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ARRIVÉE
D'ULYSSE CHEZ
LES PHÉACIENS.
e
divin
et intrépide Ulysse reposait
ses membres appesantis par
la fatigue et par le
sommeil, lorsque Minerve arriva
dans la ville des Phéaciens. Ces peuples habitaient jadis
les vastes plaines d'Ypérée,
situées près des demeures
des Cyclopes, de ces hommes
orgueilleux et redoutables
qui les accablaient de maux
parce qu'ils leur étaient supérieurs en force. Nausithoüs,
semblable aux dieux , après avoir engagé les Phéaciens à quitter leur pays, les conduisit
dans l'île de Schérie, loin de tous les mortels(1). Il construisit
une enceinte pour la ville,éleva des palais pour les hommes, des
temples pour les dieux, et fit le partage des terres. Mais ce héros,
vaincu par le destin, est déjà descendu dans les sombres
demeures de Pluton. Alcinoüs, instruit dans la sagesse par les
dieux immortels, règne sur ces peuples. — C'est dans son palais que s'arrête Minerve, la déesse aux yeux d'azur,
méditant en son âme le
retour du courageux Ulysse. D'abord elle pénètre dans la superbe
chambre où repose une jeune vierge que
sa taille élégante et ses formes divines égalent aux immortelles,
Nausica, la fille du magnanime Alcinoüs ; deux suivantes, qui
reçurent des Grâces la beauté en partage, dorment à l'entrée de cette chambre dont les magnifiques portes sont étroitement fermées.
Comme un souffle léger,
Minerve s'approche du lit de la jeune
vierge, se penche vers sa tête et lui parle en se montrant semblable
à la fille du célèbre nautonier Dymante, compagne du
même âge qu'elle et la plus chère à son cœur. Minerve aux yeux
d'azur, sous
les traits de la fille du nautonier, lui dit :
« Nausica, ta mère, en te donnant le jour, te rendit bien négligente
; car tes beaux vêtements sont jetés ça et là sans aucun ordre. Cependant
le jour de ton mariage approche, ce jour où lu dois revêtir
de riches parures, et en offrir à ceux qui te conduiront vers
ton époux(2). Les vêtements somptueux font acquérir parmi les hommes
une renommée qui rend joyeux un père et une mère vénérables.
Nausica, dès que brillera la déesse Aurore, allons ensemble
plonger ces vêtements dans les ondes du fleuve ; moi, je
t'accompagnerai pour t'aider,
afin que tout soit prêt promptement
; car tu ne seras pas longtemps vierge. Déjà les plus illustres
d'entre les Phéaciens te recherchent en mariage, parce que toi, tu es
aussi d'une noble origine. Ainsi donc, dès le lever de la matinale
Aurore, engage ton glorieux père à faire préparer les mulets et le
char qui doivent transporter tes ceintures, tes
manteaux et tes riches vêtements. Il sied certainement mieux à
une fille de roi d'aller sur un char plutôt que de se rendre à pied
vers ce fleuve, qui est très-éloigné de la ville. »
En achevant ces paroles, Minerve aux regards étincelants monte vers
l'Olympe où, dit-on, est l'inébranlable demeure des dieux, séjour
qui n'est pas agité par les vents, qui n'est point inondé par les
pluies et où la neige ne tombe jamais ; mais où circule toujours un
air pur, et où règne constamment une éblouissante clarté. Minerve, après avoir donné de sages conseils à la belle Nausica, se dirige
vers les célestes demeures où les dieux fortunés se réjouissent
sans cesse.
La déesse Aurore au trône éclatant parait aussitôt, et elle réveille
Nausica aux riches parures. La jeune
fille, toute surprise du songe qu'elle vient de faire, se hâte de
traverser les appartements pour en prévenir sa mère et son père chéris,
qu'elle trouve retirés dans l'intérieur du palais. — La reine,
assise près du foyer, et entourée des femmes qui la servent, filait
avec des laines teintes de pourpre. Alcinoüs était sur le seuil de
la porte : il se rendait, appelé par les nobles Phéaciens, au
conseil des illustres chefs de l'île de Schérie. — Nausica
s'approche de son père et lui dit :
« Père chéri,
ne me feras-tu point préparer un char élevé, un char
aux belles roues, afin que je puisse plonger dans les eaux du fleuve mes riches vêtements tout couverts de poussière ? Lorsque tu délibères
dans le conseil avec les
premiers d'entre les Phéaciens, il faut que tu sois couvert de
manteaux sans souillure. Eh bien ! mon père, tu as cinq fils dans ce
palais : deux sont mariés, et les trois plus jeunes ne le sont pas
encore ; ceux-ci veulent toujours, tu le sais, des tuniques d'une
blancheur éclatante pour se rendre dans les chœurs et dans les
danses, et le soin de préparer leurs tuniques repose sur ta fille chérie.
»
Elle dit. Nausica, par prudence, n'osait parler à son père de son
prochain mariage (3). Mais Alcinoüs pénétrant la pensée de sa
fille lui répond
par ces mots :
« Mon enfant, je ne te refuserai ni mes mules, ni rien de ce que tu
me demandes. Va, mes
serviteurs te prépareront un chariot
élevé muni d'une corbeille habilement tressée.(4)»
Aussitôt il donne des ordres à ses esclaves, et tous s'empressent
d'obéir. Les uns font sortir de la cour le chariot aux belles roues ;
les autres conduisent les mules hors du palais et les attellent au
chariot. La jeune fille apporte ses riches vêtements et les dépose
sur l'élégant chariot. Sa mère place dans une corbeille des viandes
de toute espèce, des mets délicieux, et verse du vin
dans une outre de peau de chèvre
; (la jeune fille
monte sur le char)

et
la reine lui donne une huile ondoyante contenue dans une fiole d'or
pour qu'après le bain elle puisse se parfumer avec les femmes
qui l'accompagnent. Nausica saisit alors le fouet et les rênes brillantes
; elle frappe les mules pour les exciter à courir, et l'on entend
aussitôt le bruit de leurs pas. Les mules s'avancent rapidement en
emportant les riches vêtements de la jeune princesse suivie
des femmes qui la servent.
Bientôt elles arrivent vers le limpide courant du fleuve ; là,
dans des
bassins intarissables, coule avec abondance une eau pure qui enlève
rapidement toutes les souillures. Les suivantes de Nausica détellent
les mules et les dirigent vers les rivages du fleuve pour qu'elles
broutent les doux pâturages ; puis les femmes sortent du char
les somptueux vêtements de la jeune fille, les plongent dans l'onde,
et les foulent dans les bassins en luttant de vitesse les unes avec les autres. Lorsqu'elles ont ôté toutes les souillures qui couvraient
ces riches étoffes, elles étendent les vêtements sur la plage en un
lieu où la mer avait blanchi les cailloux ; elles se baignent
ensuite, se parfument d'une huile onctueuse et prennent leur
repas sur les rives du fleuve en attendant que les rayons du soleil aient séché les superbes parures de la belle Nausica. Quand elles
ont apaisé leur faim, la
jeune fille et ses suivantes quittent leurs voiles et jouent à la
paume ; au milieu d'elles Nausica aux bras blancs dirige les jeux.
Telle Diane, armée de ses flèches, se plaît à poursuivre dans les
montagnes les sangliers et les cerfs rapides, soit sur l'aride Taygète,
soit sur l'Érymanthe ; autour de la déesse jouent les nymphes des
champs, filles de Jupiter qui tient l'égide, et Latone se réjouit
dans son cœur, car au-dessus de toutes elle élève sa tête et son
front, et on la reconnaît sans
peine, elle la plus belle d'entre les belles : telle au milieu de ses suivantes s'élève Nausica libre encore du joug de l'hymen.
Mais, lorsque les suivantes se disposent à retourner au palais et qu'elles
ont attelé les mules et plié les vêtements magnifiques. Minerve
se demande comment Ulysse se réveillera et comment il pourra
découvrir la vierge aux beaux yeux qui doit le conduire dans
la ville des Phéaciens. En ce moment Nausica jette à l'une de
ses suivantes une balle légère qui s'écarte et va tomber dans le
gouffre profond du fleuve. Toutes les jeunes filles poussent alors
« Hélas ! chez quels peuples suis-je donc arrivé ? Sont-ce
des barbares
cruels et injustes, ou des hommes hospitaliers qui respectent
au fond du cœur les dieux immortels ? Des voix de femmes ont
frappé mon oreille ; mais ce sont peut-être celles des nymphes qui
habitent les sommets élevés des montagnes, les sources des fleuves
et les verdoyantes prairies. Serais-je près de quelques mortels
à la voix humaine ? Levons-nous, et essayons de voir où nous sommes.
»
En parlant ainsi, le divin Ulysse sort de son taillis. Le héros de
sa main vigoureuse rompt, dans le bois épais, une branche chargée
de feuilles pour voiler son corps et sa pudeur ; il s'avance comme
le lion nourri dans les montagnes, qui,
se fiant à sa force, brave les pluies et les orages ; la flamme
brille dans les yeux du lion,
et il se précipite sur les bœufs,
sur les brebis, sur les
cerfs de la forêt ; mais la faim l'excite encore à fondre sur les troupeaux
en pénétrant jusque dans leurs étables fermées de toutes parts :
de même Ulysse marche vers ces jeunes filles, quoiqu'il soit sans vêtement ; car la nécessité l'y contraint. Souillé par l'onde amère,
le héros leur apparaît si horrible qu'elles fuient de tous côtés
sur les roches élevées qui bordent la mer. La fille d'Alcinoüs seule
reste en ces lieux : Minerve a déposé dans l'âme de Nausica une
audace nouvelle
en bannissant toute crainte de son cœur.
Tandis que la jeune vierge s'arrête avec courage en face du héros,
Ulysse délibère en lui-même s'il saisira les genoux de la jeune
fille, ou, se tenant éloigné, s'il
la suppliera par de douces paroles de lui enseigner le chemin
de la ville et de lui donner des vêtements ;
il croit cependant préférable de se tenir loin de Nausica pour l'implorer, de peur qu'elle ne s'irrite s'il embrassait
ses beaux genoux.

Aussitôt
il lui adresse ce discours insinuant et
flatteur :
« Je t'implore, ô reine,
que tu sois ou déesse ou mortelle ! Si
tu es une des divinités de l'Olympe, je ne puis mieux te comparer
qu'à Diane, fille du puissant Jupiter, et par ta taille, ta beauté
et les traits de ton visage. Si au contraire tu appartiens à la race
des mortels, habitants de la terre, ô heureux, trois fois
heureux ton père chéri, ta mère vénérable et tes frères bien aimés
; car ils doivent être ravis lorsqu'ils te contemplent, toi si jeune
et si belle, traversant avec grâce les groupes des danseurs ! Mais
le plus heureux de tous, c'est celui qui, t'offrant le cadeau
des fiançailles, te conduira dans sa demeure ! Non, jamais je
n'aperçus de mes propres yeux un être semblable à toi, ni parmi
les hommes, ni parmi les femmes : à ton aspect je suis saisi d'admiration.
— Dans la ville de Délos, près de l'autel d'Apollon, je
vis jadis s'élever dans les airs une tige nouvelle du célèbre et majestueux
palmier (car autrefois je visitai cette île accompagné d'un
peuple nombreux, et ce voyage fut pour moi la source de bien des maux) ; mais ainsi qu'à la vue de cet arbre, le plus beau de
tous ceux qui croissent sur la terre, je restai, pendant longtemps,
muet de surprise : de même, ô jeune fille, je t'admire avec étonnement
et je crains même d'embrasser tes genoux. Cependant
une grande douleur m'accable. Après vingt jours de souffrances,
hier seulement j'échappai aux flots de la mer ténébreuse. Jusqu'alors je fus constamment poussé par les vagues impétueuses
et par les violentes tempêtes loin de l'île d'Ogygie. Maintenant un
dieu m'a jeté sur ce rivage, où peut-être
vais-je
éprouver de nouvelles infortunes ;
je ne pense point qu'elles doivent cesser bientôt : les immortels me réservent sans doute
encore de nombreux tourments. Mais, ô reine, prends pitié
de moi, puisque c'est toi que j'ai
vue la première, et que je
ne connais aucun des hommes qui habitent ces villes et ces contrées.
Montre-moi le chemin de la cité et donne-moi quelques lambeaux
de toile pour couvrir mon corps, si toutefois en venant ici tu as
apporté les enveloppes de tes riches vêtements. Puissent les
dieux t'accorder, ô jeune fille,
tout ce que désire ton cœur
! Puissent-ils
te donner un époux,
une famille,
et faire régner parmi vous
l'heureuse concorde ! Non, il n'est point de bonheur plus
grand, de bonheur plus désirable que celui de deux époux gouvernant
leur maison animés par une seule et même pensée. Cette union
fait le désespoir de leurs ennemis, la joie de leurs amis ; et les époux
eux-mêmes sentent tout le prix de ce bonheur(5)! »
Nausica
aux blanches épaules lui
répond en disant :
«
Étranger, tu n'es pas un homme vulgaire ni privé de raison. —
Jupiter, le roi de l'Olympe, distribue comme il lui plaît la félicité
à tous les mortels, aux bons comme
aux mauvais : c'est lui
qui t'a
envoyé ces malheurs, et il faut, toi,
que tu les supportes. —
Mais, puisque tu es dans cette île, tu ne manqueras ni de vêtements,
ni de tous les secours que l'on doit aux malheureux
voyageurs qui viennent implorer notre pitié. Je t'enseignerai
le chemin de la ville et je te dirai le nom du peuple qui l'habite.
Les Phéaciens possèdent ce pays,
et moi je suis la fille du
magnanime Alcinoüs qui gouverne le royaume de ces peuples puissants.
Ainsi parle Nausica ; puis elle dit à ses femmes à la belle chevelure
:
« Arrêtez, ô mes compagnes ! Pourquoi fuyez-vous à la vue de cet
étranger ? Pensez-vous donc que ce héros soit un de nos ennemis
? Non, il n'est point encore né,
et il ne naîtra jamais, le mortel qui oserait
venir dans le pays des Phéaciens pour y porter la guerre
(6); car nous
sommes chéris des dieux immortels. Nous habitons, séparés de
tous, une île située vers les confins du monde, au sein de la mer
mugissante ; et nul peuple ne vient nous
visiter. Cet étranger est un infortuné dont nous devons prendre
soin ; car il erre depuis longtemps sur les flots. Jupiter nous
envoie tous les malheureux et tous les étrangers égarés par les
tempêtes. Comme les dons les plus faibles sont toujours agréables à ceux qui souffrent, mes compagnes, offrez à cet homme
les aliments et le breuvage ; puis baignez-le dans le fleuve, en
un lieu qui soit à l'abri des vents. »
A ces mots les suivantes s'arrêtent et s'encouragent mutuellement.
Elles conduisent Ulysse dans un endroit abrité comme l'avait
ordonné Nausica, la fille du
magnanime Alcinoüs ; elles déposent tout près de lui des vêtements, une tunique et un manteau ;
elles lui donnent une huile onctueuse renfermée dans une fiole
d'or, et elles l'engagent à se baigner dans le courant du fleuve.
Alors le divin Ulysse parle en ces ternies aux compagnes de
Nausica :
« Jeunes filles, éloignez-vous tandis que j'enlèverai l'onde amère
qui couvre mes épaules et que je m'inonderai d'huile odorante.
Depuis longtemps aucune essence n'a été répandue sur mon
corps. Je n'oserai jamais me baigner devant vous ; et maintenant
j'ai honte d'être nu en
votre présence, ô jeunes filles à la belle chevelure ! »
Il dit ; les
suivantes s'éloignent et rapportent ce discours à Nausica. — Le divin Ulysse enlève avec l'eau du fleuve la fange qui
couvrait son dos et ses larges épaules ; puis il essuie sa tête souillée
par l'écume de la mer stérile. Quand il s'est baigné et qu'il
a répandu sur son corps l'huile odorante,
il se
revêt des
habits
que lui avait donnés la jeune vierge, libre encore du joug de
l'hymen. Soudain Minerve, fille de Jupiter, fait paraître Ulysse
plus grand et plus majestueux ; la longue chevelure du héros descend
de sa tête en boucles ondoyantes semblables à la fleur
d'hyacinthe. De même qu'un ouvrier habile, instruit dans tous
les arts par Vulcain et Minerve-Pallas, entoure d'or l'argent splendide
pour créer de magnifiques chefs-d'œuvre : de même la déesse
répand la grâce et la beauté sur la tête et les épaules d'Ulysse.
Le héros, tout resplendissant de cette beauté nouvelle, va
s'asseoir sur les bords de la mer. Nausica,
en l'apercevant,
est saisie d'admiration. Aussitôt elle adresse ces paroles à
ses compagnes :
« Jeunes filles, écoutez ce que je vais dire. Non, ce n'est point contre la volonté de tous les immortels, habitants de l'Olympe,
que cet étranger est venu parmi les Phéaciens, parmi ces peuples qui ressemblent aux dieux. D'abord il m'est apparu sous
des formes vulgaires, et maintenant, par sa grâce, il est semblable
aux divinités qui résident dans les vastes régions célestes. Puisse
l'époux qui me sera choisi parmi tous les jeunes hommes de
cette île égaler ce héros ! Puisse cet étranger se plaire et
rester parmi nous! Maintenant, mes compagnes, offrez-lui des aliments
et le breuvage. »
A ces mots toutes les suivantes s'empressent d'obéir. Elles apportent
à l'étranger des aliments et le breuvage. Alors l'intrépide
Ulysse mange et boit avec avidité ; car depuis longtemps il n'avait
pris aucune nourriture.
Nausica aux bras blancs médite un autre projet. Elle plie les vêtements,
les place sur le char, met sous le joug les mules aux pieds
vigoureux, monte sur ce chariot, et encourage Ulysse par ces
paroles :
« Étranger, lève-toi maintenant, et allons à la ville. Je vais te conduire dans le palais de mon père, où tu verras réunis les plus illustres
d'entre les Phéaciens. Fais alors ce que je vais te dire, car
tu ne me sembles pas manquer de prudence. Tant que nous parcourrons
les champs labourés par les hommes, hâte-toi de suivre avec
mes compagnes le char traîné par les mules ; moi je te servirai
de guide. Quand nous serons près d'entrer dans la ville qu'entouré
une haute muraille (dans cette ville qui,
de chaque côté, possède un beau
port dont l'entrée est étroite, et qui renferme
cependant de nombreux navires rangés avec ordre : chaque Phéacien
a, dans ce port, un abri particulier pour son vaisseau (7); dans
cette ville où tout autour du magnifique temple de Neptune s'étend
une place pavée de grosses pierres profondément enfouies dans
le sol ; là ou prépare les agrès des sombres navires,
les cordages et, les câbles, et
l'on polit les rames ; les Phéaciens ne font ni arcs,
ni carquois, mais ils construisent des mâts, des rames et des vaisseaux sur lesquels ils traversent avec joie
les mers
blanchissantes) ; quand, dis-je, nous approcherons de la ville, évitons
les propos malveillants ; craignons que quelqu'un ne nous suive
et ne nous raille, car il y a beaucoup d'insolents parmi le peuple.
Si un homme d'origine obscure vient à nous rencontrer, il ne manquera pas de dire : — Quel est cet étranger si grand et si
beau qui suit Nausica ? Où l'a-t-elle rencontré ? Serait-ce celui qui
deviendra son époux ? Elle a peut-être recueilli cet homme poussé
sur nos côtes avec son navire par les violentes tempêtes, puisqu'il
n'existe aucun peuple voisin de notre île. Sans doute qu'aux prières
de cette jeune fille un dieu ardemment désiré est descendu
du ciel, et maintenant elle veut le retenir pour toujours auprès
d'elle. Certes, elle a mieux fait d'aller elle-même chercher
un époux ailleurs. Elle méprise, dit-on, les Phéaciens parmi lesquels
cependant tant de nobles hommes la recherchent en mariage. — C'est ainsi qu'ils parleraient, et leurs paroles seraient outrageantes
pour moi. Je blâmerais celle qui agirait de la sorte, et
qui, sans
l'aveu de son père et de sa mère, se mêlerait aux hommes
avant d'avoir célébré publiquement son union. Étranger,
écoute mes paroles afin que mon père t'accorde promptement
tout ce qu'il te faut pour quitter cette île et retourner dans ta
patrie. Tu trouveras sur les bords de la route un bois magnifique
consacré à Minerve et planté de hauts peupliers. Là coule, au
milieu d'une prairie verdoyante, une source limpide ; là se trouve
le champ de mon père, florissant verger, qui n'est éloigné des
habitations que de la portée de la voix.
Repose-toi en ces lieux
jusqu'à ce que moi et mes femmes
nous soyons entrées dans la ville et que nous ayons atteint le
palais de mon père. Alors dirige-toi aussi vers la cité et
informe-toi de la demeure du magnanime Alcinoüs. Cette demeure est
facile à trouver : un faible enfant pourrait t'y
conduire, car parmi les palais des
Phéaciens il n'en est point
de comparable à celui d'Alcinoüs. Dès que
tu auras franchi les cours et que tu seras sous les portiques, traverse
les appartements pour arriver jusqu'à ma mère ; tu la trouveras
assise près du foyer, appuyée contre une colonne et filant, devant la flamme éclatante, des laines teintes de pourpre d'une
admirable beauté : derrière elle se tiennent les femmes qui la servent. Là, mon
père, assis sur son trône placé en face du foyer, se verse
du vin et se repose comme un
immortel. Ne t'arrête point auprès de lui, mais embrasse les genoux de ma
mère afin que bientôt tu puisses joyeusement revenir dans ta
chère patrie, quelque éloignée qu'elle soit. (Oui, si cette reine a
pour toi des sentiments de bienveillance, tu reverras tes amis, ta
patrie et tes superbes palais)(8)
»
En achevant ces mots, Nausica pique les mules avec
son fouet

celles-ci
quittent les rives du fleuve et s'avancent rapidement
à travers les plaines en frappant en cadence la terre de leurs
pieds agiles. La jeune vierge retient les rênes et gouverne le
fouet avec adresse pour que ses femmes et Ulysse puissent la suivre.
— Le soleil se couchait(9) quand ils atteignirent le bois sacré de
Minerve. — Le divin Ulysse se repose et bientôt il adresse cette prière
à la fille du puissant Jupiter :
« Entends ma voix, fille
invincible du dieu qui tient l'égide ! Exauce
enfin les vœux de celui que tu n'écoutas jamais lorsque, battu
par les tempêtes, il fut le jouet du redoutable Neptune ! Fais que les
Phéaciens
me reçoivent avec amitié, et qu'ils aient pitié
de moi ! »
C'est ainsi qu'il priait, et Minerve l'entendit ; mais cette déesse ne
voulut point paraître devant Ulysse, car elle craignait Neptune,
le frère de son père. — Le puissant dieu des flots garda son ressentiment
contre le divin fils de Laërte, jusqu'au jour où ce héros revint dans
sa patrie.

Notes, explications et commentaires
(1) Homère dit : loin des hommes ingénieux (ἑκὰς
ἀνδρῶν ἀλφηστάων)
(vers 8)
(2) Dugas-Montbel, en voulant s'écarter des versions
françaises et latines, a commis un non-sens en traduisant :
τὰ δὲ τοῖσι
παρασχεῖν, οἵ κέ σ᾽ ἄγωνται
(vers 28) par
: « et même eu offrir à celui qui sera votre époux. » Cet auteur, dans
ses Observations, a voulu justifier sa traduction en s'appuyant sur ce
qu'il appelle la syntaxe de la pensée ; nous pensons qu'il aurait mieux
fait de s'appuyer sur la syntaxe de la grammaire ; car le passage
d'Homère signifie textuellement : et en offrir des vêtements à ceux qui
te conduisent. D'ailleurs, madame Dacier et Bitaubé, sans être
très-clairs, se sont un peu plus rapprochés du sens ; et Clarke, Oublier
et Voss ont traduit très-exactement le vers que nous venons de citer.
(3) Homère dit :
θαλερὸν
γάμον
(vers 66)
(mariage florissant).
Il nous a été impossible de rendre en français le mot
θαλερὸν.
D'après le Dictionnaire des Homèrides, cette phrase signifierait « un
mariage célébré dans la fleur de l’âge entre de jeunes fiancés. »
(4) Selon Dugas-Montbel, il faut distinguer dans Homère
les chars destines à la guerre et aux voyages, et les chariots qui
servaient à transporter toute espèce d'objet. Le char de bataille était
nommé
ἄρμα (τὀ),
ὄχος (τὀ)
δίφρος (ὸ).
Le chariot de transport se nommait
ἄμαξα (ἡ),
ὰπήνη (ἡ). Le chariot appelé
ὰπήνη était spécialement attelé de mules ; il avait quatre
roues, et était construit de manière à pouvoir recevoir une corbeille ou
un coffre dans lequel on plaçait les objets qu'on voulait transporter.
(5) Nous avons rendu ce passage :
μάλιστα δέ
τ᾽ ἔκλυον αὐτοί (vers 185) par : et
ils sentent eux-mêmes tout le prix de ce bonheur. Madame Dacier et
Dugas-Montbel se sont tous deux écartés du véritable sens en disant, la
première : « union qui est pour eux un trésor de gloire et de réputation
» et le second : « eux surtout obtiennent une grande renommée. » Ce
dernier auteur ajoute dans une note (Observât, sur l'Odyssée, chant VI,
p. 100) qu'il avait d'abord traduit ce passage par : « eux seuls
connaissent toute leur félicité » en suivant le sens indiqué par les
scoliastes, qui rendent cette phrase par : eux seuls connaissent et
jouissent de ce mutuel avantage, ou bien de leur mutuelle bienveillance
; mais plus tard, s'appuyant sur l'autorité d'Eustathe et sur celle de
M. Boissonade, il pensa, avec ce dernier auteur, que
μάλα
κλύω
correspondant à l'expression latine benè audire, lien entendre, être
loué, il fallait traduire ce passage par : ils obtiennent, une
bonne renommée. Avant d'aller plus loin, remarquons que cette
analogie n'est point fondée ; car
μάλιστα
étant le superlatif de
μάλα (fort beaucoup), n’a aucun rapport avec les mots prœclarè
et optimè, mais signifie tout simplement maximè. Ainsi
Dugas-Montbel a donc eu tort de dire que Barnès et Clarke avaient mal
rendu la phrase grecque par : maxime vero sentiunt et ipsi,
tandis qu'à tort il voulait, lui, qu'on la traduisît par : prœclarè
audiunt et ipsi. D'ailleurs Dubner s'est entièrement conformé au
texte de Clarke ; et Voss traduit ce passage par : und mehr noch
geniessen sie selber (et eux-mêmes en jouissent encore davantage).
(6) Ce passage difficile a été rendu d'une manière pinson
moins obscure par les traducteurs français et latins. Nous avons suivi,
nous, les explications de Nitzsch et la traduction de Voss. Les savants
auteurs du Dictionnaire des Homérides, en citant Voss, disent que cet
écrivain traduit ce passage par : il ne se meut pas encore, et il ne
vitra jamais, le mortel, etc. Il parait alors que MM. Theil et Hallez d'Arros
avaient sous les yeux une autre édition que
celle que nous possédons, car, dans celle-ci, nous lisons : Certes,
il ne vit pas encore, et il ne sera jamais, celui qui, etc. :
Wahrlich der lebt noch nicht. und niemals wird er gelioren (Homer's
Odyssée, von Joh. Heinr.
Voss
herausgegcbeu von Abraliain Voss. Leips., 1837 ; — sechsltr Gesang, v.
201).
(7) Pour l'explication de ce passage difficile, qui n'a
pas encore été rendu en français, nous avons suivi les judicieux
Commentaires de Nitzsch et les savantes traductions de Dubner et de
Voss.
(8) Ces trois derniers vers ne se trouvent, point dans un
manuscrit de Vienne consulté par Aller ; Wolf les renferme entre deux
parenthèses, et Knight les supprime.
(9) Les scoliastes observent ici que, par ces
mots du texte :
δύσετό τ᾽
ἠέλιος
(vers 321) il faut entendre seulement
que le soleil était sur son déclin, , parce que, si le soleil avait été
couché, Minerve n'aurait pas eu besoin d'envelopper Ulysse d'un nuage
pour le dérober aux regards des Phéaciens.
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