e
divin Ulysse se retire dans
le vestibule du palais ; là,
il étend une peau de bœuf qui n'avait pas encore été préparée, et la couvre de celles des
nombreuses
brebis égorgées par les
prétendants ; puis il se couche, et Eurynome place sur lui un
large manteau. C'est là que
l'intrépide héros, restant éveillé, médite le trépas des orgueilleux
prétendants. — Les femmes de Pénélope, qui depuis longtemps
se mêlaient à ces jeunes princes, sortent en riant du palais et se
livrent à la joie la plus vive.
Ulysse, qui les entend, est
violemment courroucé ; il se demande s'il doit les frapper toutes à
l'instant ou permettre qu'elles s'unissent aux prétendants pour la
dernière fois ; et son cœur bondit avec force dans sa poitrine.
Comme
la lice(1) aboie autour de ses petits lorsqu'elle aperçoit un
étranger
et brûle de combattre : tel Ulysse rugit en son âme, indigné
de
ces forfaits odieux ; mais il se frappe aussitôt la poitrine et
réprimande
son cœur eu ces termes :
«
Modère-toi,
mon
cœur.
Tu supportas des choses plus
terribles
encore quand l'impitoyable Cyclope dévora mes braves
compagnons
; tu supportas sans faiblir cette
cruelle épreuve jusqu'à ce
que la prudence t'ait fait sortir de cet antre où tu pensas
mourir.(2)
»
Il
réprimande ainsi son cœur, qui se contient et cesse de battre ;
mais
Ulysse se roule en tous sens sur sa couche. De même qu'un
homme
tourne sans cesse sur un foyer ardent le ventre d'une
victime rempli de graisse et de sang pour la faire promptement rôtir :
de même Ulysse se tourne de tous côtés sur sa couche en
songeant
aux moyens de lutter
seul
avec les nombreux prétendants.
— Bientôt Minerve descend des cieux ; elle se présente
à
Ulysse sous les traits d'une jeune femme, se place sur la tête
du
héros et lui adresse ces paroles :
«
Toi, le plus infortuné des mortels, pourquoi veilles-tu sans
cesse
?
Cependant tu reposes dans ta demeure ; ton épouse est
près
de toi,
ainsi
que ton enfant que chacun désirerait
avoir pour fils. »
L'ingénieux
Ulysse lui répond aussitôt :
«
O déesse, tout ce que tu viens de dire est juste ; mais mon
âme
est cruellement agitée. Je me demande comment je frapperai de mon
bras les orgueilleux prétendants, moi qui suis seul, tandis
qu'ils
sont toujours en foule dans mon palais. Un plus grand obstacle
se présente encore à mon esprit. Si par la volonté de Jupiter
et
par la tienne je parviens à immoler tous ces jeunes princes, où
fuirai-je
pour échapper à la vengeance ? O déesse, c'est
là,
je t'en supplie, ce qu'il faut
considérer. »
Minerve
aux yeux d'azur prend la
parole et dit :
«
Malheureux, tu ne sais donc pas que les hommes se confient
souvent à des compagnons plus faibles et moins expérimentés
qu'eux
! Mais moi je suis une divinité qui te protège sans cesse et
qui t'ai secouru dans tous tes malheurs. Je te déclare donc que
si
cinquante bataillons de guerriers nous enveloppaient de toutes parts
et voulaient nous frapper de leurs glaives, tu leur enlèverais
à l'instant et leurs bœufs et leurs grasses brebis. Livre-toi donc
au
sommeil : il est affreux de rester toute une nuit sans dormir.
Bientôt
tu sortiras de cet abîme de souffrances. »
En
disant ces mots, la plus noble des déesses répand un doux sommeil
sur les yeux du héros ; puis elle s'en retourne dans l'Olympe. Le
repos, qui chasse les soucis et délie les membres, ne tarde pas à
s'emparer du corps d'Ulysse. — La chaste Pénélope
se réveille ;
elle
s'assied sur sa couche moelleuse et se met à
répandre
des pleurs ; quand ses larmes sont épuisées, elle adresse cette prière
à la divine Artémise :
«
O Diane, vénérable déesse, fille de Jupiter, frappe-moi
de
tes flèches rapides pour m'arracher la
vie,
ou permets que les violentes
tempêtes m'emportent au milieu des airs et me rejettent
ensuite dans les flots de l'Océan(3)
! — Ainsi les tempêtes enlevèrent
les filles de Pandarée, après que les dieux eurent exterminé
leurs parents, et ces jeunes filles restèrent orphelines dans le
palais
de leurs aïeux ; la blonde Vénus les nourrit de
lait,
de miel et
de vin délectable ; l'auguste Junon leur donna la beauté et la sagesse,
la chaste Diane une taille majestueuse, et l'illustre Minerve
tous les talents. Lorsque Vénus se rendit dans le vaste Olympe pour
demander au puissant Jupiter que ces orphelines goûtassent enfin les
douceurs de l'hyménée (car
le dieu qui se plaît à lancer la foudre connaît toutes choses, et
il règle à son gré le bonheur ou le malheur des humains), alors
les Harpies enlevèrent les filles
de Pandarée et les livrèrent aux odieuses Furies pour être
leurs esclaves.— Que les dieux habitants de l'Olympe m'enlèvent
ainsi,
ou que Diane à la belle chevelure
me frappe de ses douces flèches,
afin que j'aille
rejoindre
mon époux au sein de la terre
et que je ne sois point la femme d'un homme inférieur au
divin
Ulysse ! Le malheur est supportable quand, le cœur accablé de tristesse, on pleure tout le jour, et que pendant la
nuit on goûte le doux
sommeil qui nous fait
oublier la joie et la douleur une fois
qu'il
a fermé nos paupières ; mais une
divinité funeste me poursuit, moi, jusque dans mes
songes ! Cette nuit encore,
il m'est apparu un héros semblable à mon époux lorsqu'il partit pour
Ilion avec ses guerriers ; à cette vue mon cœur
s'est rempli de
joie,
car je pensais que ce
n'était
point un songe, mais bien Ulysse
lui même. »
Elle dit, et bientôt
l'Aurore paraît sur son trône étincelant. Le divin
Ulysse,
qui entend la
voix
et les pleurs de Pénélope, croit que sa chaste épouse
l'a
reconnu. Il se lève aussitôt,
prend les couvertures et les toisons qui lui servaient de couche, les
place sur un siège et
jette la peau de bœuf hors du palais ; puis, élevant
les mains, il implore Jupiter en ces termes :
«
Jupiter, puisque tu m'as ramené dans ma patrie après m'avoir
accablé de maux sans nombre, après m'avoir fait errer sur la terre et
sur les ondes, permets maintenant que quelque mortel en se
réveillant fasse entendre au sein de ce palais une voix prophétique(4),
et qu'au ciel apparaisse un signe qui m'éclaire sur ma destinée ! »
C'est
ainsi qu'il prie, et le prévoyant Jupiter exauce ses vœux.
Tout
à coup le fils de Saturne fait gronder son tonnerre dans le
splendide
Olympe(5), et le divin Ulysse s'en réjouit. En même temps

une
femme qui broyait du grain dans l'endroit
où se trouvaient les meules d'Ulysse,
prononce quelques paroles.—
Autour de ces meules travaillaient douze femmes qui étaient occupées
à moudre de l'orge, du
froment et des mets nourrissants(6)
;
mais maintenant elles dormaient toutes auprès du froment qu'elles avaient
moulu ; une seule cependant n'avait pas encore cessé son travail,
quoiqu'elle fût très-faible. — Cette femme arrête sa meule, et prononce des paroles prophétiques qui sont d'un favorable
augure pour le roi son maître.
«
Puissant Jupiter, dit-elle, toi qui gouvernes les hommes et les dieux,
tu viens de faire gronder ton tonnerre dans les cieux étoiles,
et pourtant je ne vois aucun nuage. Sans doute que tu fais apparaître
à quelque mortel un signe céleste. O fils de Saturne, exauce
la prière d'une femme infortunée ; fais que les prétendants goûtent
aujourd'hui pour la dernière fois, dans le palais
d'Ulysse,
les charmes
du festin ! Ces orgueilleux jeunes gens brisent mes membres en
me forçant à broyer le grain qui les nourrit ! Puissent-ils
enfin prendre aujourd'hui leur dernier repas ! »
Elle dit ; le divin Ulysse est joyeux d'avoir entendu la voix
prophétique
de cette femme et le tonnerre du puissant dieu de l'Olympe, car il
pense maintenant pouvoir se venger.
Les
femmes du palais d'Ulysse accourent de toutes parts,
et allument
de grands feux dans les foyers. Télémaque, semblable à un
dieu, abandonne sa couche et se couvre de vêtements magnifiques
;
il suspend un glaive à ses épaules, attache à ses pieds brillants de superbes brodequins et saisit une forte lance terminée
par une pointe d'airain. Le fils d'Ulysse s'arrête sur le seuil
de la porte et dit à Euryclée :
«
Nourrice chérie, as-tu
donné une couche et des aliments
à l'étranger, ou bien est-il resté dans ce palais sans recevoir
aucun soin ? Telle est pourtant ma mère, malgré sa prudence : elle
accueille souvent avec honneur les hommes les plus obscurs et
renvoie quelquefois honteusement les mortels les plus illustres. »
Euryclée
s'empresse aussitôt de répondre en ces termes :
«
Mon fils, n'accuse point ta mère ; elle est innocente. L'étranger
qui est dans ce palais,
a bu autant de vin qu'il en a
voulu ; mais il n'a pris aucune nourriture. Pénélope ta mère l'a
interrogé elle-même,
puis, lorsque ce mendiant a songé au repos, la noble
fille d'Icare a dit à ses esclaves de préparer une couche ; mais
cet étranger, semblable à un homme dévoré de chagrin, n'a point voulu reposer dans
une couche, ni sur de moelleux tapis
: il s'est couché dans le vestibule, sur des peaux de brebis, et
nous l'avons couvert ensuite d'un épais manteau. »
A
ces mots, Télémaque, tenant sa lance à la main, sort du palais, suivi
de ses chiens agiles, et se rend à l'assemblée des Achéens aux
belles cnémides. — La vénérable Euryclée, fille d'Ops,
issu de
Pisénor, exhorte les esclaves en disant :
«
Hâtez-vous d'arroser et de nettoyer cette demeure ; étendez des
tapis de pourpre sur ces sièges magnifiques ; lavez toutes ces tables
avec des éponges ; allez à la fontaine pour y prendre de l'eau que
vous apporterez promptement ici : car les prétendants ne se feront
pas longtemps attendre. Ce jour est pour tous un jour de fête,
et les jeunes princes viendront de grand matin au palais. »
Elle
dit, et toutes les esclaves obéissent à cet ordre. Vingt femmes vont puiser de l'eau aux sources profondes(7), et les autres
servantes s'empressent de tout préparer dans l'intérieur du palais.
Bientôt
arrivent les serviteurs des prétendants ; ils se mettent à fendre
le bois, et les femmes reviennent de la fontaine. Alors le pasteur
Eumée, amenant trois porcs, les plus beaux de la bergerie, franchit
le seuil du palais ; il fait paître ses porcs dans la vaste enceinte
des cours, et adresse ensuite au divin
Ulysse ces rapides paroles
:
«
Étranger, les prétendants te respectent-ils maintenant, ou
te méprisent-ils encore dans le palais d'Ulysse, comme ils l'ont
fait hier
?
»
L'ingénieux
fils de Laërte lui répond en disant :
«
Cher Eumée, que les dieux punissent enfin l'insolence de ces
hommes orgueilleux et sans pudeur, de ces princes qui n'ont pas craint
de m'outrager dans une maison étrangère ! »
Ainsi
parlent Ulysse et le pasteur. — Mélanthius conduisant les plus
belles chèvres de son troupeau pour le repas des prétendants, et
suivi de deux bergers, entre dans le palais ; il attache ses chèvres
sous le portique sonore, puis il adresse à Ulysse ces reproches
amers :
«
Comment, vil étranger, tu es encore dans cette demeure pour
importuner les prétendants ! Tu ne quitteras donc jamais cette porte
?
Je crois que nous ne nous séparerons pas avant d'en être venus
aux mains. Pourquoi restes-tu toujours ici,
contrairement aux convenances, pour demander quelques bribes à ces jeunes princes
?
Va donc mendier aux repas des autres Achéens. »
L'ingénieux
Ulysse
ne daigne pas lui
répondre ; il secoue seulement
la tète, et inédite au fond de son cœur une terrible vengeance.
Le
troisième, qui franchit le seuil du palais,
est Philétius, chef
des bergers, qui amène aux prétendants de grasses chèvres et
une génisse stérile (des nautoniers qui passaient des voyageurs
à Ithaque y ont conduit Philétius et les pasteurs qui le suivaient). Le chef des bergers attache ses chèvres sous le portique
retentissant, puis, s'approchant
d'Eumée, il lui dit :
«
Pasteur, quel est donc cet étranger nouvellement arrivé
en
ces lieux
? Quels sont ses parents et quelle est sa patrie ? Comme
cet infortuné ressemble au roi, notre ancien maître ! Certes,
les dieux peuvent maintenant accabler de maux les simples mortels, puisqu'ils réservent tant d'infortunes aux rois eux-mêmes !
»
En
disant ces mots, il s'approche d'Ulysse, lui prend la main, et
lui parle en ces termes :
«
Salut, vénérable étranger. Que la prospérité t'accompagne désormais,
car en ce moment tu me
parais être accablé par le malheur.
— Puissant Jupiter, aucune divinité n'est aussi cruelle que
toi ! Tu es sans pitié pour les faibles humains ; lorsque tu leur as donné le jour, tu
les plonges dans des abîmes de douleurs ! — Étranger, en te
voyant, j'ai pensé à
Ulysse, à mon divin maître,
et la sueur a coulé le long de mon corps, et mes yeux se sont remplis
de larmes ! Si ce héros est encore vivant, s'il
voit la lumière du soleil, il erre peut-être, couvert de haillons semblables
aux tiens, parmi
les villes des hommes ! Mais si l'irréprochable
Ulysse n'existe plus, s'il est descendu dans les sombres demeures de
Pluton, quel malheur pour moi ! Car autrefois il me confia
la garde de ses belles génisses dans le pays des Céphaléniens, lorsque je n'étais encore qu'un enfant ; ces génisses sont innombrables
aujourd'hui, et jamais pasteur n'eut une race aussi féconde de
génisses au large front. Cependant des princes étrangers m'obligent à conduire ici mes plus beaux troupeaux pour qu'ils soient
dévorés par les prétendants, par ces jeunes orgueilleux qui méprisent
Télémaque dans son propre palais, qui ne craignent point
le courroux des dieux et sont impatients de se partager les biens
d'Ulysse, leur roi et leur maître, absent depuis tant d'années ! Une
foule de pensées agite et trouble mon esprit. Il serait mal sans
doute, tant que le fils d'Ulysse existe,
de m'en aller
dans un autre pays,
et de conduire les bœufs de mon maître à des peuples étrangers ;
mais il est dur aussi d'être maltraité par les prétendants
en gardant avec soin les troupeaux du fils de Laërte ! Depuis
longtemps je veux quitter l'île d'Ithaque pour me retirer chez quelque roi puissant ; car les excès de ces jeunes princes ne sont
plus supportables. Mais je pense encore à mon malheureux maître,
qui reviendra peut-être un jour pour chasser de son palais la troupe
insolente des prétendants. »
L'ingénieux
Ulysse lui répond aussitôt en disant :
«
Pasteur, tu me parais
être un homme juste
et intelligent;
je vois môme que ton
esprit est plein de prudence. Eh bien ! je t'atteste par le
plus grand des serments ; je te jure par Jupiter, le plus puissant
des dieux, par cette table hospitalière et par ce
foyer auprès duquel je me suis approché, que le fils de Laërte reviendra
dans sa demeure pendant que tu y seras encore! Pasteur,
tu verras massacrer de tes propres yeux, si tel est ton désir, tous
les prétendants, tous ces jeunes princes qui commandent encore
en maîtres dans ce palais ! »
Le
gardien des génisses réplique en ces termes :
«
Cher étranger, que le fils de Saturne accomplisse cette promesse, et tu jugeras alors de mon courage et de la force de mon
bras ! »
Eumée
implore aussi les dieux, et leur demande de ramener l'intrépide
Ulysse dans sa patrie.
Pendant
que le héros s'entretient avec ses pasteurs, les pré-tendants
méditent la mort de Télémaque. Mais tout à coup
s'élève à la gauche de ces jeunes princes un aigle au vol rapide(8), tenant
dans ses serres une timide colombe. Amphinome, s'adressant
aux prétendants, leur dit :
«
Mes amis,
le complot que nous tramons contre
les jours de Télémaque
ne réussira pas. Ne songeons donc maintenant qu'à la joie des festins. »
Ainsi
parle Amphinome, et son discours plaît aux prétendants. Ils
entrent tous dans le palais du divin Ulysse, et déposent leurs manteaux
sur des sièges et des trônes ; puis ils égorgent de grasses chèvres
et de superbes brebis ; ils immolent encore de beaux porcs
et une génisse qui appartenait au troupeau(9) ; ils
distribuent ensuite aux
convives les entrailles qu'ils viennent de faire rôtir, et
mêlent le vin dans des cratères. Eumée présente des coupes aux
prétendants ; Philétius leur distribue le pain dans de belles corbeilles,
et Mélanthius leur verse le vin.
Tous les convives étendent
aussitôt les mains vers les mets qu'on leur a servis et préparés.
Télémaque,
qui médite toujours de nouvelles ruses, fait asseoir Ulysse
dans la salle, sur un humble siège placé près du seuil de pierre
et devant une petite table ; il lui donne une part des entrailles, lui
verse du vin dans une coupe d'or, et lui dit :
«
Reste maintenant au milieu des convives pour boire avec nous le doux
nectar ; moi j'empêcherai bien les prétendants de te
dire des injures : ce n'est point ici une demeure publique, mais
le palais d'Ulysse que ce héros a acquis pour moi.
Quant à vous, jeunes princes,
abstenez-vous de toute action violente, de toute parole injurieuse, afin qu'aucune querelle ne s'élève en ces lieux.
»
Il
dit. Tous les prétendants indignés se mordent les lèvres, et
admirent l'audace avec laquelle Télémaque vient de leur parler. Antinoüs,
fils d'Eupithée, s'adressant aux jeunes princes, prononce
ces mots :
«
Achéens, approuvons ce discours, quelque violent qu'il soit ; car
Télémaque nous parle en nous menaçant. Si Jupiter ne s'était pas
opposé à nos desseins, nous aurions déjà dompté dans ce palais
ce bruyant orateur. »
Ainsi
parle Antinoüs ; mais Télémaque, sans prendre aucun souci
des paroles qu'il vient d'entendre, ne répond rien. — Cependant
les hérauts conduisent dans la ville l'hécatombe

sacrée des dieux
; tous les Achéens à la longue chevelure sont rassemblés dans
le bois touffu d'Apollon, du dieu qui lance au loin les traits.
Lorsque
les prétendants ont fait rôtir les chairs des victimes(10), ils
les retirent du foyer, les divisent, et participent tous à ce splendide
festin. Ceux qui servent dans le palais apportent à Ulysse une part de viandes rôties égale à celle des autres convives,
ainsi que l'avait ordonné Télémaque.
La
déesse Minerve ne permet pas que les prétendants cessent leurs
insultes ; elle veut que la douleur et la colère pénètrent plus profondément
encore dans le cœur d'Ulysse. Parmi les prétendants se
trouvait un homme dont l'âme était injuste ; il s'appelait Ctésippe,
et habitait Samé. Cet homme, plein de confiance dans ses immenses
richesses, désirait s'unir à l'épouse du divin Ulysse, absent
depuis tant d'années. Ctésippe, s'adressant à ses compagnons,
leur dit :
«
Prétendants illustres, écoutez tous ce que je vais dire. Ce vil étranger
a déjà reçu une part
égale à la nôtre ; cela
est convenable : car il ne serait ni juste, ni honnête, de mépriser, les hôtes de Télémaque,
quand l'un d'eux
vient dans ce palais. Mais moi, je veux aussi lui faire le
présent de l'hospitalité, pour qu'il l'offre à la femme qui l'aura,
baigné, ou aux autres esclaves,
d'Ulysse. »
En
parlant ainsi, Ctésippe
prend dans une corbeille le pied d'un bœuf, et le lance d'une main
vigoureuse ; Ulysse évite le coup
en inclinant doucement la tête ; mais du fond de son âme, il
laisse échapper un rire sardonique(11), et le pied de bœuf va frapper
la muraille. Alors Télémaque indigné dit à ce jeune audacieux
:
«
Certes, Ctésippe, tu es bien heureux de n'avoir point frappé
mon hôte : il est vrai qu'il à lui-même évité le coup. Mais si tu
l'avais atteint ce mendiant, je t'aurais plongé ma lance dans la poitrine,
et ton père, au lieu d'avoir à se réjouir de ton hyménée, aurait
eu à célébrer des funérailles ! Qu'à l'avenir personne ne commette
plus ici de tels outrages. Maintenant j'ai de l'expérience,
je sais distinguer le bien d'avec le mal, et je ne suis plus un
enfant. Jusqu'à présent j'ai
supporté bien des injures ; je
vous ai vus égorger mes brebis, boire mon vin et livrer mes blés
au pillage ; car il est impossible
qu'un seul homme en chasse un si grand
nombre ; cependant cessez d'exercer vos ravages. Si vous voulez
me tuer avec l'airain
cruel, faites-le, je le désire
moi-même. Certes il vaut
mieux mourir que de voir commettre sous ses yeux de tels
forfaits, que de voir ses hôtes outragés et ses servantes
honteusement violées dans de riches demeures ! »
A
ces mots, tous les prétendants gardent un profond silence. Mais
Agélaüs, fils de Damastor, prend la parole et dit :
«
O mes amis, qu'aucun de vous ne s'indigne ni ne réponde par
d'aigres paroles à ces justes reproches. Ne frappons plus ce mendiant
et gardons-nous d'insulter les serviteurs d'Ulysse. Moi je
vais donner un conseil à Télémaque, ainsi qu'à
sa mère, et je désire qu'il leur
soit agréable. Tandis que, le cœur plein
de désir, vous conserviez tous deux l'espoir que le prudent Ulysse.
reviendrait dans sa demeure, n'était-il pas blâmable de laisser toujours
ici les Achéens ? Il aurait mieux valu
que les dieux eussent
permis à Ulysse de revenir dans son palais(12) ; mais maintenant
tout nous prouve que ce héros ne reverra jamais sa patrie. Télémaque,
va donc trouver ta mère, et dis-lui qu'elle doit choisir
pour époux celui d'entre les Grecs qui lui
paraîtra le plus illustre,
et qui fera les plus riches présents. Toi, tu pourras boire et manger au gré de tes désirs et jouir en paix de l'héritage
de ton père. Alors ta mère, la chaste Pénélope, veillera sur
les biens de son nouvel époux. »
Le
prudent Télémaque lui répond aussitôt :
« Agélaüs, je te jure par Jupiter et par les souffrances de mon glorieux
père, qui est mort loin d'Ithaque, ou qui erre peut-être encore
de contrée en contrée, que je ne m'oppose point à l'hymen de
ma mère. Chaque jour, au contraire, j'exhorte
Pénélope à prendre pour époux
celui que son cœur désire, et moi-même j'offre de nombreux
présents(13). Cependant je crains, en prononçant
de si violentes paroles, de la forcer à sortir de cette demeure.
J'espère que les dieux ne permettront jamais qu'elle s'éloigne
! »
Ainsi
parle Télémaque. Les prétendants, excités par Minerve, éclatent
d'un rire inextinguible qui trouble leur raison et ils rient d'un
rire étrange, emprunté(14)
;
ils avalent des chairs encore
saignantes ;
leurs yeux se remplissent de larmes, et leur âme semble présager
un grand malheur. En ce moment Théoclymène, semblable aux dieux,
s'écrie dans l'assemblée :
« Malheureux ! quels maux souffrez-vous donc ? Une nuit profonde
vous environne et elle couvre vos têtes, vos visages et vos
genoux ! De sourds gémissements se font entendre, et vos joues sont
baignées de larmes ! Le sang ruisselle à
longs flots sur les murs et sur les hautes colonnes(15)
;
les portiques et les cours sont
remplis de fantômes qui se précipitent dans le sombre Érèbe
; le soleil a disparu des cieux, et les ténèbres de la mort vous
enveloppent de toutes parts ! »
Il
dit,
et les prétendants se mettent à rire.
Alors Eurymaque, fils
de Polybe, prend la parole et dit :
«
Cet étranger récemment arrivé en ces lieux a sans doute perdu
la raison. Jeunes gens,
faites-le sortir à l'instant du
palais, et conduisez-le
jusqu'à la place publique, puisqu'il prend ici
le jour
pour la nuit. »
Théoclymène
s'empresse de répondre en ces termes à l'orgueilleux
prétendant :
«
Eurymaque, je n'ai
pas besoin de guides pour me
conduire : mes yeux,
mes oreilles,
mes pieds, sont encore bons, et mon
esprit ne s'est point
honteusement dégradé ! Je sors volontiers de, ce
palais ; car je prévois les malheurs qui vous menacent. Prétendants orgueilleux, qui insultez les étrangers dans les demeures d'Ulysse
et tramez sans cesse d'odieux complots, aucun de vous ne
pourra fuir, ni échapper à la mort ! »
Théoclymène
en disant ces mots s'éloigne du palais et se rend auprès
de Pirée qui le reçoit
avec joie. — Alors tous les prétendants
se regardent entre eux et augmentent encore le courroux de
Télémaque en riant de ses hôtes. Ainsi, l'un
de ces jeunes insensés lui dit
:
«
Télémaque, personne n'est plus malheureux que toi dans le
choix des voyageurs que tu accueilles ! Celui que tu protèges ici
est un misérable mendiant, sans pain, sans force, incapable, de
travailler, enfin, un vil fardeau de la terre ; et l'autre ne vient dans
ce palais que pour prophétiser ! Télémaque, si tu m'en crois (et
c'est ce que tu peux faire de mieux), nous jetterons ces deux étrangers
sur un bon navire garni de rames, et nous les
enverrons aux Siciliens pour en avoir un prix convenable. »
C'est
ainsi que parle ce jeune prince ; mais Télémaque, peu touché de ce
qu'il vient d'entendre, ne répond rien. Il regarde secrètement son père,
et attend avec impatience l'instant où il pourra
frapper ses ennemis.
La
fille d'Icare, la prudente Pénélope,
assise en face de la porte
sur un siège magnifique, écoutait attentivement tout ce que les
prétendants disaient dans le palais. — Ces jeunes princes,
après avoir immolé de nombreuses victimes, préparent en
riant un agréable et délicieux festin. Cependant une puissante déesse
et un vaillant guerrier allaient bientôt convier
au plus triste des repas ceux
qui, les premiers, méditèrent des projets injustes et odieux
!
Notes, explications et commentaires
(1) La lice est la femelle d'un chien de chasse.
(2) Platon, qui n'a pas coutume de louer Homère, dit
Dugas-Montbel, cite plusieurs fois ce passage avec éloge, comme un
exemple de fermeté et d'empire sur soi-même, et aussi comme une
preuve qu'il existe deux natures dans l'homme dont l'une peut
commander à l'autre.
(3) Il nous a été impossible de rendre en français
l'épithète
ἀψόῤῥοος
(qui reflue, ou, selon le scholiaste, qui revient toujours
sur lui-même dans son cours éternel autour de la terre),
qu'Homère donne à l'Océan. Clarke et Dubner traduisent
très-exactement
ἀψορρόου Ὠκεανοῖο
(vers
65) par
reflui Oceani.
(4) Dans les poèmes d'Homère, le mot
φήμη
(vers 100) s'entend du présage
qu'on lirait des paroles de celui qui parlait le premier. Eustathe
explique
φήμη
par
λόγος δηλωτικὁς
(discours qui sert à manifester), et par
λόγος δηλωτικὁς
(discours prophétique).
(5) Il y a évidemment ici une interpolation ; nous lisons
dans le texte de Wolf :
ὑψόθεν ἐκ νεφέων· (vers 1O4) (du haut
des nuages), et quelques vers plus bas la femme qui travaille
aux meules dit : et pourtant le ciel est sans nuages (οὐδέ
ποθι νέφος ἐστί·
(vers 114)).
Knigth retranche entièrement ce vers qui est le cent quatrième du
livre XXI.
(6) Le texte porte :
μυελὸν
ἀνδρῶν
(vers 108) (moelle des hommes)
; mais tous les commentateurs nous apprennent qu'Homère se sert ici
de cette expression pour parler de mets nourrissants.
(7) Homère dit :
κρήνην μελάνυδρον
(vers 158) Les auteurs du
Dictionnaire des Homérides expliquent ce passage par ces mots : «
source dont l'eau est noire, de couleur foncée, à cause de la
profondeur. »
(8) Le texte porte:
αἰετὸς
ὑψιπέτης
(vers 243) (aigle au vol élève).
(9) Dugas-Montbel à commis une erreur en traduisant
βοῦν
ἀγελαίην
(vers 251) par génisse qui n'a
point porté le joug. Madame Dacier passe cette phrase sous
silence, et Bitaubé dit : l'honneur du troupeau. Nous avons
traduit ce passage aussi littéralement que possible ; car
ἀγελαῖος
venant de
ἀγέλη (troupe, troupeau), signifie, comme le dit fort
bien le Dictionnaire des Homérides : qui appartient au troupeau,
qui paît dans les pâturages.
(10) Homère dit :
κρέ᾽
ὑπέρτερα
(vers 279) (chairs supérieures)
pour faire entendre que les chairs inférieures, ou les entrailles (σπλάγχνα), se mangeaient en premier dans tous les festins. —
Knight supprime tout ce passage.
(11) Le texte grec porte :
…….μείδησε δὲ θυμῶι
Σαρδάνιον μάλα τοῖον……
(vers 301/302)
que Dubner traduit par subrisit autem animo Sardanium
omnino risum talem (mais il laissa échapper de son âme un
rire entièrement semblable au rire sardanien). Knight, tout en
admettant que
Σαρδάνιος vient de l'ancien verbe
σαρδάίνω, qui a la même signification que
σαίρω
(rire avec amertume), repousse avec raison ceux qui font dériver ce
mot de l'île de Sardaigne, où croissait une herbe qui avait la
propriété de contracter les lèvres, parce qu'Homère ne connaissait
point cette île. On prétend que l'expression française de ris
sardonique ou sardonien vient de
σαρδάνιος.
(12) Comme ce passage a été diversement expliqué par les
traducteurs français, nous avons suivi la version allemande de
Voss, qui nous semble la plus claire et la plus correcte.
(13) Homère ne dit pas ici que les prétendants feront des
présents pour obtenir Pénélope ; c'est Télémaque, au contraire, que
le poète désigne pour offrir ces présents soit aux prétendants, soit
à sa mère. Voici ce passage :
ποτὶ
δ᾽ ἄσπετα δῶρα δίδωμι
(vers 342),
qui n'a été compris ni par madame Dacier, ni par Bitaubé et que
Dubner a parfaitement rendu par atque insuper multa dona dabo.
(14) Il y a dans le texte :
οἱ δ᾽
ἤδη γναθμοῖσι γελοίων ἀλλοτρίοισιν (vers 347) (ceux-ci
riaient déjà mec des mâchoires étrangères). Dugas-Montbel, en
citant cette phrase dans ses Observations, dit : « Elle est
admirable pour exprimer la joie qui tenait du vertige, et dont
Minerve elle-même avait frappé tous les prétendants. C'est ce que
madame Dacier traduit par cette phrase vulgaire : « Ils riaient à
gorge déployée. » Je ne crois pas, ajoute cet auteur, qu'il existe,
même dans l'Iliade, une situation plus terrible et qui laisse des
impressions plus pathétiques. Jamais l'effroi des pressentiments ne
fut exprimé d'une manière plus sublime. Ces hommes qui dévorent des
viandes encore toutes sanglantes, qui rient à grand bruit, et dont
pourtant les yeux se remplissent de larmes ; ce prophète qui déjà
les plaint et déplore leurs erreurs ; les ténèbres dont il les voit
enveloppés ; le sourd mugissement qui frappe ses oreilles ; ces
ruisseaux de sang ; ces ombres remplissant les portiques et les
cours, et que découvre son œil prophétique ; le soleil qui
s'obscurcit dans les cieux ; la nuit qui se précipite de toutes
parts : ce sont là de ces beautés qu'on ne trouve que dans Homère ou
dans la Bible. Le repas de Balthazar est le seul morceau de
l'antiquité qui puisse inspirer une émotion plus forte, une terreur
plus profonde. »
(15) Homère dit :
καλαί
τε μεσόδμαι·
(vers 354). Selon les uns,
μεσόδμη
était une construction intermédiaire ou une pièce d'assemblage
reliant deux soliveaux ; selon les autres, il désigne le
renfoncement des parois entre les piliers. Aristarque fait
μεσόδμαι synonyme de μεσόστυλα (entre-colonnement).