Livre  XXIII
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 PÉNÉLOPE RECONNAIT ULYSSE.

a vénérable Euryclée, transportée de joie, monte à l'appartement de Pénélope pour lui annoncer le retour de son époux bien-aimé : ses genoux font des efforts de jeunesse, et ses pieds vont avec une rapidité extrême. Elle se penche vers la tête de la reine et lui dit :

   « Réveille-toi, Pénélope, ma fille chérie, et viens voir de tes propres yeux celui que tu désires depuis tant d'années. Ulysse est de retour ; il est arrivé dans son palais après une si longue absence, et il a tué tous les prétendants qui consumaient ses biens, dévoraient ses richesses, et maltraitaient Télémaque, son glorieux fils. »

    Pénélope se réveille aux paroles d'Euryclée.  

   «Ma chère nourrice, lui dit-elle, les dieux t'ont ravi la raison : ils peuvent souvent du plus sage faire un insensé, et d'un insensé faire un sage. Sans doute ce sont eux qui t'ont frappée de folie, toi qui, jusqu'à présent, me paraissais être remplie de sagesse et de prudence. Pourquoi viens-tu me tromper dans mon affliction en m'annonçant une fausse nouvelle ? Pourquoi viens-tu m'arracher au doux sommeil qui avait enchaîné mes sens et fermé mes paupières ? Je ne m'étais pas encore endormie si profondément depuis qu'Ulysse était parti pour cette funeste ville de Troie dont on ne prononce jamais le nom sans gémir. Euryclée, descends maintenant et retourne à la salle des festins. Si toute autre de mes femmes était venue m'annoncer cette fausse nouvelle et m'arracher au sommeil, je l'aurais renvoyée avec outrage ; mais toi, nourrice, ton grand âge te protège. »

   Euryclée réplique aussitôt :

    « Non, fille chérie, je ne te trompe point. Ulysse est de retour ; il est maintenant dans son palais, comme je viens de te l'annoncer : c'est l'étranger que les jeunes princes ont si honteusement outragé dans la salle. Télémaque savait depuis longtemps que son père était revenu dans sa patrie ; mais, par prudence, il cachait les desseins d'Ulysse, afin que ce héros pût châtier l'insolence des orgueilleux prétendants. »

    Elle dit ; et la reine, ivre de bonheur, quitte promptement sa couche, embrasse Euryclée en versant des larmes, et lui dit :

    « Chère nourrice, parle-moi sincèrement ; dis-moi s'il est vrai que mon époux soit de retour, comme tu viens de me l'annoncer ; dis-moi comment, seul, il a pu vaincre ces effrontés prétendants qui étaient toujours en foule dans le palais. »

    Euryclée lui répond en disant :

    « Je n'ai rien vu, et l'on n'a pas eu le temps de me rien apprendre. J'ai seulement entendu les cris et les gémissements des mourants ; car nous toutes, remplies de crainte et de frayeur, nous étions dans nos superbes appartements dont les portes avaient été fermées avec soin ; nous y restâmes jusqu'au moment où Télémaque, envoyé par son père, vint m'appeler. Je descendis aussitôt, et je trouvai le divin Ulysse entouré de cadavres gisant sur les pavés de la salle, Pénélope, tu aurais été bien joyeuse si tu avais vu ce héros, se tenant au milieu de ces corps inanimés, comme un lion souillé de sang et de poussière. Les cadavres de tous ces jeunes princes sont maintenant entassés près des portes de la cour. Ulysse, qui purifie avec du feu et du soufre la salle des festins, m'a envoyée vers toi pour t'engager à descendre. Suis-moi donc, afin que vous puissiez tous deux vous livrer au bonheur, vous qui avez enduré tant de chagrins et souffert tant de maux ! Ton plus grand désir est maintenant accompli : le divin Ulysse est rentré vivant dans ses foyers ; il te retrouve dans son palais avec son fils, et il s'est vengé d'une manière terrible de tous ces orgueilleux prétendants qui l'avaient si indignement outragé. »

    La chaste Pénélope réplique en ces termes :

    « Ma chère nourrice, il ne faut pas te réjouir encore. Tu sais combien le retour d'Ulysse serait agréable à tous ceux de sa mai­son, et à moi surtout, ainsi qu'à Télémaque, notre fils(1) ; mais je ne puis croire à la vérité de tes paroles. Un immortel, irrité contre les fiers prétendants, les aura sans doute tués pour les punir de leurs insolences et de leurs crimes ; car ces jeunes princes ne respectaient personne, ni le méchant ni le juste, et n'accueillaient jamais avec bienveillance celui qui venait leur demander l'hospitalité. Quant à mon époux chéri, il a perdu, loin de l'Achaïe, tout espoir de retour! Ulysse n'est plus ! »

    La nourrice Euryclée répond aussitôt en disant :

    « O ma fille, quelle parole s'est échappée de tes lèvres ! Ton époux est dans sa demeure, assis auprès du foyer, et tu dis qu il ne reviendra jamais! Mais ton esprit est donc toujours incrédule ? Eh bien ! je vais te donner une preuve plus certaine encore. Tandis que je baignais les pieds de ton époux, je reconnus la cicatrice de la blessure que lui fit jadis un sanglier aux dents d'ivoire ; je voulus d'abord tout te dire, mais il me mit aussitôt la main sur la bouche, et, par cette sage précaution, il m'empêcha de parler. Suis-moi donc, à présent, ô reine ; et si tu trouves que je t'ai trompée, je consens à mourir de la mort la plus triste et la plus déplorable.»

    Pénélope l'interrompt et lui dit :

    « Chère nourrice, quoique tu saches bien des choses, il ne t'est cependant pas permis de pénétrer les desseins des dieux. Rendons-nous donc auprès de mon fils pour que je voie les prétendants qui sont morts et celui qui les a immolés. »

    En disant ces mots, elle descend de ses appartements et se demande si elle interrogera son époux sans l'approcher, ou si elle se jettera dans ses bras et lui baisera les mains et le visage. Quand elle est entrée dans la salle, après avoir franchi le seuil de pierre, elle s'assied en face d'Ulysse, à la lueur de la flamme, contre le mur opposé. Son époux est appuyé contre une haute colonne, les regards baissés, attendant si son épouse, lorsqu'elle l'aura vu, lui adressera la parole. Pénélope reste morne, silencieuse , et son cœur est frappé d'étonnement ; elle regarde Ulysse : tantôt elle le reconnaît, et tantôt elle ne le reconnaît plus sous ses sales haillons. Alors Télémaque, s'adressant à Pénélope, lui dit :

     « O ma mère, mère cruelle dont le cœur est toujours insensible, pourquoi t'éloignes-tu ainsi de mon père ? Pourquoi ne t'approches-tu pas de lui pour l'interroger ? Non, sans doute, aucune femme ne s'éloignerait avec autant d'opiniâtreté de son époux, qui, ayant longtemps souffert, reviendrait enfin dans sa patrie après vingt années d'absence ! Mais ton cœur est plus dur que la pierre ! »

    La chaste Pénélope lui répond aussitôt :

    « Mon fils, je suis tellement surprise, que je ne puis parler à cet homme, ni l'interroger, ni le regarder en face. Pourtant si c'est vraiment Ulysse qui est revenu dans son palais, nous avons pour nous reconnaître des signes qui ne sont connus que de nous seuls et que tous les autres ignorent. »

    A ces mots, Ulysse sourit, et, s'adressant à son fils, il lui dit :

    « Télémaque, laisse ta mère me mettre à l'épreuve dans cette salle et bientôt elle me reconnaîtra. Comme je suis couvert de haillons et que je porte sur mon corps de hideux vêtements, elle me méprise et pense que je ne suis point son époux. — Réfléchissons maintenant au parti qui nous reste à prendre. Celui qui, parmi le peuple, n'immole qu'un seul homme, un homme pauvre, qui laisse peu de vengeurs après lui, est pourtant contraint de fuir, d'abandonner sa patrie et ses parents ; et nous, nous avons tué ceux qui étaient les remparts de la ville, les plus illustres des jeunes citoyens d'Ithaque. Songe donc, Télémaque, aux moyens d'échapper aux dangers qui nous menacent. »

    Le prudent Télémaque dit aussitôt à Ulysse :

     « O mon père, il faut que tu y songes toi-même ; car tu es le plus sage des hommes, et aucun mortel n'ose se comparer à toi. Nous sommes prêts à te suivre et nul d'entre nous ne faiblira tant que ses forces ne l'auront pas abandonné. »

    Alors l'ingénieux Ulysse répond à son fils :

    « Voici le parti qu'il faut prendre. D'abord baignez-vous tous, couvrez-vous de belles tuniques et ordonnez aux femmes de porter leurs parures. Qu'un chantre divin prenne sa lyre sonore et qu'il nous joue de joyeuses danses afin que les passants, les voisins, tous ceux enfin qui l'entendront du dehors pensent qu'on célèbre ici un hyménée, et que le bruit de la mort des prétendants ne se répande pas dans la ville avant que nous nous soyons rendus à la campagne. Là nous attendrons, à l'ombre des bois, ce que nous inspirera le puissant dieu de l'Olympe. »

    Il dit ; et tous s'empressent d'obéir. Ils se baignent, se couvrent de belles tuniques, et les femmes portent leurs parures. Le chantre divin s'empare de sa lyre élégamment voûtée ; et, par ses mélodieux accords, il excite en eux le désir de se livrer aux charmes de l'harmonie et aux nobles danses. Bientôt tout le palais retentit des pas cadencés de ces hommes vigoureux et de ces femmes aux belles ceintures. Les passants, étonnés d'entendre ce bruit, se disent :

    « Sans doute la reine vient d'épouser un des jeunes princes. La malheureuse ! elle n'a pu conserver son palais jusqu'au retour de, son époux légitime ! »

    C'est ainsi que le peuple parlait, ne sachant pas encore ce qui était arrivé.  — L'intendante Eurynome, après avoir baigné et parfumé d'essences le corps du magnanime Ulysse, le couvre d'une tunique et d'un manteau. Minerve répand la beauté sur les traits du fils de Laërte : sa taille devient plus grande et plus majestueuse, sa longue chevelure descend de sa tête et flotte sur ses épaules en boucles ondoyantes comme des fleurs d'hyacinthe.  De même qu'un ouvrier habile, instruit dans tous les arts par Vulcain et par Minerve-Pallas,  entoure d'or l'argent splendide pour créer de magnifiques  chefs-d'œuvre : de même la déesse répand la grâce et la beauté sur les  épaules d'Ulysse.  Semblable à une divinité immortelle, le héros s'éloigne du bain ; il s'assied sur le siège qu'il occupait auparavant, et, placé en face de son épouse, il lui parle en ces termes :

    « Femme étrange, les dieux habitants de l'Olympe t'ont donné un cœur bien insensible(2) ! Non, sans doute, aucune mortelle ne  s'éloignerait avec autant d'opiniâtreté de son époux, qui, ayant long-temps souffert, reviendrait enfin dans sa patrie après vingt années  d'absence !      Vénérable  Euryclée,  prépare-moi  ma couche, pour que je repose seul ;  car la reine renferme dans son sein un cœur de fer !  »

    La chaste Pénélope lui répond aussitôt :

  « Homme étrange,  je n'ai ni orgueil, ni mépris pour personne;  mais je n'admire pas outre mesure.  Je sais très-bien comment tu étais lorsque tu partis d'Ithaque sur tes navires aux longues rames. Euryclée, hâte-toi donc de préparer en dehors des appartements splendides la couche solide que  mon époux construisit lui-même ; sors cette couche, et garnis-la de peaux de chèvres, de couvertures de laine et de riches tapis. »

     Pénélope parle ainsi afin d'éprouver Ulysse. Le héros, blessé d'un tel discours, dit à sa chaste épouse :

    « Pénélope, tu viens de prononcer une parole qui m'a déchiré le cœur ! Qui donc a déplacé cette couche ? L'homme le plus habile et le plus fort n'aurait pu en venir à bout. Il n'y a qu'une divinité qui ait pu transporter facilement ma couche ailleurs : le mortel même le plus robuste ne pourrait la changer de place. Il existe des secrets merveilleux dans cette couche habilement travaillée : c'est moi seul qui l'ai construite, et nul autre n'y a mis la main. — Dans l'enceinte de la cour s'élevait jadis un superbe et. vigoureux olivier à l'épais feuillage, dont le tronc était aussi gros qu'une colonne. Autour de cet olivier je bâtis la chambre nuptiale avec des pierres étroitement unies ; je la couvris d'un toit et je la fermai par des portes qui se joignaient exactement. Je coupai ensuite le sommet de l'olivier, et, après avoir scié le tronc à partir de sa racine, je le polis tout autour avec l'airain, je l'alignai au cordeau, je le trouai de tous côtés avec une tarière, et j'en formai le pied de ma couche, que je façonnai avec le plus grand soin, et que j'enrichis d'or, d'argent et d'ivoire; puis je tendis en dessous des courroies de cuirs teintes en rouge. Voilà les secrets merveilleux dont je t'ai parlé. Maintenant j'ignore si ma couche est encore à l'endroit où je l'ai laissée, ou si quelqu'un l'a transportée ailleurs en coupant l'olivier à sa racine(3).

    Il dit. Pénélope sent ses genoux trembler et son cœur défaillir lorsqu'elle reconnaît les signes que lui décrit son époux avec tant d'exactitude ; elle se lève en pleurant, court à Ulysse, lui jette ses bras autour du cou, lui baise la tête et le visage, et lui dit :

    « Ne sois point irrité contre moi, cher Ulysse, toi le plus prudent des hommes.

 Les dieux nous ont accablés tous deux de chagrins ; ils nous ont envié le bonheur de passer nos jeunes années l'un près de l'autre et d'atteindre ensemble le seuil de la vieillesse ! Ne me blâme pas, cher époux ; pardonne-moi, je t'en conjure, si, dès que je t'ai vu, je ne me suis pas jetée dans tes bras. Je craignais toujours d'être trompée par les paroles mensongères de quelque voyageur : ils sont nombreux, ceux qui conçoivent dans leur âme des projets funestes ! Jamais l'Argienne Hélène, fille de Jupiter, ne se fût unie d'amour à un homme étranger si elle avait su que les belliqueux fils des Achéens la ramèneraient un jour dans sa patrie ! Mais une divinité de l'Olympe lui inspira le désir de commettre cette action indigne. La belle Hélène ne prévit pas d'abord les suites de cette coupable erreur qui fut la première cause de tous nos maux. Maintenant, cher époux, je te reconnais ; car tu m'as clairement expliqué les signes de notre couche, que nul mortel n'a vue, si ce n'est toi, moi et la suivante Actoris, que m'a donnée mon père quand je vins habiter ce palais, et qui a toujours gardé avec le plus grand soin les portes de la chambre nuptiale. Ulysse, tu as touché mon cœur quoiqu'il soit insensible (4) ! »

    A ces mots, le divin Ulysse verse des larmes de tendresse et embrasse avec transport son épouse fidèle et chérie. Telle au milieu d'un naufrage, la terre paraît agréable aux nautoniers dont Neptune a brisé le solide navire dans l'Océan, en excitant contre eux les flots et les tempêtes, et qui, couverts d'écume, échappent en nageant à la mer blanchissante et atteignent bien­tôt le rivage tant désiré, après avoir fui le trépas : tel, et plus agréable encore, paraît Ulysse à Pénélope, qui entoure de ses bras blancs le cou de son époux bien-aimé. Sans doute l'Aurore aux doigts de rosé les eût trouvés encore se tenant embrassés et pleurant, si Minerve, la déesse aux yeux d'azur, n'avait conçu d'autres pensées. Elle arrête la Nuit dans sa course, retient au milieu des flots de l'Océan la divine Aurore assise sur son trône d'or, et ne lui permet point d'atteler à son char ses coursiers rapides, Lampus et Phaéton, qui portent la lumière aux humains. Alors l'ingénieux Ulysse dit à Pénélope :

    « Chère épouse, nous ne sommes point parvenus au terme de nos travaux : il me reste encore une longue carrière de peines à parcourir. Ainsi me le prédit l'ombre de Tirésias le jour où je descendis dans le ténébreux empire pour consulter ce devin sur les moyens de retourner dans ma patrie avec mes compagnons. Chère épouse, allons maintenant sur notre couche, goûter ensemble les douceurs du sommeil. »

    La chaste Pénélope lui répond aussitôt :

    « Ulysse, ta couche sera prête quand tu le désireras, puisque les dieux t'ont permis de revoir tes belles demeures et ta chère patrie. Mais puisque tu sais, par la volonté des dieux, quelles sont les peines que tu as encore à souffrir, dis-les-moi ; car si je dois les connaître un jour, il vaut mieux que je les apprenne à l'instant. »

    L'ingénieux Ulysse réplique en ces termes :

    « Infortunée ! pourquoi veux-tu que je te révèle ces tristes prédictions ? Cependant, puisque tu le désires, je te dirai tout, et je ne te cacherai rien. Mais j'affligerai sans doute ton cœur : le mien, chère épouse, est déjà déchiré ! —Tirésias m'a ordonné de parcourir de nombreuses cités, en tenant à la main une rame brillante, jusqu'à ce que je trouve des peuples qui ne connaissent point la mer, des peuples qui ne se nourrissent point d'aliments salés et qui ne possèdent ni navires aux rouges parois, ni rames éclatantes, qui servent d'ailes aux vaisseaux. Il m'a donné un signe certain pour reconnaître ces peuples, et je ne te le cacherai pas. Quand un voyageur, s'offrant à ma vue, me demandera pourquoi je

porte un van sur mes brillantes épaules, je dois alors planter ma rame dans la terre et sacrifier à Neptune de belles victimes, un bélier, un sanglier mâle et un taureau ; puis m'en retourner dans ma patrie et offrir des hécatombes sacrées à tous les immortels habitants de l'Olympe. Longtemps après, la Mort, sortant du sein des mers, me ravira doucement le jour au milieu d'une paisible vieillesse, et je laisserai après moi des peuples heureux. — Voilà ce que m'a prédit Tirésias, et il a ajouté que cet oracle s'accomplirait. »

    La prudente Pénélope répond aussitôt eu disant :

    « Si les dieux te promettent une longue vieillesse, nous devons espérer que tu échapperas encore à tous ces maux. »

    Tandis qu'Ulysse et Pénélope s'entretiennent ainsi, Eurynome et Euryclée se hâtent de préparer, à la lueur des flambeaux, la couche nuptiale, et de la recouvrir d'étoffes fines et moelleuses. Quand ces apprêts sont terminés, Euryclée se retire et s'abandonne au doux sommeil. Eurynome, une torche brillante à la main, conduit les deux époux à leur appartement ; puis elle s'éloigne. Pénélope et Ulysse s'approchent joyeusement de leur ancienne couche(5). »

    Télémaque et les deux pasteurs font cesser les danses ; ils ordonnent aux femmes de se retirer chez elles, et ils vont eux-mêmes goûter les charmes du sommeil dans le sombre palais.

    Les deux époux, après s'être livrés aux doux épanchements de leur mutuelle tendresse, se plaisent à se raconter réciproquement leurs peines. D'abord, la plus noble des femmes apprend à Ulysse tout ce qu'elle souffrit dans sa propre demeure en voyant la foule des orgueilleux prétendants égorger, sous le prétexte d'obtenir sa main, ses nombreux troupeaux de bœufs et de brebis, et boire son vin aux sombres couleurs. Le divin héros  redit à son épouse tous les maux qu'il fit endurer à ses ennemis et toutes les souffrances qu'il supporta lui-même. Pénélope, ravie de l'entendre, ne ferme les paupières que lorsque son époux lui a raconté toutes ses aventures.

    Ulysse commence par la défaite des Ciconiens, et dit à Pénélope comment il vint dans le fertile pays des Lotophages ; il lui fait connaître les cruautés du Cyclope et la vengeance qu'il exerça sur ce monstre impitoyable pour le punir d'avoir dévoré ses braves compagnons. Il lui apprend son arrivée chez Éole, qui l'accueillit avec bienveillance et lui donna les moyens de retourner dans sa patrie ; mais il ne devait pas encore revoir ses paisibles foyers : car les tempêtes, l'enlevant de nouveau, le jetèrent, malgré ses gémissements, au milieu de la mer poissonneuse. Il lui raconte son entrée dans la spacieuse Lestrygonie, où périrent ses vaisseaux, ses guerriers aux belles cnémides, et comment lui seul échappa au trépas sur son navire sombre(6). Il lui dit les ruses et les enchantements de Circé ; sa descente au ténébreux empire, sur un solide vaisseau, pour y consulter l'ombre du Thébain Tirésias ; comment il y trouva ses valeureux amis et celle qui lui donna le jour et le nourrit pendant son enfance. Il lui parle des accents mélodieux des nombreuses Sirènes ; lui décrit les roches errantes et les horribles écueils de Charybde et de Scylla qu'aucun homme n'a jamais pu approcher sans périr. Il lui dit que ses guerriers immolèrent les bœufs consacrés au Soleil, et que Jupiter, qui roule son tonnerre dans les nues, punit cette odieuse impiété en lançant sa foudre éclatante sur son vaisseau rapide et en précipitant tous ses rameurs à la mer : lui seul fut encore sauvé. Il lui raconte aussi qu'il aborda dans l'île d'Ogygie, habitée par la nymphe Calypso ; que cette déesse le retint longtemps dans sa grotte profonde pour qu'il devînt son époux ; qu'elle le combla de biens, lui promit l'immortalité et une éternelle jeunesse ; mais que rien ne put fléchir son cœur. Enfin, il termine son récit en disant qu'il vint, après avoir supporté bien des peines, chez les Phéaciens, qui l'accueillirent avec bienveillance, l'honorèrent comme un immortel, lui donnèrent en abondance de l'airain, de l'or et des vêtements richement tissés, et le ramenèrent heureusement dans sa chère patrie. A peine a-t-il prononcé ces dernières paroles que le doux sommeil, qui délie les membres et chasse les soucis de l'âme, s'empare de lui.

    Minerve, la déesse aux yeux d'azur, médite de nouveaux desseins. Quand elle pense que le héros a suffisamment goûté les charmes de l'amour et les douceurs du repos, elle appelle la fille du matin, lui ordonne de sortir des flots de l'Océan, de briller sur son trône d'or et de porter la lumière aux humains. Alors le divin Ulysse abandonne sa couche moelleuse, et dit à Pénélope :

     « Chère épouse, nous avons beaucoup souffert tous les deux, toi en pleurant un époux que tu n'espérais plus revoir, moi en supportant, par la volonté céleste, des maux sans nombre et en restant, maigre mon désir, éloigné de ma chère patrie. Maintenant que nous venons de reposer sur cette couche tant désirée, prends soin des richesses que je possède encore dans mon palais. Les troupeaux de bœufs et de brebis que les prétendants m'ont dévorés seront remplacés par ceux que j'enlèverai moi-même aux peuples étrangers, et par ceux que les Achéens me donneront afin que mes étables soient toutes remplies. Je pars à présent pour revoir nos fertiles campagnes et mon vénérable père, qui me regrette toujours et gémit sans cesse. Mais, avant de te quitter, voici ce que je te recommande, quoique pourtant je connaisse ta prudence : le soleil n'aura pas plutôt commencé sa carrière que le bruit de la mort des prétendants se répandra dans la ville ; alors monte, suivie de tes femmes, à tes appartements, et ne regarde ni n'interroge personne. »

    En parlant ainsi,  il couvre ses épaules d'une riche armure; il réveille Télémaque ainsi que les deux pasteurs, et leur ordonne de prendre des armes de guerre. Ceux-ci s'empressent d'obéir ; ils revêtent l'airain, et, précédés d'Ulysse, ils franchissent les portes et s'éloignent du palais. — Déjà le soleil commençait à éclairer la terre, lorsque Minerve les enveloppa d'un nuage épais et les conduisit rapidement hors de la ville.

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Il y a dans le texte : τὸν τεκόμεσθα· (vers 61) (que nous avons engendré, ou à qui nous avons donné le jour). Madame Dacier traduit ces deux mots par cette phrase : « qui est le seul fruit de notre mariage ; » Bitaubé, qui a imité eu partie la traduction de madame Dacier, rend ce passage par : « le seul fruit de notre hymen. »

 

(2) κῆρ ἀτέραμνον (vers 167) signifie aussi : cœur qui ne peut pas être cuit. Les Scholies ambrosiennes disent que cette métaphore était prise d'une erreur populaire accréditée chez les anciens, qui leur faisait supposer que toute semence tombée sur les cornes d'un bœuf produisait un grain tellement sec qu'il ne pouvait plus être amolli par la cuisson.

 

(3) Tous ces détails d'intérieur et d'ameublements, dit Dugas-Montbel, sont exprimés par des phrases consacrées qui n'avaient pas besoin alors d'explications, mais qui, dans la suite, ont perdu leur sens convenu avec les usages qu'elles exprimaient. Tout ce qu'on peut raisonnablement conclure des paroles du poète, c'est qu'Ulysse, après avoir coupé l'olivier à un pied environ de la racine, forma le lit avec la partie du tronc qui avait été détachée, la creusa entièrement, et la réunit ensuite, avec de fortes chevilles, à la partie qui était restée au sol ; si bien que, pour déplacer le lit, il aurait fallu couper le pied de l'olivier à fleur de terre.

 

(4) Le texte  porte : ἀπηνέα περ μάλ᾽ ἐόντα (vers 230) (quoiqu'il soit très-dur), que les versions latines rendent par : durus licet valde sit.

 

(5) Homère dit : ………………. οἱ μὲν ἔπειτα

ἀσπάσιοι λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν ἵκοντο

(vers 295/296)

Ce passage a été diversement entendu par les traducteurs. Clarke et Dubner le rendent par : Illi quidem deinde lubentes lectiantiqui ritibus accesserunt.

Madame Dacier dit : « Le roy et la reyne revirent avec une joye extresme leur ancienne couche et en remercièrent les dieux »

Bitaubé : « Ulysse conduit son épouse vers la couche ancienne et révérée  » et Dugas-Montbel : « Heureux alors, tous deux retrouvent la place sacrée de l'ancienne couche. »

Les auteurs du Dictionnaire des Homérides traduisent ainsi ce passage :  Ils retournèrent à l'habitude du vieux lit, de l'ancienne couche   et ces au leurs ajoutent. « Telle est l'explication de presque tous les interprètes ; nous aimerions mieux prendre ici θεσμὸν dans le sens primitif de place, endroit, et dire : Ils allèrent à l'endroit où était leur ancienne couche. »

Voss n'est pas plus exact que les autres traducteurs en disant : Jene beslieyen freudig ihr altes Lager, der keuschen Liebe geheilight (Ceux-ci montèrent sur leur ancienne couche, consacrée au chaste amour).

 

(6) Dugas-Montbel dit à ce sujet : « Ce vers, qui ne se trouve pas dans deux manuscrits de Vienne qu'avait consultés. Alter, est à bon droit renfermé par Wolf entre deux parenthèses. D'abord, ainsi que l'a remarqué Rochefort, il est assez extraordinaire qu'Ulysse se nomme en parlant de lui-même... Il n'est pas vrai non plus de dire que tous les vaisseaux et tous les compagnons d'Ulysse périrent dans le port de Lestrygonie ; et certainement le mot πάντας (vers 320), qui commence ce vers, a été ajouté en marge par quelque copiste étourdi, sans réfléchir aux événements antérieurs. »