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COMMENCEMENT
DU LIVRE XXIV
DE L'OD Y S S É
E,
Depuis le 1er
jusqu'au 203.° Vers, tel qu'il a subsisté dans toutes les Editions,
quoique rejeté par les plus grands Critiques de l'Antiquité.
Cependant
Mercure (1) rassembloit sur ses pas les âmes des Prétendans. Il tenoit
en sa main cette verge d'or qui a le pouvoir de fermer & d'ouvrir les
yeux des mortels, qu'il éveille & qu'il endort à son gré. Il s'en
servoit pour conduire les ames qui le suivoient
(2), en poussant des
sons aigus ; ainsi que dans le fond d'un antre, lorsque quelques grains
de sable(3) se détachent de la voûte, & tombent sur les chauves-souris
qui y étoient suspendues : elles volent pèle-mêle en poussant des cris
aigres. Le Dieu les conduit dans des sentiers fangeux, il les mène aux
bords de l'Océan, & au rocher de Leucade ; elles arrivent aux portes du
Soleil, & à la demeure des Songes (4). Elles parviennent enfin dans les
prés d'Asphodèle, où habitent les ombres ; elles y trouvent l'âme
d'Achille & celle de Patrocle, d'Antiloque & d'Ajax, rassemblées autour
de ce Héros. L'ombre d'Agamemnon vint aussi joindre Achille ; elle paroissoit dans la douleur, & s'avançoit entourée de tous ceux de sa
suite qui avoient péri avec lui dans son palais sous les coups d'Égisthe.
Fils d'Atrée,
lui dit l'ame d'Achille, combien de fois, voyant l'honneur que vous
aviez de commander à une armée nombreuse, & à de vaillans Guerriers,
nous vous regardions comme le Héros le plus chéri de Jupiter ! Mais la
fatale Destinée, que nul mortel ne peut éviter, ne vous a point épargné.
Plus heureux, si, au milieu des grandeurs dont vous jouissiez devant
Troie, vous y eussiez trouvé la fin de votre carrière ! tous les Grecs
ensemble vous eussent dressé un monument, & votre gloire eût rejailli
sur votre fils. Mais le Destin a voulu vous faire périr par le plus
funeste trépas.
Trop heureux
fils de Pelée, répond Agamemnon, Achille, vous mourûtes devant Troie, &
une foule de Troyens & de Grecs périrent en combattant autour de vous.
Tandis qu'enveloppé dans des tourbillons de poussière, insensible pour
jamais à l'ardeur des combats, votre corps demeuroit étendu dans un
vaste sillon, nous combattions sans cesse, & la fin du jour n'eût pas
terminé nos combats, si une tempête envoyée par Jupiter ne nous eût
arrêtés. Mais, après que nous vous eûmes emporté hors du champ de
bataille, que nous vous eûmes déposé sur le lit funèbre, que tous les
Grecs eurent arrosé & parfumé votre corps ; enfin, après que vous eûtes
reçu nos larmes & les dépouilles de nos cheveux ; votre mère, instruite
de votre mort, sortit des flots accompagnée des ceux de sa suite qui
avoient péri avec lui dans son palais sous les coups d'Égisthe.
Fils d'Atrée,
lui dit l'ame d'Achille, combien de fois, voyant l'honneur que vous
aviez de commander à une armée nombreuse, & à de vaillans Guerriers,
nous vous regardions comme le Héros le plus chéri de Jupiter ! Mais la
fatale Destinée, que nul mortel ne peut éviter, ne vous a point épargné.
Plus heureux, si, au milieu des grandeurs dont vous jouissiez devant
Troie, vous y eussiez trouvé la sin de votre carrière ! tous les Grecs
ensemble vous eussent dressé un monument, & votre gloire eût rejailli
sur votre fils. Mais le Destin a voulu vous faire périr par le plus
funeste trépas.
Trop
heureux fils de Pelée, répond Agamemnon, Achille, vous mourûtes devant
Troie, & une foule de Troyens & de Grecs périrent en combattant autour
de vous. Tandis qu'enveloppé dans des tourbillons de poussière,
insensible pour jamais à l'ardeur des combats, votre corps demeuroit
étendu dans un vaste sillon, nous combattions sans cesse, & la fin du
jour n'eût pas terminé nos combats, si une tempête envoyée par Jupiter
ne nous eût arrêtés. Mais, après que nous vous eûmes emporté hors du
champ de bataille, que nous vous eûmes déposé sur le lit funèbre, que
tous les Grecs eurent arrosé & parfumé votre corps ; enfin, après que
vous eûtes reçu nos larmes & les dépouilles de nos cheveux ; votre mère,
instruite de votre mort, sortit des flots accompagnée des Néréides ; un
bruit affreux se fit entendre au sein des mers ; la terreur saisit le
camp des Grecs ; ils alloient tous en foule se jeter dans leurs
Vaisseaux, si la voix d'un Sage, instruit dans la connoissance des temps
passés, ne les eût arrêtés. C'étoit le prudent Nestor, renommé par ces
conseils. »
Arrêtez,
crioit-il, fils des Grecs, arrêtez : c'est Thétis qui vient avec ses
Nymphes pleurer la mort de son fils.
Il dit, & tous
les Grecs oublient leur frayeur. Aussitôt les filles de Nérée
s'empressent autour de vous, en poussant des gémissemens, & vous
couvrent de vétemens qui respiroient l'ambroisie. Les neuf Muses
(5)
accourent, &, formant un lugubre concert, chantent des hymnes en votre
honneur, & par leurs chants aigus, sont passer leur douleur dans le cœur
de tous les Grecs. Dix-sept jours & autant de nuits, virent les Dieux &
les mortels vous consacrer leurs larmes. Enfin, quand le dix-huitième
jour arriva, nous vous portâmes sur le bûcher, nous immolâmes autour de
vous un grand nombre de brebis & de génisses. Votre corps, arrosé de nos
libations & de nos parfums, fut consumé dans les mêmes habits dont les
Néréïdes vous avoient revêtu. Un grand nombre de Héros Grecs, couverts
de leurs armes, firent le tour de votre bûcher allumé. Le lendemain,
quand la flamme eut consumé votre corps, nous rassemblâmes vos cendres,
nous les déposâmes dans une urne remplie de vin & de parfums. Votre mère
elle-même nous donna cette urne d'or, qu'elle disoit être un prêtent de
Bacchus, & un chef-d'œuvre de Vulcain. C'est dans cette urne que
reposent vos cendres, avec celles de votre ami Patrocle, séparées de
celles d'Antiloque, ce Guerrier qui, après Patrocle, vous fut le plus
cher de tous les Grecs. Toute l'armée enfin fut employée à dresser un
tombeau qui vous renferme tous trois. Ce monument fut élevé sur un
promontoire au bord de l'Hellespont, pour attirer les regards &
l'admiration de tous les Voyageurs qui approcheront à jamais de ces
côtes. Et Thétis, autorisée par les Dieux, donna aux Grecs des jeux
funèbres en votre honneur, & proposa des Prix superbes. Souvent mes yeux
ont été témoins de ces combats destinés à honorer la cendre des Rois ;
mais jamais je ne vis de Prix aussi magnifiques, que ceux qui furent
proposés par Thétis. Tel étoit l'amour que vous portoient les Dieux.
Ainsi, du moins, en mourant, vous avez sauve votre nom ; & votre gloire,
Achille, ne périra jamais. Mais moi ! que m'a servi l'honneur d'avoir
renversé Ilion ! Jupiter a voulu qu'à mon retour je périsse par les
coups d'Égisthe & de ma coupable épouse !
Tandis que
ces Héros s'entretenoient ainsi, Mercure s'approcha d'eux, conduisant
les ames des Prétendans qu'Ulysse avoit vaincus. Achille & Agamemnon
frappés d'étonnement, allèrent au-devant de ces ombres. Atride, le
premier, reconnut Amphimédon, fils de Mélantheus, qui lui avoit accordé
l'hospitalité lorsqu'il vint dans Ithaque. Amphimédon, lui dit-il,
quel malheur a précipité dans les entrailles de la terre tant de
Princes, l'élite de la jeunesse (6) ? Neptune vous a-t-il fait périr, en
rassemblant contre vous les flots & les vents ou des Pirates descendus
sur votre rivage pour enlever vos troupeaux, vous ont-ils arraché la vie
ou enfin, avez-vous succombé au siége de quelque ville ? Parlez, je me
glorifie d'être votre hôte : Avez-vous oublié que vous me reçûtes dans votre maison, lorsque j'allai à Ithaque avec Ménélas, pour engager Ulysse à nous
suivre dans notre expédition contre Troie, & que ce ne fut qu'après un
mois de sollicitations que nous pûmes l'ébranler, triompher de si
résistance, & repasser la mer (7)!
Illustre fils
d'Atrée, répond Amphimédon, ce souvenir m'est présent ; & puisque vous
desirez savoir quel sut notre destin funeste, je vais vous l'apprendre.
La longue absence d'Ulysse nous fit aspirer à l'hymen de sa femme.
Pénélope, qui desiroit notre mort, ne vouloit ni accepter, ni refuser
nos vœux, &, pour nous tromper, se servit de ce stratagème : Elle s'occupoit
dans son palais à former le tissu délicat d'un ample & superbe vêtement.
Jeunes Princes, nous dit-elle, vous qui aspirez à ma main, puisqu'Ulysse
ne vit plus, ne pressez point, cet hymen qui vous flatte, jusqu'au
moment où j'aurai achevé ce voile, de peur que mon ouvrage imparfait ne
devienne inutile. C'est le voile funéraire que je destine à Laërte,
quand la mort viendra trancher ses jours. Laissez-moi me dérober aux
reproches que me seroient les femmes de la Grèce, si ce Roi, qui posséda
tant de richesses, descendoit au tombeau sans un honorable vêtement.
Elle dit, & la persuasion pénétra dans notre ame. Le jour, elle occupoit
ses mains à tisser ce voile précieux, & la nuit, quand on avoit allumé
les flambeaux, elle détruisoit son ouvrage. Son stratagème nous abusa
trois ans. Mais enfin, avertis par une de ses Femmes qui en avoit eu
connoissance, nous la surprimes au moment qu'elle défaisoit la trame
qu'elle avoit commencée : elle se vit contrainte de l'achever
(8). A
peine eut-elle mis la dernière main à ce vêtement, dont l'éclat étoit
pareil à l'éclat du Soleil, ou de l'astre de la nuit, qu'Ulysse, conduit
par un Dieu. cruel, arriva dans un lieu retiré, qu'habitoit celui qu'il
avoit chargé du soin de ses troupeaux. Télémaque y arriva dans le
même-temps : il venoit de Pylos. L'un & l'autre se rendirent dans les
murs d'Ithaque, conjurant la mort des Prétendans. Télémaque parut le
premier, Ulysse le suivit : il y vint conduit par le Gardien de ses
troupeaux, couvert des plus sales habits, semblable à un vieillard
courbé par les ans & la misère, appuyé sur un bâton. Nul de nous, pas
même les plus âgés, ne le purent reconnoitre : on l'accabla d'injures,
on le chargea de coups ; & quoiqu'en son propre palais, il supporta
constamment tous ces outrages.
Le dieu qui
tient en main l'égide éclaira ses esprits : Ulysse, accompagné de son
fils Télémaque, enleva les armes dont le portique étoit rempli ; &, les
portant dans un réduit écarté, les y enferma avec soin. Il sut ensuite
engager Pénélope à remettre son arc entre les mains de ses Amans, & à
leur proposer un combat fatal qui devoit commencer leur défaite. Aucun
de nous, malgré tous nos efforts, ne put espérer même de tendre cet arc.
Il passa entre les mains d'Ulysse : en vain nous voulûmes nous y opposer
; Télémaque en avoit donné l'ordre. Ulysse, qu'il excitoit lui-même à
haute voix, reçut cet arc funeste, Je tendit sans efforts, traversa tous
les anneaux, & s'élançant ensuite sur le seuil de la porte, répandit à
ses pieds toutes les flèches du carquois, tournant de tous côtés ses
regards épouvantables. Antinoüs fut sa première victime ; les autres
tomboient en foule sous les traits qu'il lançoit de toutes parts. Nous
reconnûmes aisément qu'un Dieu combattoit avec lui : nous voulûmes fuir
; mais il nous poursuivoit & nous immoloit sans pitié. Le palais
retentissoit de nos cris, le sang ruisseloit en abondance. Agamemnon,
c'est ainsi que nous avons perdu la vie, & nos cadavres sans honneur
sont encore dans le palais d'Ulysse. Nos amis, qui pourroient nous
rendre les derniers devoirs, laver nos blessures, & répandre des larmes
sur notre tombe, ignorent notre destinée.
Heureux fils
de Laërte, répondit l'âme d'Agamemnon, industrieux Ulysse, par combien
d'exploits généreux vous avez eu le bonheur de recouvrer une Épouse
fidèle ! La sage Pénélope conserva dans sort cœur l'image de son Époux :
sa gloire ne périra jamais ; & les Dieux seront de sa vertu le sujet
éternel des chants héroïques ! Telle ne fut pas la cruelle fille de
Tyndare ; la barbare qui égorgea son époux, ne doit attendre des hommes
que des chants d'imprécation ; elle qui, par ses forfaits impies, a fait
rejaillir son déshonneur sur tout son sexe, & flétrit la réputation des
femmes même les plus vertueuses.
Ainsi s'entretenoient
ces Ombres (9) au séjour de Pluton, dans les abymes de la terre.
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Notes, explications et commentaires
(1) Madame Dacier avoue ingénument, qu'elle n'auroit
jamais cru Aristarque capable de rejeter un aussi beau morceau que
celui-ci, par les différentes raisons qu'il allègue, & que
Madame Dacier trouve très-foibles. Il faut convenir que c'est quelque
chose de fort plaisant de voir un Critique François venir, après
dix-huit cents ans, opposer ses conjectures à celles d'un Critique Grec,
pour défendre la légitimité d'un Ouvrage, surtout quand on sait que ce
Critique Grec avoit des facilités considérables que nous n'avons plus
pour en reconnoître la supposition. Ces Critiques avoient entre les
mains les plus anciens manuscrits auxquels ils recommandoient de
recourir, comme aux copies les moins altérées par les Rapsodes. Voyez
Diogène Laerticate in Tim. Ces Critiques d'ailleurs, ne se
contemoient pas de ces simples indications, ils vouloient encore
démontrer par les ressources de leur art, tous les caractères de
supposition qu'ils reconnoissoient dans ce morceau subreptice. Madame
Dacier étoit trop idolâtre de tout ce qui portoit le nom d'Homère, pour
goûter les raisons qui rnanifestoient la supposition. Je me garderai
bien de rapporter toutes celles dont elle se sert pour combattre les
difficultés des anciens Critiques. On les verra sommairement rassemblées
dans la traduction que je donnerai du passage d'Eustathe, concernant la
division des Critiques sur ce morceau du XXIV° Livre, à la fin de la
traduction du morceau même. On trouvera dans les notes intermédiaires
quelques raisons qu'on pourroit ajouter à celles d'Aristarque, & qui
concourent à prouver l'illégitimité de cette partie de l'Odyssée.
(2) Ces sons aigus que le Poëte prête aux ombres, n'ont
point été oubliés par Horace :
Singula quid memorem ? Quo pacto alterna loquentes,
Umbrœ cùm saganâ resonarent
triste & acutum.
Lib,
I, Sat. VIII.
(3) Je lis
ἐπεί κέ τις
ἀποπέσηισιν
(vers7) ce qui me paroît concilier toutes les difficultés.
(4) Diodore de Sicile plaçoit toute cette description en
Égypte. L'Océan étoit le Nil, les portes du Soleil étoient la ville
d'Héliopolis ; ces prés d'Asphodèle, étoient de grandes prairies
voisines de Memphis, sur les bords du lac Acherusium, où étoit un grand
nombre de tombeaux. Livre I.
(5) Il ne paroît pas que le nombre des Muses, non plus que
celui des Grâces, sût déterminé du temps d'Homère ; ainsi ce nombre de
neuf pourrait bien être un anachronisme propre à déceler la supposition.
(6) Il y a ici cinq vers qui ne sont qu'une répétition du
XI° Livre. Ce ne seroit point à cette répétition que je croirois
reconnoître la maladresse du Rapsode, qui aura inséré le morceau que
nous examinons : Homère en a de semblables qu'il n'est pas possible de
rejeter ; mais je proposerai ici une réflexion à ceux qui lisent
l'original. Dans le XI° Livre, Ulysse voyant paroître l'ombre
d'Agamemnon, lui demande par quel événement il a perdu la vie.
ἦ που ἀνάρσιοι ἄνδρες ἐδηλήσαντ᾽ ἐπὶ χέρσου
βοῦς περιταμνομένους ἠδ᾽ οἰῶν πώεα καλά,
ἠὲ περὶ πτόλιος μαχεούμενοι ἠδὲ γυναικῶν;
( Odyssée, vers 111 à 113, livre XXIV)
Le Plagiaire qui a employé ces vers dans le XXIV° Livre, a
été obligé de changer seulement le singulier en pluriel dans les pronoms
& dans ces mots :
περιταμνομένον
&
μαχεούμενον
Le changement n'étoit point embarrassant pour le second vers, mais au
troisième il n'étoit pas possible de substituer
μαχεούμενος
à
μαχεούμενον,
il falloit nécessairement que la dernière syllabe du mot fût brève : le
Rapsode ne s'est point embarrassé du régime, & par une licence dont on
ne trouveroit point un exemple dans Homère, il a substitué
μαχεούμενοι à
μαχεούμενον.
(7) Eustathe remarque que ce ne fut que dans des temps
postérieurs à Homère, qu'on accusa Ulysse de lâcheté, & qu'on lui
attribua cette folie simulée par laquelle il vouloit échapper aux
instances des Grecs, qui vouloient le mener à Troie :
Οἱ μεταγενέςροι δειλιάν κατηγορούσι τοῦ
Ηρωος κἱ προσποἰτον μανίαν δρυλούσι.
Ce sont ces Écrivains postérieurs qui, suivant Eustathe,
ont inventé la fable d'Ulysse conduisant une charrue bizarrement
attelée, & l'artifice de Palamède, qui, exposant le jeune Télémaque
devant cette charrue, força Ulysse d'abjurer sa folie, & de partir pour
Troie.
Quoique cette invention soit postérieure, il
est possible que les Rapsodes, qui ont cousu ici ce morceau sur la
descente des ames des Prétendans, n'en aient pas eu connoissance, ou
qu'ils n'aient pas voulu faire usage de cette tradition, supposé
qu'elle fût connue de leur temps. Cette fable, en effet, étoit trop
injurieuse à la mémoire d'Ulysse, & démentoit trop évidemment le
caractère de ce Prince, tel qu'il est peint dans l’Iliade & dans
l'Odyssée.
(8) Voilà la troisième sois que ce long récit est employé
dans l'Odyssée. La première fois, ç'est au II° Livre, où Antinoüs
s'adressant à Télémaque, veut rejeter sur Pénélope les desordres qui se
commettent dans le palais, & raconte à ce Prince les artifices dont use
sa mère pour retarder son choix. La seconde fois, ce même récit n'eu pas
moins naturel ni moins important que la première. Pénélope raconte à
son Époux, qu'elle ne reconnaît pas encore, tout ce qu'elle a fait pour
éviter de se déclarer. Ainsi les convenances sont parfaitement bien
observées, & les Lecteurs qui ont lu les Poëmes d'Homère avec quelque
attention, savent que jamais Poëte n'a poussé si loin cet art des
convenances. Il n'en faudrait pas davantage que l'inutilité de ce long
récit, répété ici pour la troisième fois, pour nous persuader qu'une
pareille faute ne doit pas être attribuée à Homère.
(9) J'ai cru devoir placer ici les observations d'Eustathe
sur ce morceau, que j'ai regardé comme interpolé, elles compléteront
celles que nous avons insérées dans les remarques précédentes.
Voici, dit Eustathe, les objections de ceux des
Critiques qui ont voulu supprimer cette partie du Poëme de l'Odyssée, &
les réponses de ceux qui ont prétendu la conserver.
Quelle nécessité y avoit-il, suivant les premiers, de
faire un second épisode de ce genre, c'est-à-dire, de cette descente des
ames aux enfers ? C'est, répondent les autres, que chez notre Poète les
choses de même genre prennent cependant des couleurs fort différentes,
& que cette différence constitue la variété de la Poësie. Les premiers
demandent pourquoi Homère donne à Mercure les surnoms de
χθόνιος
& de
Ψυχόςολος ;
les autres répondent que le titre d'Εριοὺνιος
qu'Homère donne à Mercure dans l'Iliade, répond au mot
χθόνιος, en
le faisant dériver du mot
Ἔρα, terra.
Ils ajoutent que Mercure, avant le siége de Troie, avoit conduit Hercule
dans les Enfers.
Les premiers demandent pourquoi cette pierre
leucade ou blanche, dans des lieux que se Soleil n'éclaire point !
Les seconds répondent que ce rocher étoit situé à l'entrée des Enfers,
dans une partie éclairée.
Les Critiques qui sont pour la suppression de cet
épisode, disent qu'il est ridicule de voir Agamemnon se lamenter encore
sur son infortune, comme si elle étoit toute récente. Les autres
répondent que les ames, qui ne sont que les images des corps,
conservent en quelque sorte les images de leurs affections passées.
Les premiers trouvent à redire à ces Muses qui
entourent le tombeau d'Achille, & observent que cette coutume n'est
point des mœurs des Grecs, mais des Barbares ; & que c'est pour cette
raison qu'on voit autour du tombeau d'Hector, dans l'Iliade, des chœurs
de Chanteurs, & qu'on n'en voit point autour de celui de Patrocle, dont
les funérailles sont célébrées à la manière des Grecs. Ils objectent
encore que l'on a fait durer dix-huit jours les funérailles d'Achille,
par l'ignorance de la véritable opinion d'Homère, sur la durée des
funérailles grecques. Comment, ajoutent-ils encore, les Prétendans se
trouvent-ils admis dans un lieu où Patrocle ne pouvoit l'être sans avoir
reçu les honneurs de la sépulture, comme on le voit dans l'Iliade ?
Θάπτε με ὄττι τάχιςα πύλας ἄίδαο περήσω
Eustathe ne rapporte point de solution à ces dernières
difficultés, qui sont cependant les plus importantes ; il dit seulement
que les deux partis, tant ceux qui, par leurs doutes & leurs critiques,
ont, en quelque sorte, mis en pièces le système de leurs adversaires,
obstinés à regarder Homère comme l'auteur de ce morceau ; que ceux qui,
par leurs Solutions, ont comme recousu les bords de la blessure, (ce
sont ces termes) ont conservé cette descente aux Enfers, par la raison
qu'elle nous apprend ce que l'Iliade ne dit point concernant la mort
d'Achille, & qu'on y trouve une récapitulation qu'on ne voit point
ailleurs, concernant Pénélope, & l'arrivée secrète de son Époux.
Les observations d'Eustathe mettent, pour ainsi dire,
le procès sous les yeux du Lecteur. Il peut prononcer sur la validité
des objections & des réponses, & juger si le système d'Aristarque, &
d'Aristophane le Grammairien, c'est-à-dire, des meilleurs Critiques de
l'Antiquité, doit l'emporter sur l'opinion contraire. Je ne
m'attacherai point à faire sentir la foiblesse des raisons de leurs
adversaires. On pourroit cependant remarquer la manière dont Madame
Dacier répond à la difficulté la plus pressante, concernant l'entrée
des ames des Prétendans aux Enfers, avant que leurs corps eussent été
inhumés. Cette Savante répond, d'après quelques Anciens,
que c'est une grâce
que Mercure veut bien leur faire en saveur d'Ulysse, dont il est le
bisaïeul, afin que ces ames tourmentées ne viennent pas l'inquiéter.
On pourroit encore citer quelques autres réponses de
même force ; mais il est temps d'abandonner ce procès à la sagacité & au
goût particulier du Lecteur, pour passer à l'examen d'une autre
interpolation qui ne mérite pas moins d'être discutée. Ce que j'ai
allégué de preuves pour celle-ci, servira, en quelque sorte, de
préparation à ce que j'ai à dire sur l'autre.
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