Livre XXIV
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ARGUMENT DU LIVRE XXIV.

ULYSSE va chercher son Père dans le séjour champêtre qu'il a choisi pour retraite. Il le trouve occupé à la culture de son jardin. Reconnoissance de Laërte & d'Ulysse. Le peuple d'Ithaque, excité & conduit par Eupithès, père d'Antinoüs, s'attroupe, & vient avec des armes chercher Ulysse, pour venger sur lui la mort des Prétendans. Laërte combat avec Ulysse contre les révoltés, & tue de sa main leur Chef Eupithès. Pallas enfin vient établir la paix entre les Sujets & leur Roi

  
 

    D'un pas précipité, loin des murs de la ville (1),

Ils marchent, & bientôt ils découvrent l'asyle

Que le sage Laërte, en pleurant ses destins,

Sans cesse embellissoit du travail de ses mains (2).

 
5

Là, tous les Compagnons de ses soins domestiques

Habitoient à l'entour de ses foyers rustiques.

Une Esclave affidée, au déclin de ses jours,

Seule, lui consacroit ses utiles secours.

 

    Ulysse, qui déjà cherchoit des yeux son père,

 
10

S'arrête sur le seuil de ce toit solitaire.

 

    Amis, dit-il, restez, je vous quitte, je veux  

Aller trouver mon père en ces paisibles lieux ;  

Préparez-nous ici notre festin champêtre,  

Je vais voir si ses yeux me pourront reconnoître,

 
15

Ou si la main du Temps ne m'a point effacé

De ce cœur paternel que les ans ont glacé.

 

    Aux bras de ses Amis il remet son armure,

Et vole à ce jardin où la simple Nature,

Riche sans ornemens, brilloit de toutes parts.

 
20

Personne encor ne s'offre à ses ardens regards ;

Dolius  & ses fils qui seuls, en cet asyle,

Cultivent du Vieillard l'héritage fertile,

S'occupoient à cueillir dans les champs d'alentour

L'épine qui devoit enclorre ce séjour.

 
25

Leur Maître les attend, &, de ses mains tremblantes,

Il émonde le tronc de quelques jeunes plantes,

Couvert d'une tunique, ou plutôt de lambeaux,

Vieux témoins de sa peine & de ses longs travaux.

Ulysse quelque temps fixe sur lui la vue.

 
30

Un vieux casque de peau ceint sa tête chenue ;

Un brodequin usé, qui vit plusieurs moissons,

Écarte de ses pieds les ronces des buissons ;

Et ses mains, au travail constamment occupées,

D'un gant lisse & grossier étoient enveloppées

 
35

A l'aspect de son Père accablé par les ans,

Ulysse ne sauroit commander à ses sens.

Arrêté près d'un arbre, & caché sous l'ombrage,

Il pleure ; mais bientôt, rappelant son courage,

Il consulte, s'il doit, précipitant ses pas,

 
40

S'élancer vers Laërte & voler dans ses bras,

Ou plutôt, écoutant sa sagesse ordinaire,

Lent à se découvrir, interroger son Père.

 

    A ce dernier conseil enfin déterminé,

Il aborde à grands pas ce Prince infortuné,   

 
45

Qui d'un bras languissant, & la tête penchée,

Bêchoit avec effort la terre desséchée.

 

    O vieillard , lui dit-il, tout annonce en ces lieux

De vos fidèles mains le travail fructueux ;

Ces brillans oliviers, cette vigne féconde,

 
50

Ces fruits, ces végétaux dont ce jardin abonde,

Tout atteste vos soins; vous seul, trop négligé,

Semblez les démentir à mon œil affligé.

Pardonnez, mais s'état où je vous vois paroître,

Accuse la rigueur d'un trop injuste Maître.

 
55

En vos traits cependant, tout ce que j'aperçoi,

Au lieu d'un vil esclave, annonce un puissant Roi

Fait pour goûter, au sein d'un paisible héritage,

Un fortuné repos, ce trésor du vieil âge.

Mais, dites-moi, parlez, à qui sont ces jardins ? 

 
60

A qui consacrez-vous le travail de vos mains ?

Daignez me confirmer ce que je viens d'apprendre.

Cette terre où le Ciel m'a permis de descendre,

Est-ce Ithaque ? & mon cœur doit-il garder l'espoir

D'y retrouver un Roi qu'il brûloit de revoir ?

 
65

Ceux que j'interrogeai n'ont point daigné me dire,

Si ce Héros encore en ces climats respire.

Ce mortel, autrefois admis dans mes foyers,  

Reçut avec mes dons mes soins hospitaliers.

Si j'en crois ses discours, Ithaque est sa patrie,

 
70

Et du vaillant Laërte il a reçu la vie.  

Jamais nul Étranger n'avoit, jusqu'à ce jour,

Obtenu de mon cœur un plus parfait amour,

Et jamais de mes mains la facile assistance (3)

Ne fut mieux d'un Héros honorer la présence.

 

 
75

    Ah ! répond le Vieillard, de ses larmes trempé,

Cher Étranger, vos yeux ne vous ont point trompé  

Ithaque est devant vous ; mais le crime & l'audace

Ont d'un Roi malheureux osé remplir la place.  

Hélas ! si dans ces lieux il respiroit encor,  

 
80

Par combien de présens, par quel riche trésor,

Eût-il payé les soins de votre bienveillance !

Son cœur connut les loix de la reconnoissance.  

Ami, prenez pitié d'un Père desolé ;

Parlez, apprenez-moi quel temps s'est écoulé,

 
85

Depuis qu'en vos foyers votre main favorable  

Combla de ses présens ce mortel déplorable,

Ce Roi qui fut mon fils (4), & qu'un sort rigoureux  

A depuis si long-temps exilé de ces lieux ;  

Qui loin de ses Amis, sur de tristes rivages,  

 
90

Peut-être gît en proie à des monstres sauvages.  

Les auteurs de ses jours, dans leurs vives douleurs,  

N'ont point versé sur lui le tribut de leurs pleurs.

Il est mort, éloigné de sa chère patrie ;

Il n'a point, dans les bras d'une Épouse chérie,

 
95

Reçu près du tombeau de funèbres adieux,

Et Pénélope enfin n'a point fermé ses yeux.  

Mais quel lieu vous vit naître! & quel léger Navire,

Quel destin, quel projet put ici vous conduire

 

    Ulysse lui répond : « Fils du noble Aphidas,

 
100

Épérite est mon nom ; dans les murs d'Alybas

Mon père fortuné cultiva mon enfance.  

Je venois de quitter les lieux de ma naissance,

J'allois vers la Sicile ; un Dieu m'a détourné,  

Et sur ces bords chéris malgré moi m'a mené. 

 

105

Cinq ans déjà passés, le déplorable Ulysse

Me quitta, prévenu par un heureux auspice.

Un signe favorable abusa notre espoir ;

Et quand nous renoncions au plaint de nous voir,

Une aimable espérance, adoucissant nos larmes,

 
110

Jusque dans nos adieux mêloit encor des charmes.

 

   Il dit : de la douleur le voile ténébreux

Enveloppe soudain le Vieillard malheureux,

Qui, poussant des sanglots & penché vers la terre,

Couvre ses cheveux blancs de cendre & de poussière.

 
115

    A cet aspect : touchant de son père éperdu,

Ulysse, l'œil en pleurs, palpitant, confondu,

Lève les bras, s'élance au sein du vieux Laërte.

 

   Ah ! le voilà celui dont vous pleurez la perte,  

Dit-il ; reconnoissez ce fils, qu'après vingt ans

 
120

Le Ciel a daigné rendre à vos gémissemens,

Cessez vos cris, mon père, & retenez vos larmes ;  

Sachez tout. La Fortune a secondé nos armes :  

Nos tyrans immolés en mon propre palais,

Ont reçu de mes mains le prix de leurs forfaits.

 

 
125

   Si vous êtes mon fils, si vous êtes Ulysse,

Donnez-m'en, dit Laërte, un prompt & sur indice ;

Donnez-moi quelque signe où mon cœur déchiré

Reconnoisse ce fils que j'ai tant desiré.

 

   Ah ! mon père, s'il saut que ma voix vous rassure,  

 
130

Reçonnoîssez d'abord cette large blessure,

Que, sur le mont Parnasse, en parcourant les bois,

D'un affreux sanglier je reçus autrefois,

Quand docile à vos loix, aux desirs de ma mère,

J'allai m'offrir aux yeux d'Autolycus son père,

 
135

Et recevoir de lui les présens que sa main

Se faisoit un plaisir de verser dans mon sein.

Mais, pour mieux m'assurer de votre confiance,

J'ose vous rappeler ces jours de mon enfance,

Lorsqu'en ces mêmes lieux, sur vos pas empressé,

 
140

Je me vis dans vos bras tendrement caressé ;  

Je vous interrogeois, & votre amitié tendre  

M'accordoit tous les dons que j'osois en attendre,

Sourioit à mes vœux, & daignoit me nommer

Ces arbres dont l’aspect : paroissoit me charmer.

 
145

Déjà de vos bontés qui flattoient mon jeune âge,

J'obtenois la moitié de ce riche héritage.

Je me rappelle encor ces fertiles raisins,

Qui dévoient pour moi seul mûrir dans ces jardins,

Quand la saison des fruits par l'Automne amenée,

 
150

Auroit récompensé les travaux de l'année.

 

    Il dit : & le Vieillard, rappelant ses esprits,

Ne peut plus à ces traits méconnoître son fils :

Les bras levés, il court, il l'embrasse, il le presse,

Ses forces ne sauroient suffire à sa tendresse,

 
155

Il succombe, & ses pieds se dérobent sous lui ;

Mais dans les bras d'Ulysse il trouve un doux appui ;

Et bientôt, rappelant sa force évanouie,

Il regarde le Ciel, il soupire & s'écrie :

 

   Dieux puissans ! ah ! mon Fils, sans doute il est des Dieux(5)

 
160

Puisque de nos tyrans les forfaits odieux     

Ont reçu de vos mains leur juste récompense.

Mais un secret effroi tient mon ame en balance ;

Je crains que de leur mort le bruit trop tôt semé,

N'assemble contre nous tout un peuple alarmé,

 
165

Et d'un voisin jaloux n'excite la colère.

 

    Écartez ces soucis, rassurez-vous, mon Père,

Répond le sage Ulysse, &, dans votre réduit,

De nos travaux partes allons goûter le fruit ;

Livrons-nous aux douceurs que vos loisirs demandent.

 
170

Eumée & Télémaque en ce lieu nous attendent.

 

    Il s'avance, & son Père obéit à sa voix.

Ils marchent à grands pas sous ces rustiques toits ;

Ils trouvent Télémaque, & tous, heureux ensemble,

Célèbrent à l'envi ce jour qui les rassemble.

 
175

Par les charmes du bain qu'il négligea long-temps,

Laërte consolé va ranimer ses sens ;

Assisté par les soins d'une Esclave fidèle,

Il revêt aussitôt la pourpre la plus belle :

Pallas vient elle-même, achevant ces apprêts,

 
180

Rajeunir du Héros & la taille & les traits.

Il paroît comme un Dieu descendu sur la terre.

 

    Que vois-je, dit Ulysse, est-ce vous, o mon Père ?

Quelle Divinité, de la voûte des Cieux,

Daigna verser sur vous ses rayons glorieux ?

 

 
185

    Jupiter, Apollon, & vous, sage Déesse,

O Pallas, dit Laërte, appui de ma vieillesse,

Si vers mes premiers ans vous m'aviez ramené

Tel que j'étois jadis, quand mon bras fortuné

Par d'illustres exploits étendant mon Empire,

 
190

Renversa les remparts qui défendoient l'Épire ;

Si j'avois pu servir la valeur de mon Fils,

Que j'aurois sous mes coups fait tomber d'ennemis !

Que de sang eût coulé sous ma main meurtrière !

Que de gloire, à ses yeux, eût couronné son Père !

 

 
195

    Cependant on s'assied, le festin est dressé,

Chacun suit à l'envi son desir empressé ;

Quand déjà, rappelés de leur travail champêtre,

Dolius & ses fils retournent vers leur Maître.

Dolius, accablé par le fardeau des ans,

 
200

Hâtoit les longs efforts de ses pas chancelans ;

Il arrive, conduit par l'épouse fidèle,

Qui du retour du Roi lui porta la nouvelle.

Il s'arrête, il pâlit ; mais Ulysse à l'instant :

 

    Approchez, prenez place, ami, l'on vous attend.

 
205

Quittez l'étonnement dont votre ame est saisie.

Venez, reconnoissez la voix qui vous convie.

 

    A ces mots, rappelant ses esprits éperdus,

Dolius, l'œil en pleurs, les deux bras étendus,

S'avance vers Ulysse, & baise avec tendresse  

 

210

La main de ce Héros qu'imploroit sa vieillesse.

 

    Cher Prince, disoit-il, quel bonheur de vous voir !  

Quel doux bienfait des Dieux ! qu'il passe notre espoir !

Puissent-ils à jamais verser sur votre vie,  

Les biens que nous promet leur faveur infinie !...

 
215

La Reine a-t-elle appris ce fortuné retour ?

 

   Je rends grâce, Vieillard, aux soins de votre amour,

Pénélope sait tout, dissipez vos alarmes.

 

    Ainsi répond Ulysse ; &, les yeux pleins de larmes,

 Les fils de Dolius, en lui battant la main.

 
220

Viennent près du Vieillard prendre place au festin.

 

    Cependant au palais la prompte Renommée

Appeloit à grands cris une foule alarmée ;

Elle éveille leur rage, excite leur transport,

Leur dit des Prétendans la déplorable mort.

 
225

On accourt à grand bruit, on s'empresse à leur rendre

Les funèbres devoirs que demandoit leur cendre.

Mais ce n'est pas assez d'honorer leur cercueil,

Chacun, en les vengeant, veut consoler son deuil.

Eupithès le premier, implorant la justice,

 
230

Pleure la mon d'un fils immolé par Ulysse ;

Il s'avance, il soupire, & poussant de grands cris:

 

    Pères infortunés, venez venger vos fils.

C'étoit peu qu'attachés à suivre sa fortune,

Il les eût tous livrés aux fureurs de Neptune,

 
235

Qu'il eut, en les perdant, perdu tous nos Vaisseaux ;

Sa main vient d'égorger nos plus fameux Héros.

Et que sera-ce encor, si sa voix meurtrière,

Appelant des secours d'une rive étrangère,

Prompte à nous prévenir, bâtit sur cet appui

 
240

Le dangereux pouvoir d'un tyran tel que lui ?

Quel opprobre pour nous ! quelle honte éternelle,

Si, dépouillant l'amour, la pitié paternelle,

Et sourds au cri du sang de nos fils immolés,

Nous osons vivre encor en ces lieux desolés !

 
245

Que je fuirois du jour l'importune lumière !

Combien, dans mes douleurs, la mort me seroit chères !

Mais allons, hâtons-nous, dans l'Élide, à Pylos,

Suscitons des vengeurs contre d'affreux complots.

 

    Il dit ; & ses discours qu'accompagnent ses larmes,

 
250

Excitent la pitié, redoublent les alarmes,

Quand Médon, à grands pas, hors du palais du Roi,

S'avance, en s'écriant : « Peuples, écoutez-moi.

( Son aspect & sa voix les glacent de surprise. )

Écoutez, poursuit-il: cette grande entreprise,

 
255

Ce projet, qui confond votre esprit soulevé,

Ulysse sans les Dieux ne l'a point achevé.  

J'ai vu moi-même un Dieu combattre pour Ulysse ;

Je l'ai vu des Amans ordonner le supplice,

Tantôt, près du Monarque & semblable à Mentor,

 
260

Échauffer sa valeur, diriger son essor ;

Tantôt sur l'ennemi se signalant lui-même,

Faire éclater les traits de son pouvoir suprême.

 

    Il dit : à la frayeur qui vient troubler leurs sens,

Alitherse joignit ses sévères accens (6).

 
265

Le passé, l'avenir sont présens à sa vue. 

Il s'avance au milieu de la foule éperdue.

 

    Amis, dit-il, c'est vous qui, long-temps égarés,  

Formates le tissu des maux que vous pleurez :

C'est vous qui, sous vos pieds entr'ouvrant des abymes,

 
270

Avez de vos enfans entretenu les crimes ;  

Oui, vous, qui les laissiez convoiter à la fois

Et l'Épouse & les biens du plus grand de nos Rois.

A Mentor, comme à moi, vous fermiez votre oreille.  

Craignez encor l'erreur où votre ame sommeille ;  

 
275

Retirez-vous, allez, n'attirez pas sur vous

Une chaîne de maux où vous péririez tous.

 

    Il dit ; & la moitié de la troupe assemblée

Cède au pressant effroi dont elle étoit troublée ;

Les autres, du Vieillard insultant la frayeur,

 
280

Courent armer leurs bras, &, bouillans de fureur,

Ils traversent la ville, ils franchissent la porte 

Eupithès les conduit : dans l'ardeur qui l'emporte,

De son malheureux fils il croit venger la mort ;

Mais que lui servira cet aveugle transport !

 
285

Le trépas va l'unir à ce fils qu'il regrette.

 

    Dans les cieux cependant, alarmée, inquiète (7),

Minerve à Jupiter ose adresser ces mots :

 

    O mon Père, à l'aspect des ces troubles nouveaux,

Quels sont les grands projets que votre ame recèle ?

 
290

Préparez-vous la paix, ou la guerre cruelle ?

 

    Que me demandez-vous, dit le Dieu souverain ?

N'avez-vous pas déjà prévenu mon dessein ?

Sur d'indignes Amans, le bras du sage Ulysse

Exécuta l'arrêt dicté par ma justice ;

 
295

Qu'il règne, que sa main, prodiguant les bienfaits,

Fasse expirer la haine au sein de ses Sujets,

Y rappelle l'amour, & qu'enfin sa prudence

Enchaîne à ses côtés la Paix & l'Abondance.

 

    Il se tait ; & Pallas, pour seconder ses vœux,

 
300

Descend d'un vol léger de la cime des cieux.

 

    Ulysse cependant, craignant quelque surprise :

 

    Au milieu des douceurs dont notre âme est éprise,

Dit-il, songeons encor qu'il est des ennemis.

 

    Il commande, & soudain des portes du parvis

 
305

Un fils de Dolius vient semer les alarmes.

 

    Les voici, disoit-il, Amis, courez aux armes.

 

    On se lève à ces mots, chacun arme son bras.

Ulysse avec les siens se prépare aux combats,

Et le vieux Dolius, & Laërte lui-même,

 
310

Retrouvent leur vigueur dans ce péril extrême.

Ils sortent en bon ordre, Ulysse les conduit ;

Sous les traits de Mentor, Minerve, qui les suit,

Au Héros enchanté découvre sa présence.

Ulysse de son Fils anime la vaillance.

 

 
315

    Pour seconder nos coups & nos faits glorieux,

Songez, dit-il, mon Fils, quels furent vos aïeux.

 

    Mon Père, c'est assez, ma généreuse audace

Soutiendra dignement la gloire de ma race.

 

    Télémaque, en ces mots, répond avec fierté.

 
320

Quand Laërte aussitôt, de plaisir transporté :

 

    Grands Dieux ! quel heureux .jour éclaire ma vieillesse,

Dit-il ! je vois mon fils, l'objet de ma tendresse (8),

Disputer de valeur avec mon petit-fils.

 

    Mais Pallas du Vieillard échauffant les esprits :

 
325

    Vous, dit-elle, grand Roi, dont je chéris la gloire,

A la sage Pallas demandez la victoire, 

Comptez sur ses secours, & d'un bras affermi,

Lancez un javelot contre un Chef ennemi.

 

    Aussitôt, vers les Cieux élevant sa prières

 
330

Laërte fait voler sa pique meurtrière ;

Elle atteint Eupithès, & l'airain tout sanglant

Traverse avec grand bruit son casque étincelant.

Eupithès tombe & meurt ; la terre au loin murmure

Du choc retentissant de sa pesante armure.

 

 
335

   Ulysse avec son Fils frappe de tout côté

Les flots tumultueux du peuple épouvanté.

Le sang coule en torrens, & cette foule entière

Sous les coups du Héros eût mordu la poussière,

Si Pallas n'eût soudain fait entendre sa voix.

 

 
340

   Cessez, Peuples, cessez de combattre vos Rois.

 

    Elle dit ; & sa voix sème au loin les alarmes,

Les Peuples effrayés laissent tomber leurs armes ;

Tout fuit. Ulysse alors poussant des cris affreux,

Comme un avide autour s'élance & fond sur eux.

 
345

Mais Jupiter éclate, & son brûlant tonnerre

Tombe aux pieds de Pallas & fait fumer la terre.

 

    Arrêtez, cria-t-elle, Ulysse, c'est assez,

Épargnez vos Sujets tremblans & terrassés ;

Ne poussez pas plus loin votre transport funeste

 
350

Et redoutez le Roi de l'Empire céleste.

 

    Aussitôt, arrêtant le cours de ses exploits,

Ulysse, avec plaisir obéit à sa voix ;

Et de Pallas enfin la sagesse profonde,

Soumise au Dieu puissant qui gouverne le monde,

 
355

Par un lien sacré, conforme à ses décrets,

Réunit en ce jour le Prince & les Sujets.

 

 

 
 
 
 
Notes, explications et commentaires
 
 
 

(1) J'ai supprimé ici tout le commencement de ce Livre, c'est-à-dire, depuis le 1° jusqu'au 203° vers. On en verra les raisons dans les notes que j'ai jointes à la traduction en prose de ce même morceau, qu'on trouvera à la fin de l'Ouvrage.

 

(2) C'est ici que va se passer la dernière scène du Poëme. Homère l'a préparée, dès le commencement de l'Ouvrage, en nous annonçant que Laërte vivoit loin de la ville, dans un champ qu'il cultivoit de ses mains. Cette scène touchante, digne des temps des Patriarches, cette scène, où les choses les plus communes deviennent intéressantes par les sentimens & par la qualité des personnages, n'a pas besoin d'observations ni de commentaires ; & ce seroit faire tort à la sensibilité du Lecteur, que de l'interrompre pour lui faire admirer le pathétique, le naturel, la simplicité touchante qui y régnent. Il pourra aussi de lui-même observer la variété qu'Homère a mile parmi un si grand nombre de reconnoissances qu'il a employées dans son Poëme, avec un seul & même moyen.

 

(3) Le texte specifie différens présens : sept talens d'or, une coupe d'argent, douze manteaux & autant de tapis, de voiles & de tuniques, enfin quatre femmes habiles à toutes sortes d'ouvrages.

 

(4) ἐμὸν παῖδ᾽, εἴ ποτ᾽ ἔην γε  (vers 289). C'est ainsi que j'ai tâché de rendre cette expression si familière à Homère, & qui renferme un sentiment si tendre & si douloureux. Les Latins n'ont rien eu de semblable.

 

(5) Je n'ai pas besoin de faire sentir l'énergie de cette exclamation affirmative, & combien elle est convenable au caractère d'un vieillard vertueux qui a toujours vécu dans cette espérance.

 

(6) Ce n'est point ici un personnage nouveau : il a déjà été annoncé dès le commencement du Poëme ; il étoit, ainsi que Mentor, un des fidèles amis d'Ulysse.

Il ne seroit pas indifférent d'examiner comment Homère conduit ses catastrophes. Pour soutenir l'intérêt jusqu'à la fin, il tient ses principaux personnages dans une perplexité où l'on entrevoit ce­pendant plus d'espérance que de sujets de crainte. On voit ici toute la ville d'Ithaque prête à fondre sur la cabane solitaire de Laërte : si personne ne s'opposoit à la fureur des rebelles, Ulysse & Télémaque en seroient bientôt les victimes; mais déjà le peuple se divise, Eupithès entraîne les plus mutins : c'est   lui   seul   qui  les   échauffe ; sitôt qu'il ne sera plus, tout sera dispersé. Ulysse & Télémaque ont eu la gloire de terrasser les Prétendans ; Laërte se montrera digne d'eux & de son ancienne gloire, en terrassant le Chef des rebelles, & en  étouffant ainsi tout le feu de la sédition. Si les Auteurs qui, se  consacrent   au  théâtre,  étudioient un peu l'art d'Homère, ils y trouveroient le véritable secret de rendre leurs Ouvrages immortels, par cet artifice de conduite qui règne dans toutes les parties de son  Poëme,  &  qui  semble aujourd'hui si fort oublié.

 

(7) Comme, suivant le système des premiers Grecs, rien ne s'opéroit dans la Nature sans l'influence des Dieux, Homère, vers la fin de son Poëme, ramène l'esprit du Lecteur à ce grand système, & l'entretient de l'intérêt que les Dieux avoient pris à cette révolution qui a puni des hommes criminels, & rétabli sur son trône un Roi sage, éprouvé par les malheurs. L'effet de cette révolution est assez beau pour intéresser tous les Citoyens de tous les pays du monde ; c'est de rendre le Prince aussi cher à ses Sujets, que les Sujets au Prince ; ou, suivant l'expression d'Homère, qui est encore plus énergique, de faire qu'ils s'aiment mutuellement. τοἰ δ ἀλλήλος φιλεόντων.

 

(8) Homère ne pouvoit pas finir par une scène plus vive, plus noble, plus sublime que cette courte scène, qui se passe en six vers ; l'exhortation du père, la noble réponse du fils, & le ravissant transport du grand-père, forment, ce me semble, un des plus grands tableaux que la Poësie puisse nous présenter. Quel est le père assez peu sensible pour ne pas être ému jusqu'au fond du cœur, au langage d'un vieillard qui, sur le bord du tombeau, remercie les Dieux de ce beau jour qu'ils lui envoient !

Virgile  a   imité   l'exhortation d'Ulysse dans ces vers :

   Sis memor, & te animo repetentem exempta tuorum,

   Et pater AEneas & avunculus excitet Hector.

Ulysse est plus modeste, & son discours n'en est que plus énergique, indépendamment de la circonstance qui le rend bien plus intéressant.