pas
que l'on parvienne, sans de grands efforts, à tendre l'arc brillant et poli du divin Ulysse ; car aucun de nous ne ressemble à
l'époux de Pénélope. Jadis je vis ce héros ;
je m'en souviens encore, et pourtant je n'étais
qu'un enfant. »
Antinoüs parle ainsi,
parce qu'il
espère pouvoir tendre la corde
de l'arc et lancer une flèche
à travers le fer. — Cependant c'était lui qui devait le premier
recevoir le trait parti des main
d'Ulysse ; car le premier il avait outragé ce héros dans son propre
palais, et le premier aussi il avait excité
contre le fils de Laërte tous les
prétendants. —
Télémaque prend la parole et s'écrie
:
« Hélas ! Jupiter m'a donc privé de la raison
!
Ma mère bien-aimée,
malgré sa prudence, consent à abandonner cette demeure, à
suivre un autre époux ; et moi je me réjouis comme un insensé, et
le sourire est sur mes lèvres ! — Illustres prétendants, on vous propose
une lutte pour une femme qui n'a
point son
égale, ni dans l'Achaïe,
ni dans la divine Pylos, ni dans
Argos, ni dans Mycènes, ni dans Ithaque, ni même sur tout le continent!
Jeunes princes, vous
la connaissez vous-même; alors qu'ai-je
besoin de louer
sa sagesse et sa beauté ? Ne cherchez pas plus longtemps de
vains prétextes pour différer à tendre l'arc redoutable de mon père.
Je veux aussi, moi, essayer mes forces : si je tends la corde de cet arc et si je fais passer une flèche à travers le fer des haches,
je n'aurai point la douleur de voir ma vénérable mère quitter ce palais pour suivre un nouvel époux : elle ne voudrait pas
abandonner un fils déjà plein
de vigueur et qui remporte comme
Ulysse, son père, le prix de tous les combats ! »
Il se lève
aussitôt, quitte le manteau de pourpre qui couvrait
ses
épaules, et détache le glaive aigu qu'il portait au côté. D'abord il
place les piliers surmontés d'une hache, en creusant pour chacun
d'eux un trou profond ; puis il les aligne au cordeau et jette
autour de
ces piliers de la terre qu'il
affermit avec ses pieds. Soudain
les prétendants regardent avec une surprise mêlée d'effroi le jeune
Télémaque, qui, sans avoir
jamais vu de telles luttes,
dispose
tout avec une si grande habileté. Le fils de Pénélope se dirige vers
le seuil de la porte ; là il essaie de tendre l'arc ; trois fois il désire
de le courber, et trois fois les forces l'abandonnent ; pourtant il
espère bien tendre la corde et envoyer une flèche à travers les
bagues. Enfin, pour la quatrième fois, il tire le nerf avec force, l'arc
va se tendre lorsque Ulysse fait un signe à son fils et l'arrête
au milieu de son ardeur. Télémaque s'écrie aussitôt :
«
Hélas ! serai-je toujours un homme incapable et faible, ou bien
suis-je maintenant trop jeune pour me confier à la force de mon bras
et repousser ceux qui voudraient m'attaquer ? Allons, prétendants,
vous qui l'emportez sur moi par votre vigueur, tendez
donc l'arc d'Ulysse,
afin de terminer promptement cette épreuve.
»
En
achevant ces mots,
Télémaque dépose l'arc à terre,
et l'appuie
contre les belles portes du palais(5) ; il place la flèche légère
sur le magnifique anneau de l'arc(6),
et va s'asseoir sur le
siège qu'il venait de quitter. Antinoüs prend alors la parole et dit:
«
Mes amis, levez-vous tous les uns après les autres en commençant
par la droite, et en partant du lieu où l'on
verse le vin.
»
Tous
les prétendants approuvent ce qu'Antinoüs vient de dire. D'abord,
se lève le fils
d'Enops,
Liodès, qui exerçait parmi ces jeunes
princes les fonctions d'aruspice,
et qui se tenait toujours au
fond de la salle, tout
près d'un superbe cratère : lui
seul s'indignait
contre les prétendants, et il trouvait odieux les crimes
qu'ils commettaient dans le palais d'Ulysse. Arrivé sur le seuil
de la porte, il s'arrête et
essaie de tendre l'arc ; mais il ne
peut y parvenir : ses mains faibles et délicates sont bientôt fatiguées.
«
Mes amis, dit-il aux prétendants, je ne pourrai jamais tendre
l'arc ; qu'un autre l'essaie
à ma place. Mais je crains bien que

cette
arme prive
de la force et de la vie un grand
nombre de vaillants guerriers ! Cependant il vaut mieux
mourir que de vivre en perdant la
femme qui nous attire en ces lieux et que nous désirons tous
obtenir depuis tant d'années. Chacun de vous a l'espoir et le désir
de s'unir à
Pénélope, l'épouse d'Ulysse ; mais lorsque vous aurez considéré et essayé cet arc,
je crois que vous vous empresserez
de rechercher en mariage d'autres Achéennes nobles et riches. Alors
la fille d'Icare pourra épouser celui qui offrira les plus riches présents,
et viendra dans cette maison conduit par le destin.»
En parlant ainsi,
il dépose l'arc à terre et l'appuie contre les belles portes du palais ; il place la flèche légère sur le magnifique anneau
de l'arc, et revient s'asseoir sur le siège qu'il occupait
auparavant. Antinoüs, irrité contre lui, prend la parole et dit :
« Liodès, quelle parole terrible et funeste s'est échappée de tes
lèvres !
Je suis indigné de t'entendre dire que cette arme privera
de la force et de la vie un grand nombre de vaillants guerriers,
parce que toi tu n'as pu
tendre l'arc d'Ulysse ! Va, ta mère, en te donnant le jour,
ne t'a point fait pour
manier les arcs et les
flèches ! Crois-moi, il est ici d'illustres prétendants qui tendront
bientôt cet
arme redoutable. »
Puis,
s'adressant à Mélanthius,
le gardien des chèvres, il prononce
ces paroles :
«
Hâte-toi, Mélanthius, de préparer du feu dans le palais, et de
placer devant le foyer un siège recouvert d'une peau d'animal ; tu
nous apporteras ensuite de la graisse pour que nous la fassions chauffer
et que nous en enduisions l'arc d'Ulysse, afin de le rendre plus
flexible ; alors nous essaierons nos forces, et nous terminerons promptement
cette épreuve. »
Il dit,
et Mélanthius s'empresse d'allumer le feu ; il place devant
le foyer un siège recouvert d'une peau d'animal, et apporte une grosse boule de graisse que les prétendants font chauffer ; ces jeunes
princes, après en avoir enduit l'arc d'Ulysse, essaient de le tendre ; mais leurs efforts sont inutiles, et ils manquent tous de
force et d'adresse. Cependant les deux chefs des prétendants, Antinoüs
et Eurymaque, qui étaient les plus valeureux de tous, n'avaient
pas encore paru dans la lice(7). »
En
ce moment les deux pasteurs, Eumée et Philétius, sortent du
palais, et le divin
Ulysse suit leurs pas. Quand ils
ont franchi le seuil des
portes et l'enceinte de la cour, le héros adresse aux bergers
ces douces paroles :
«
Gardien des bœufs, et toi,
gardien des porcs, dois-je parler ou
dois-je me taire
encore ? Mais mon cœur me dit
de parler. Écoutez-moi
donc. Si, tout
à coup, le divin Ulysse,
ramené par quelque
divinité, reparaissait en ces lieux,
que feriez-vous ? Est-ce à
Ulysse ou bien aux prétendants que vous prêteriez secours ? Allons,
répondez-moi, et dites ce que votre cœur vous inspire.»
Philétius,
le gardien des bœufs, répond
aussitôt en disant :
«
Puissant Jupiter,
fais que mes vœux s'accomplissent
! Que mon maître, ramené par quelque divinité,
revienne enfin dans sa patrie,
et tu verras,
toi pauvre vieillard, quelle est ma force
et ce que peut mon bras !
»
Le
pasteur Eumée implore aussi tous les habitants de l'Olympe pour
qu'Ulysse revoie son palais. — Le héros, après avoir reconnu les
bons sentiments qui animaient ces deux pasteurs, reprend en ces
termes :
«
Eh bien ! Ulysse est devant vous ; c'est moi qui, après avoir souffert
pendant vingt années des maux sans nombre, reviens enfin dans
ma patrie. Je vois que, parmi tous mes serviteurs, vous êtes les
seuls qui désiriez de me revoir
;
car je n'ai
jamais entendu mes autres
esclaves demander aux immortels qu'ils me ramenassent dans
mon palais. Aussi, je vous parlerai avec franchise, et je vous dirai
tout ce que je veux entreprendre. Si les dieux font tomber sous mes
coups les orgueilleux prétendants, je vous donnerai à tous deux des
épouses, je vous comblerai de richesses, je vous élèverai
des demeures près de la mienne, et vous serez toujours pour
moi les compagnons et les frères de Télémaque. Maintenant, approchez
pour que je vous montre un signe qui me fera reconnaître à vos yeux et portera la conviction dans vos esprits. Regardez cette
cicatrice laissée par la blessure que me fit jadis
un sanglier aux dents d'ivoire lorsque je chassais, sur les monts du Parnèse, avec
le fils d'Autolycus. »
En
disant ces mots, il ouvre ses haillons et leur montre la large
cicatrice qu'il portait à la jambe ; les deux pasteurs, en la voyant,
la reconnaissent aussitôt. Alors, en pleurant, ils entourent de
leurs bras l'ingénieux Ulysse et embrassent avec transport sa tête
et ses épaules. Le héros, touché de ces marques de tendresse, baise
aussi la tête et les mains d'Eumée et de Philétius,
Sans doute ils
auraient ainsi pleuré jusqu'au coucher du soleil, si Ulysse lui-même
n'eût arrêté leurs larmes en disant :

«
Cessez, ô mes amis,
ces pleurs et ces gémissements,
de peur que quelqu'un venant à sortir du palais ne nous aperçoive et
n'aille rapporter ce qu'il
a vu aux fiers prétendants. Rentrons maintenant, non pas tous ensemble, mais les uns après les autres : moi le premier, vous ensuite ; convenons aussi de ce qu'il
faut faire(8). Comme
tous les prétendants ne voudront pas permettre qu'on me donne l'arc
et le carquois, toi, divin Eumée, tu iras prendre ces
armes et tu me les remettras ; puis lu ordonneras à toutes les femmes de fermer exactement les portes du palais : si l'une
d'elles entend du bruit ou
des gémissements dans les salles où sont les prétendants,
qu'elle ne sorte point, mais qu'elle reste tranquillement à ses
travaux. Quant à toi, Philétius, je te recommande de fermer
promptement toutes les portes de la cour, et même
de les attacher avec des liens. »
A
ces mots il rentre dans ses belles et commodes demeures, et
va s'asseoir sur le siège qu'il venait de quitter. Bientôt Eumée et
Philétius reparaissent dans le palais
du divin
Ulysse.
En
ce moment Eurymaque tient l'arc et l'expose à la brillante clarté
de la flamme ; mais il ne peut parvenir
à le tendre. Alors de
longs gémissements s'échappent de sa poitrine, et, dans l'excès de
son désespoir, il s'écrie :
« Hélas ! quelle douleur pour moi et pour tous les prétendants ! Ce
n'est pas encore tant sur cet hymen que je gémis (quoique je
le regrette), car il y a
d'autres Achéennes, soit dans l'île d'Ithaque,
soit dans les villes voisines
;
mais c'est de nous trouver
inférieurs en force au divin
Ulysse, et de ne pouvoir tendre son
arc ! Quelle honte pour nous, lorsque cette aventure sera connue de la postérité ! »
Antinoüs,
fils d'Eupithée, prend la parole et dit
:
«
Eurymaque, il n'en
sera pas ainsi : tu le sais bien
toi-même. On célèbre maintenant parmi le peuple la fête sacrée
d'Apollon, qui donc voudrait
encore essayer de tendre l'arc ? Ne nous livrons plus
à aucun exercice et laissons debout toutes les haches ; je ne pense
pas que personne les enlève en venant dans la demeure d'Ulysse.
Allons, mes amis, que l'échanson verse du vin dans les coupes,
et qu'il nous les présente.
Faisons des libations
aux dieux éternels, et déposons
à terre cet arc recourbé. Demain, vous ordonnerez
à Mélanthius, le gardien des chèvres, de nous amener, au
lever de l'aurore, les plus belles
victimes de ses nombreux troupeaux,
afin que nous offrions de grasses cuisses au divin Apollon, célèbre par
son arc. Nous essaierons ensuite de tendre l'arme d'Ulysse pour terminer cette épreuve. »
Ainsi
parle Antinoüs, et tous
les prétendants approuvent ce qu'il
vient de dire. Les hérauts répandent une eau pure sur les mains des jeunes princes. Les adolescents couronnent les cratères d'un délicieux
breuvage ; puis ils portent les coupes à leurs lèvres, et
les distribuent à tous les convives. Les prétendants l'ont alors les
libations et boivent selon les désirs de leurs cœurs. Mais l'ingénieux
Ulysse, qui n'abandonne point ses projets de vengeance, adresse
ces paroles aux jeunes princes :
« Écoutez-moi, prétendants d'une illustre reine, je vais vous parler
selon les inspirations de mon cœur. J'implore Eurymaque et surtout
le divin
Antinoüs, qui vient de prononcer un
discours plein de sagesse. Oui, déposez
aujourd'hui l'arc d'Ulysse,
et remettez-vous en aux divinités
de l'Olympe : demain, les dieux
donneront la victoire à celui qu'ils daigneront favoriser. Mais
permettez-moi de prendre
cet arc brillant, pour que j'essaie au milieu de vous la force de mon
bras, et que je voie si mes membres ont conservé
la vigueur et la souplesse qu'ils avaient auparavant, ou si les voyages
et le défaut de soin(9) me les ont déjà ravies. »
Il
dit, et les prétendants, irrités de cette audace, s'emportent contre
lui ; car ils craignent tous qu'il parvienne à tendre l'arc d'Ulysse.
Antinoüs, indigné des paroles du héros, lui adresse ces reproches
amers :
«
Misérable étranger, ta raison t'abandonne ! Est-ce que tu n'es point satisfait d'avoir
pris ton repas au milieu de nous,
qui sommes des princes
illustres ? T'avons-nous privé de nos mets, et n'as-tu
pas assisté à tous nos entretiens ? Cependant aucun autre voyageur, et bien moins encore un mendiant, n'a ainsi
que toi entendu nos discours. Le vin
sans doute t'a troublé l'esprit,
comme il le trouble à tous ceux qui le prennent avec excès et
boivent sans modération. Jadis
le vin fit perdre la raison au
fameux centaure Eurythion,
lorsqu'il était chez les Lapithes, auprès du magnanime
Pirithoüs ; quand le vin eut troublé ses sens, il devint furieux
et commit des crimes épouvantables dans le palais même de
Pirithoüs(10) ; mais la colère s'empara bientôt de tous ces héros réunis;
ils se jetèrent sur Eurythion, le traînèrent hors du vestibule,
et lui coupèrent, avec l'airain
cruel, le
nez et les oreilles. Le centaure Eurythion, vivement offensé,
s'en alla couvert de honte, et
après avoir subi le châtiment d'une
aberration funeste due
à son esprit insensé. Voilà quelle fut l'origine de la guerre qui eut lieu entre les Centaures et les Lapithes. Quant à Eurythion, il s'attira
de grands maux en se laissant affaiblir par le vin. De même, vil
étranger, je t'annonce des
malheurs sans nombre si tu essaies de tendre cet arc. Tu ne trouveras plus désormais aucun appui,
aucun secours parmi le peuple
d'Ithaque ; nous t'enverrons sur
un sombre navire au roi Echétus, le plus cruel des hommes, et
personne ne pourra te sauver de sa fureur. Bois donc en silence, et
ne cherche pas à combattre avec des hommes plus jeunes et plus
illustres que toi ! »
Alors
la prudente Pénélope fait entendre ces paroles :
« Antinoüs, il n'est ni juste ni honnête d'insulter les hôtes de
Télémaque, lorsqu'il s'en
présente un dans ce palais. Penses-tu que, si cet étranger, se fiant à son adresse et à son courage, parvient
à tendre l'arc redoutable d'Ulysse, il me conduira dans
sa demeure et me prendra pour son épouse ? Non, ce vénérable
vieillard ne nourrit point cet espoir dans son âme. Que cette pensée
ne trouble donc point vos fêtes ; car rien ne serait moins convenable.
»
Eurymaque,
fils de Polybe, lui répond aussitôt :
«
Fille d'Icare, chaste Pénélope, nous pensons bien que ce mendiant
ne te conduira jamais dans sa demeure : cela ne pourrait
être permis. Mais nous redoutons les vains propos des hommes
et des femmes, et nous craignons que les plus vils d'entre les
Achéens ne disent : — « Ah ! combien ces hommes sont inférieurs
à l'homme illustre dont ils recherchent l'épouse, puisqu'ils n'ont
pu tendre l'arc brillant du divin
Ulysse ! Pourtant un pauvre voyageur
l'a courbé
sans efforts, et, de
sa flèche légère, il a traversé,
les douze haches,
et il a remporté la victoire ! »
— C'est ainsi
qu'ils parleraient, et ce serait
une honte pour nous. »
La
chaste Pénélope réplique en ces termes :
«
Eurymaque, que ceux qui consument honteusement les biens d'un
des puissants chefs de la Grèce
n'espèrent point obtenir de la gloire
parmi le peuple ! Pourquoi donc vous livrez-vous sans cesse à
ces excès ignominieux ? Ce voyageur est grand, robuste, et il se
glorifie d'être issu d'une illustre race ; remettez-lui donc l'arc
brillant, afin
que nous voyions ce qu'il peut faire. Mais, je vous le déclare, et
j'accomplirai ma promesse : si cet étranger tend l'arme d'Ulysse,
s'il obtient d'Apollon une telle faveur, je le revêtirai de
magnifiques vêtements,
d'une tunique et d'un manteau ; je lui donnerai, pour repousser les chiens et les hommes, un javelot aigu et un glaive
à double
tranchant ; je lui offrirai des brodequins superbes, et je le ferai
conduire où son cœur lui ordonnera de se rendre. »
Le
prudent Télémaque prend aussitôt la parole et dit :
«
Ma mère, je suis le seul ici qui ait
le pouvoir de donner ou de
refuser cet arc. Aucun de ces princes, soit qu'il règne au milieu
des rochers d'Ithaque, soit qu'il commande aux peuples des îles
voisines de l'Élide où paissent les coursiers, ne peut forcer
ma volonté si j'exige
que l'arme d'Ulysse soit donné à
cet étranger. Mais toi, ô ma mère, rentre dans tes appartements; reprends tes
occupations ordinaires, la navette et la toile, et ordonne à tes femmes de s'occuper de leurs travaux. Les exercices
de l'arc regardent les hommes, et surtout moi qui gouverne dans
ce palais. »
Pénélope,
surprise de ce que Télémaque vient de lui
dire, retourne à ses appartements,
en pensant aux sages conseils de son fils.
Suivie de ses femmes, elle entre dans sa demeure ; là elle se met
à pleurer Ulysse, son époux bien-aimé, jusqu'au moment où Minerve,
la déesse aux yeux d'azur, lui envoie un doux sommeil pour
fermer ses paupières.
Mais
Eumée, qui s'est emparé de l'arc d'Ulysse, le porte à son
divin
maître. Alors les prétendants s'agitent bruyamment dans la salle, et
l'un de ces jeunes orgueilleux se met à dire
:
«
Misérable insensé, vil gardien des porcs, où vas-tu porter cet arc
?
Il faut espérer que les chiens que tu as nourris, te dévoreront
bientôt au milieu de tes troupeaux, et loin de tout secours humain,
si le puissant Apollon et les autres divinités célestes nous sont
favorables ! »
Ainsi
parle ce jeune prince, Eumée, saisi de crainte, remet l'arc
à sa place : car un grand nombre de prétendants s'agitent bruyamment
dans le palais. Mais Télémaque, prenant à son tour la parole,
s'écrie d'une voix terrible et menaçante :
«
Cher Eumée(11), marche donc et va porter cet arc au mendiant. Sache que
tu ne dois point obéir à tant de maîtres ; ne l'oublie pas
surtout, car alors malgré ma jeunesse je te renverrais aux champs à
coups de pierre : tu sais que ma force est supérieure à la tienne.
Oh ! que ne puis-je aussi l'emporter par la vigueur de mon bras sur
tous les prétendants qui sont maintenant dans mon palais ! Oh ! comme
je les chasserais promptement de cette demeure pour les empêcher de
commettre ici de nouveaux crimes !
»
Il dit, et tous les jeunes princes accueillent ces paroles en souriant(12): leur courroux contre Télémaque s'était déjà calmé. Eumée traverse
la salle et remet l'arc entre les mains de l'ingénieux Ulysse ; puis il appelle la nourrice Euryclée et lui parle en ces
termes :
«
Prudente Euryclée, Télémaque t'ordonne de fermer exactement les
portes solides du palais. Si l'une des femmes entend du bruit, des gémissements dans les salles où sont les prétendants,
qu'elle ne sorte point, mais qu'elle reste tranquillement à ses travaux.
»
Il dit, et ses paroles
restent gravées dans la mémoire d'Euryclée.
Philétius sort secrètement du palais, et ferme toutes les portes
de la cour entourée de hautes murailles. Sous le portique se trouvait
un câble de navire fait de byblos(13) ; Philétius s'en sert pour
lier les portes ; puis il rentre dans la salle, va s'asseoir sur le siège
qu'il vient de quitter, et regarde attentivement Ulysse, son divin
maître. Le héros s'empare de l'arc,
l'examine avec
soin, et le retourne en tous sens : car il craint que la corne n'en
ait été
rongée pendant son absence. Alors un des prétendants dit à celui
qui se trouvait à ses côtés :
«
Sans doute ce mendiant est habile à tirer de
l'arc(14)
;
il en possède peut-être de semblables dans sa demeure, ou bien il
désire en faire un lui-même. Vois donc comme il retourne et examine
l'arc d'Ulysse. »
Un autre de ces jeunes orgueilleux s'écrie :

Notes, explications et commentaires
(1) Eustathe nous apprend que ces mots :
τόξον
μνηστήρεσσι θέμεν
(vers 3)
(de
placer l'arc pour les prétendants) ont fait intituler ce
livre
Τόξον θέσις
(l'arc placé, ou le placement de l’arc). Nous
avons suivi la traduction de Dugas-Montbel pour ce titre, et
nous avons intitulé ce livre XXI de l'Odyssée le Jeu de l’Arc
; car on ne nous aurait pas compris si nous avions traduit
littéralement
Τόξον θέσις.
(2) D'après les recherches que nous avons faites sur
l'emploi du fer chez les Grecs du temps d'Homère, nous pensons
que ce passage :
πολύκμητός
τε σίδηρος (vers 10) doit être traduit par
fer difficile à travailler, et non par fer richement
travaillé (Dugas-Montbel), ni fer ouvragé (Bitaubé) ;
car le mot
πολύκμητός
(qui a coûté beaucoup de travail), lié au mot
σίδηρος, doit s'entendre, non pas du temps que l'artisan a passé
pour polir ou orner ce fer, mais de la peine qu'il a eue à le
travailler. Nous pensons aussi que si notre poète place le fer
parmi les richesses d'Ulysse, c'est que ce métal était alors
très-rare.
(3) Bitaubé, au sujet de la description des trésors
d'Odyssée, fait une remarque fort judicieuse : « On gardait,
dit-il, avec soin ces richesses, et l’on aimait sans doute à en
faire parade pour montrer combien l'on avait voyagé, les
liaisons qu'on avait formées. Que de récits amenaient la revue
de ces effets qu'on appelait
κειμήλιά ! C'étaient des archives satisfaisantes à la fois pour le
cœur et pour l'esprit : elles étaient historiques et
attendrissantes. Avec quel plaisir un père devait les montrer à
ses enfants ! Faut-il s'étonner, après cela, qu'Homère raconte
si souvent avec complaisance la manière dont ces chefs acquirent
telle arme ou tel ustensile précieux, que cette mention
l'entraîne dans des longueurs qui nous semblent inutiles, et que
nous lisons froidement, parce que nous ne nous mettons pas
exactement à la place de ces personnages : Le sentiment qui
animait ces détails est anéanti parmi nous.
(4) Nous avons traduit littéralement ces deux vers, fort
difficiles à expliquer aujourd'hui :
………….ἀμφίπολοι φέρον ὄγκιον, ἔνθα σίδηρος
κεῖτο πολὺς καὶ χαλκός, ἀέθλια τοῖο ἄνακτος
(vers 61/62)
Tous ceux qui ont commenté ce passage (et ils sont
nombreux) n'ont pas encore pu établir d'une manière positive si
le poète, en se servant du mot
σίδηρος
a voulu parler des bagues que nous avons mentionnées dans
le livre précédent, et s'il a eu l'intention de désigner les
pointes de flèches en en le mot
χαλκός.
(5) Le texte grec porte
κλίνας κολλητῆισιν ἐϋξέστηις σανίδεσσιν
(vers 137) (appuyé contre
les planches (portes) collées et bien polies).
(6) Par
κορώνη,
il faut entendre le bout recourbé de l'arc, garni d'un anneau ou
plutôt d'un bouton où s'attachait la corde. Bitaubé n'a pas
éclairci ce passage en le traduisant par : « anneau qui décorait
le sommet de l'arc. » Madame Dacier le rend peut-être trop
simplement en disant : « Il met la flèche sur son manche. »
Dugas-Montbel est un peu plus fidèle au texte quand il traduit
καλῆι κορώνη
par : « brillante extrémité de l'arc. »
(7) Madame Dacier a fait un contre-sens en traduisant :
Ἀντίνοος δ᾽ ἔτ᾽ ἐπεῖχε καὶ Εὐρύμαχος θεοειδής,
ἀρχοὶ μνηστήρων· ἀρετῆι δ᾽ ἔσαν ἔξοχ᾽ ἄριστοι.
(vers 186/187)
« Antinoüs s’abstenait encore (encore, ainsi
qu'Eurymaque, pareil aux dieux, les chefs des prétendants et
ceux qui étaient de beaucoup les meilleurs par leur force, » par
« Antinoüs et Eurymaque, qui étaient à la tête des poursuivants
et les plus robustes, sont obligés eux-mêmes d'y renoncer.
» Les prétendants ne pouvaient certes pas renoncer à
tendre l'arc, puisqu'ils ne l'avaient pas encore eu entre leurs
mains. Dugas-Montbel se rapproche plus du texte en disant : «
Antinoüs persiste encore.» Mais cette traduction n'est
pas exacte ; car si Antinoüs persiste, c'est qu'il a déjà
essayé de tendre l'arc. Cependant Homère, en employant ici le
verbe
ἐπέχω
(s’abstenir), dit bien positivement que ces deux
prétendants n'avaient pas encore paru dans la lice.
(8) Ce passage
ἀτὰρ τόδε σῆμα τετύχθω
(vers 231) tout à la fois
obscur et concis, a été compris de différentes manières par les
traducteurs ; Dubner ne l'éclaircit pas davantage en suivant la
version de Clarke (at hoc signum fiat) Madame Dacier dit
: « Voicy l'ordre que je vous donne. » Bitaubé se rapproche
plus du texte par ces mots : « Convenons d'un signal. » Mais
Bitaubé a pris trop au pied de la lettre le mot
σῆμα
; car
il est très-probable qu'Ulysse veut plutôt parler ici d'une
convention que d'un signal. Dugas-Montbel a rendu ce passage
très-obscurément en disant : « Que ce signe vous suffise. » Mais
de quel signe Dugas-Montbel veut-il parler, puisqu'Ulysse n'en
fait aucun ? Nous avons suivi, nous, pour l'explication de ce
passage, l'excellente version allemande de Voss ; voici ce que
dit ce savant traducteur : Die Abred’, aber sei diese (mais
que la convention soit celle-ci ; c'est-à-dire : mais,
pour nous concerter (pour agir d'accord), voici ce qu'il
faire.
(9) Nous avons traduit littéralement, le mot
ἀκομιστίη
(vers 284)
(de
ἀ
prefixe et
κομίζω),
qui a été mal rendu par tous les traducteurs français. Ce sont
là de ces petites nuances dont madame Dacier, Bitaubé et
Dugas-Montbel n'ont tenu aucun compte. Le mot
ἀκομιστίη
(qu'ils ont tous traduit par misère) ne se trouve qu'une
seule fois employé par Homère ; et dans le Dictionnaire des
Homérides il porte le signe des
ἄπαξ είρημένα.
(10) Pirithoüs, un des Lapithes, se mariant à Hippodamie,
fille d'Adraste, pria à ses noces les Lapithes et les Centaures. Les
derniers burent avec tant d'excès, qu'ils forcèrent les Lapithes à
les maltraitée, et ce fut le Centaure Eurythion qui commença ces
insolences qui furent funestes à toute sa nation.
(11) Le texte porte : « ἄττα
(vers 369) qui était un terme de
respect dont se servaient les jeunes gens en parlant des vieillards,
et qui équivaut à mon père, bon père, bon vieillard.
(12) Nous traduisons
ἡδὺ
γέλασσαν
(vers 376) (ils rirent
agréablement) par ils sourient.
(13) Dans le texte de Wolf, nous lisons ὅπλον….
βύβλινον
(vers 39O/391)
; mais Eustathe écrit aussi
ὅπλον…. β
ίβλινον.
Selon les uns,
βύβλινον
sert à désigner non pas le papyrus d'Egypte, mais une plante qui
ressemble au papyrus ; selon les autres, on doit entendre par ce mot
une corde de chanvre ou une corde faite avec celle pelure légère qui
se trouve sous l'écorce du tilleul. Les auteurs du Dictionnaire des
Homérides, en marquant
βύβλινος
du signe des
ἅπαξ εἰρημένα,
prétendent qu'il signifie le cordage d'un vaisseau, fait avec
l'écorce du papyrus.
(14) Madame Damer a fait un contre-sens en traduisant :
ἦ τις
θηητὴρ καὶ ἐπίκλοπος ἔπλετο τόξων· (vers 397) par
: « celuy qui admire si fort cet arc aurait bonne envie de le
voler ; car le mot
ἐπίκλοπος
; ne signifie pas ici un voleur. Mais laissons répondre à madame
Dacier des philologues qui ont profondément étudié cette question :
« D'autres, disent-ils, l'entendent ici (le mot
ἐπίκλοπος)
dans le sens de voleur, qui brûle de voler ; mais la liaison des
idées ne permet point de l'admettre. Les prétendants, voyant Ulysse
manier et tourner cet arc dans tous les sens, ne disent point :
C'est sans doute que!que amateur d'arc qui a envie de voler celui-là
; mais bien : C'est sans doute un amateur, un habile en fait d'arcs.
Ce qui les frappe, c'est la curiosité avec laquelle Ulysse examine
cet arc, et, cherchant à se l'expliquer, ils conjecturent, dans les
deux vers suivants , ou qu'il en a chez lui un semblable , ou qu'il
en veut faire un pareil ; c'est-à-dire, il faut, pour l'examiner
ainsi, ou qu'il soit frappé de la ressemblance, ou qu'il l'étudié
pour en faire un semblable, ce qui, loin de supposer l'envie de le
voler, semble l'exclure (les auteurs du Dictionnaire des
Homérides),—Voss admet cette opinion, en traduisant ce passage par
Voilà un homme qui a une connaissance profonde de l'arc (Traun
! das ist ein schlauer und listiger Kenner des Bogens).
(15) Pour l'explication de ce passage, qui n'a jamais été
bien traduit en français, nous avons suivi l'excellente version
allemande, qui éclaircit ainsi le texte d'Homère : Dass doch
jeglicher Wunsch dem fremdling also gelinge, wie es ihm je'zo
gelingt, den Krummen Bogen zu spannen ! — Puisse chaque désir
lui réussir autant, à l'étranger, qu'il lui réussit maintenant de
tendre l'arc courbé !