiques.

    Les Poèmes que nous avons sous son nom, n'étaient à les en croire, que différentes pièces de plusieurs Auteurs, apportées toutes en Grèce par Lycurgue, et rédigées en un corps par Pisistrate. Mais, sans traiter cette opinion d'extravagante, j'avoue que je n' y trouve point de vraisemblance. Je remarque partout dans l'Iliade, les mêmes vues & la même manière de penser. Il ne m'en faut pas davantage pour me ranger du parti du grand nombre. L'Iliade est d'un seul Auteur ; &, ce qui veut dire la même chose, il y a eu un Homère.

    Cet Auteur est devenu, de siècle en siècle, un objet important de la vanité & de la curiosité humaine. Les villes se sont disputé l'honneur de lui avoir donné la naissance : on s'est intéressé par tout à le connaitre & à en juger. Les uns ont employé leurs veilles à développer son sens, & à relever ses beautés ; les autres assez hardis pour lui trouver des défauts, se sont révoltés contre l'admiration publique. D'un côté, on lui élevait des autels ; de l'autre, on travaillait à les abattre ; & le plus grand nombre, sur tout dans notre siècle, a décidé superficiellement du mérite de ses ouvrages, sur des beautés ou des défauts que d' ingénieux écrivains s'efforçaient tour à tour d' y faire apercevoir ; car hors quelques vérités dont l'évidence frappe également tous les hommes, tout le reste a diverses faces qu'un homme d'esprit sait exposer comme il lui plaît ; & il peut toujours montrer les choses d'un côté favorable au jugement qu' il veut qu'on en porte.
     On peut, d'après les idées qu'on a données d'Homère, le peindre de deux manières si différentes qu'on ne le prendroit pas pour le même homme ; & cet exemple particulier est une assez bonne démonstration de l'incertitude des jugements humains.

    Homère, à recueillir ses traits de ceux qui l'ont loué, était un homme divin. Telle fut la force de son génie, qu'il inventa l'art & le perfectionna. Personne avant lui qu'il pût imiter ; nul autre après lui qui ait pu le suivre ; point d'art poétique, point de Poésie, point même de sciences, si Homère n'eût écrit. La nature l'avait doué de l'esprit universel, & le travail l'avait mis en possession de toutes les connaissances ; son discernement répondoit à l'étendue de ses lumières ; juste appréciateur des choses, il a toujours donné le bon pour bon, & le mauvais pour mauvais : aussi varié que fécond, il n'a jamais rassasié ses lecteurs, & il sait répandre un air de nouveauté jusques sur ses répétitions. Profond théologien, quoique père du paganisme par l'abus qu'on a fait de ses fictions, il a eu, sur beaucoup de choses, des vues de la divinité presque aussi saines que celles de Moïse. Qui jamais a mieux combattu le vice, & mieux servi la vertu ? Les Chrysippes, les Socrates n'étaient auprès de lui que des philosophes stériles : ils ne savaient que débiter sèchement les principes de la morale ; il savait les insinuer. Ses fables, & même les plus absurdes en apparence, sont autant de mystères respectables, où sont cachées les vérités les plus curieuses & les plus intéressantes.

  C'est lui seul qui a formé les Législateurs, les Savants, les Héros, les Souverains ; les plus grands hommes ne seront à jamais que ses élèves ; & pour en revenir à la Poésie, il l'a portée à un point de sublimité qui fait moins l'émulation que le désespoir des meilleurs Poètes. Dessein, ordonnance, pensées, sentimens, expression, tout est inimitable dans ses ouvrages ; c'est l'homme de tous les talents : mémoire prodigieuse, imagination vaste, délicate & toujours sublime, jugement supérieur, universel et infaillible. Ces qualités qui se nuisent d'ordinaire dans les autres, semblent, en lui, se donner mutuellement la perfection ; & cette perfection est si sensible & si reconnue, qu'il faut être aveugle pour ne la pas voir, & insensé pour n'en pas convenir.

    A suivre d'autres mémoires, Homère n'était qu'un homme. Loin qu'on lui doive la louange de l'invention, il ne mérite que le reproche de l'avoir voulu usurper, en supprimant les Auteurs qui avaient travaillé avant lui. Il chargea sa mémoire de toutes les folles opinions répandues de son temps ; & faute d'intelligence, ou par un fol amour du merveilleux, il en outre encore le ridicule et l'absurdité. Jamais homme n'eut une idée plus bizarre des Dieux : il multiplie pour eux les faiblesses et les misères humaines ; & il fait du caprice & du crime même, le privilège essentiel de l'immortalité. Les sages ont félicité Platon de l'avoir banni de sa République ; & une Secte entière de Philosophes ne traitait tous les Poètes de canaille, qu'à cause des sottises d'Homère. Imposteur grossier dans ses fictions, non moins grossier, mais plus dangereux dans sa morale, incapable de peindre le vice & la vertu de leurs véritables couleurs, il n'est propre qu'à encourager les scélérats, & qu'à égarer les gens de bien.

   A l'égard de la Poésie, on peut compter les défauts d'Homère, par les qualités mêmes que la Poésie exige : nul dessein, nulle ordonnance, caractères démentis, pensées puériles, sentimens faux, discours sans suite, narrations diffuses, comparaisons forcées, sentences triviales, épithètes froides & fatigantes. Où va la conséquence ? Franchissons le mot : Homère n'était un homme rare que par l'extravagance & le mauvais sens.

   A quoi s'en tenir ? Il y a apparence qu'aucun de ces deux portraits ne ressemble bien. L'admiration et le mépris auront peut-être également exagéré.

    Mais du moins reste-t-il un fruit à tirer de ces contradictions excessives. Elles nous affranchissent de l'autorité que pourraient avoir les suffrages réunis, & nous font rentrer dans tous les traits de l'examen. C'est à nous de chercher dans les choses mêmes, en quoi l'admiration & le mépris sont équitables ou injustes. Ne craignons point d'user de notre raison : elle est l'arbitre naturel de tout ce que les hommes nous proposent. C'est profaner le sacrifice de son jugement  que de céder aveuglément à des décisions humaines : il ne faut s'y rendre, qu'autant qu'on en est éclairé ; & pourvu qu'on expose ses vues avec la défiance raisonnable où l'on sait être de soi-même,  il n'y a personne qui ne puisse contredire franchement les opinions mêmes les plus reçues.

    Cette modération a presque toujours manqué dans la dispute sur les anciens en général, & en particulier sur Homère. On s'est passionné de part & d'autre, comme s'il s'était agi du renversement de l'État ou de la Religion ; les injures étaient souvent en plus grand nombre & plus fortes que les raisons ; et comme la passion se justifie toujours elle-même, on imputait au seul zèle du vrai, tous les excès de la vanité & de l'idolâtre amour de son opinion.

    J'ai trop bien senti ce défaut dans les autres, pour ne me pas faire une loi de l'éviter. Je ne donnerai mes sentimens que pour des conjectures, toujours avec respect pour ceux qui pensent autrement, et toujours prêt d'abandonner mes idées pour de meilleures. Je pardonnerais même les injures à qui me détromperait à ce prix.

    J'examinerai donc l'Iliade dans ses principales parties ; & en conséquence de cette discussion ; je hazarderai mon jugement particulier sur Homère & sur son ouvrage. J'aurai besoin sans doute de l'indulgence des deux partis. Il faudra que les adorateurs d'Homère me pardonnent quelquefois mon manque de respect ; & que les autres me fassent grâce aussi sur les éloges : mais dussai-je ne contenter ni les uns ni les autres, il me suffira d'avoir par tout respecté le public, comme je le dois, en sacrifiant tous les égards au seul intérêt de la vérité.

 

 

DU DESSEIN D'HOMERE

 

    On a été fort partagé sur le dessein d'Homère dans l'Iliade. Les uns ont crû qu'il avait voulu amuser son siècle par une description ingénieuse d'intéressante de la guerre de Troye : les autres, qu'il n'avait prétendu qu'exciter l'admiration de ses lecteurs pour la valeur surprenante de son Héros : d'autres enfin, qu'il n'avait eu en vue que les moeurs, & que dans une fable fort simple au fonds, quoique vaste par ses ornement, il avait voulu faire sentir à la Grèce combien lui importait la bonne intelligence des princes qui la gouvernaient.

    Les premiers ont pour eux le titre même de l'Ouvrage, & toutes les choses qui en font la matière : car, quoique ce qui se passe dans l'Iliade, ne sait qu'une fort petite partie de la guerre de Troye, ce qui s' y raconte, fournit presque le reste. L'Auteur par lui-même ou par ses personnages, instruit le lecteur des causes de la guerre, de ses commencements & de ses progrès ; il en prédit même la fin prochaine. En vain oppose-t-on à ceux qui ne voient que ce dessein dans Homère, que s'il avait voulu décrire la guerre de Troye, il n'aurait eu garde d'en manquer la fin qui lui aurait fourni un si grand spectacle. Ils ne reviennent point de leur sentiment ; & l'objection leur paraît frivole, en ce que la ruine de Troye est suffisamment assurée par la mort d'Hector qu'Homère représente par tout, comme la seule ressource des Troyens.

    Les seconds, je veux dire ceux qui ne regardent l'Iliade que comme une louange d'Achille, se fondent sur l'éclat de son caractère. Il leur semble que les plus vaillants hommes de ce Poème ne le sont que pour donner du lustre à la valeur d'Achille ; on dirait qu'Homère ne leur fait faire des prodiges, qu'afin que son Héros les efface. Dès qu'il s'est retiré, l'armée des Grecs, quoique toujours fort supérieure à celle des Troyens, est cependant battue, mise en déroute, & réduite à la dernière extrémité. Quand même les soldats d'Achille se rejoignent à l'armée, les affaires des Grecs n'en vont pas mieux. Il paraît enfin lui-même ; la fortune change : il fait lui seul un carnage épouvantable des Troyens ; fait fuir à son aspect, ce même Hector qui avait  vu fuir devant lui toute l'armée des Grecs ; & il le tue avec tant de facilité, qu'on ne comprend pas comment après cela les Troyens oseront seulement tenter de se défendre. Qui ne croirait à cette conduite, que la valeur d'Achille a été le plus grand objet d'Homère ?

    On allègue contre ce sentiment, que si c'eut été là le dessein du Poète, il n'aurait pas terni le caractère de son Héros par tant de mauvaises qualités était-ce un bon moyen d'enlever l'admiration pour lui, que de le faire superbe, injuste & cruel ?

    Le Poète le pensait apparemment ainsi, répondent hardiment ceux qu'on prétend déconcerter par cette objection. Il était ébloui lui-même de l'excès où il portait la valeur d'Achille : il lui a paru beau qu'un homme fit valoir sans cesse sa supériorité sur les autres ; qu'il ne connût de raison ni de droit que son épée, & qu'il se vengeât aussi impitoyablement que les Dieux se vengent. La preuve qu'Homère ne regardoit pas ces dispositions avec mépris, c'est qu'il les donne presque à tous ses Dieux & à ses Héros, à proportion de leur puissance et de leur valeur : l'Iliade n'est qu'un tissu d'orgueil, de colère & de vengeance.

   Les derniers enfin qui reconnaissent dans l'ouvrage d'Homère l'expression unique & distincte d'une vérité morale, n'en veulent pour preuve que l'exposition de la fable même dans toute sa simplicité. Agamemnon s'emporte contre Achille, & lui enlève une esclave ; Achille se retire sur ses vaisseaux : les Grecs se ressentent aussitôt de son absence : ils perdent plusieurs batailles ; & enfin après la mort du meilleur ami d'Achille, qui périt dans le combat, ce Héros se réconcilie avec Agamemnon, & il tue le général des ennemis. Cela ne dit-il pas assez clairement que la division entre ceux d'un même parti, ruine leurs desseins, & qu'au contraire la bonne intelligence en assure le succès ?

   Il est vrai que l'action de l'Iliade réduite à ces termes, contient en effet cette idée : mais il faut avouer aussi qu'elle se perd dans l'étendue & dans la varieté des épisodes. Il y a même des circonstances contraires à ce prétendu dessein, puisqu'Ajax aurait tué Hector en l'absence d'Achille, si Jupiter ne s'en fût mêlé. La justesse de la fable devait-elle dépendre d'un prodige ?

    D'ailleurs, quoiqu'une action fournisse une réflexion morale, ce n'est pas une conséquence que l'Auteur ait eu dessein de l' y mettre. Il n'y a point de Conte de Fée, qui réduit à peu de termes, ne pressente une vérité ; & je ne crois pas qu'il sait possible d'imaginer une action, qui malgré qu'on en ait, ne sait susceptible d'une bonne réflexion. La prudence y fût-elle toujours trompée, on en conclurait que la prudence humaine n'est qu'erreur, ou du moins qu'elle a des bornes bien étroites. Le vice y fût-il heureux & triomphant, l'Auteur aurait voulu faire entendre que cette vie n'est pas le temps de la justice divine : les caractères y fussent-ils tous démentis, c'est l'inégalité de l'homme qu'on aurait voulu peindre ; et on l'aurait outrée exprès, pour la mieux faire sentir.

    On peut conclure du moins de cette diversité de vues qu'on attribué à Homère, que son dessein n' est pas évident ; & qu'après tant de Savants qui n'ont pu s'accorder là-dessus, on doit craindre encore de s'y méprendre. Cependant sans m'arrêter ni aux uns ni aux autres, c'est Homère lui-même que je consulte  ; croyons l'en sur sa parole. Qui saura mieux que lui ce qu'il a voulu faire ?

   Muse raconte-moi la colère d' Achille, qui fut si fatale aux Grecs, & qui coûta la vie à tant de Héros.

Voilà les paroles du Poète, & son dessein : mais il faut remarquer que selon les Savants, le mot grec que nous rendons simplement par celui de colère, signifie colère noble, ressentiment héroïque. C'est donc ce ressentiment héroïque qu'Homère a voulu célébrer. Tout ce qui se passe dans l'Iliade tourne l'admiration de ce côté-là. C'est par ressentiment contre Agamemnon, qu'Achille cesse de combattre : les Grecs sont la victime de son absence. C'est par ressentiment contre Hector, qu'Achille revient au combat : les Troyens, & Hector lui-même sont les victimes de son retour. & loin qu'Homère ait voulu rendre ce ressentiment odieux, il y fait entrer Jupiter même qui dispose les événements au gré d'Achille & qui semble ne peser le destin des Grecs & des Troyens qu'au poids du ressentiment de ce Héros.

   Il est vrai que les Grecs parlent quelquefois avec indignation de la dureté d'Achille ; mais c'est parce qu'ils en sont les victimes : ils ne le traitent que comme les Dieux qui ne leur sont pas favorables. Homère les fait parler selon leur passion, mais on sent bien que lui-même il admire Achille, & qu'au fond il trouve autant de grandeur dans son ressentiment, que dans celui de Junon qui veut anéantir Troye, pour se venger de Pâris ; et dans celui d'Apollon qui frappe tout le camp des Grecs pour se venger de leur Roy.

    Ainsi je crois qu'Homère ne s'est proposé d'abord que de chanter la colère d'un Héros, comme un sujet capable d'attacher l'esprit & d'enlever l'admiration ; & que pour plaire plus sûrement aux Grecs, il a  orné ce fond de tout ce qui pouvait les intéresser ; de la description de leur pays, & de leurs usages ; de l'histoire de leurs Rois, & de celle de leurs Dieux. Je me dispense d'y chercher d'autre mystère, avec d'autant moins de scrupule, que ceux qui savent là-dessus la vérité n'ont pas grand avantage sur ceux qui l'ignorent.

   Cependant on exagère tellement l'importance de ces découvertes, que l'on tourne en règles inviolables tout ce qu'on croit apercevoir dans Homère. On refusera impitoyablement le nom de Poème épique à tout ce qui ne ressemblera pas à l'Iliade ou à l'Odyssée ; encore sommes-nous bienheureux qu' Homère nous ait laissé ces deux différents modèles ; cela nous met un peu plus au large. Il faut que l'action sait feinte, qu'elle sait grande, qu'elle se passe entre des Rois, qu' elle ne remplisse qu'un certain espace de temps, qu' elle ne marche qu' avec le ministère des Dieux, que la narration même sait d'une certaine étendue : pourquoi cela ? Parce que c'est, dit-on, la nature du Poème Épique ; & comment prouve-t-on que ce sait sa nature ? C'est que toutes ces qualités se trouvent dans un Poème d'Homère qui a réussi, et, ce qui est encore plus considérable, approuvé par Aristote & par Horace. Ces conséquences ne sont-elles pas l'ouvrage du préjugé, plutôt que de la raison ? Ce qui a plu, exclut-il les autres moyens de plaire & ne saurait-on s'ouvrir de nouveaux chemins sans s'égarer?

    Pour moi, j'avoue que je ne vois rien d'absolument essentiel au Poème épique, que le récit d'une action. Que cette action sait grande, pathétique, ou simplement agréable : qu'elle se passe entre des Rois, ou entre des personnes moins distinguées : qu'on y prodigue le merveilleux, ou qu'on s'y contente des causes naturelles ; ces différences feront bien de nouvelles espèces, mais elles ne changeront pas le genre. La Pharsale & le Lutrin sont aussi bien des Poèmes Épiques que l'Iliade ; & supposant d'ailleurs toutes choses égales dans ces ouvrages, on aura droit de se plaire à l'un plus qu'à l'autre, pourvu qu'on ne s'abandonne pas à traiter le goût contraire d'ignorance & de mauvais sens.

    Je ne sais pourquoi j'ai restreint le Poème au récit d'une action. Peut-être que la vie entière d'un Héros, maniée avec art, & ornée des beautés poétiques, en serait une matière raisonnable. à quel titre condamnerait-on un ouvrage qui serait le modèle de toute la vie, la morale de tous les âges & de toutes les fortunes ? & pourquoi lui refuserait-on le nom de Poème Épique,  à moins que ce ne fût pour lui en trouver un plus honorable ?

    Je regarde donc comme arbitraire, le choix de la matière, & même celui de la forme qu'on lui veut donner : mais quelque choix que l'on fasse, il est essentiel de plaire toujours par quelqu'endroit ; sait en attachant l'esprit par l'importance des événements, sait en touchant le coeur par les passions des personnages, sait en amusant simplement par la variété et les grâces du sujet. Un Poème qui réunirait ces avantages, & qui outre cela, ne plairait que pour instruire, mériterait sans doute la préférence : mais encore ne faudrait-il pas donner pour règle inviolable, la conduite de ce Poème, parce que peut-être y aurait-il d'autres chemins pour arriver au même but.

 

 

DE L'ART PARTICULIER D'HOMERE

 

Nous avons vu quel est en général le dessein d'Homère ; il faut voir à présent quel est son art dans l'exécution, & quels moyens il emploie pour soutenir jusqu'au bout l'attention des lecteurs. Il me paraît qu'il a songé à attacher, à émouvoir & à surprendre.

    Pour attacher, il a choisi le plus grand intérêt qui pût frapper des peuples : c'est toute la Grèce armée qui traverse les mers, pour détruire un royaume florissant. Il est vrai qu'en remontant plus haut, il ne s'agit que d' une femme ; & qu'à considérer  son caractère, les Grecs sont presque aussi fous d'épuiser leurs états pour la r'avoir, que les Troyens de périr pour ne la pas rendre : mais cette cause, toute légère qu' elle est, n'en est pas moins vraisemblable ; il n'en faut pas davantage pour renverser des empires ; & dès que l'enlèvement d'Hélène s'est tourné en point d'honneur de part et d'autre, voilà nécessairement les deux peuples aux mains. L'intérêt est suffisamment établi ; & il n'était guère possible d'en imaginer un plus considérable. Heureusement la renommée le fournissait à Homère : c'était apparemment l'entretien de la nation ; & il n'avait garde de manquer un événement sur lequel il pouvait se répondre d'avance de la bonne disposition de ses auditeurs.
   C'était peu d'attacher, Homère a voulu émouvoir ; et c'est en peignant les passions qu'il a tâché d'y réussir. Il a semé son ouvrage de ce que les sentimens naturels ont de plus touchant, de ce que les passion sont de plus vif : mais il ne s'est pas contenté de raconter ces passions ; il les a mises sous les yeux. Pour donner plus de vie, plus de mouvement à son Poème, il fait presque toujours parler ses personnages. Le dramatique règne dans l'Iliade à temps & à contre temps ; & tel en est le charme, qu'il ne laisse pas quelquefois d'orner le Poème, lors même qu'il y est une faute.       Homère a bien senti quelle différence il y avait entre rapporter le sens d'un discours, ou faire tenir le discours même. Le Poète refroidirait toujours les sentimens de ses personnages par le simple récit. Plus de grands traits, plus de véhémence ; au lieu que si j'entends le personnage même, & que, pour ainsi dire, je reçoive la passion de la première main, j'y entre aussitôt, je la partage avec lui, les apostrophes & les autres figures me font illusion : de lecteur je deviens témoin : j'oublie le Poète, & je ne vois, je n'entends plus que l'acteur qu'il introduit, & qu'il fait parler.

    Pour surprendre enfin, Homère a employé le merveilleux. Tout le Ciel est intéressé à son action. Il y a des Dieux Grecs & des Dieux Troyens ; & ce sont de nouveaux chefs que le Poète distribue dans chaque parti. Ainsi les prodiges ne seront point épargnés. Les pluies de sang, les inondations subites, suivies d'embrasements aussi prompts, des chevaux parlants, des trépieds qui vont seuls aux assemblées des Dieux, des statues d'or qui agissent & qui pensent ; tout cela ne coûte rien à Homère, & quelqu' avide que son siècle fut de fables & de miracles, il doit avoir eu pleine satisfaction. Homère de son côté, content d'exciter à souhait cette sorte de surprise, en a négligé une autre qui demanderait beaucoup plus d'adresse, mais qui me parait aussi bien plus importante : c'est de préparer les événements, sans les faire prévoir ; de manière que quand ils arrivent, on en sait surpris sans en être choqué, & que l'on sente, selon la nature de l'événement, une joie ou une douleur vive que la prévoyance n'ait point émoussée.

   Loin qu'Homère ait observé cet art, on dirait qu'il l'a évité à dessein. C'est peu pour lui de préparer les événements, il les annonce sans ménagement et même plus d'une fois, avant que de les mettre sous les yeux. S'il fait combattre les armées, on sait d'avance de quel côté demeurera l'avantage. S'il met deux Héros aux mains, on sait qui doit périr & qui doit vaincre. On ne craint rien pour l'un, on n'espère rien pour l'autre. Jupiter même dans le milieu du Poème, pour faire parade de prescience & de pouvoir, fait aux Dieux un abrégé exact de tout le reste de l'action ; de sorte qu'on est tenté d'en demeurer là, & qu'on ne s'engage qu'avec peine dans un détail devenu indifférent, dès que les points essentiels en sont connus.

    On prétend que la gravité du Poème  l'exige ainsi : car c'est peu pour le préjugé de ne pas condamner nettement les pratiques d'Homère : il en fait des règles, & des règles qui ne souffrent pas même d'exception. Il veut que la méthode d'Homère constitue l'art, & qu'elle fasse la nature & l'essence des choses. Homère n'a point ménagé dans son Poème, de ces surprises intéressantes qui font une impression si vive dans le coeur : donc ces sortes de surprises sont puériles ; donc il est de la   nature du Poème de les dédaigner. Voilà la dialectique du préjugé.

   Si l'on examinait la nature de l'homme, au lieu d'examiner la constitution de l'ouvrage d'Homère, on ferait un raisonnement tout opposé. Il n'y a dans le coeur humain qu'une certaine mesure de sensibilité. La prévoyance des événements intéressants l'épuise peu à peu, de manière que quand ils arrivent, ils font une impression plus ou moins languissante, selon qu'on les a plus ou moins prévus : donc il faut dans un ouvrage dont le but est de toucher, ménager aux événements toute l'impression qu'ils peuvent faire ; soutenir toujours dans son lecteur une inquiétude agréable sur le sort des personnes qui l'intéressent, une curiosité vive sur la suite des aventures qui l'attachent, au lieu d'émousser sa sensibilité par des préparations trop évidentes, & ce qui serait encore pis, quoiqu'Homère l'ait fait, par une prédiction toute crue des actions que l'on doit décrire.

    C'est encore sur la nature de l'homme, plutôt que sur l'ouvrage d'Homère, qu'il faut établir quel doit être dans un Poème le tempérament du vraisemblable & du merveilleux, & prescrire les véritables bornes de l'un & de l'autre.

    L'homme n'est touché que de ce qu'il croit. Un Poète ne lui doit donc proposer que des choses qu'il puisse croire & qui aient du moins l'apparence de la vérité. L'homme n'admire que ce qu'il trouve extraordinaire ; le Poète ne lui doit donc proposer que des choses qui soient hors de l'ordre commun ; & pour concilier ces deux principes qui paraissent si opposés, il doit donner au merveilleux les couleurs de la vérité, par des préparations si vraisemblables, que les prodiges mêmes dont il veut frapper l'esprit, en paraissent comme des suites naturelles. Il doit proportionner les préparations à la singularité des événements, afin de leur donner tout ensemble de quoi surprendre & de quoi se faire croire.

  Voilà, ce me semble, quelle doit être essentiellement l'union du vraisemblable & du merveilleux : mais il entre bien de l'arbitraire dans l'application de ce principe. Les moeurs, les opinions des peuples sont différentes ; & ces moeurs, ces opinions fondent pour eux un merveilleux particulier & des vraisem-blances différentes : ainsi un Poème pourrait être excellent dans un pays, qui ferait pitié ailleurs, parce que des choses réputées grandes en ce pays-là seraient jugées petites dans un autre. Le point est de sentir au juste, jusqu'où l'on peut compter sur la crédulité de ses lecteurs, & de mesurer exactement ses hardiesses à leurs lumières. Serait-il raisonnable de prétendre amuser des hommes faits par les mêmes fictions qui auraient charmé des enfants ?

 

 

DES  DIEUX

 

    Il fallait que les Grecs fussent encore dans l'imbécillité de l'enfance, pour s'être contentés des Dieux d'Homère : car, quoi qu'on en dise, il n'en a introduit que de méprisables, de quelque côté qu'on les considère.

   Qu'est-ce que des Dieux qui n'ont point fait l'homme, nés comme lui dans la succession des siècles, & multipliés par les mariages, à la manière des races humaines ? Des Dieux sujets aux infirmités & à la douleur, qui blessés quelquefois par des hommes mêmes, jettent des cris, versent des larmes, tombent dans des défaillances, et qui, pour dire encore plus, ont des médecins ?

    Mais afin qu'il ne manquât rien à ce système monstrueux de divinité, Homère nous laisse encore entrevoir que ses Dieux ne sont pas immortels. Tel dieu s'est vu sur le point de périr ; & ce n' était pas seulement une terreur panique ; il aurait péri en effet sans le secours que le Poète a grand soin de nous marquer.

    Si l'on regarde ces Dieux du côté de l'intelligence et de la volonté, ils ont encore toutes nos faiblesses & tous nos vices : ignorance des événements, inconstance dans leurs désirs, imprudence dans leurs projets, injustice dans leurs actions. Ils se laissent surprendre les uns aux autres, je n'en excepte pas Jupiter même. Ils s'irritent & s'apaisent par caprice, comme des enfants ; ils se menacent indiscrètement au delà de leur pouvoir ; ils se vengent avec fureur ; et, comme si par mépris ils abandonnaient la justice aux faibles hommes, ce n'est point par une équité habituelle qu'ils sont au dessus des scrupules & des remords, c'est parce qu'ils font gloire de sacrifier tout indistinctement à leurs passions.

   On me dira peut-être qu'Homère admet un destin, & que dans l'idée qu'il en donne, on pourrait reconnaître celle d'une divinité supérieure : mais quelque bonne intention qu'on ait, il n'est pas possible d' y trouver son compte. Ce destin n'est qu'une fatalité aveugle, ou pour mieux dire, l'enchaînement même des événements, indépendants d'aucune providence qui les ait arrangés pour une fin.

    Il ne paraît pas d'ailleurs qu'Homère ait une idée fixe de cette première cause. Tantôt il l'imagine nécessaire & immuable, puisque toute la supériorité de Jupiter ne va qu'à prévoir avec douleur des événements qu'il ne peut empêcher : tantôt il l'imagine variable & dépendante ; puisqu'il avance en plusieurs rencontres, que l'ordre du destin courait risque alors de demeurer sans exécution, ce qui était arrivé quelquefois, comme il lui échappe de le dire positivement. 

    Les plus éclairés d'entre les Païens ont bien senti toute l'extravagance de ce système. Un célèbre Rhéteur a pensé qu'il avait plu à Homère de faire autant de Dieux de ces hommes qui allèrent au siège de Troye, & en revanche, de ne faire de ses Dieux que de simples hommes. L'orateur philosophe a déclaré formellement qu'Homère aurait mieux fait d'élever l'homme jusqu'aux Dieux, que d'abaisser les Dieux jusqu'à l'homme.

    Cependant, jusqu'où va la passion de justifier un Auteur qu'on croit avoir intérêt de trouver sans défaut ; sait pour ne pas rougir d'avoir employé trop de temps à l'approfondir ; sait pour ne pas se démentir sur ce qu'on a admiré quelquefois trop légèrement. Des Auteurs chrétiens, sensés & religieux d'ailleurs, ont voulu réhabiliter la mémoire de ces Dieux, qui n'ont pas toujours trouvé grâce devant leurs propres adorateurs.    

    Peut-être aurait-on abandonné Homère sur cet article, s'il ne faisait une partie trop considérable de ses ouvrages ; mais le moyen de convenir qu'un Auteur qu'on s'obstine à traiter de divin, ne sait pas le plus souvent, seulement raisonnable ! 

    Plutôt que d'en demeurer d' accord on a mieux aimé adopter les subtilités les plus chimériques ; eh ! Qu'est-ce qu'on ne justifierait pas avec cela ? On prétend que cette foule de Dieux dans l'Iliade, ne blesse pas l'unité d'une puissance supérieure ; qu'ils n'en sont que les différents attributs ; & que si le Poète les a personnifiés, ce n'était que pour expliquer les opérations divines d'une manière proportionnée à l'imagination humaine.

    Ce principe est bientôt posé, & il remédierait en effet à bien des choses. C'est dommage qu'il échoue à la moindre application qu'on en veut faire. Qu'on allie donc, s'il se peut, avec cette idée, la haine acariâtre de Junon contre Jupiter, les vengeances brutales que Jupiter tire quelquefois de Junon, les reproches d'injustice que les plus sages des Dieux font à Jupiter même, & en un mot, leurs séditions fréquentes. Sur ce pied-là, on voit à tout moment dans l'Iliade, les attributs révoltés contre leur essence commune, & les passions ne portent pas plus de trouble dans le coeur de l'homme, que les qualités divines en causent dans l'âme de Jupiter.

    On essaye encore de se tirer d'embarras à la faveur des allégories ; & l'on va jusqu'à faire un parallèle scandaleux des livres saints, avec les imaginations d'Homère. Je n'ai que deux mots à opposer à ce parallèle : je ferais scrupule de m'y arrêter plus long-temps. Les vrais caractères de la divinité sont posés en principes, en tant d'endroits de l'écriture sainte, que quand les Auteurs sacrés viennent à employer les figures, on les reconnaît d'abord pour ce qu'elles sont, & on ne les apprécie que ce qu'elles valent : au lieu que dans Homère, ces prétendues figures sont elles-mêmes les principes, et qu'il n'y a rien d'ailleurs qui avertisse l'esprit de ne les pas prendre à la lettre.

    Je me souviens qu'un jour je demandais raison à M Despreaux de la bizarrerie & de l'indécence des Dieux d'Homère. Il dédaigna de les justifier par le secours trivial des allégories, & il voulut bien me faire confidence d'un sentiment qui lui était propre, quoique tout persuadé qu'il en était, il n'ait pas voulu le rendre public : c'est qu'Homère avait craint  d'ennuyer par le tragique continu de son sujet ; que n'ayant de la part des hommes que des combats & des passions funestes à peindre, il avait voulu égayer le fonds de sa matière aux dépens des Dieux mêmes, et qu'il leur avait fait jouer la comédie dans les entr'actes de son action, pour de lasser le lecteur que la continuité des combats aurait rebuté sans ces intermèdes.

   Il me serait facile de faire voir que cette idée aggrave plus la faute d'Homère qu'elle ne l'excuse : elle le rend impie gratuitement, je veux dire, sans le rendre plus agréable. Mais sans m'amuser à le prouver, je passe à une réflexion qui me paraît plus importante.

   Sur les opinions établies en matière d'ouvrages d'esprit, les hommes forment d'ordinaire deux sortes de jugements ; l'un public, l'autre secret ; l'un de parade & de cérémonie, l'autre de réserve & à leur usage particulier. On pense sans contrainte sur un Auteur qu'on examine dans le cabinet ; & loin de s'embarrasser alors de ce qu' en ont pensé les autres, on s'applaudit quelquefois d' autant plus de l'idée qu'on s'en forme, qu' elle est plus singulière, et pour ainsi dire, plus à nous : mais dès qu'il en faut porter un jugement public, on cherche à se rapprocher des idées reçues, toutes fausses qu'on les reconnaît, et l'on devient lâchement circonspect : car j'avoue que si le respect qu'on doit au public n'allait qu' à nous faire examiner plus sévèrement nos pensées, pour nous y affermir, si elles sont raisonnables, ou pour en revenir, si les raisons contraires le demandent ; la circonspection serait prudente, & par conséquent louable : mais elle va presque toujours plus loin. Elle nous fait trahir nos sentimens, pour ne pas blesser le parti le plus nombreux ; on aime mieux paraître judicieux que de l'être en effet ; et pour ne pas lutter contre le torrent, on s' y abandonne.

    Ainsi le parti de l'erreur se grossit tous les jours de ceux mêmes qui l'ont reconnue ; tout désabusés qu'ils sont, ils tiennent le même langage que ceux qui sont encore trompés ; & ils deviennent eux-mêmes une nouvelle autorité pour en abuser d' autres.    

    Faut-il que cette mauvaise honte s'étende sur des choses d'aussi petite importance que la réputation d'un Poète ? & quelle suite si dangereuse peut avoir la sincérité sur le chapitre d'Homère, pour n'oser convenir de ses défauts qu'à l'oreille?

    Il y a pourtant bien des gens de ce caractère, & je pourrais déceler ici plusieurs complices de mes sentimens, qui, faute de courage, en deviendront peut-être les censeurs.

   On peut alléguer deux choses à la décharge d'Homère : la première, que dans les temps de ténèbres où il vivait, il n'a pu avoir des idées saines de la divinité, & que, quelque esprit qu'on lui suppose, il n'a pu éviter absolument la contagion des erreurs & de l'absurdité du paganisme : la seconde, qu'au travers de cette nuit épaisse, il n'a pas laissé d'entrevoir quelquefois le vrai, comme quand il dit que d' un signe de tête, symbole de la volonté, Jupiter ébranla tout le ciel ; & qu'il compare ailleurs la vitesse de la course de Junon à la rapidité de la pensée.

   Ainsi, quelque mépris que méritent au fonds les Dieux de l'Iliade, Homère personnellement serait encore sans reproche, s'il les avait toujours fait agir d'une manière propre à soutenir du moins l'estime & le respect de ceux qui les adoraient : mais, en vérité, il s'en faut bien qu'il ait toujours eu cette attention ; & en se mettant même à la place des Païens, on trouve encore à chaque pas, des occasions de scandale.

 

 

DES  HEROS

 

    Les Dieux ne sont dans l'Iliade que des personnages épisodiques : les véritables acteurs sont d'une part, les rois & les princes de la Grèce, accompagnés chacun de leurs troupes particulières, & de l'autre, les Troyens avec leurs alliés, tant princes que capitaines & que soldats. Le Poète à la fin du second livre, fait un dénombrement des chefs & des troupes, qui me paraît plus exact qu'ingénieux, et plus utile pour la suite, qu'agréable en lui-même.

    Il choisit entre les chefs, plusieurs Héros, pour être le principal ornement de son Poème, &  c'est de ceux-là qu'il établit d'abord le caractère, & qu'il décrit les actions par préférence à d'autres. Agamemnon, par exemple, est fier & jaloux de son autorité à l'excès. Achille est violent, inflexible et capable de sacrifier tout à son ressentiment. Ajax mal propre aux délibérations, ne respire que les combats. Nestor au contraire instruit par l'expérience & par l'âge, est l'âme des conseils, et le modérateur des différends. Ainsi Homère donne à chacun de ses Héros, des qualités propres et dominantes qui le distinguent ; mais malgré ces différences, il leur laisse encore en commun des qualités générales ; & c'est par ce côté de ressemblance que je les envisage d'abord.

    Premièrement ils sont vains, & d'une vanité qui dédaigne même les apparences de la modestie ; il n'y en a pas un entre eux, qui ne se loue en toute rencontre, sans pudeur & sans retenue ; le sage Nestor y est aussi sujet que le superbe Achille.  C'est en se louant que les uns conseillent, que les autres menacent, qu'en un mot ils agissent tous ; & Homère met presque toujours dans la bouche de ses personnages, tout le bien qu'il en veut dire.

    Il ne regardait pas apparemment, comme un défaut bien méprisable, cette attention continuelle à soi-même, qui n'a nul égard pour l'amour propre des autres, & qui semble leur vouloir arracher à tout moment l'aveu de notre supériorité sur eux ;  ou peut-être, n'estimait-il pas assez, s'il la connaissait, cette grandeur d'âme qui nous porte par goût aux actions louables, sans envisager les louanges, & à qui il coûte moins de donner de nouvelles preuves de vertu, que d'en faire valoir d'anciennes.

    Une suite de la vanité grossière de ces Héros, c'est la facilité qu'ils ont à s'offenser les uns les autres ; comme ils ne gardent aucune circonspection dans leur orgueil, ils ne conservent aussi nulle dignité dans leur colère ; les injures sont aussi familières dans la bouche des Rois que dans celle des soldats, & Thersite ne tient pas contre Agamemnon des discours plus insolents qu'Achille même. Il n'y a si vaillant homme dans l'Iliade, qu'un autre ne l'ose traiter de lâche, au premier emportement ; et ce n'est pas seulement dans les combats & les occasions les plus échauffées, qu'il leur échappe de ces saillies injurieuses ; c'est jusques dans les occasions les plus tranquilles & les plus indifférentes : Ajax & Idoménée qui d'ailleurs est assez sage, assis l'un auprès de l'autre, aux jeux célébrés pour les funérailles de Patrocle, s'échauffent, & se prennent de paroles sur une bagatelle, & ils en viennent sans la moindre gradation, aux injures les plus aigres & les plus indécentes. Je sais bien que de tout temps les passions sont au fonds les mêmes dans les grands et dans les petits ; mais de tout temps aussi, n'y différent-elles pas par les expressions & par les manières ? N'y a-t-il qu'un langage pour les Rois & pour le peuple ? & la diverse éducation ne se fait-elle pas toujours sentir dans les discours, quelque égale que sait la passion qui les inspire ?

    Je remarque encore un grand fonds d'impiété dans les Héros d'Homère. Agamemnon outrage Apollon dans la personne de son grand prêtre ; c'est même sur cette sacrilège imprudence que tout le Poème est fondé. Ménélas invoque Jupiter en lançant son javelot contre Pâris : mais à peine a-t-il manqué son coup, qu'il blasphème le dieu qu'il vient d'invoquer. Achille frémit de rage de ne pouvoir tuer Apollon qui vient de l'induire en erreur. Mais je ne m'étonne pas que l'impiété fût si ordinaire alors ; les Dieux à qui l'on avait affaire, étaient de bonne composition : on était sûr de raccommoder tout auprès d'eux, avec des victimes & de l'encens : ils quittaient volontiers les hommes de toute vertu, sans excepter le respect sincère dû à la divinité, pourvu que d'ailleurs ils fussent exacts sur les cérémonies, et prodigues en sacrifices.

     Mais, à mon sens, le plus grand trait de ressemblance entre les Héros dont je parle, c'est la cruauté militaire. Ce n'est pas assez pour eux que de vaincre, ils veulent arracher la vie ; ils insultent encore aux morts ; & ils voudraient, selon les idées de leur temps, éterniser leur malheur, en leur refusant la sépulture. S'ils se laissent quelquefois désarmer, c'est à l'avarice & non à la magnanimité : inflexibles aux larmes, ils ne se rendent qu'à la rançon, & c'est pour s'enrichir qu'ils pardonnent. On ne voit point de joie plus vive dans l'Iliade que celle des vainqueurs acharnés sur le corps des vaincus : & à la manière dont tout s' y passe, on dirait que la vengeance était alors le souverain bien des Dieux & des hommes.

   J'ose encore ajouter que la valeur des Héros d'Homère n'est pas si différente que l'on veut le faire croire ; c'est une qualité sujette dans la plupart, aux mêmes accroissements & aux mêmes diminutions ; confiance téméraire dans les succès, découragement dans les revers, impétuosité dans le premier choc, fuite honteuse bientôt après. La grande différence des exploits n'est fondée le plus souvent que sur la force du corps qu'Homère confond presque toujours avec la valeur ; sur la vitesse des chevaux, la bonté des chars, &, ce qu'il y a de pis, sur les prodiges.

    Le Poète distribue dans les différents livres de son Poème, des Héros de jour, pour ainsi dire : tantôt c'est Diomède qui renverse tout, tantôt c'est Agamemnon, tantôt Ajax, tantôt un autre. La fortune de chaque combat roule presque toujours sur un seul homme ; & Homère obscurcit à dessein toutes les figures du tableau, pour faire sortir davantage celles qu'il veut exposer en vûë.

   Son adresse consiste pour cela, à faire retirer Achille sur ses vaisseaux ; car tant qu'il eût combattu, il n'y aurait pas eu moyen de faire valoir personne ; mais son absence donne lieu au Poète de faire passer en revue ses Héros subalternes, et d'attirer successivement sur eux l'admiration qu'Achille prend toute pour lui dès qu' il reparaît.

   C'est ici qu'Homère me semble véritablement un grand maître ; & je voudrais pouvoir réussir à bien mettre en jour, l'art qu'il a employé dans le caractère d'Achille, pour y concilier deux choses qui paraissent se combattre.

  Il voulait d'un côté que son Héros fût absolument nécessaire aux Grecs, & qu'il valût lui seul, autant que toute l'armée. Ce ne pouvait pas être la sagesse et la prudence qui le rendissent si nécessaire ; puisque, selon le dessein du Poème, Achille devait  être violent & dominé par sa colère, ce qui ne s'accorde pas avec la prudence : ce ne pouvait pas être non plus la valeur, prise seulement pour l'intrépidité de l'âme ; car en ce sens un vaillant homme en vaut à peu près un autre ; & il y en avait tant dans l'armée des Grecs. Ce ne pouvait donc être que les avantages extérieurs ; & en effet Homère donne à son Héros cette sorte de supériorité, à proportion des merveilles qu'il lui devait faire entreprendre. Il est d'une force et d'une légèreté dont aucun autre n'approche ; il a des chevaux immortels, des armes divines, & pour surcroît, la protection de Jupiter & le secours assidu de Minerve.

   C'en était assez sans doute, pour le rendre aussi important que le dessein du Poème exigeait qu'il le fût. Mais le Poète voulait encore en faire le personnage le plus intéressant & le plus propre à enlever l'admiration. Les avantages extérieurs n'auraient pas produit cet effet : tous les exploits  d' Achille ne lui eussent attiré aucune estime, tant qu' on ne les eût crus que l'effet de sa force et non pas de son courage : il aurait eu beau s'appeler lui-même le plus vaillant des Grecs, comme il le fait en présence de toute l'armée ; le lecteur ne l'en aurait pas crû sur sa parole : car les hommes ne reconnaissent la valeur qu' au mépris constant des dangers & de la mort même, quand la gloire est à ce prix ; ainsi Achille, par sa force prodigieuse & par le secours surabondant des Dieux, n'ayant rien à craindre, on ne serait pas convenu avec lui du mérite d'une intrépidité qui ne l'exposait pas.

     La preuve de ma pensée, c'est que la plupart des gens qui ne connaissent point Achille par l'Iliade, et qui sur une fable plus connue, l'imaginent invulnérable, au talon près, trouvent ridicule qu'on le mette à la tête des Héros : tant il est vrai que l'idée de valeur suppose toujours celle du danger.

    Qu'un géant bien armé combatte contre une légion d'enfants ; quelque carnage qu'il en fasse, la pitié qu'on aura pour eux ne tournera pas en admiration pour lui : & plus il s'applaudira de son courage, plus on sera indigné de son orgueil.

    Achille était dans ce cas, si Homère, malgré toute la supériorité de forces qu'il lui donne, n'eût trouvé l'art de mettre encore sa grandeur d'âme hors de tout soupçon.

    Il y a parfaitement réussi, en feignant qu'Achille avant que de partir pour la guerre de Troye, était sûr d' y trouver la mort. Le destin lui avait proposé par la bouche de Thétis, l'alternative d'une vie longue & heureuse, mais obscure, s'il demeurait dans ses états ; & d'une vie courte, mais glorieuse, s'il embrassait la vengeance des Grecs. Il opte pour la gloire, au mépris de la mort : & dès là toutes ses actions, toutes ses démarches sont autant de preuves de son courage. Il court en hâtant ses exploits, à une mort qu'il sait infaillible. Qu'importe qu'il renverse tout presque sans obstacle ? Il est toujours vrai qu'il affronte à tout moment l'arrêt du destin, & qu'il se dévoue généreusement pour la gloire. Homère a si bien senti combien cette idée devait jeter d'intérêt sur son Héros, qu'il la répand dans tout le Poème, afin que le lecteur l'ayant toujours présente, tienne compte à Achille de ce qu'il exécute même avec le moins de danger.

     Pour parler à présent des caractères particuliers, j'avoue que celui d'Achille est assez également soutenu ; mais il n'en est pas de même de la plupart des autres. Homère ne fait pas toujours agir ses Héros d'une manière conforme à la première idée qu'il en donne. Les sages sont quelquefois imprudents ; les braves ont des moments de lâcheté, comme les lâches ont aussi des moments de valeur.

    Quoique je pusse accumuler ici des preuves de ce que j'avance, je me contenterai d'en alléguer quelques exemples, comme j'ai fait dans le reste : bien résolu à n'entrer sur rien dans un plus grand détail, qu'autant que des Savants prévenus & de mauvaise humeur m'y forceraient pour ma justification.

     Hélénus, Hector & Diomède sont donnés pour sages dans l'Iliade : voici cependant ce qui leur arrive à tous trois dans la même rencontre. Diomède secondé par Minerve, mettait en déroute l'armée troyenne, à qui par conséquent Hector se trouvait plus nécessaire que jamais. Que fait le  sage Hélénus dans cette extrémité ? Il conseille à Hector de rallier les Troyens, d'abandonner ensuite le combat & d'aller à Troye avertir Hécube d'offrir un sacrifice à Minerve pour l'apaiser. L'avis du sacrifice était bon ; mais n' y avait-il qu'Hector à charger de cette commission ? Combien d'autres moins utiles au combat eussent été aussi bons pour le message ? Que fait de son côté le sage Hector ? Il applaudit à la prudence d'Hélénus, & il laisse le champ de bataille libre à Diomède, qui aurait achevé ce jour-là de venger la Grèce, s'il n'eut été lui-même aussi imprudent que ses ennemis. Il s'interrompt au milieu de ses succès : il s'arrête à interroger un inconnu, à faire & à écouter des histoires ; & il fait si bien par sa faute, que celle d'Hector n'a point de suite.

    Voilà, ce me semble, des imprudences bien avérées, dans des personnages dont on n'en devait point attendre. A l'égard des braves qui sont quelquefois lâches, je n'en veux de preuve qu'Hector qui fait trois fois le tour de Troye en fuyant Achille, & qui n'ose le combattre qu'avec un second : & pour les lâches qui sont quelquefois braves, je n'allègue encore que Pâris qui fuit devant Ménélas avec la dernière indignité, & qui bientôt après rétablit les affaires des Troyens, avec un courage égal à celui d'Hector même.

    Homère en ces endroits, a peint les hommes à la manière de l'histoire, & non pas selon les vues du Poème. Il y avait apparemment une tradition de la guerre de Troye, dont il a conservé les faits, sans les accommoder scrupuleusement aux règles d'un art qui n'a été bien développé que depuis lui, quoi qu'il en sait le père.

    On sait la diverse économie de l'histoire & du Poème, dans la peinture des hommes. L'histoire les représente en détail ; elle raconte les actions de tels & de tels hommes qui ont eu le plus de part aux événemens célébres ; mais elle ne s'embarasse pas de faire convenir ces actions entr'elles ; elle n' est responsable que de la vérité, quelque bizarre qu' elle puisse être : elle allie sans dissimulation dans la même personne, la sagesse & l'imprudence, la timidité & la valeur, l'injustice & la probité : et c'est par ces portraits fidèles d'originaux qui ont existé, qu' elle donne la connaissance générale de l'homme, en faisant voir dans les exemples particuliers le bien & le mal dont toute l'espèce est capable.

    Le Poème emploie une méthode toute contraire : il ne représente pas tels & tels hommes ; mais il invente des personnages exprès pour donner en eux une idée  de certaines passions, de certains vices ou de certaines vertus ; & il rassemble avec art dans ces personnages, des effets sensibles & continus de ces passions, de ces vices, ou de ces vertus, pour en faire mieux sentir la nature ; au lieu que dans l'histoire, ces effets étant moins choisis et plus interrompus, ils n'en donnent pas une idée si vive ni si distincte.

    L'histoire représenterait les diverses actions d'Achille & d'Énée, de quelques motifs différents qu'elles fussent parties ; mais le Poème ne peint sous le nom d' Achille que les effets de la colère, soutenue par la valeur ; & sous le nom d'Énée, que les effets de la valeur, conduite par la piété. Il s'ensuit de là que ce serait un aussi grand défaut à un Poète de ne pas soutenir les caractères, qu'à un historien de chercher à les soutenir aux dépens de la vérité.

     J'oubliais de dire qu'il manque aux Héros de l'Iliade une sorte de dignité inconnue au siècle et dans le pays où Homère écrivait. On ne voit point autour des Rois une foule d'officiers ni de gardes ; les enfants des Souverains travaillent aux jardins & gardent les troupeaux de leur père ; les palais ne sont point superbes ; les tables ne sont point somptueuses : Agamemnon s'habille lui-même,  & Achille apprête de ses propres mains le repas qu'il donne aux  Ambassadeurs d'Agamemnon. Il serait ridicule de reprocher ces prétendus défauts de bienséance à  un Poète qui ne pouvait pas peindre ce qui n'était pas encore. Aussi les critiques les plus hasardeux n'ont jamais avancé, que je sache, qu'il y eût de la faute d'Homère ; on s'est contenté de dire que son siècle était grossier, & que par là, la peinture en était devenue désagréable à des siècles plus délicats.

    Quelques adorateurs d'Homère ne sont pas contiens de cette distinction : on a grand tort, disent-ils, d'appeler grossiers ces temps héroïques, où le luxe n'avait point encore corrompu les moeurs, & où l'homme jouissant innocemment des vrais biens, n'avait point encore imaginé ces fausses grandeurs, ni ces fausses richesses dont la cupidité s'est avisée depuis.

    Ne dirait-on pas à ce discours, qu'il y avait plus  de vertu dans le siècle d'Homère que dans le nôtre ? Car l'épithète d'héroïque ne peut tomber sensément que sur la justice & la droiture des coeurs, & non pas sur le défaut de certaines richesses et sur l'ignorance des arts. Cependant qu'on lise l'Iliade ; ces temps qualifiés d'héroïques paraîtront le règne des passions les plus injustes & les plus basses, & surtout le triomphe de l'avarice. Les chefs ne sont pas moins avides de butin que les soldats. Le pillage de Troye est toujours le plus puissant aiguillon de la valeur des Grecs : & Homère lui-même parle quelquefois de l'or avec une certaine admiration, qui marque bien que le défaut de luxe venait moins dans son temps, d'une simplicité vertueuse, que de grossièreté & d'ignorance.

 

 

DES DIFFERENS GENRES D'ELOQUENCE


    Nous avons parlé de l'action & des personnages de l'Iliade ; l'ordre veut que nous parlions à présent des différents genres d'éloquence qu'Homère y emploie. Il raconte des faits ; il faut examiner le caractère de sa narration. Il décrit des actions et des objets. Il faut voir de quelle manière il peint les choses : il fait parler des personnages ; nous avons à observer s'il se met bien à leur place, & si les discours qu' il leur prête sont du ton et dans l'ordre qu'exigent les passions qu'il exprime, ou qu' il veut inspirer. Il  emploie des comparaisons fréquentes ; il faut juger du choix & de la justesse de ses comparaisons. Enfin il répand en plusieurs endroits les maximes & les sentences ; il faut voir comme elles sont placées, & si d'ailleurs elles sont assez importantes & assez solides, je vais suivre Homère dans cet ordre, & toujours avec cette franchise qui me parait d'autant plus indispensable dans un Auteur, qu'elle dépend plus de nous que tout le reste.

 

 

DE LA NARRATION


    Il y a deux sortes de narrations ; l'une simple & purement historique, où l'écrivain ne se propose que de rendre témoignage à la vérité, sans aucune vue de la rendre agréable : l'autre ornée & poétique, où l'écrivain doit plaire en instruisant, & qui demande par conséquent un art dont la première peut se passer.

    Les Auteurs sacrés ont employé la narration simple : ils mêlent indifféremment dans les faits les petites & les grandes circonstances, quelquefois même les plus éloignées, comme les plus prochaines ; & quoi qu'elles eussent toutes leur utilité dans les vues de la sagesse éternelle qui inspirait ces historiens, je crois qu'ils ne se mettaient pas eux-mêmes fort en peine ni des tours, ni de l'arrangement, ni du choix.

     L'histoire sainte est vénérable & divine par des endroits bien plus important que le style ; on la rabaisse quand on y cherche de l'art, & l'élégance étudiée qu'on y veut mettre, lui ôterait ce caractère si sensible de vérité qui fait sa plus grande force.

    J'avoue que la narration d'Homère a quelque ressemblance avec celle des livres saints ; mais je ne saurais convenir qu'on ait raison de lui en faire un mérite. Homère n'est point un écrivain d'annales ; il est Poète, & dès-là, son but devait être d'intéresser les lecteurs par l'agrément de sa narration : elle devait être précise et ingénieuse, au lieu que souvent elle est diffuse et insipide. Il était le maître d'imaginer les circonstances pour les assortir au fait principal qu'il avait à raconter. Pourquoi en choisit-il de basses quand il faut de la grandeur ; de rebutantes, quand il est question de grâces ; & de lentes, quand le sujet demande de la vivacité ?
    Quand Thétis apporte à son fils les armes qu'a forgées Vulcain, & qu'elle le presse de se réconcilier avec Agamemnon ; Homère mêle à ces grandes choses, le soin que prend Thétis d'écarter les mouches du corps de Patrocle : allégorie tant qu'on voudra ; la bassesse de l'image frappe beaucoup plus que la justesse de l'allégorie.

  Junon, en un autre endroit, se pare pour charmer & pour surprendre Jupiter. Homère descend jusqu'à dire, en beaux termes, si l'on veut, mais toujours bien clairement, qu'elle se décrassa tout le corps avant que de le parfumer ; idée qui ternit mal à propos une image d'ailleurs toute gracieuse. Neptune est impatient de secourir les Grecs. Homère raconte que ce dieu va chercher son char en un certain lieu ; qu'il arrive ensuite en un autre plus voisin du camp ; que là, il dételle ses chevaux, & qu'il les renferme lui-même, pour les retrouver à son retour : détail qui ne convient ni à la majesté du dieu, ni à son impatience.

    Je ne craindrai point de dire qu'Homère pêche  en tous ces endroits, contre le principe qui doit guider un Poète dans le choix des circonstances. Il peut imaginer à son gré des faits propres à exciter l'admiration, la compassion, la joie, ou tel autre sentiment qu'il lui plaira ; mais ces faits une fois choisis, il faut que le détail en soutienne le fonds. Le fait est-il grand ? Les circonstances doivent être grandes, & se prêter l'une à l'autre de la dignité. Le fait est-il intéressant ? Il n'y doit rien mêler qui n'en augmente l'intérêt. Ainsi l'unité qui doit régner dans le tout doit aussi régner dans chaque partie : c'est-à-dire, que comme l'assemblage des faits qui composent tout le Poème, ne doit produire qu'un effet unique & général ; l'assemblage des circonstances qui composent  chaque fait  particulier, ne doit produire aussi qu'un effet unique, quoique subordonné à l'effet général.

 

 

DES REPETITIONS


    Il me semble que c'est ici le lieu de parler des répétitions d'Homère ; car, quoi qu'il ait répandu ce défaut par tout, aussi bien dans les descriptions, dans les comparaisons & dans les discours, que dans les récits ; on peut dire cependant que c'est un défaut de tout le Poème, considéré comme le récit d'une action. Ce défaut regne dans Homère, à un excès qui ne devrait pas lui avoir laissé de défenseurs, & je ne suis pas moins étonné des apologies que de la faute même.

    Pour la faute, on ne comprend pas trop bien ce qui pouvait y induire Homère. Dirait-on que c'était l'envie de faire relire plus d'une fois d'excellents morceaux ? Mais souvent ces répétitions sont des choses froides & tout à fait indifférentes. Dirait-on que c'était pour s'épargner la peine d'un nouveau travail ? Mais souvent ces répétitions ne tiennent la place de rien, & elles sont placées en des endroits où un seul mot eût épargné des pages entières de redites. Dirait-on qu'Homère donnant ses livres les uns après les autres, ou que le Poème ne se lisant pas de suite, il a crû devoir pour la clarté, rappeler dans un livre des choses déjà dites en d'autres, et qui pouvaient n'être plus assez présentes pour l'intelligence du sujet ? Mais souvent ces répétitions sont dans le même livre & quelquefois dans la même page. Pour moi, je penserais, tout désobligeant que ce soupçon puisse être, qu'Homère aimait à grossir son ouvrage de ce qui ne lui coûtait plus rien, & que le plaisir de récrire ses vers lui en cachait l'inutilité & le contretemps.

     Pour les apologies, on voit bien qu'elles partent d'un zèle superstitieux pour la réputation d'Homère ; mais malgré tout ce zèle, on n'a pu rendre raison que d'une seule espèce de répétition ; c'est quand les messagers redisent mot pour mot, les discours qu'ils sont chargés de faire. On prétend que cette exactitude est de leur devoir : mauvaise raison cependant pour excuser les redites. N'exprimerait-on pas de même leur exactitude, en disant qu'ils s'acquittèrent fidèlement de leur com-mission, comme Madame Dacier le fait quelquefois, quelque envie qu'elle ait de ne rien retrancher d'Homère.

    Je demande d'ailleurs à ces partisans si zélés, quelle application ils peuvent faire de ce principe, aux autres espèces de répétition ? Par exemple, à celle-ci que je choisis au hasard entre mille.

    Agamemnon, au second livre, propose la fuite à ses soldats, dans le dessein de les éprouver, & avec une adresse concertée pour leur inspirer un sentiment tout contraire. Au neuvième livre, il tient le même discours aux chefs de l'armée dans le dessein sérieux de les disposer à fuir en effet. Se peut-il que deux discours dont le but était si opposé, fussent précisément les mêmes ?

    Madame Dacier a bien senti la difficulté ; elle prétend, pour la résoudre, que ces deux discours sont l'un & l'autre, une feinte. Je me réserve à faire voir le contraire en son lieu : il ne s'agit présen-tement que des répétitions fréquentes d'Homère, & de l'impossibilité de les excuser toutes, même par de mauvaises raisons.

    On me dirait en vain, qu'une grande partie de ces répétitions sont courtes. Je répondrais que les plus courtes reviennent aussi plus souvent, & que par-là, elles ne déparent pas moins tout l'ouvrage que les plus longues. Rien n'est plus ennuyeux, par exemple, que ces refrains dans les combats de l'Iliade : la terre retentit horriblement du bruit de ses armes ; il fut précipité dans la sombre demeure  de Pluton. J'en dis autant de ces longues épithètes, & de ces attributs attachés aux Dieux & aux Héros ; quand même il serait vrai que ces attributs n'étaient pas moins essentiels pour désigner les personnes que les noms propres : encore n'a t'on pas raison de le prétendre. Homère se passe souvent de ces attributs ; ils n'étaient donc pas nécessaires ; & il ne lui restait d'autre raison de les employer que sa propre négligence.

  Quel préjugé contre lui que cette négligence ! Ce serait trop d'en conclure, sans autre preuve, qu'Homère est négligé par tout ; mais du moins, ce n'est pas trop de le soupçonner. J'avoue franchement que je l'ai fait ; j'ai examiné tout le reste dans cet esprit ; & si le plaisir de deviner juste ne m'a pas fait illusion, j'ai trouvé presque par tout que mon soupçon n'était que trop bien fondé.

   Les dernières armes des Apologistes des anciens, c'est la différence du goût des temps. Ils reprochent toujours aux critiques, & quelquefois avec raison, l'injustice qu'ils ont de vouloir ramener tout au goût de leur siècle : mais souvent aussi, c'est un pur abus que ce reproche. Qu'un homme ose blâmer Homère de ses répétitions, croira t'on lui fermer la bouche, en disant que c'était le goût  du temps ? Il ne faut que connaître la nature de notre esprit, pour juger que ces répétitions n'ont jamais pu être une source de plaisir ; & quand on aurait prouvé que c'était la manière des écrivains, on n' aurait pas fait voir pour cela, que ce fût un agrément pour les lecteurs.

 

 

DES DESCRIPTIONS


    Homère a toujours passé pour un grand peintre : & en effet, il y a plusieurs morceaux dans ses ouvrages, qui ne font pas beaucoup rabattre des louanges qu'on lui a prodiguées sur ce talent.

    La description du combat d'Achille contre le Xante, quoi qu'un peu bizarre, celle des jeux célébrés aux funérailles de Patrocle, quoique mal placée comme elle est à la fin du Poème, quelques autres peintures, de celles mêmes que je n'ai pu imiter, parce qu'elles sont enchâssées dans des épisodes inutiles, sont dignes, à tout prendre, de toute la réputation d'Homère ; mais il ne peint pas toujours si heureusement ; & je crois que sur cette partie, comme sur toutes les autres, il pourrait égarer souvent ses imitateurs.

     Il entre d'ordinaire dans un trop grand détail, & ses peintures, à force de minuties,  deviennent froides & languissantes. S'il décrit un bouclier (je ne parle pas ici de celui d'Achille, qui mérite une attention particulière) il ne se contente pas d' en désigner en gros la matière & la forme ; il en peint séparément toutes les parties, & il en fait une espèce d'inventaire, d' autant plus ennuyeux quelquefois, qu'il tient à un autre détail aussi importun, je veux dire à la manière dont ce bouclier a passé de main en main jusqu'à celui qui le porte : histoire qui entraîne encore ses parenthèses particulières.

    S’il décrit les blessures, c'est, selon la portée de son temps, avec une précision anatomique qui refroidit l'imagination, & qui interrompt mal à propos l'intérêt qu'on prenait à la suite des combats.

     S'il décrit les voyages des Dieux, c'est avec un amas de circonstances qui impatiente le lecteur. On fait sortir les chevaux de l'écurie ; on tire le char de la remise ; on attelle ; le dieu part ; il se repose en des lieux que le Poète décrit encore ; le dieu reprend sa route, & il arrive enfin : mais ce n'est pas tout ; il faut encore essuyer le retour, non moins chargé de circonstances lentes que le départ. Ce n'est pas ainsi, à mon sens, que les Poètes doivent peindre ; ils doivent écarter tout l'indifférent, &  ne présenter  que des choses dignes de curiosité & d'attention.

     On ne les justifie pas toujours en prouvant que ce qu'ils ont dit, est naturel, si on ne prouve en même temps qu' ils ont bien choisi ; & malgré le parallèle établi entre la Poésie & la peinture, il n' en est pas tout à fait là dessus de l'une comme de l'autre. Quoique l'imitation & le choix soient nécessaires au Poète, comme au peintre, le mérite du choix caractérise davantage le Poète, & le mérite de l'imitation caractérise davantage le peintre.

     Que le Poète choisisse un objet inutile ou désagréable ; il ne me causera que de l'ennui ou du dégoût : au lieu, qu'en blâmant un pareil choix dans le peintre, je puis encore admirer dans son ouvrage, la ressemblance parfaite avec les objets qu'il aura choisis. Par exemple, pour ne point sortir d'Homère, quand il me peint Achille
occupé à préparer lui-même le repas qu'il veut donner aux Ambassadeurs d'Agamemnon ; quand il me le représente dans les fonctions d'un cuisinier, je suis blessé du désagrément de l'image, sans savoir gré d' ailleurs au Poète d'une imitation aisée, qui ne consiste que dans la propriété des termes ; au lieu que le tableau d'Achille en cet état, tout ridicule qu'il serait pour le choix, pourrait néanmoins  être admirable, par la vérité du dessein & des couleurs, où il est si difficile & si rare que les peintres atteignent.

    On voit par-là, que le vrai mérite du Poète n'est pas de tout peindre ; mais de ne peindre que ce qui convient, ce qui peut intéresser & ce qui peut plaire. Il s'en faut bien qu'Homère sait toujours heureux dans ce choix ; content de ne point sortir du vrai, il ne paraît pas assez soigneux du grand ni de l'agréable.

 

 

DES DISCOURS


    Les discours qu'Homère prête à ses personnages, sont une des plus considérables parties de son Poème ; je crois même que c'est la plus riche, & celle où il a répandu le plus de beautés. J'y trouve souvent un fonds de grandeur & de pathétique, qui, quoique affaibli par bien des défauts, ne laisse pas encore de se faire sentir. 

    Mais, comme il y a des gens que le beau frappe, jusqu' à les mettre hors d'état de reconnaître les fautes qui l'interrompent, il y en a d'autres aussi, qui sont tellement blessés des défauts, que le beau même qui y tient, ne les touche plus. Chacun peut jouir impunément de ses préventions, quand on ne lit que pour son plaisir : ce n'est que quand on juge, qu'on est obligé d'y regarder de plus près, afin de ne tomber, ni dans les louanges exagérées, ni dans les critiques injustes, également honteuses à la raison.

    Pour entrer dans cette discussion avec quelque ordre, je regarde d'abord la manière dont Homère amène et lie les discours de ses acteurs ; ensuite, si ces discours sont bien à leur place, & enfin, si ceux qui sont à leur place, sont conçus comme ils doivent l'être.

     La manière dont Homère amène & lie les discours, est si languissante & si uniforme, qu'elle nuit souvent à l'effet des discours mêmes. C'est toujours : un tel dit, un tel répondit ; et pour surcroît de langueur & d'uniformité, Homère désigne ceux qui parlent, non seulement par leurs noms, mais encore, comme je l'ai dit, par de longues épithètes déjà répétées mille fois, & qui n'ont souvent aucun rapport à l'action présente, ni au mouvement du personnage. Il nommera quelquefois vaillant, celui dont il rapporte un discours lâche ; & quelquefois sage, celui dont il rapporte un discours imprudent. Quoique ces contradictions soient bien choquantes, je regrette sur tout la vivacité qu'Homère fait perdre à son dialogue, par la répétition ennuyeuse de ces épithètes.

    Je ne sais si ces manières de parler manquaient  à sa langue : dit-il, répond-il, reprend Agamemnon, interrompt Achille : mais, sait la faute du Poète, sait le défaut de l'idiome, on ne sent pas moins le besoin qu'en aurait l'Iliade. Quelle différence, par exemple, entre ces deux manières de lier un discours à un autre ? Agamemnon le conducteur des peuples parlait ainsi, & il allait continuer, quand Achille aux pieds légers l'interrompit en ces termes : superbe fils d' Atrée, etc. ou bien, en laissant le discours d'Agamemnon suspendu, Superbe fils d'Atrée, interrompit Achille. La première manière est trop lente, & laisse languir l'imagination qui commençait à s'échauffer ; au lieu que la  seconde entretient & augmente même l'émotion par la rapidité du dialogue. Cependant la première manière est toujours celle d'Homère, & l'autre a été si connue depuis, que ce n'est plus à présent un mérite de l'employer, toute vive & toute agréable qu'elle est.

    A l'égard des discours, il y en a beaucoup qui sont à leur place, & beaucoup aussi qui n'y sont pas. Ils sont à propos dans les conseils, dans les ambassades, & dans quelques autres occasions : mais le sont-ils de même entre ennemis dans la chaleur du combat ? Se peut-il qu'au  fort d'une bataille, des guerriers à qui il importe de vaincre au plutôt, perdent le temps à dire de longues injures à leurs ennemis, ou à leur conter des généalogies & des histoires ? Homère a semé l'Iliade de ces contre temps ; je n'en citerai qu'un exemple sur lequel on ne doit pas craindre de juger trop légèrement d'Homère ; car, pour peu qu'on le trouve digne de censure en celui-ci, on peut s'assurer qu'il l'est bien davantage en d'autres. Je 'ai pas choisi à beaucoup près le plus bizarre, j'ai mieux aimé le choisir court, le voici.

    Pendant que les deux batailles se mêlaient avec tant de fureur, la cruelle destinée poussa le valeureux fils d'Her­cule, le grand Tlépolème, contre le di­vin Sarpédon. Lorsque ces deux Héros, l'un fils & l'autre petit-fils du Dieu qui lance le tonnerre, furent tous deux en présence & prêts à se charger, Tlépolème parla le premier & lui adressa ces paroles : Sarpédon, qui commandes les Lyciens, quelle nécessité que tu vinsses ici montrer ton peu de courage, & faire voir que tu n'es pas né pour les combats : ceux qui te disent fils du grand Jupiter te flattent, & veulent nous en imposer. Il y a trop de différence de toi à ces grands personnages, à qui ce Dieu donna autrefois la naissance ; de ce nombre était certainement mon père, infatigable dans les travaux, invincible dans les combats, & d'une valeur à toute épreuve : on l'a vu venir autrefois en ce pays pour les chevaux de Laomédon. Il y vint avec six vaisseaux seulement & peu de troupes, & cependant il ne laissa pas de ruiner la ville d'Ilion, & de faire de ces places un affreux désert. Pour toi, tu n'es qu'un lâche, & tu laisses périr ici tes troupes malheureusement. Je ne pense pas que ton voyage de Lycie à Troye, sait d'un grand secours aux Troyens : non, quand même tu serais un prodige de valeur : car abattu par ma lance, tu vas descendre dans le Royaume sombre de Pluton.

    Tlépolème  reprend Sarpédon, il est vrai qu'Hercule ruina autrefois la ville de Troye, par la faute &  par l'imprudence du grand Laomédon : il lui refusa les chevaux qu'il lui avait promis, & pour lesquels ce Héros était venu de fort loin : ce Roi parjure ne se conten­ta pas même de les lui refuser,  il le traita indignement, quoi qu'il en eût reçu de très grands services. Pour toi, je te prédis que tu n'auras pas le sort de ton père ; ta dernière heure t'attend ici & terrassé par cette pique tu vas me couvrir de gloire, & enrichir d'une ombre l'Em­pire du Dieu des Enfers.

    On peut remarquer en passant, dans ces discours, les injures grossières, les histoires déplacées, & les rodomontades puériles ; j'y attaque principalement le peu d'égard qu'Homère a pour la vraisemblance, en faisant tenir à ses Héros de si longs discours, quand il n'est question que de se battre. Pourquoi du moins l'un des deux combattant, ne prend-il pas avantage de l'imprudence de son ennemi ? Pourquoi les harangues ne sont-elles pas interrompues à coups de javelot & de lance ? Est-il croyable que dans une mêlée, deux soldats transformés mal à propos en orateurs, puissent achever si tranquillement leurs discours ?

     On a condamné dans un opéra de Quinault, la scène où Epaphus & Phaëton se disent des injures & se vantent réciproquement de leur naissance ; on ne goûtait pas que l'épée au côté, leur colère s'exhalât en discours : cependant le contretemps n'est pas là si considérable que dans la chaleur d' un combat. Mais on a deux poids & deux mesures pour les anciens & pour les modernes : on condamne franchement Quinault, parce qu'il est de notre siècle ; & le préjugé de l'antiquité fait qu'on n'ose sentir la faute d'Homère.

    On dira peut-être, qu'Homère savait aussi bien que nous, combien il faisait en cela de violence à la nature ; mais qu'il a cependant bien fait d'interrompre ainsi le récit des combats qui eût été trop ennuyeux sans cette licence. J'avoue que ces discours délassent un peu l'esprit de la longueur & de l'uniformité des combats, et qu’on aime encore mieux les entendre que la description anatomique des blessures. Mais, c'est excuser une faute par une autre. Qui obligeait Homère à s'appesantir sur le détail des batailles, de manière qu'il eût besoin de violer la vraisemblance pour en réparer l'ennui ? & d'ailleurs, quand il eût été obligé à ce détail, ne pouvait-il pas l'interrompre plus sensément, comme il le fait quelquefois, en racontant de quelques uns de ses Héros, des histoires variées, où il était le maître de mêler des circonstances propres à soutenir & à réveiller l'attention ? Je n'ai garde de confondre avec ces discours mal placés ceux que les chefs adressent à leurs troupes, pour les encourager. Ils sont sans doute à propos, pourvu qu'ils soient courts, & qu'on ne dise pas, comme Homère, qu'ils étaient entendus distinctement de toute l'armée.

    Il y a d'autres discours suivis que les vainqueurs adressent quelquefois à ceux qu'ils ont tués. Complication de contretemps : c'est dans la  haleur du combat,  & on les fait à des morts qui n'entendent plus, et qui ne sauraient répondre. Je sais bien que dans l'instant de la victoire, il peut échapper au vainqueur quelques paroles d'insulte & de triomphe ; mais non pas des discours continués & adressés personnellement au cadavre. Cela, bien loin d'être héroïque, n'est pas même naturel. Voici un exemple qui justifiera mon dégoût ; combien le justifierais-je mieux, si je rapportais tous les endroits de même espèce ?

     Idoménée tue Othryonée qui recherchait Cassandre en mariage, & qui, pour l'obtenir, n'avait pas moins promis que de chasser les Grecs de devant Troye. Idoménée, fier de sa victoire, lui tient ce discours, après l'avoir tué : Othryonée, vous serez le plus brave de tous les hommes, si vous tenez la parole que vous avez donnée à Priam. Ce bon Roi, pour vous engager à la tenir,  vous a promis sa fille : mais nous sommes plus en état de vous satisfaire que le Roy Priam. Nous allons faire venir d'Argos, la plus belle fille d'Agamemnon, nous vous la donnerons en mariage ; à condition que vôtre rare valeur nous rendra maîtres de Troye. Venez donc fur nos Vaisseaux, afin que nous dressions les articles : nous ne sommes pas indignes d'avoir un gendre comme vous.

   La raillerie me paraît aussi froide que mal placée, et je ne puis m'empêcher de dire, à cette occasion, que les Héros d'Homère sont de fort mauvais railleurs ; ils ne disent jamais rien en ce genre d'ingénieux ni de bien choisi. Sans doute, dans le siècle & dans le pays d'Homère, les esprits n'avaient pas encore acquis là-dessus, la finesse des derniers temps.

     Enfin, les discours les plus mal places de tous, sont ceux que les hommes adressent à leurs Chevaux. Heureusement, ils sont en petit nombre dans l'Iliade ; n'est-il pas encore bien étonnant qu'il y en ait ? Qu'on impute tout cela, si l'on veut, à la grossièreté des temps ; il s'ensuivra que les meilleurs esprits devaient s'en sentir, & que par conséquent les meilleurs ouvrages étaient encore très imparfaits.

     Hector dans un combat, tient ce discours à les  Chevaux : Xanthe & ; Podarge,   & vous, Ethon & Lampus, voici une occasion ou vous pouvez me payer tous les soins qu'Andromaque fille du magnanime Ection, a eu de vous, en vous servant tous les jours elle-même, plutôt qu'à moi, le pain & le vin de ma table. Combien de fois m'a-t-elle quitté, pour vous aller voir ? les chevaux mêmes des Dieux ont-ils jamais été mieux traités ? piquez vous donc de reconnaissance ; poursuivez rapide­ment l'ennemi, ne vous ménagez point? hâtez-vous, afin que nous puissions pren­dre le bouclier de Nestor qui est tout d'or massif & dont la réputation vole jusqu'aux Cieux ; & la merveilleuse cuirasse de Diomède, ouvrage admirable de l'industrieux  Vulcain. Si nous nous rendons maîtres de ces glorieuses dé­pouilles, n'en doutons point ; les Grecs remonteront cette nuit même sur leur Vaisseaux qu'ils auront pu sauver, & abandonneront ce rivage.

      Voici encore un discours d'Antiloque à ses chevaux ; car ces discours n'ennuient point.

    Il n'est plus temps de ménager vos for­ces ; il faut voler. Je ne vous demande pas de passer les chevaux du sage Diomède, ces chevaux dont Minerve elle même prend foin de renouveler l'ardeur, pour couronner leur maître : mais au moins, joignez les chevaux de Ménélas, & ne souffrez pas qu'ils vous laissent derrière. Qu'elle honte pour vous, qu'une cavale devançât des chevaux de vôtre réputation ! J'ay une chose à vous dire ; ne vous attendez pas que Nestor ait le même soin de vous ; dès que vous paraîtrez devant lui, il vous percera de son épée, si par vôtre lâche­té, nous ne remportons que le dernier prix. Ne vous épargnez donc point, & déployez ici tout ce que vous avez de force & de vitesse. Je ferai de mon mieux de mon côté ; & je m'en vais vous pouffer par ce chemin étroit, qui vous donnera quelque avantage.

    On voit par ces discours, qu'Homère ne mettait pas grande différence entre les hommes & les chevaux. Il les prend par tous les endroits sensibles du coeur humain ; par l'intérêt, par le plaisir, par la gloire, par la vertu même. Je ne perdrai point de raisonnement à critiquer ces endroits ; il n'en faut point d'autre censure que de les faire lire. Jusqu'où va cependant le respect de l'antiquité ? Virgile, quoique d'ailleurs imitateur si judicieux d'Homère, n'a pas laissé de l'imiter une fois dans cette absurdité.

    Je choisis entre les discours bien placés, ceux que les Ambassadeurs d'Agamemnon tiennent à Achille, pour désarmer sa colère, & le ramener au secours des Grecs. Il n' y en a point dans toute l'Iliade qui soient plus à propos, ni qui donnent une plus grande idée du génie d'Homère. Outre que l'occasion demandait nécessairement ces discours, ils sont encore rangés avec art, & dans un ordre propre à augmenter toujours le plaisir du lecteur. Ulysse parle le premier ; une éloquence adroite fait le caractère de son discours ; ainsi l'esprit est agréablement attaché par le choix de ses tours & de ses raisons. Achille répond avec une franchise magnanime ; ainsi l'esprit est élevé par les sentimens du Héros ; Phenix, le vieux gouverneur d'Achille, reprend d'une manière touchante & pathétique ; ainsi le coeur est ému : et enfin Ajax indigné de l'orgueil inflexible d'Achille, rompt la conférence, avec un dépit généreux qu'il laisse dans l'âme du lecteur échauffé. Cet ordre marque sans doute un grand Poète, qui sait, quand il le veut, maîtriser l'attention par l'arrangement de ses matières ; & je ne crois pas qu'on pût proposer un meilleur modèle, pour disposer un sujet heureusement. Il faut descendre à présent dans le détail de ces discours, pour y démêler quelques-uns des défauts qui sont semés par tout dans ceux d'Homère.

     Ulysse commence le sien, par se concilier Achille en louant son amitié & sa magnificence. Il peint ensuite l'extrémité où sont les Grecs, & le besoin pressant qu'ils ont de son secours ; il lui rappelle les avis tendres que Pélée lui donna à son départ ; conseils qu'Achille a malheureusement oubliés ; mais dont il est temps de réparer l'oubli, en cédant aux offres d'Agamemnon. Ulysse fait en cet endroit le détail de ces offres, & il répète mot pour mot, trois longues pages qu'on vient de lire un instant auparavant. Qui ne voit que l'attention se relâche tout à fait par cette langueur, & que c'est à recommencer, pour se remettre au point d'intérêt où l'on était avant le contretemps ? Il est vrai qu'Ulysse fait succéder à ce détail, des raisons si  vives & si adroites qu'il ranime bientôt le lecteur ; mais combien le plaisir eût-il été plus grand, s'il eût été continu ?

    Achille en répondant au discours d'Ulysse, autorise d'abord son  ressentiment de l'ingratitude d'Agamemnon. Il rappelle tout ce qu'il a fait pour les Grecs, & se compare avec quelque étendue à un oiseau qui s'expose à tous les dangers pour ses petits. La comparaison est juste, mais je ne crois pas qu'elle sait de la passion ; outre qu'Achille ne cherche pas à orner son discours, et que ce n'est pas même son talent, son dépit ne lui devait pas présenter ces fleurs, dont il sied bien au Poète de parer sa narration, mais qui sont interdites aux personnages, à moins qu'on ne les donne pour orateurs. Quoique cette comparaison ne sait pas choquante, comme beaucoup d'autres répandues dans les discours de l'Iliade, j'ai cru devoir la relever, pour faire sentir qu’Homère ne contraste pas assez le style de son propre récit, et celui des discours de ses acteurs : ce qui me paraît cependant indispensable, puisque les Poètes se disant inspirés par les muses, doivent avoir un langage particulier ; au lieu que les personnages étant des hommes ordinaires, doivent parler naturellement, selon leur caractère & leur situation.

    Achille menace ensuite de partir dès le
lendemain : il tombe là, dans un détail froid et inutile. si Neptune, dit-il, lui accorde une navigation heureuse, il arrivera le troisième jour à la fertile Phtie ; il y trouvera les richesses  qu' il y a laissées en partant ; il y en portera de nouvelles, de l'or, de l'argent, du fer, & de belles femmes en assez grand nombre. La passion dédaigne ces petites circonstances, & quand il serait vrai qu'elles seraient naturelles, il suffit qu'il sait naturel aussi de les omettre, pour que le Poète doive choisir entre deux choses qui sont également dans la nature, celle qui peut faire le plus de plaisir.

     Achille refuse avec hauteur les présents d'Agamemnon Quand il me donnerait, dit-il, tous les trésors qui entrent dans Orchomène, ou dans Thèbes d'Égypte, qui est la  plus riche ville du monde & qui a cent portes, par chacune desquelles sortent deux cent guerriers avec leurs chevaux et leurs chars. on sent d'abord que l'alternative d'Orchomène & de Thèbes n'est point du tout du caractère de l'emportement, & de plus, que les particularités de la ville de Thèbes, ne sont pas supportables en cet endroit, dans la bouche d'Achille. C'est un exemple d'un des plus grands défauts d'Homère ; il veut placer chemin faisant, tout ce qu'il sait, & il n'est pas scrupuleux sur la place.

    Enfin Achille répond aux motifs de la gloire, par où Ulysse a fini sa harangue. Il la traite de chimère, & il met la vie paisible, quoiqu' obscure, au dessus de tous les honneurs du monde. On devine bien, par le caractère d'Achille déjà connu, que son raisonnement ne part pas de l'abondance du coeur ; mais il n' y a rien, ni dans le raisonnement, ni dans les termes, qui ne présente une lâcheté bien sincère ; & il me semble, qu'avec un peu plus d'art, Homère aurait pu faire briller le courage d'Achille, même en le faisant parler contre la gloire. On aurait tort de dire que le ton y peut suppléer : comme les Poèmes se lisent & qu'ils ne se prononcent pas, il faut mettre l'équivalent du ton, dans les tours & dans les paroles mêmes.

    Phénix frappé de la résolution d'Achille, emploie pour le fléchir les larmes, les raisons, & les exemples. Il rappelle au Héros les soins qu'il a pris de son enfance ; il le conjure par l'exemple des Dieux de laisser désarmer sa colère, & il se jette à ses pieds pour achever de l'attendrir. Tout cela eût été bien plus touchant dans Homère, sans les  défauts qui en éteignent presque le pathétique.

     Un de ces défauts, c'est que Phénix emploie des circonstances choquantes, en parlant de l'enfance d'Achille. Combien de fois, dit-il, avez vous vomi dans mon sein, comme il arrive aux enfants de vomir sur leur nourrice ? cette citation n'est pas comme les autres de la traduction de Madame Dacier. Car elle a supprimé judicieusement cet endroit, qui prouve fort bien en passant, que tout ce qui est dans la nature, n'est pas pour cela bon à peindre.

    Un autre défaut, c'est que Phénix fait entrer deux longues histoires dans son discours ; la première, absolument hors de place, puisque c'est la sienne propre, qu'Achille devait avoir entendue déjà plus d'une fois ; la seconde, plus convenable au sujet, mais trop étendue, & qui contient encore d'autres histoires en parenthèses.

      Les commentateurs admirent ces histoires diffuses dans la bouche des vieillards d'Homère, parce qu'en effet le défaut de la vieillesse est d'aimer trop à conter : mais ils ne songent pas que les vieillards d'Homère, sont des Héros, & de plus, des sages ; qu'ainsi, c'était assez au Poète de faire sentir dans leurs discours l'inclination de l'âge, sans l'outrer, comme si c'était des personnages de comédie, qu'on eût choisis exprès pour tourner la vieillesse en ridicule.

    Nestor qu'Homère donne pour le plus sage des hommes, fait en un autre endroit encore pis que Phénix. Il arrête Patrocle qui refuse de s'asseoir, impatient qu'il est de retourner vers Achille. Cependant Nestor, regrettant la vigueur de sa jeunesse, s'abandonne à lui conter ses anciens exploits contre les Éléens. Il commençait à conter la chose en gros ; mais ce n'eût pas été satisfaction pour lui ; il reprend l'histoire dès son origine, la pare des ornements du Poème, & la charge de digressions. On ne sait ce qui blesse le plus dans le discours de ce prétendu sage, ou l'envie démesurée de parler, ou la vanité, ou l'imprudence. Ici, Phénix n'est pas si condamnable dans ses histoires ; mais il est ennuyeux, & ce défaut tient lieu de tous les autres.

    Enfin, Achille résistant encore aux instances de Phénix, Ajax indigné rompt de dépit la conférence. Il s'adresse d'abord à Ulysse, ne daignant pas seulement parler au superbe Achille ; & s'il s'échappe ensuite à lui reprocher directement son orgueil, c'est par l'impétuosité du dépit même : je ne désirerais qu'une chose dans son discours ;  c'est qu'il finît par un trait d'indignation, qui soutînt dans l'âme du lecteur le même mouvement que le reste y fait naître.

    Un discours doit avoir son unité comme toutes les autres parties du Poème ; il ne faut pas que rien en démente le caractère dominant ; & la fin sur tout, doit en présenter, s'il se peut, une idée plus vive que tout ce qui précède. Si le fonds d'un discours est l'éloquence, la fin doit en être
le trait le plus propre à persuader. Cette règle est fort bien observée par Ulysse. Si le fonds en est pathétique, comme celui de Phénix, la fin doit en être touchante : celle du discours de Phénix ne l'est pas. Si le fonds en est l'indignation, comme de celui d' Ajax, il doit finir avec le même sentiment, & il en est là-dessus de l'esprit, comme de l'oreille sur la musique. Un air composé dans un mode ne peut passer que par certains chemins, pour finir indispensablement dans le ton qui lui est propre ; autrement l'oreille est blessée. Il faut de même qu'un discours composé dans un certain mouvement, sait rangé dans l'ordre particulier que ce mouvement exige, & qu'il finisse de manière à le soutenir & à l'accroître ; autrement l'esprit sent qu'on l' égare, & il se rebute.

     Je finirais ici cet article, où peut-être suis-je déjà entré dans un trop grand détail, si je ne m'étais engagé de faire voir, contre le sentiment de Madame Dacier, que des deux discours où Agamemnon propose la fuite à ses soldats & à ses chefs, le premier est simulé, & l'autre est sincère. Madame Dacier n'a d'autre raison de les croire tous deux simulés, que parce qu'ils sont les mêmes ; & elle n'en décide ainsi que sur la bonne opinion qu'elle a d'Homère qui aurait dû les varier, si le dessein en eût été différent. Je crois avoir des raisons plus concluantes pour le sentiment que j'avance. Agamemnon, au second livre, se tient assuré de la victoire, sur la foi du songe que Jupiter lui a envoyé ; il assemble les chefs ; & leur dit qu'il veut éprouver l'armée, en lui proposant la fuite, afin que si elle donne dans le piége, ils arrêtent & raniment les lâches qui auront pris son discours à la lettre. Après ces préparations, il parle en effet aux soldats, & il leur propose imprudemment la fuite, comme un ordre absolu de Jupiter ; pouvaient-ils ne s'y pas rendre, fatigués qu'ils étaient déjà de neuf années entières de batailles ? Au neuvième livre, la situation est bien différente ; les Grecs ont été repoussés par Hector au de-là de leurs vaisseaux ; Agamemnon désespéré du salut de l'armée ; & c'est dans ces circonstances qu'il propose aux chefs d'abandonner le siége de Troye. Comme il est vraisemblable qu'alors la proposition est sincère, Homère aurait averti que c'était encore une épreuve, s'il avait voulu qu'on le pensât ; d'ailleurs, quelqu'un des chefs s'en serait douté, d'autant plus aisément qu'ils avaient déjà entendu le même discours, lorsqu'il n'était qu'une feinte. Cependant personne ne soupçonne là-dessus la sincérité d' Agamemnon ; Diomède, au contraire, lui reproche durement sa lâcheté ; le sage Nestor applaudit à la liberté de Diomède, & pour tout dire, Agamemnon ne se justifie point. Qu'on mette dans la balance le préjugé favorable pour Homère, et qu'on lui oppose toutes ces raisons : je doute fort que le poids sait égal, & je craindrais plutôt que la faute avérée comme elle l'est, ne fît penser trop désavantageusement de tout l'ouvrage.

 

 

DES COMPARAISONS


On emploie les comparaisons dans le Poème, ou pour donner une idée plus vive & plus distincte de ce qu'on représente, par des similitudes exactes ; ou pour élever & réjouir l'esprit par des images nobles & agréables ; ou seulement pour nourrir et varier la narration qui serait trop sèche  et trop uniforme sans ce secours. J'examine
les comparaisons d'Homère sous ces trois  égards, pour en discerner les beautés & les défauts ; selon la fin qu'il a dû se proposer.

     Il n' y a guère de comparaisons de la première espèce dans Homère. Souvent au lieu que ces prétendues similitudes devraient fixer l'esprit à l'objet principal, en le rendant plus clair, elles y jettent de l'obscurité, & le font même perdre de vue, dans un amas de circonstances qui n'y ont
aucun rapport. Je n'en veux d'autre exemple, que la comparaison des jambes de Ménélas, avec l'ivoire teint de pourpre.

   Tel que l'ivoire le plus blanc qu'une femme de Méonie ou de Carie a peint avec la plus éclatante pourpre, pour en faire les bossettes d'un mords ; elle le garde chez elle avec soin ; plusieurs braves cavaliers le voient avec admiration & d'un oeil d'envie ; mais il est réservé pour quelque Prince ou pour quelque Roi ; car ce n'est pas une parure vulgaire, & elle fait en même temps l'ornement du cheval, & la gloire du Cavalier. Telles parurent alors, divin Ménélas, vos jambes, quand on les vit teintes de ce beau sang qui coulait jusques sur vos pieds. Cette comparaison a déjà été attaquée par Monsieur Perrault, avec beaucoup de raison, selon moi ; mais comme en traduisant, il s'était trompé lui-même sur le sens d'un mot, les Savants ont tiré  avantage de sa méprise ; & ils ont crû justifier suffisamment Homère, en relevant d'un ton de maître, l'erreur de M Perrault, sans songer que cette erreur n'ajoute rien à l'écart de la comparaison ; ce qui est le seul ridicule qu'on y attaque. Pour moi je ne crains pas qu'on m'accuse d'avoir corrompu cet endroit, puisque je n'emploie que les paroles de Madame Dacier, qui, quoiqu'elle en dise, corrige plus souvent Homère qu'elle ne l'affaiblit ; car elle me permettra de le dire, elle a beau se piquer d'être littérale, son goût & son jugement lui font souvent violence, & on pourrait lui reprocher bien des infidélités dans sa traduction, qui tournent toutes au profit de l'original.

    Il y a des esprits sévèrement exacts, qui ne sauraient goûter les comparaisons. Ils pensent  qu' elles n'éclaircissent jamais rien, parce qu'elles sont toujours très imparfaites, & qu'il vaudrait bien mieux s'attacher à bien peindre l'objet dont on parle, que d' avoir recours à des similitudes
tronquées, qui ne servent qu'à confondre les choses. Cela est vrai, à parler philosophiquement, mais en matière de Poésie, rien n'est plus faux. Les Poètes ne doivent pas tant songer à donner des idées précises, qu'à en donner de vives, quoiqu'un peu plus confuses.    

    Les comparaisons bien choisies font cet effet. L'imagination embrasse avec plaisir deux objets à la fois ; elle aime à augmenter elle-même les rapports imparfaits qu'elle y trouve, &elle ne chicane point, pourvu qu'on ne l'égare pas trop sensiblement. Il faut avouer qu'Homère ne la ménage pas assez là-dessus ; il mêle dans les choses qu'il compare des circonstances trop contraires ; il lui suffit que sa comparaison ressemble par quelqu' endroit, & il s'abandonne sans scrupule, à la suivre par les côtés qui ne ressemblent pas.

     Pour ce qui est d'élever & de réjouir l'esprit par les comparaisons ; il faut convenir, qu'Homère y réussit assez bien : les siennes ont presque toutes de la noblesse & de l'agrément. La majesté des Dieux, la splendeur des astres, le courroux des flots & des vents, l'ardeur des chasseurs & des chiens, le courage & la force des lions, la vigilance des pasteurs, la docilité & les frayeurs des troupeaux : voilà ses images ordinaires ; que pouvait-il choisir de plus grand & de plus agréable ?

    On lui reproche cependant quelque bassesse ; par exemple, la comparaison d' Ajax assiégé par une foule de combattant, & qui se retire à regret du champ de bataille, à un âne que des enfants chassent d'un pré à coup de pierre, & qui mange  encore l'herbe en se retirant. C'est sur tout le choix de l'âne que les critiques ont attaqué. Je ne crois pas qu'ils aient raison : car l'idée de bassesse que nous attachons à l'âne est arbitraire, & on pouvait l'estimer aussi raisonnablement en Grèce, que nous le méprisons ici. Malgré cette justification, la comparaison me blesse encore un peu par les enfants & la gourmandise opiniâtre de l'âne ; car en tout temps & en tout pays, ces images ne répondent pas assez noblement  à la valeur obstinée d'Ajax & à la fureur de ses ennemis.

    Je sais bien qu'on trouve presque autant d'art dans les comparaisons, à descendre du grand au petit, qu'à s'élever du petit au grand ; mais cette maxime me paraît fausse, dans les vues du Poème épique. L'esprit une fois élevé ne veut rien perdre d'une impression qui flatte son amour propre ; c'est ce qui arrive dans les comparaisons dégradées, au lieu qu'il trouve à gagner, quand la comparaison est plus noble que l'objet principal. Ainsi je trouve beaucoup d' art à comparer les petites choses aux grandes ; & je croirais qu'il faut éviter de comparer les grandes aux petites, à moins que ces petites choses ne compensent par leur agrément la noblesse qui leur manque.

    Pour ce qui regarde la variété que les  comparaisons doivent jeter dans le Poème, on peut établir deux règles ; l'une d'employer les images les plus différentes qu'il  est possible ; l'autre de les distribuer dans la narration, de  manière qu'elles ne savent pas trop voisines les unes des autres, & qu'on n'en rassasie pas le lecteur. Faute de ces ménagements on retombe dans l'uniformité qu'on veut éviter.

    Ce ne serait pas assez de varier les circonstances de ses images, si le fonds en demeurait trop semblable, parce que c'est le fonds qui frappe le plus. Que je présente trop souvent l'image du lion & des troupeaux ; que tantôt le lion dévore les troupeaux et qu'il fasse fuir les pasteurs ; que tantôt les pasteurs le contraignent de se retirer ; qu'il assiége la nuit une bergerie, ou qu'en plein jour il répande la terreur dans les pâturages : on ne me saura pas tant de gré des divers aspects où j'offre le lion & les troupeaux, qu'on s'ennuiera de les voir toujours revenir sur la scène.

    On court le même risque d'ennuyer par la trop grande abondance des comparaisons ; au lieu qu'elles délassent du récit, quand le Poète en use sobrement, c'est le récit qui délasse des comparaisons quand elles sont trop fréquentes ; le sujet se perd dans les ornements, & l'esprit se révolte naturellement contre ce désordre.

     Si ces règles sont judicieuses, Homère est tombé dans deux grands défauts. Il emploie souvent les mêmes sujets de comparaison,  & jusqu'à trois & quatre fois dans la même page ; comme si un objet l'ayant une fois frappé, son imagination ne lui en présentait plus d'autres. Il entasse aussi trop de comparaisons de suite ; il y en a jusqu'à cinq à la fin du cinquième livre, qui rebutent par la longueur, & qui désunissent désagréablement l'action du Poème.

     J'entrevois ici que l'on pourrait me reprocher quelque contradiction. J'ai dit qu'Homère réussissait assez bien à élever & à réjouir l'esprit par les comparaisons, & je dis à présent qu'il rebute et qu'il ennuie : comment concilier ces deux effets ? Je demande de l'équité. Qu'on songe que j'examine les choses sous différents égards ; quand je loue Homère, c'est par le choix de ses images en elles-mêmes, indépendamment des répétitions, & de la multiplicité, quand je le blâme, c'est par le défaut de variété, ou par une abondance vicieuse. Ce principe peut servir à me disculper en d'autres endroits, où l'on serait tenté de me faire une pareille objection.

 

 

DES SENTENCES


Les sentences font un double effet dans le Poème, elles l'embellissent & le rendent utile : après que les exemples ont frappé l'imagination, et échauffé le coeur, elles fixent dans l'esprit les impressions qu'ils y ont faites, par des préceptes courts, qui invitent d'eux-mêmes la mémoire à s'en charger. Ainsi le Poète habile ne manque pas de les répandre dans son ouvrage, & de les revêtir, autant que la raison le permet, de tout l'éclat qui peut intéresser à les retenir : car souvent le lecteur plus amoureux du plaisir que de la perfection, dédaignerait ces maximes si elles n'étaient qu'utiles, au lieu que si elles l'attachent d'abord par leur beauté, il peut aller ensuite jusqu'à en goûter la solidité, & à en faire usage.

    Il faut pour cela qu'elles savent bien placées, élégantes, précises & d'un  grand sens. Il faut qu'elles savent bien placées, c'est-à-dire, qu'elles conviennent aux actions & aux événement dont on parle ; car si l'esprit ne les trouve appuyées de l'expérience, il les juge frivoles, & elles ne sauraient faire d'impression. Homère, par exemple, n'a pas placé  heureusement cette sentence fameuse : la pluralité des Rois n'est point bonne. C'est Ulysse qui l'emploie pour retenir les soldats qui fuyaient aux vaisseaux par l'ordre d'Agamemnon : ordre qui devait être d'autant plus respecté, qu'Agamemnon l'avait donné comme un ordre absolu de Jupiter même. était-ce le lieu de faire valoir la nécessité d'un seul chef ; & ne semble-t-il pas au contraire, que les soldats auraient pu rétorquer la maxime d'Ulysse contre lui-même ? La pluralité des Rois n'est point bonne ; pourquoi oppose-tu donc ton autorité à celle de notre roi ? C'est nous qui lui obéissons en fuyant ; & c'est toi seul qui lui résistes en prétendant nous retenir. Une maxime si déplacée ne se concilie point la créance, & le Poète la décrédite lui-même par le contretemps.  

    Il faut encore que les sentences savent élégantes, précises & d'un grand sens. C'est l'élégance qui y répand la beauté, c'est la précision qui y met la force, & c'est le grand sens qui en fait le prix. Homère en emploie quelquefois de cette perfection. Polydamas presse Hector de rentrer dans Troye, et lui prédit de grands malheurs, s'il s'obstine à demeurer hors des murs. Hector lui répond, que le meilleur de tous les augures est de combattre pour sa patrie. Il serait difficile de trouver rien de plus élégant, de plus précis, ni de plus sensé. Patrocle dit ailleurs à Mérion qui s'amusait à insulter Enée dans le combat : Les conseils veulent des paroles, & la guerre demande des actions. Cette maxime est sans doute fort belle, & il serait à souhaiter qu'Homère ne l'eût point perdue de vue : il nous aurait épargné toutes ces harangues dont il ralentit les combats. Mais malheureusement, les Poètes ne sont pas toujours fort conséquents ; ils disent le pour & le contre, selon que l'imagination le leur présente ; et comme ils ne pensent pas d' ordinaire par principes, il ne faut pas s'étonner s'ils se condamnent quelquefois eux-mêmes, sans s'en apercevoir.

    Toutes les maximes de l'Iliade ne sont pas de la même beauté. Il y en a de triviales, comme celle-ci : les hommes n'ont pas tant de vigueur à jeun, qu' après avoir mangé. Il y en a de diffuses, comme cette autre : l'adresse fait souvent plus que la force ; c'en était assez pour une sentence ; mais Homère ajoute : c'est moins par sa force que par son adresse, qu'un charpentier réussit dans son art ; c'est par son adresse & non par sa force, qu'un pilote sauve son vaisseau au milieu des plus grandes tempêtes ; & enfin c'est par son adresse qu'un cocher devance un autre cocher. Les sentences triviales rebutent, parce qu'elles n'apprennent rien ; & l'on ne veut pas perdre de temps à ce qui ne vaut pas la peine d'être dit. Les diffuses ennuient, parce qu'elles ne laissent rien à penser : plaisir qu'il faut toujours ménager au lecteur, sans préjudice de la clarté.

    Quoique la vérité paroisse le fonds essentiel des sentences, il y a néanmoins une distinction à faire entre celles que le Poète dit de lui-même, & celles qu'il fait dire à ses personnages. Dans celles que le Poète dit de lui-même, la vérité doit être exacte & absolue, parce qu'il est obligé de penser juste. Il doit être même d'autant plus circonspect en ces endroits, que le plus ou le moins de jugement qu'il y fait paraître, lui donne aussi plus ou moins d'autorité sur le reste. Mais pour les sentences que le Poète met dans la bouche de ses personnages, il suffit qu'il y ait une vérité de relation ; c'est-à-dire, qu'elles savent conformes au caractère et à l'état de celui qui parle ; parce que la vérité de la maxime n'est pas alors l'objet du Poète, mais la vérité du caractère & de la passion.

     Ainsi une maxime vraie, peut-être vicieuse dans la bouche d'un personnage, s'il n'est en situation de la penser : au lieu qu'une maxime fausse y a bonne grâce, si elle peint l'illusion que les passions font à son esprit.

 

 

DE L'EXPRESSION


    L'expression est à-peu-près dans la Poèsie, ce que le coloris est dans la peinture. Ce ne serait pas assez que la composition d'un tableau fût sage, ni que le dessein fût exact, si le coloris n'achevait de donner aux objets toute leur ressemblance. Ainsi ne suffirait-il pas dans un Poème que l'action fût bien imaginée, que ses différentes parties fussent rangées dans leur ordre, & conformément au bon sens & à la nature ; si l'expression ne vient animer tout l'ouvrage, les autres beautés y demeureront presque sans effet, et pour ainsi dire, en pure perte. Il n'y a jamais eu d'ouvrage fait pour plaire, qui se sait soutenu longtemps sans une beauté d'expression convenable à la matière ; & quoique les ouvrages dogmatiques puissent s'en passer, puisque l'Auteur ne s' y propose que d'instruire, & que le lecteur ne doit s'y proposer que d'apprendre, on ne laisse pas de regretter encore l'agrément du langage, quand il y manque.

    La raison de cela, est que l'expression n'est presque jamais indifférente ; si elle ne sert à la pensée, elle lui nuit, & par conséquent, si elle ne plaît, elle choque ou du moins elle ennuie. Il n' y a point de synonymes parfaits dans les langues ; un mot ne renferme point précisément, & dans toutes ses circonstances, le sens d'un autre mot ; chaque tour même exprime une manière particulière de sentir & d'envisager les choses.

    Je conclus de ces principes, que puisque
l'ouvrage d'Homère a réussi de son temps et dans les siècles qui l'ont suivi, il faut qu'en général Homère ait bien parlé sa langue, & qu' il en ait fait un usage vif & ingénieux, propre à faire valoir ses fictions. Mais je crois aussi qu'il faut s'en tenir à ce préjugé   vague & indéterminé ; ce serait une témérité aux plus Savants mêmes, d'entrer là-dessus dans un grand détail. Personne ne possède assez les langues mortes, pour en sentir, comme il faudrait, les délicatesses, les grâces ou les négligences ; ni ce qu'il peut y avoir d'heureux ou de forcé dans les licences que les Auteurs ont prises. Que celui-là se  montre, qui se croit en état de deviner juste tout ce que Virgile eût corrigé dans son Enéïde, s'il eût eu le temps d'y mettre la derniere main : & si personne n'en sait assez pour découvrir & apprécier ces fautes, personne n'en sait assez non plus, pour sentir les traits heureux ; selon leur degré de perfection ; car il ne faudrait pas une connaissance moins fine de la langue, pour l'un que pour l'autre.

     Il est déjà sûr qu'il n' y a point d'écrivain irréprochable pour l'expression dans quelque langue que ce puisse être. Nous en pouvons juger par nos meilleurs ouvrages françois : où ne trouverait-on pas des fautes ? On en a trouvé en effet plus de vingt dans les trois premières pages d'un livre estimé généralement pour le style. Tout ce que nous pouvons faire, nous autres François, c'est de reconnaître ces fautes, malgré les agréments dont elles sont rachetées ; mais je suis persuadé que si notre langue mourait, & qu'elle devînt une langue savante, les plus habiles alors ne sentiraient pas comme nous, ni les défauts ni les grâces de ces endroits, où nous trouvons à la fois de quoi louer & de quoi reprendre.

    C'est dans ce cas que sont à l'égard de l'expression d'Homère, les plus versés dans la langue grecque. Ils ne sentent qu'à peu près ses beautés & ses négligences ; & à combien d'erreurs cet à peu près peut-il les induire, quand ils se hasardent à des appréciations trop positives ? Ils courent risque à tout moment de prendre pour faute ce qui est beauté, & pour beauté ce qui est faute.

     Voici, par exemple, un endroit d'Homère, où je soupçonne quelque méprise de la part des commentateurs. Glaucus & Diomède, ayant renoué entr'eux l'alliance qui était entre leurs ancêtres, changent d'armes pour gage de leur amitié naissante. Glaucus donne des armes d'un grand prix, pour celles de Diomède qui valaient beaucoup moins. Homère, selon les uns, dit que Jupiter ôta la sagesse à Glaucus ; parce qu'ils le regardent comme la dupe du marché. Mais, selon Madame Dacier qui pense plus noblement, il dit que Jupiter éleva le courage à Glaucus ; parce qu'elle trouve de la générosité dans la perte qu'il veut bien faire. L'expression grecque, dit-elle, signifie l'un et l'autre. J'avoue ingénument que je ne le saurois croire. La négligence du Poète serait-elle pardonnable, d'avoir laissé dans son expression deux jugements si opposés de l'action de Glaucus ? était-il donc indifférent de le donner pour stupide ou pour magnanime ? Pour moi je juge plus favorablement d'Homère ; son expression ne signifiait apparemment qu'une chose, surtout dans la place où elle est, quoique dans la suite, on ait pu la mettre à d'autres usages. Qu'on prouve le contraire, si l'on veut ; la preuve ne tournerait que contre Homère ; elle le convaincrait d'une négligence si outrée, que je n'ai osé l'en soupçonner.

     Je juge aussi favorablement d'un ordre qu'un des chefs de l'Iliade donne à ses soldats dans le fort d'une bataille. Cet ordre, à ce qu'on dit, signifie également quatre choses toutes différentes ; & c'est un beau secret, continue-t-on, de pouvoir dire tant de choses à la fois. C'est au contraire, à mon sens, la plus grande de toutes les fautes. Un ordre donné à des soldats dans le fort d'une action, peut-il être trop clair ; & peut-on risquer de mettre la confusion entre eux, par une équivoque qui les ferait agir si diversement ? Non, quoiqu'on en dise, je n'accuserai point Homère de ces imprudences : il est bien plus vraisemblable que c'est notre ignorance de sa langue, qui fait notre embarras, & qui ne nous permet pas de discerner bien précisément ce qu’il a voulut dire.

     Pour mettre encore mieux en jour notre impuissance à juger de l'expression d'Homère, transportons-nous à deux mille ans dans l'avenir ; imaginons-nous que nous parlons une nouvelle langue, & que le François est alors ce que le Grec est aujourd'hui. Nous étudierions Corneille & Molière comme des Auteurs classiques qu'on nous proposerait pour modèles. Nous aurions lieu de penser sur le témoignage de leurs contemporains & des siècles suivants, que ces Auteurs étaient admirables dans l'expression. Ce serait bien fait de céder en général à cette autorité ; mais combien nous égarerions-nous dans le détail ? Que de barbarismes transformés en élégances ! Que de figures forcées, proposées comme de nobles hardiesses ! Que de bassesses, qualifiées de noble simplicité !

Tout ce qu'elle peut faire, en un tel accessoire,

C'est de me renfermer en une grande armoire.

    Quelque homme de lettres de ce temps-là, & profond dans le français, n'emploierait-il pas hardiment en cette langue, accessoire pour conjecture, pour occasion ; & ne croirait-il pas bien prouver l'élégance & la propriété de son expression en la montrant dans Molière ?

Qu'est-ceci, Fabian, quel nouveau coup de foudre

Tombe sur mon espoir & le réduit en poudre !

    Quelque commentateur de Corneille ne se récrirait-il pas sur la beauté de cet espoir personnifié & mis en poussière ? Nôtre langue, pourrait-il dire, n'est pas si hardie ; mais ce sont autant de beautés qui nous manquent.

Ou Rome à ses agents donne un pouvoir bien large,

Ou vous êtes bien long à faire votre charge.

    Qui s'apercevrait alors que ces deux vers sont fort bas pour l'expression, quoique assez beaux pour le sens ? Ne pourrait-il pas même arriver que quelque savant admirât le bel effet que font le long & le large dans ces deux vers ?

     Je suis persuadé que nos commentateurs ne sont pas quelquefois plus heureux dans leurs exclamations ; & qu'ils louent bien des choses que les contemporains censuraient. Ainsi, pour revenir à Homère, je crois que c'est assez de présumer en général que son expression est fort belle, & qu'on peut le soupçonner encore de bien des fautes en ce genre, dont nous ne sommes pas juges compétents, non plus que des beautés.

 

 

DE LA MORALE

 
    La bonne Morale est nécessaire dans un Poème ; car quoique l'Auteur ne s' y propose ordinairement que de plaire, il n'y saurait réussir qu'autant qu'il paraît porter des choses les mêmes jugements que les autres hommes en portent : & comme nous trouvons toujours la vertu belle & le vice odieux, quand l'intérêt présent de nos passions ne nous aveugle pas, nous ne goûterions pas un ouvrage, s'il n'était conforme à ce jugement naturel du coeur humain. Il faut donc que le Poète représente la vertu et le vice sous des traits qui justifient notre goût & notre aversion ; & ne fût-ce que pour l'intérêt de plaire, il doit être presque aussi fidèle à la bonne morale, que s'il n'avait dessein que d'instruire.

     C'est en effet la louange que l'on a donné à Homère ; on prétend qu'il a toujours proposé le bon pour bon ; & le mauvais pour mauvais ; mais je ne trouve pas que cette louange lui sait due bien légitimement, & il me paraît au contraire, qu'il porte souvent des jugements faux des actions qu'il représente.

     Je prends pour les jugements du Poète, ce qu'il fait dire à ceux de ses acteurs qu' il donne pour sages ; ce qu'il fait faire & penser à celles de ses divinités qu' il donne pour bonnes ; et enfin la manière dont il peint les diverses actions, dans laquelle on sent bien, pour peu qu' on y prenne garde, s' il les approuve, ou s' il les condamne.

    Commençons par les jugements du Poète, renfermés dans les discours de ses acteurs. Au premier livre, Achille parle avec insolence à Agamemnon ; Agamemnon le menace de lui enlever Briseïe, & la colère d'Achille s'allumant, le sage Nestor se lève pour les calmer. Il remontre à l'un qu'il doit du respect au chef de l'armée, & à l'autre qu'il doit de l'égard au fils des Dieux. Voilà dans la bouche de Nestor, un jugement d'Homère, sur la conduite d'Achille & d' Agamemnon ; il les condamne l'un & l'autre ; la morale est contente.

    Au neuvième livre au contraire, Agamemnon désespéré de la déroute & du découragement de ses soldats, propose aux chefs d'abandonner le siége. Diomède le traite de lâche avec le dernier mépris ; lui dit qu'il est le maître de partir quand il voudra, que tout le camp même peut le suivre ; mais que pour lui il demeurera seul avec Stelenus, bien assuré du succès. Le sage Nestor applaudit sans restriction à tout ce discours ; ainsi Homère n'en condamne ni l'insolence, ni la vanité, comme la bonne morale le demandait.

    Je passe aux jugements du Poète renfermés dans les sentimens & dans les actions de ses Dieux. Thétis au premier livre, conseille à Achille la plus mauvaise action qu'il pût jamais faire ; c'est-à-dire, de se retirer sur ses vaisseaux ; & de laisser périr les Grecs qui n'étaient pas coupables de l'injustice d' Agamemnon. Ce n'est pas assez ; car on me dirait peut-être que c'est une mère qui épouse les passions de son fils ; Jupiter lui-même se déclare le protecteur de la vengeance d'Achille, au lieu qu'en bonne morale, il aurait dû l'en punir. Demanderait-on une meilleure preuve du jugement d'Homère, sur la colère d'Achille, et voudrait-on soutenir encore qu'il ne laisse pas de condamner ce que Jupiter approuve ? Minerve, ailleurs, va elle-même exhorter Pandare à la plus grande de toutes les perfidies ; & dans la suite, elle trompe le religieux Hector, en faveur du cruel Achille. Peut-on puiser quelques idées de justice dans ces exemples ?

   Il y a enfin une manière de peindre les actions  qui en renferme un jugement. Si le Poète juge l'action odieuse, il ne choisit que des couleurs propres à exciter le mépris ou la haine ; s'il la juge belle, il la revêt de tout ce qui peut attirer l'admiration. Ainsi Homère donne à de certains vices un éclat qui décèle assez l'opinion favorable qu'il en avait ; on sent par tout qu'il admire Achille ; il ne semble voir dans son injustice & dans sa cruauté, que le courage & la grandeur d'âme, & l'illusion du Poète passe souvent jusqu'au lecteur. Alexandre fut tellement frappé de l'éclat du caractère d'Achille, qu'il se le proposa tout entier pour modéle ; & parce que ce Héros après avoir tué Hector, le traîna indignement sur la poussière : Alexandre crut enchérir sur sa gloire, en traînant de même encore tout vivant, le gouverneur d'une place qu'il venait de prendre. Avait-il, au fond si grand tort, de vouloir ressembler à un homme qu'Homère distingue par tout, par une protection particulière des Dieux ?

     Je remarque, à cette occasion, que la morale la plus sensible de l'Iliade, c'est le besoin que nous avons du secours des Dieux ; Homère n'est point ménager de preuves sur cet article ; tout son Poème n'en est qu'un tissu. Les sentimens dont il aurait pu se fier à la nature, il les fait inspirer expressément par les Dieux. Priam ne se serait point avisé de redemander le corps de son fils, si Jupiter ne lui en eût donné l'ordre par Iris. Le courage & la force des Héros ne leur suffisent pas pour vaincre, si les Dieux ne s'en mêlent. Apollon aide Hector à triompher de Patrocle, & Minerve aide Achille à triompher d'Hector.

    L'instruction serait solide, si Homère n'en perdait tout le fruit, en donnant pour cause de la protection des Dieux, plutôt leur caprice, que notre religion & notre fidélité à nos devoirs. Venus protége le perfide Pâris ; Jupiter protége l'injuste Achille ; sont-ce là des exemples qui encouragent les hommes à la vertu ? & que leur importe de savoir qu'ils ont besoin du secours des Dieux, si l'on ne leur enseigne aucun moyen de l'attirer.

     Mais pourquoi, m'objectera-t-on peut-être, l'Iliade a-t-elle plu, si la morale y est aussi violée, que vous le dites ? Je répons qu'Homère a suivi les idées de son temps, & qu'il portait des choses les mêmes jugements que ses auditeurs. Il n'avait peut-être pas la force de s'élever à des idées plus justes ; mais aussi n'était-il pas nécessaire pour son dessein. La vengeance & l'orgueil étaient en honneur ; il les y a laissées ; & son siècle n'était point choqué de les voir représenter sous des traits qui confirmaient son jugement. Dès que la morale s'est éclaircie, dès qu'il a paru des philosophes, on a vu des censures d'Homère ; & quoique sa réputation se sait soutenue depuis ces censures, ce crédit ne vient pas de la vérité de ses jugements ; & ce n'est qu'un préjugé d'éducation fondé sur des applaudissements, qui, à remonter jusqu'aux premiers suffrages, ne sont la plupart que des échos les uns des autres.

 

 

DU MERITE PERSONNEL D'HOMERE ET DU PRIX DE L’ILIADE.


    Ce qu'il y a jusqu'ici de louanges dans cette dissertation, appartient personnel-lement à Homère, & ce qu'il y a de critique tombe presque toujours sur l'Iliade même. Car il faut bien se garder de confondre l'Auteur & l'ouvrage dans le même jugement, puisqu'on ne doit pas les examiner l'un et l'autre par les mêmes règles.

     En quoi consiste la perfection d'un esprit poétique ? C'est dans une imagination sublime & féconde, propre à inventer de grandes choses différentes entre elles ; c'est dans un jugement solide, propre à les arranger dans le meilleur ordre ; & enfin, dans une sensibilité, & une délicatesse de goût, propre à entrer avec choix dans les passions et dans les divers sentimens que le sujet présente.

     Or le degré de disposition dans l'esprit du Poète, n'emporte pas toujours le même degré d'exécution. La disposition la plus grande ne peut parvenir qu'à une exécution   médiocre, si l'ignorance & la grossièreté des temps y met de trop grands obstacles ; au lieu qu'une disposition médiocre parviendra à une exécution plus heureuse, dans des temps plus éclairés & plus polis.

     Il faut donc juger d'Homère, par les progrès qu'il a faits, eu égard à la grossièreté de son siècle ; & il faut juger de son ouvrage, par les beautés & les défauts qui s' y trouvent, eu égard aux lumières du nôtre. Selon ces principes, voici l'idée personnelle que je me fais d'Homère.

    C'était un génie naturellement poétiques, ami des fables & du merveilleux, & porté en général à l'imitation, sait des objets de la nature, sait des sentiments & des actions des hommes. Il s'était instruit, apparemment par ses voyages, des opinions, des usages, & des moeurs des peuples : ainsi, étant devenu un des plus savants hommes de son siècle, son imagination lui fournit l'art d'assembler ses diverses connaissances sous un même sujet ; & c'est aussi un effet de son jugement d'avoir conçu qu'il attacherait davantage ses auditeurs, par cette dépendance commune que les choses les plus différentes auraient à une même matière. Il avait l'esprit vaste & fécond, plus élevé que délicat, plus naturel qu'ingénieux, et plus amoureux de l'abondance que du choix. Je croirais qu'il s'est peint  lui-même dans le personnage de Nestor ; car il ne perd non plus que ce vieux sage, aucune occasion de discourir ; il dit presque partout, plus qu'il ne doit dire, & il paraît impatient de placer tout ce qu'il sait & tout ce qu'il a vu, comme s'il craignait d'en rien perdre. Il a saisi par une supériorité de goût, les premières idées de l'éloquence dans tous les genres ; il a parlé le langage de toutes les passions, & il a du moins ouvert aux écrivains qui doivent le suivre, une infinité de routes qu'il ne restait plus qu'à aplanir. Il y a apparence qu'en quelque temps qu'Homère eût vécu, il eût été du moins le plus grand Poète de son pays ; & à ne le prendre que dans ce sens, on peut dire qu'il est le maître de eux-mêmes qui l'ont surpassé.

     J'avoue que je pense bien différemment de l'Iliade ; l'ouvrage me paraît aussi éloigné de la perfection, que l'Auteur était propre à l'atteindre, s'il eût été placé dans les bons siècles. L'Iliade infectée de tous les défauts du temps ne laisse entrevoir qu'à ceux qui y font une attention particulière, l'étendue & la force de l'esprit du Poète. Ce qui regarde les Dieux y est absurde ; ce qui regarde les Héros y est souvent grossier ; les idées de morale y sont confuses ; il est vrai   que l'action du poème est grande & pathétique ; mais elle est noyée dans la quantité & dans la longueur des épisodes. Les différents genres d'éloquence n'y paraissent qu'ébauchés ; descriptions, récits, comparaisons, discours, tout présente pèle mêle les défauts & les beautés ; il n' y a presque pas un morceau qui sait de cette justesse & de ce choix dont la succession des préceptes & des exemples nous a fait découvrir le prix. D'où vient donc encore aujourd'hui la haute réputation des ouvrages d'Homère ? Découvrons-en s'il se peut les raisons, & voyons comment ils ont pu plaire & intéresser pour se soutenir jusqu'à nous dans l'opinion des hommes.

     Pour commencer par le plaisir que l'Iliade a fait aux contemporains d'Homère, il s'en offre d' abord une foule de raisons. L'étendue & la hardiesse du dessein, la nouveauté des idées, la description de tout ce qui pouvait intéresser les Grecs, les fictions prodigieuses, si séduisantes pour des hommes grossiers comme ils étaient, une beauté d'expression, inconnue peut-être jusqu' alors, une harmonie nouvelle du discours, & par dessus tout cela, si l' on veut, la prononciation du Poète même, qui farde toujours son ouvrage, ne fût-ce qu' en ne laissant pas le loisir de la réflexion : car il faut remarquer qu'Homère récitait lui-même ses vers ; qu' il allait de ville en ville, amuser la Grèce de son ouvrage ; & qu' ainsi l' impression que devaient faire en gros la nouveauté & le merveilleux, emportait aisément des suffrages, sur lesquels on n' avait pas le temps de délibérer.

    Ce n'est pas que quand les Grecs eussent lu eux-mêmes les Poèmes d'Homère, ils eussent été en état de les admirer moins ; car comme leur goût n'était pas encore formé par de bons ouvrages, la médiocrité leur eût toujours tenu lieu de la perfection, & ils n'eussent pas été blessés des fautes, parce qu'ils n'avaient pas encore des principes qui leur aidassent à les reconnaître.

     Ce n'est que la connaissance du parfait qui nous dégoûte du médiocre. Combien les premiers joueurs d'instruments tiraient-ils de mauvais sons, dont les oreilles encore ignorantes n'étaient point offensées ? On était charmé alors d'une harmonie informe & grossière, qui nous paraîtrait insupportable aujourd'hui, que nous sommes accoutumés à une exécution plus  exacte & plus fine. Si l'on pouvait nous faire entendre les inventeurs de la musique, aussi imparfaits qu'ils devaient l'être, nous nous étonnerions qu'ils eussent pu plaire ; & cependant, j'ose le dire, l'impression de la nouveauté avec tous ses défauts, devait être plus agréable & plus vive que celle de la perfection même, affaiblie par une longue habitude d'en jouir.

    Homère ne pouvait donc manquer d'enlever l'admiration de son siècle ; mais cette admiration ne conclut rien pour le mérite réel de ses ouvrages. Voyons à présent sur quoi sont fondés les suffrages postérieurs, & s'ils doivent avoir plus d'autorité.

    Ce fut un temps de barbarie que celui qui se passa depuis Homère jusqu'à Lycurgue qui apporta le premier en Grèce les ouvrages de ce Poète, & par conséquent ils y durent avoir tout l'effet de la nouveauté, à quoi se joignit encore ce respect qu'on a pour les  choses anciennes, & qui s'accroît toujours avec le temps. Plusieurs Villes jalouses d'avoir produit l'objet de l'admiration des autres, se disputèrent la naissance d'Homère ; on alla même jusqu'à lui élever des temples : toutes ces distinctions éclatantes frappent bien plus l'imagination que le détail d'un ouvrage, & elles auraient pu prévenir le jugement d'un peuple plus éclairé que les Grecs ne l'étaient alors.

    D'ailleurs les Poèmes de l'Iliade & de l'Odyssée tinrent lieu d'histoire ; c'était le seul monument de l'antiquité ; les limites des peuples se réglaient quelquefois sur les passages d'Homère, et ses vers étaient devenus l'oracle universel des Païens. Que de raisons d'estime ; mais toutes étrangères au mérite de l'Iliade en tant que Poème !  

    Les ouvrages d'Homère n'ayant point de concurrents, & renfermant en effet les premières idées de tous les genres ; les écrivains Grecs l'étudièrent & se formèrent sur lui ; Poètes, Historiens, Orateurs, tout était, pour ainsi dire, de son école ; & il ne faut regarder les éloges qu'ils en font, que comme une bienséance, ou comme une prévention d'élèves, qui en rendant justice au mérite personnel de leur maître commun, n'étaient pas obligés de distinguer scrupuleusement ses ouvrages d'avec lui-même.

    Les philosophes, comme de raison, furent les premiers qui secouèrent le joug de l'autorité ; les uns plus, les autres moins ; mais enfin ces rebelles ne faisaient pas le grand nombre.

   Il y a entre autres deux suffrages bien imposants pour l'Iliade : celui d'Alexandre & celui d'Aristote. J'ose récuser absolument Alexandre. La matière de l'Iliade flattait assez son amour propre pour imposer à son jugement ; il n'y voyait que l' éloge de son tempérament emporté & de son inclination dominante pour la guerre, il se mettait en secret à la place d'Achille ; cette longue suite de combats, si ennuyeuse pour la plupart des lecteurs, avait un charme toujours nouveau pour lui ; & l'excès où j'ai déjà remarqué qu'il poussa l'imitation d'Achille, prouve bien qu'il n'estimait pas ce poème, par les seuls endroits estimables.

    D'ailleurs ce prince, si nous en croyons Horace, se connaissait si mal en vers, qu'il acheta fort cher le Poème ridicule de Cheriles ; & à regarder le peu de goût qu'il avait pour la Poésie, on aurait juré qu'il avait respiré en naissant, l'air grossier de la Boeotie.

    Gardons-nous donc de conclure de ce qu'il était grand conquérant, qu'il était aussi bon juge de Poésie : raisonnement si ridicule qu'on ne s'en croit pas capable ; mais qu'on ne laisse pas de faire sans y prendre garde ; parce que l'éclat du courage éblouit notre imagination & subjugue, pour ainsi dire, jusqu'à notre jugement.

    Pour Aristote, je croirais que peut-être a-t-il voulu flatter son prince, si son art poétique est postérieur au goût d'Alexandre  pour l'Iliade. Je crois du moins que son esprit de système lui ayant fait entrevoir un art dans les Poèmes d'Homère, il est devenu amoureux de sa découverte, & qu'il a employé pour la justifier, cette subtilité obscure qui lui était naturelle, et qui donne tant de peine aux Commentateurs, quand ils travaillent à le rendre intelligible & solide.

     Voilà l'histoire de la réputation des ouvrages d'Homère chez les Grecs. Comme ils ne parvinrent aux Latins, que soutenus déjà des suffrages de la Grèce, ils y furent reçus avec respect ; ils y excitèrent l'émulation des écrivains dans les différents genres ; et chacun ne songeant qu' à disputer le prix à ses rivaux présents, fit, pour ainsi dire, les honneurs de son pays & de son siècle ; & l'on regarda Homère sans jalousie, non seulement comme le père de la Poésie & de l'éloquence, ce qui est vrai ; mais encore comme le modèle de la perfection, ce que je ne crois pas soutenable.

    Surtout, Virgile ayant bien voulu imiter Homère, et avouer son imitation, sans faire valoir ce qu'il y ajoutait d'invention, de justesse & d'élégance, le préjugé en acquit encore plus d'empire, & la longue possession du premier rang, fut prise enfin pour un droit incontestable d' Homère.   

    Qu'on me permette ici une réflexion. Tous ces éloges que les Auteurs font des écrivains des siècles passés, sont ordinairement fort suspects. Il ne faut pas prendre à la lettre ce que Cicéron dit de Demosthènes, ni ce qu'Horace dit de Pindare. C'est souvent un détour de la vanité qui loue volontiers les morts, pour se dispenser de louer les vivants ; on accorde le premier rang à ceux qui ne nous le disputent pas, pour l'ôter à ceux qui voudraient nous l'enlever, & l'on se flatte encore en secret de surpasser ceux mêmes qu'on reconnaît pour maîtres, par bienséance. Ajoutez que quand on se met une fois à louer, on songe bien plus à faire un éloge ingénieux & singulier, qu'à le faire exact et raisonnable. Mais je veux que ces éloges, que ces préférences partent quelquefois d'une véritable modestie ; faudrait-il pour cela, prendre les Auteurs modestes au mot, & tirer avantage contre eux de l'injustice qu'ils se feraient ? Regardons toujours les choses en elles-mêmes ; & si elles sont à notre portée, n'en jugeons jamais simplement sur l'autorité des autres : fussent-ils les juges les plus compétents sur la matière dont il s'agit, ils nous doivent des raisons, & des raisons qui nous éclairent.

    Il faut suivre l'histoire de l'opinion des hommes sur les Poèmes d'Homère ; quand les lettres ont commencé à refleurir dans les derniers siècles, on n'a pu parvenir à la connaissance de ses ouvrages, que par des études profondes ; il a fallu apprendre des langues presque oubliées, & dont il était impossible de discerner la force ni les grâces particulières. Cependant, avec cette connaissance imparfaite, les Savants n'ont pas laissé de lire Homère & de croire l'entendre par tout ; la confusion même des idées qu'une expression leur offrait, faute d'en connaître la propriété, faisait une partie de leur admiration & de leur plaisir ; ils attribuaient au Poète tout ce sens vague qui les flattait ; & ainsi ils pensaient voir dans un seul mot, un amas de choses que notre langue ne pouvait rendre. Les autorités avaient disposé leur esprit à trouver tout excellent ; la pensée, le tour, l'arrangement des mots, tout les charmait ; jusques-là qu'en prononçant les vers de l'Iliade ou de l'Odyssée, ils se passionnaient sur leur harmonie, qui peut-être dans leur bouche aurait fait pitié à Homère même.

     De-là, sont nés les commentateurs qui n'ont entrepris d'expliquer Homère, que dans la ferme résolution de tourner toutes ses pratiques en préceptes. Ils emploient tantôt un principe pour relever le mérite d'un endroit ; & tantôt, sans y prendre garde, ils louent excessivement ce qui serait une faute grossière selon le principe qu'ils ont posé ; dans l'ardeur de justifier Homère, le contradictoire ne leur coûte rien, ils ont des maximes pour tout, & ils en font même selon le besoin. Ils sont prodigues dans leurs remarques de points d'admiration. Ils intimident l'amour propre des lecteurs, en taxant d'ignorance & de stupidité, ceux qui ne sentiraient pas comme eux les beautés qu'ils exagèrent. C'était-là, le peuple adorateur d'Homère ; il n'était connu que d'eux seuls ; et comme ils avaient intérêt qu'il fût excellent, afin que leur savoir ne fût pas frivole, & qu'on les jugeât bien payés de leurs peines, ils venaient aisément à bout de se le persuader à eux-mêmes.

    Il n'est donc pas étonnant que la réputation d'Homère refleurît dans son ancien éclat, puisque presque à l'exception de Scaliger, tous ceux qui pouvaient le lire dans sa langue s'accordaient à le traiter de divin, & que les autres cédaient naturellement à leur autorité, sans connaissance de cause.

     On en a enfin donné des traductions françaises dont la dernière & sans comparaison la plus parfaite est celle de Madame Dacier. Ces traductions ont trouvé trois sortes de lecteurs, les uns prévenus, & qui ne doutant pas d'avance que les ouvrages d'Homère ne fussent parfaits, croiraient manquer d'esprit & de goût, s'ils n'en étaient charmés ; ainsi pour ne pas s'avilir à leurs propres yeux, ils s'excitent eux-mêmes à l'admiration, & ils s'estiment heureux de pouvoir sentir & parler comme les Savants.

     Il y a au contraire des lecteurs dégoûtés, qui trop pleins de nos usages, & de nos goûts, ne sauraient se transporter à des temps si différents des nôtres. Tout les ennuie, tout les choque, & sans rien distinguer, ils regardent Homère, comme un écrivain misérable en tout sens.

   Il y a enfin des Lecteurs modérés, qui s'ennuient à la plus grande partie de l'Iliade, & qui l'avouent franchement sans prétendre la condamner ; ils y trouvent même beaucoup de beautés de tous les temps ; & ils n'imputent la plupart des fautes, qu'à la faiblesse humaine, incapable d'inventer & de perfectionner tout à la fois.

    Je me déclare sans honte, de ces derniers ; & je prétends que l'admiration de tous les siècles ne fait rien contre nous. On vient d'en voir l'histoire, & les différentes sortes de plaisir que les ouvrages d'Homère ont dû faire. Plaisir fondé sur la nouveauté ; plaisir fondé sur les monuments historiques & sur le respect de l'antiquité ; plaisir d'illusion & de prévention fondé sur l'autorité des suffrages. Tout cela n'est point la Raison ; & cependant, c'est à elle seule qu'il appartient d'apprécier toutes choses.

 

 

DE LA TRADUCTION


    Il s'agit à présent de rendre raison de ma propre entreprise ; j'ai mis en vers l'Iliade, toute imparfaite que je l'ai jugée ; & il semble d' abord  que je mérite un reproche opposé à celui que craignent ordinairement les traducteurs qui entreprennent de copier des originaux qu'ils jugent parfaits & inimitables. Comme ils appréhendent de passer pour téméraires, par le choix d'un travail au-dessus de leurs forces, je dois craindre de passer pour bizarre & pour ridicule, en choisissant un ouvrage que je parois n'estimer pas assez. J'ai deux choses à répondre ; j'ai suivi de l'Iliade, ce qui m'a paru devoir en être conservé, & j'ai pris la liberté de changer ce que j'y ai crû désagréable. Je suis traducteur en beaucoup d'endroits, & original en beaucoup d'autres : ainsi je dois rendre compte au public de mon ouvrage, sous ces deux différents égards. 

    Voici mes principes sur la traduction. Il y a trois choses dans Homère, comme dans tout autre Auteur : l'ordre, le sens, & l'expression. Pour le traduire, il faut suivre son ordre, rendre son sens, & trouver, s'il se peut, des expressions équivalentes aux siennes. Je n'entends pas par expressions équivalentes, les tours & les termes François qui paraissent le mieux répondre à de certains tours, & à de certains termes Grecs ; car je suppose, comme on le doit sur le témoignage de la Grèce florissante, que les tours & les termes d'Homère sont presque toujours les plus beaux de sa langue, au lieu que les tours & les termes français qui y répondent, ne sont pas de même les plus beaux de la nôtre. Ainsi, dès qu'on a une fois saisi le sens d'Homère ; il ne faut plus songer à son expression, mais se demander seulement à soi-même, comment ce Poète dont on a une si haute idée exprimerait un tel sens, s'il vivait parmi nous ; chercher ensuite dans notre langue de quoi exprimer ce sens avec grâce & avec force, et travailler toujours à y mettre la perfection, jusqu'à ce qu'on ne se sente plus capable de mieux faire. Mr Despréaux a traduit quelques endroits d'Homère, dans sa traduction du sublime de Longin, & pour leur donner toute la force qu'ils ont dans le grec, il n'a pas craint d' ajouter au grec même. En voici un exemple :

L'enfer s'émeut au bruit de Neptune en furie ;

Pluton sort de son Trône ; il palit, il s’ecrie ;

Il a peur que ce Dieu dans ces affreux sejours,

D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour ;

Et par le centre ouvert de la Terre ébranlée

Ne fasse voir du Stix la rive désolée ;

Ne découvre aux vivans cet empire odieux

Abhorré des mortels & craint même des Dieux.

 

    Il n' y a point dans le grec, d'un coup de son trident, ni quelques autres circonstances ; mais ces traits ajoutés à la peinture d'Homère, ne la changent qu' afin qu' elle fasse tout son effet à nos yeux ; & comme Mr Despréaux a jugé que les expressions grecques la mettaient dans tout son jour, au lieu que les françaises, à moins d' y suppléer, ne lui donneraient pas la même force, il a prêté quelque chose à Homère, pour compenser ce qu'il croyait lui faire perdre d' ailleurs. Il y a des gens qui ne goûtent pas ces libertés ; ils disent que ce n'est plus Homère, & qu'enfin, ce n'est pas là traduire : Mais, sans disputer des mots, de quelque nom qu'ils appellent ces licences, il n'y a pas d'autre parti à prendre, quand on veut plaire en traduisant un Auteur.

    Il y a deux sortes de traductions. Les unes littérales, & c'est à celles-là que le nom de traduction semble être propre ; les autres plus hardies, & qui doivent plutôt passer pour des imitations élégantes, qui tiennent le milieu entre la traduction simple & la paraphrase. Les premières ont leur utilité pour ceux qui n'y cherchent que de l'érudition ; on s'y instruit des choses qu'un Auteur a traitées, & de l'ordre qu'il a suivi. Le traducteur y abandonne même le tour & le génie de sa langue, pour suivre servilement celle de son original. & il faut tout dire : avec de  l’esprit & de l'attention, le lecteur est bien plus en état de rendre une justice exacte à un Auteur traduit de la sorte, que s'il était traduit avec plus de liberté. L'autre espèce de traduction est plus ambitieuse ; c'est peu qu'elle sait utile ; elle doit plaire ; ce n'est pas assez d'y exprimer le sens d'un ouvrage, si l'on n'en rend encore toute la force & tout l'agrément ; si l'on ne lui en prête même dans les endroits où il en manque.

    Le premier traducteur n'a que le mérite  de ces artisans grossiers qui ne savent qu'étendre du plâtre sur un visage, pour en tirer une ressemblance exacte, mais toujours insipide ; & le second ressemble à un peintre habile, qui en copiant les traits d'un homme sait encore donner de l'âme à la ressemblance, & réveille ainsi par une imitation vive, dans ceux qui ne voient que l'image, toute l'idée que l'original pourrait leur donner.

    Madame Dacier prend la défense des traductions élégantes contre l'opinion vulgaire qui ne leur fait pas assez d'honneur. On s'imagine d' ordinaire que la fleur de l'esprit & de l'imagination n'y ont point de part, & qu'il n'y a presque d'autre mérite que la connaissance de deux langues. Madame Dacier soutient, au contraire, qu'il y entre de l'invention, & qu'on ne saurait être bon traducteur sans un enthousiasme judicieux, pour trouver des tours vifs & des expressions animées qui rendent la force & les grâces de l'original ; elle a sans doute raison, & sa traduction même en est une assez bonne preuve.

    On jugera bien, après cette justice que je me fais un honneur & un plaisir de lui rendre, que si je combats quelqu'autre de ses sentimens, c'est avec toute la considération que je dois à son mérite, & par la seule liberté que tout honnête homme doit prendre de dire naïvement son avis sur les ouvrages exposés au jugement du Public.

    Madame Dacier, par exemple, avance que notre langue ne saurait atteindre à la beauté de l'expression grecque, & qu'ainsi toute traduction d'Homère demeurera nécessairement bien au-dessous de l'original ; elle veut bien qu'on tire cette conséquence pour la sienne même ; dont il lui sied bien de ne pas sentir tout le mérite : mais en respectant sa modestie, je ne saurois convenir de son sentiment.

    Sur quoi peut-on fonder ce désavantage de nôtre langue ? Est-ce par la disette de mots qu'elle  pèche ? Qu'y a-t-il donc qu'elle ne puisse exprimer ? Si quelquefois elle est obligée d'employer plusieurs mots, pour rendre ce qu'un seul exprime en Grec, quelquefois en revanche, elle sera assez heureuse pour renfermer dans un seul mot le sens de plusieurs expressions grecques. Les langues ont là-dessus des avantages réciproques qui se compensent. Du moins n' y a-t-il personne en état de faire là-dessus, une estimation juste des langues vivantes & des langues mortes ; & d'ailleurs, en quelque langue que ce sait, quand on exprime  une chose de la manière la plus précise qu'elle se puisse dire, l'esprit ne compte point les mots, & il est également content du plus ou du moins, pourvu qu'il ne sente que le nécessaire. Un sens peut être diffus en grec, & blesser l'esprit par ce défaut ; si de quatre termes qu'on y emploie, il s'en trouve un d'inutile ; & le même sens peut être précis en français, & flatter l'esprit par cette beauté, s'il exige sept ou huit termes, & qu'on n'y en emploie pas davantage.

     Est-ce le défaut d'élégance qu'on reprocherait à notre langue ? Mais qu' y a-t-il qu'elle n'exprime avec la force & les grâces propres au sujet ? Manque-t-elle de clarté dans les ouvrages dogmatiques & dans les histoires ? Manque-t-elle de sublime dans les Panégyriques, ou de sel dans les Satyres ? Manque-t-elle de dignité dans les tragédies de Corneille & de Racine, ou de jeux & de badinage dans les Comédies de Molière ? Manque-t-elle de tendresse dans Quinault, ou de naïveté dans La Fontaine ? Qu'il vienne encore des inventeurs de genres nouveaux ; ils  trouveront de nouvelles ressources dans notre langue.

    Serait-ce donc par le son des mots même qu'on prétendrait la déprimer ? Les sons d'une langue sont indifférents, du moins pour ceux qui n'en savent point d' autres ; ils ne nous plaisent ou ne nous choquent, que par le sens que nous y attachons ; car enfin ils ne sont que l'occasion arbitraire de nos idées ; c'est de ces idées seules que naissent nos plaisirs & nos dégoûts, & il ne tiendrait qu' à nous de faire un beau mot de celui de porc ; & un mot désagréable de celui de coursier : il ne faudrait pour cela, qu'en changer le sens, & faire que l'un signifiât ce que signifie l'autre ; peut-être faudrait-il encore (tant nous sommes sujets à la prévention) effacer jusqu'au souvenir de leurs anciens usages qui pourrait nous faire encore quelque peine. Je ne veux pas dire qu'il ne faille avoir égard au son dans l'assemblage des mots ; c'est ce qui met de la grâce & de l'harmonie dans le discours, je prétends seulement qu'on peut avoir cet égard en français comme en grec ; & qu'il y a des écrivains durs & des écrivains gracieux en chaque langue, par rapport à ceux qui la parlent.

    On impute comme des défauts à la langue Françoise, l'exactitude & la sagesse des écrits même ; & ce qui n'est qu'une preuve du bon goût des écrivains se tourne en reproche contre la langue. Elle est, dit-on, trop sage & trop timide, elle ne prend nulle hardiesse, & toujours prisonnière dans ses usages, elle n'a aucune liberté. Pourquoi la langue paraît-elle si timide ? C'est que les bons Auteurs nous ont accoutumés à ne rien souffrir que de sensé. Nous ne manquons ni de termes hasardés, ni d'expressions audacieuses, & il n'y a encore que  top d'écrivains qui le font bien voir. Si le goût se corrompait ; la langue sortirait bientôt de cet esclavage qu'on lui reproche, mais qui dans l'avenir lui méritera peut-être la préférence sur les autres.

    Nous n'avons point ces particules sonores qu'Homère sème dans ses vers, & dont il soutient ses expressions. C'est que nous n'admettons rien de sonore s'il n'est utile au sens ; nous voulons que le discours sait harmonieux seulement par les expressions nécessaires ; & cette prétendue disette fait en effet la plus solide richesse de la langue.

     Homère emploie quelquefois les mots les plus vils, & il les relève aussitôt par des épithètes magnifiques ; si nous n'en faisons pas de même, c'est encore par goût, plutôt que par impuissance. Nous ne proscrivons absolument les mots bas, que parce que nous sentons bien que le voisinage des expressions nobles n'en effacerait pas tout à fait l'impression, & que peut-être ce contraste ne ferait que la rendre plus sensible.

    Homère mêle les mots les plus durs avec les plus polis & les plus doux, & il en fait, dit-on, une composition moyenne qui tient de l'austère & de la gracieuse. Nous n'employons pas ce mélange, quoique nous en ayons les matériaux ; parce que nous croyons que le style en perdrait cette harmonie égale & soutenue, en quoi  consiste sa véritable beauté. Je me dispense d'appuyer sur toutes ces réflexions que le lecteur étendra mieux que moi ; & je lui laisse à conclure que la langue française peut le disputer à toute autre ; qu'elle suffit à rendre tout ce qu'il y a de raisonnable & de bien pensé, & que presque tout ce qu'elle n'ose traduire fidèlement, ne mérite pas en effet d'être traduit.

     Sur la traduction des Poètes, il s'est élevé une nouvelle dispute. Les uns pensent qu'il faut absolument les traduire en vers ; les autres, entre lesquels est Madame Dacier, soutiennent qu'on ne saurait les traduire qu'en prose. On pourrait récuser le jugement des uns & des autres ; parce qu'ils sont la plupart juges & parties. Les Poètes fiers de leur talent, s'imaginent que la prose ne peut atteindre à l'expression & aux images poétiques ; & les prosateurs dédaignant un talent qu'ils n'ont pas, se persuadent que les vers sont incompatibles avec la fidélité qu'un traducteur doit à son original.

     En me dépouillant, autant que je le puis de l'intérêt poétique, pour juger plus sainement de la question, je trouve d'abord que la prose seule est capable des traductions littérales. Jamais la tyrannie de la rime ne permettra de suivre les tours & les expressions d'un Auteur, aussi exactement que la prose le peut faire. Je trouve ensuite que la prose peut s'élever à une grande élégance ; qu'elle peut imiter les hardiesses de la Poésie, & conserver avec cela plus de fidélité que les vers n'en souffrent. Je conviens encore qu' à la longue, la prose fatiguerait moins que les vers, parce que l'harmonie de l'une est plus naturelle et plus variée, & que celle des autres est plus contrainte & plus uniforme. Mais avec tout cela, l'on n'a pas raison de prétendre que la versification ne puisse suivre par des équivalents, les pensées d'Homère, & que les Poètes cessent d'être Poètes, quand ils sont traduits en vers.

    Que prétend-t-on dire par ce paradoxe ? Entend-t-on que le Poète traducteur ne puisse rendre le fonds,  la substance des pensées du Poète original ? Il n' y a pas  d'apparence qu'on le veuille dire, cela est trop évidemment faux. Entend-t-on seulement que pour peu qu'on change l'original, on le défigure ? C'est ce que Madame Dacier paraît penser à l'égard d'Homère ; & si le principe qu'elle pose est vrai, elle a raison d'en tirer cette conséquence. Ce qu'Homère a pensé & dit, ce sont ses termes, quoique rendu plus simplement & moins poétiquement qu'il ne l'a dit, vaut certainement mieux que tout ce qu'on est forcé de lui prêter, en le traduisant en vers. Voilà la traduction d'Homère formellement interdite aux Poètes ; mais j'appelle de ce principe, & j'en pose un tout opposé. Homère est quelquefois si défectueux en ce qu'il a pensé & dit, que le traducteur prosaïque, & le plus déterminé à être fidèle, est souvent contraint de le corriger en beaucoup d'endroits. Je le prouverais aisément par l'exemple même de Madame Dacier. Ce n'est donc pas un si grand malheur à un Poète qui traduit Homère, de ne pouvoir être aussi littéral qu'on peut l'être en prose.

     Je crois même qu'on pourrait mettre à profit cette impuissance ; qu'en cherchant des équivalents, on découvrirait quelquefois mieux, & que la difficulté de rendre les choses telles qu'elles sont, conduirait à imaginer la manière dont elles doivent être. C'est du moins dans cette opinion que j'ai traduit Homère. Elle est vraie, si mon ouvrage en fournit quelque preuve ; mais quand il n'en fournirait point du tout ; il ne s'en suivrait pas qu'elle est fausse ; & il faudrait attendre que de meilleurs Poètes que moi en fissent voir la vérité.

     En tant que traducteur, je me suis attaché particulierement à trois choses : à la précision, à la clarté & à l'agrément.

      Pour la précision, j'ai tâché de n'employer aucune épithète, qui n'exprimât quelque circonstance utile et du sujet. Avec cette attention, on peut quelquefois renfermer dans un mot le sens d'une phrase entière ; & cette brièveté, quand elle n'est pas excessive, produit nécessairement la force & la beauté des vers. L'amas des circonstances & des images frappe & remplit l'imagination, & c'est ce qu'on appelle force : les vers faibles sont ceux où le sens est en moindre proportion que les paroles.

     Pour la clarté, j'ai évité autant que je l'ai pu, les transpositions & les longues périodes. Les unes laissent une ambiguïté fatigante dans la construction, & rendent en même temps le style dur et contraint. Les autres, pour vouloir unir trop  de choses ensemble, n'en développent aucune assez distinctement ; & il faut souvent revenir avec une nouvelle attention, sur ce qu'on a lu, parce que les idées se sont confondues, ou effacées, l'une l'autre. Ajoutez que ces longues périodes qui donnent du nombre à la prose, rompent au contraire la cadence et l'harmonie des vers. Un vers est toujours plus  beau, toutes choses égales, selon qu'il dépend moins pour la liaison de ce qui le précède & de ce qui le suit.

    Quant à l'agrément, la différence du siècle d'Homère et du nôtre m'a obligé à beaucoup de ménagements, pour ne point trop altérer mon original, & ne point choquer aussi des lecteurs imbus de moeurs toutes différentes, & disposés à trouver mauvais tout ce qui ne leur ressemble pas. J'ai voulu que ma traduction fût agréable ; & dès-là, il a fallu substituer des idées qui plaisent aujourd'hui à d' autres idées qui plaisaient du temps d'Homère : il a fallu, par exemple, anoblir par rapport à nous, les injures d'Achille & d'Agamemnon ; éloigner des querelles de Jupiter & de Junon, toute idée de coups & de violence ; adoucir la préférence solennelle qu'Agamemnon fait de son esclave à son épouse ; & exprimer enfin diverses circonstances, de manière qu'en disant au fonds la même chose qu'Homère, on la présentât cependant sous une idée conforme au goût du siècle.

     Voilà les règles que je me suis prescrites dans les endroits de mon ouvrage, où j'ai prétendu traduire Homère ; car je me regarde comme simple traducteur, partout où je n'ai fait que de légers changements. J'ai poussé souvent la hardiesse plus loin, j'ai retranché des livres entiers, j'ai changé la disposition des choses, j'ai osé même inventer : & c'est de cette conduite, si téméraire au premier aspect, qu'il me reste à rendre raison.

 

 

DES CHANGEMENS CONSIDERABLES


    Je me suis proposé en mettant l'Iliade en vers, de donner un Poème français qui se fît lire, & je n'ai compté d' y pouvoir réussir, qu'autant qu'il serait court, intéressant : & du moins exempt des grands défauts.

     Entre plusieurs raisons, ce qui a fait tort à nos Poèmes français, c'est la longueur : une émulation mal entendue a trompé les Poètes ; ils ont voulu courir une carrière aussi longue que  elle d'Homère & de Virgile, comme s'ils avaient craint de ne pouvoir entrer en comparaison avec eux, que par des ouvrages d'aussi longue haleine que l'Iliade & que l'Eneïde. C'est de cette émulation imprudente que sont nés La Pucelle, Clovis, S. Louis, etc. Poèmes allongés, dont on ne saurait achever la lecture, qu'en se roidissant contre l'ennui, & que l'on n'est jamais tenté de relire.

     Les Auteurs ne leur auraient pas donné cette étendue, s'ils avaient fait attention à deux choses : l'une, que les vers français veulent être extrêmement soignés, qu'ils ne souffrent rien de forcé ni de languissant ; que tout difficiles qu'ils sont, le lecteur ne tient compte de la difficulté de les bien faire, qu'autant qu'elle est surmontée ; & que par conséquent, il est téméraire de se mettre hors d'état de suffire à cette élégance exacte & continue que les vers exigent, en se surchargeant d'une matière trop vaste.

     Aussi, tous ces longs Poèmes, chacun selon la portée de leur Auteur, ne sont-ils bien versifiés que par endroits ; les beautés s'y font acheter par beaucoup de négligences, ou plutôt les négligences y étouffent les beautés ; car ce n'est qu' au théâtre qu'une versification négligée peut trouver quelque indulgence : l'action, la prononciation la soutiennent & la corrigent  même en quelque sorte ; au lieu que les Poèmes, dénués de ces secours, laissent sentir tout leur faible, sans que rien le répare.

     L'autre raison qui aurait dû engager les Poètes héroïques à réduire leurs Poèmes, c'est la cadence trop uniforme de nos vers. Elle est agréable, un certain temps, mais à la longue, elle fatigue. Douze mille vers, fussent-ils excellents, ne le paraîtraient pas, s'ils étaient lus tout de suite, et ils auraient beau enchérir toujours les uns sur les autres, à peine trouverait-on qu'ils se soutinssent. Il faut donc se garder d'en rassasier les lecteurs ; & la prudence veut au contraire, que les Poètes français réduisent le Poème à des bornes plus étroites que ne faisaient les anciens, qu'ils le distribuent même en livres plus courts, afin de ménager plus souvent à l'attention, le repos dont elle a besoin, pour mieux goûter nos vers. Il n'y a de Poèmes françois que le lutrin qui se lise ; et quoiqu' il ait sur les autres, l'avantage d' une élégance continue, je suis persuadé que c'est encor un de ses agréments de n'avoir que six livres, dont le plus long n'a pas trois cens vers. 

    C'est par ces raisons que j'ai réduit les vingt-quatre livres de l'Iliade en douze, qui
sont même de beaucoup plus courts que ceux d'Homère. On croirait d' abord que ce ne peut être qu'aux dépens de bien des choses importantes que j'ai fait cette réduction ; mais si l'on considère que les répétitions, à bien compter, emportent plus de la sixième partie de l'Iliade, que le détail anatomique des blessures, & les longues harangues des combattants, en emportent encore bien davantage, on jugera bien qu'il m'a été facile d'abréger, sans qu'il en coûtât rien à l'action principale. Je me flatte de l'avoir fait, & je crois même avoir rapproché les parties essentielles de l'action, de manière qu'elles forment dans mon abrégé, un tout plus régulier et plus sensible que dans Homère.

    Le Père le Bossu, dans son traité du Poème épique, ouvrage le plus méthodique & le plus judicieux que le préjugé ait produit, prétend que tout le dessein de l'Iliade n'est que de faire voir combien la discorde est fatale à ceux qu'elle divise. Il n'est pas bien sûr qu'Homère y ait pensé ; mais quoi qu' il en sait, j'ai tâché que cette vérité se sentît dans mon ouvrage ; je l' ai même établie dès la proposition, en disant que la colère d'Achille lui fut funeste à lui-même, aussi bien qu'aux Grecs (ce qu'Homère aurait dû faire, s'il avait eu le dessein qu' on lui suppose) & après avoir ainsi préparé l'esprit à la vérité morale dont il doit s'instruire, j'ai dégagé le Poème de ce qui pourrait l'en distraire dans la suite : en un mot, je n' ai été plus court, qu' afin de dire plus nettement ce qu'on prétend qu'Homère a voulu dire.

    La seconde condition que j'ai jugée nécessaire au Poème, c'est d'être intéressant. Je l'ai trouvé suffisamment dans la fable de l'Iliade. Il s' y agit du salut & de la gloire de deux grands peuples. Deux Rois d'un parti se querellent & se séparent ; l'un perd ses sujets, l'autre son plus cher ami ; leur malheur les réconcilie ; aussitôt le parti contraire perd le Héros qui le défendait, et cette perte fait le désespoir d'une famille auguste & d'un peuple considérable : voilà sans doute de grands intérêts.

    D'ailleurs, les principaux personnages de cette action, sont devenus si fameux, par le Poème même d'Homère, que leur nom seul intéresse, on aime à suivre leurs aventures ; on entre sans peine dans leurs passions. Des Héros moins connus qu'Achille, & qu'Hector ; des femmes moins célèbres qu'Andromaque & qu'Hélène ne feraient pas sur les coeurs des impressions si sûres ni si vives ; et c'est assurément une grande avance pour plaire & pour émouvoir que la célébrité des personnes qu'on introduit.

    Je n'aurais rien eu à corriger là-dessus dans l'Iliade, si ce qu'il y a de touchant, n'était affaibli par des préparations détaillées, qui en ôtant des événements toute la surprise, en diminuent d' autant l'impression ; ou s'il n'était interrompu par de longs épisodes qui roulent sur les personnages indifférents, tandis qu'on perd de vue ceux qu'on voulait suivre. J'ai cru devoir remédier à ces deux défauts, en supprimant les préparations inutiles, & en retranchant les épisodes sans intérêt.

     Souffrirait-on au Théâtre, que dans les entr'Actes d'une Tragédie, on vînt nous dire tout ce qui doit arriver dans l'acte suivant ? Approuverait-on que l'action des principaux personnages y fût interrompue par les affaires des confidents ? Non sans doute. C'est néanmoins ce qu'Homère fait souvent dans son Poème, où cela n'est ni moins importun, ni moins à contretemps que dans la tragédie. Les Savants prévenus ne le sentent pas dans l'Iliade ; mais eux-mêmes, ou du moins les autres, l'auraient bien senti dans mon ouvrage ; et quoique je ne me flatte pas trop de plaire, avec les changements que j'ai faits, je suis sûr du moins que j'aurais déplu, si j'avais été plus fidèle.

   Voici un exemple des libertés que j'ai prises dans la vue de soutenir & d'augmenter l'intérêt. Patrocle, dans Homère, ayant pris les armes d'Achille, fait un carnage horrible de Troyens ; on le prend quelque temps pour le Héros dont il porte les armes : mais enfin on se détrompe. Il combat & tue Sarpédon pour qui Jupiter fait de grands prodiges. Le combat roule ensuite sur les subalternes ; après quoi Apollon lui-même désarme Patrocle ; Euphorbe le blesse par derrière, & Hector qui était demeuré dans l'inaction, profite de l'état où il voit Patrocle ; il le tue & l'insulte mal à propos ; ce que son ennemi mourant lui reproche avec raison.

    Pour moi, je fais durer l'erreur des Troyens qui prennent Patrocle pour Achille. C'est dans cette idée que Sarpédon l'attaque, & il en devient plus intéressant, par le péril où il croit s'exposer ; comme Patrocle en est plus grand par l'erreur que cause toujours son courage. A peine Sarpédon est-il mort, qu'Hector entreprend aussitôt de le venger : ainsi, l'on passe sans interruption d'un intérêt à un autre encore plus considérable. Hector, & Patrocle toujours pris pour Achille, se disputent le corps de Sarpédon, ce qui fait une image terrible & touchante tout à la fois. C'est dans cette occasion que Jupiter fait gronder la foudre & pleuvoir le sang : prodiges qui découragent les deux armées, tandis qu'ils redoublent encor la valeur des deux Héros. Hector triomphe de Patrocle, & il l'insulte plus à propos que dans Homère, puisqu'il le prend pour Achille, & qu'il l'a vaincu sans secours. Patrocle mourant détrompe Hector, surprise intéressante : & enfin la tristesse où tombe Hector détrompé, ferme ce me semble cet incident, d'une manière grande & pathétique. Je me suis du moins affermi dans ces pensées, par le plaisir que cet endroit m'a paru faire à ceux qui l'ont entendu.

      A l'égard des défauts, je n'ai pas cru devoir retrancher ceux qui ne s'aperçoivent que par la réflexion, & qui ont au premier aspect de l'éclat & de la beauté ; le Poème s'accommode assez de ces défauts-là, & ils n'empêchent pas qu'on ne réussisse ; parce que le lecteur une fois touché, ne se demande guère à lui-même, s'il a assez de raisons de l'être. Ils donnent seulement lieu à de bonnes critiques qui ont aussi leurs succès. L'ouvrage est séduisant, la censure est raisonnable ; & le public les lit avec plaisir l'un & l'autre. Je me suis donc contenté de remédier, autant qu'il m'a été possible, aux défauts qui choquent ou qui ennuient ; ceux-là ne se pardonnent point.

    J'ai laissé aux Dieux leurs passions ; mais j'ai tâché de leur donner toujours de la dignité. Je n'ai pas dépouillé les Héros de cet orgueil injuste, où nous trouvons souvent de la grandeur ; mais, je leur ai retranché l'avarice & l'avidité du butin qui les avilit à nos yeux ; & je n'ai pas voulu, par exemple, qu'Achille examinât la rançon d'Hector, avant que de le rendre ; une si basse attention le déshonorerait plus, poétiquement parlant, que sa cruauté même.

    J'ai tâché de rendre la narration plus rapide qu'elle ne l'est dans Homère, les descriptions plus grandes et moins chargées de minuties, les comparaisons plus exactes & moins fréquentes. J'ai dégagé les discours de tout ce que j'ai crû contraire à la passion qu'ils expriment, & j'ai essayé d' y mettre cette gradation de force & de sens, d'où dépend leur plus grand effet. Enfin, j'ai songé à soutenir les caractères, parce que c'est sur cette règle aujourd'hui si connue, que le lecteur est le plus sensible & le plus sévère. Je ne rapporterai point d'exemples de toutes ces attentions ; ils me mèneraient trop loin ; d'ailleurs, si je plais, il m'importe peu qu' on sache en détail le mérite que j'y puis avoir ; & si je ne plais pas, pourquoi rendrais-je compte d'un art qui ne m'aurait pas réussi ? Je dirai seulement, pour donner une idée du reste, les raisons que j'ai eues de changer le bouclier d'Achille, & les circonstances de la mort d'Hector. La réputation de ces endroits mérite plus particulièrement que je justifie mes hardiesses.

     J'avoue donc que le bouclier d'Achille m'a paru défectueux par plus d'un endroit ; les objets que Vulcain y représente n'ont aucun rapport au Poème, et ils ne conviennent ni à Achille pour qui on le fait, ni à Thétis qui le demande, ni à Vulcain même qui en est l'ouvrier ; les objets y sont tellement multipliés, qu'à peine imagine-t-on que le bouclier les pût contenir distinctement ; les figures représentées agissent & changent de situation, comme si elles étaient vivantes, ce qui fait un prodige puérile.

     Le premier de ces défauts s'excuse mieux que les autres : on dit qu'Homère a voulu délasser l'imagination du récit des combats, & qu'il a saisi cette occasion de lui offrir des objets plus riants & plus tranquilles. à la bonne heure ; mais ne conviendra-t-on pas du moins que s'il eût pu accorder cette variété avec la convenance, comme Virgile l'a fait dans le bouclier d'Énée, la chose n' en aurait été que mieux.

    Pour la multiplicité des objets, on allègue nos petites pierres gravées, où les ouvriers ont rassemblé quelquefois plusieurs figures ; mais faut-il d'autre censure que l'apologie même ? & n'était-il pas ridicule à Vulcain de faire en cette occasion un travail si difficile à apercevoir & à déchiffrer.

     Pour les diverses actions des mêmes figures, dirait-on qu'elles étaient répétées sous différentes formes, en plusieurs tableaux séparés ; mais cela ne ferait qu'augmenter la confusion ; il vaut mieux avouer franchement qu'Homère a abusé de la puissance de Vulcain, & qu' après lui avoir fait faire des trépieds qui marchent seuls aux assemblées des Dieux, & des statues d'or qui parlent & qui pensent, il n'a cru que suivre ce système, en lui faisant faire encore un bouclier mouvant, comme ces tableaux que nous avons vus en France depuis quelques années.

    J'ai donc imaginé un bouclier qui n'eût point ces défauts. Je n'y place que trois actions liées même l'une à l'autre. Les noces de Thétis & de Pélée, qui fondent la noblesse d'Achille ; le jugement de Pâris, qui fonde la colère de Minerve & de Junon contre les Troyens ; et l'enlèvement d'Hélène qui fonde la vengeance des Grecs. Ces objets, quoique riants, ont tous rapport au Poème ; il n'y a point de confusion ; & je ne peins chaque action que dans un instant, quoique par la manière dont je la peins, j'en fasse entendre les commencements & les suites. Je ne sais si je me trompe, mais il me paraît heureux d'avoir fait ainsi du bouclier d'Achille, un titre de sa grandeur, & pour ainsi dire, son manifeste.

     J'ai trouvé la mort d'Hector aussi défectueuse que le bouclier d'Achille. Qu'on en juge par les circonstances dont elle est accompagnée dans l'Iliade. Après le carnage opiniâtre qu'Achille a fait des Troyens sur les bords du Xante, tout ce qui peut en échapper, se sauve dans Ilion ; Hector lui seul hors des murailles, attend son ennemi avec toute l'assurance d'un Héros : c'est en vain que Priam & qu'Hécube le conjurent de rentrer, par tout ce que l' amour paternel peut imaginer de plus touchant ; il demeure inflexible, & il n'est occupé que de l'impatience d'en venir aux mains. Achille arrive enfin ; qui le croirait, après ce que je viens de dire de la disposition d'Hector ? Cet homme si intrépide tout à l'heure fuit sans tenter seulement de se défendre, & ce n' est plus qu'une dispute de coureurs entre les deux Héros, qui tous deux, l'un fuyant, l'autre poursuivant, fournissent trois fois le tour de la grande ville de Troye. Il faut que Minerve, pour engager Hector au combat prenne la forme de Deiphobus son frère, & vienne l'enhardir à combattre Achille avec son secours. Hector reprend courage à la vue d'un second, & résolut enfin de combattre Achille, il lui fait seulement des propositions d'humanité pour le corps de celui qui sera vaincu. Achille lance un trait contre Hector & le manque ; Hector atteint du sien le bouclier d'Achille, mais sans effet ; Minerve court assez loin ramasser le trait d'Achille pour le lui rendre, tandis qu'Hector qui s' attend au secours de son frère, ne le trouve plus ; il fait pourtant un dernier effort, & c'est le seul signe de valeur qu'il donne en cette occasion ; il brise son épée contre les armes de Vulcain, après quoi Achille triomphe sans peine d'un ennemi sans défense, jusques-là qu'il examine à loisir où il portera le coup. En vérité, quand Homère aurait eu dessein d'avilir ses deux Héros, qu'il aurait voulu que l'un pérît avec infamie, & que l'autre triomphât sans gloire, il me semble qu'il n'aurait pu mieux s'y  rendre. L'un est lâche, l'autre est secondé ; l'un s'abandonne sans combat à toute la frayeur  du péril, & l'autre n'en court point du tout. Je sais que les Savants ont des allégories toutes prêtes pour sauver tout cela ; mais pour moi, je n'ai pas crû devoir me fier à des excuses que la plupart des lecteurs traitent de frivoles, & qui, quand elles seraient solides, ne réparent jamais les premières impressions.

   Ainsi, j'ai changé sans scrupule toutes ces circonstances, pour rétablir la gloire des deux Héros de l'Iliade. Hector ne fuit point d'abord avec ignominie ; il commence par proposer son traité qui est raisonnable & magnanime ; Achille, furieux qu'il est, ne répond à sa proposition, qu'en lui portant le premier coup. Hector aussitôt lance son dard, il brise son épée contre les armes divines, et c'est alors que se trouvant sans défense, il est réduit à fuir ; mais encor fuit-il en homme que la crainte de la mort n'a pas troublé ; il fuit sous les  remparts de Troye, pour exposer son ennemi à une grêle de traits : danger qui enhardit Achille à le poursuivre, & qui fait même une action héroïque, de la poursuite d'un ennemi désarmé. Enfin Hector ramasse un des traits qui pleuvaient sur Achille ; il combat encore et succombe du moins glorieusement. Si ces corrections sont bonnes, je ne prétends pas en tirer vanité. Le défaut était si sensible, qu'à moins d'être idolâtre d'Homère, je ne pouvais n'en être pas blessé ; & dès qu'on sent le mauvais, on a du moins une idée confuse du bon ; un peu de méditation l'éclaircit & la perfectionne bientôt.

    Voilà ce que j'avais à dire de l'Iliade & de mon imitation. J'abandonne l'ouvrage au jugement du public ; si j'obtiens son approbation, peut-être m'enhardira-t-elle à entreprendre un Poème tout à fait original : s'il me la refuse, je ne lui en demanderai pas raison, & ce sera à moi d'étudier pourquoi j'aurai manqué de lui plaire.

     Mais que diront certains Savants ? Je m'attends, surtout si je réussis, à de vives contradictions. On dira que je suis un téméraire d'avoir osé toucher à une réputation de plus de deux mille ans. Je réponds à cela que je ne saurois lui porter d'atteinte qu'autant qu'elle serait injuste, & que les erreurs accréditées n'en deviennent pas plus respectables. On dira que je suis un ignorant ; j'en demeure déjà d'accord ; j'ai songé néanmoins à ne parler que de ce que j'entends ; il faudra faire voir en quoi je me suis trompé ; il ne suffira pas même de me  convaincre de plusieurs fautes ; je serai toujours en droit de  tenir pour bien remarqué de ma part, tout ce qu'on passera sous silence. En un mot, on m'opposera de bonnes ou de mauvaises raisons : je ferai gloire de me rendre aux bonnes, & le public fera justice des mauvaises.