
ASSEMBLÉE.
- DÉPART
DE TÉLÉMAQUE.
és
que la fille du matin, Aurore aux
doigts de rosés, apparaît, le
fils chéri d'Ulysse abandonne sa
couche et revêt ses habits. Il suspend à ses épaules un glaive
acéré, attache à ses pieds
brillants des brodequins magnifiques,
et, semblable à un
dieu, il s'éloigne de sa chambre.
Soudain il ordonne aux hérauts à la voix sonore de
convoquer en assemblée les Achéens à la longue chevelure (1): les hérauts
obéissent, et les citoyens se rassemblent aussitôt. Lorsqu'ils
sont arrivés et que tous ont pris place, Télémaque se rend à l'assemblée, tenant dans sa main une lance d'airain.
Il n'est
point seul : deux chiens agiles suivent ses pas. Minerve répand
autour de lui une grâce divine, et la foule contemple avec admiration
le jeune Télémaque qui s'avance. Il se place sur le siège
de son père, et les vieillards se rangent à ses côtés. Le héros Egyptius
parle le premier : il était courbé sous le poids de la vieillesse et
il avait acquis une longue expérience. Un fils qu'il chérissait,
le vaillant Antiphus, partit jadis sur de creux navires pour accompagner
le divin Ulysse vers les rivages d'Ilion, de cette ville
féconde en coursier(2)
: ce fut lui que le cruel Cyclope égorgea dans un
antre profond et qui servit de dernier repas à ce monstre. Egyptius
a encore trois enfants : l'un d'eux, Eurynome, est au nombre des
prétendants, et les deux autres cultivent les champs paternels.
L'infortuné vieillard ne peut se consoler de la perte de son fils
; cependant, les yeux baignés de larmes, il prononce ces paroles
:
« Ithaciens, écoutez ce que je vais dire. Nous n'avons eu ni assemblée,
ni conseil depuis que le divin Ulysse s'est embarqué sur
ses navires profonds. Qui donc nous a réunis aujourd'hui ? Quelle
affaire importante est-il donc survenu soit aux jeunes hommes, soit aux
vieillards ? Quelqu'un aurait-il entendu dire que
l'armée était de retour, et prétend-il nous faire connaître celui
qui a reçu cette nouvelle le premier ? Veut-il enfin nous instruire ou
parler de quelque intérêt public ? Je le considère alors
comme un homme probe et utile. Puisse Jupiter accomplir favorablement
les desseins que son esprit a conçus ! »
Il dit. Le fils chéri d'Ulysse se réjouit de ce présage, et, impatient de haranguer, il ne peut rester plus longtemps assis. Il
s'avance au milieu de l'assemblée, prend entre ses mains le sceptre
que lui présente Pisenor, héraut fertile en sages conseils, et
répond à Egyptius en ces termes :
« Vieillard, il n'est pas loin cet homme (et
vous le connaîtrez
bientôt vous-même) qui rassemble le peuple : c'est moi qui,
plus que tous les autres, suis accablé par la douleur. Je n'ai
point entendu dire que l'armée fût
de retour ; mais je vous ferai connaître cette
nouvelle si je l'apprends le premier. Je ne veux pas non plus vous
instruire, ni parler de quelque intérêt public ; car il s'agit de
ma propre détresse : un double malheur pèse sur ma famille. J'ai
perdu d'abord le bienveillant auteur
de mes jours, Ulysse,
qui jadis régnait sur vous comme le père le plus tendre. Un
autre désastre, non moins terrible,
détruira bientôt tous mes domaines et
consumera entièrement mes richesses. Les prétendants, fils chéris des hommes les plus puissants, sollicitent, contre son gré, la
main de ma mère. Ils craignent morne d'aller dans la maison de
son père Icare (3), afin qu'il dote sa fille et l'accorde a celui qu'elle aura
choisi et qui lui plaît le mieux. Ils passent toutes leurs journées
dans notre palais, égorgent nos bœufs, nos brebis et nos chèvres,
les
plus belles, s'abandonnent

à la joie des festins, boivent impunément
le
vin
aux sombres couleurs (4) et
dévorent toute ma fortune. Il
n'est plus maintenant qu'un héros tel qu'Ulysse pour écarter la
ruine de notre palais. Je ne puis à
présent me défendre (mais un jour je leur paraîtrai terrible,
quoiqu'ignorant l'art de combattre) !
Oh ! comme je les repousserais si
j'en
avais la force ! De tels excès
ne peuvent plus se tolérer, et ma maison périt sans
honneur (5). Soyez donc enfin saisis de
honte, et redoutez les reproches
des peuples voisins qui nous entourent ! Craignez la colère des
dieux, de peur qu'irrités ils ne
punissent vos crimes comme ils le
méritent ! Au nom de Jupiter
Olympien, au nom de Thémis qui réunit et disperse les assemblées
des hommes, réprimez-les, ô mes
amis, et laissez-moi seul me livrer à ma douleur profonde !
Si jamais mon père, le vertueux
Ulysse, se rendit coupable de
quelque injustice envers les Achéens
aux belles cnémides (6) et les
accabla de maux, soyez coupables à votre tour, vengez-vous sur
moi et rendez-moi toutes ces
infortunes en excitant ces audacieux !
Je préférerais vous voir dévorer mes
provisions et mes troupeaux ;
car bientôt viendrait le jour où je serais dédommagé. J'irais sans
cesse par toute la ville vous adresser mes prières, et je vous
redemanderais mes biens jusqu'à ce que vous me les eussiez entiè-rement
rendus. Mais aujourd'hui vous accablez vainement mon
âme de douleurs ! »
Ainsi parle Télémaque irrité ; puis il jette son sceptre à terre en
répandant des larmes : le peuple est ému de compassion. Tous les
prétendants gardent le silence et n'osent lui répondre par de dures
paroles. Antinoüs, seul, se lève et lui dit :
« Télémaque, harangueur téméraire, esprit impétueux, pourquoi
nous outrager par un tel discours ? Tu veux donc nous couvrir
de honte ! Les prétendants achéens ne sont point la cause de ta ruine;
mais ta chère mère, elle qui possède toutes les ruses.
Déjà trois années se sont écoulées, et la quatrième va s'accomplir,
depuis qu'elle cherche à tromper l'esprit des Grecs. Elle flatte nos espérances ; elle fait à chacun de nous des promesses
; mais dans son âme elle conçoit d'autres desseins. — Voici
le nouveau stratagème que son esprit lui a suggéré. Elle s'est mise, dans son palais, à tresser une toile d'un tissu délicat et
d'une grandeur immense ; puis elle nous a dit : Jeunes gens qui
prétendez à ma main, puisque le divin Ulysse a péri, différez mon
mariage jusqu'au jour où j'aurai terminé ce voile funèbre que
je destine au héros Laërte (puissent mes travaux n'être pas entièrement
perdus !), lorsque le triste destin l'aura plongé dans le long
sommeil de la mort, afin qu'aucune femme, parmi le peuple des
Achéens, ne s'indigne contre moi, s'il reposait sans linceul celui
qui posséda tant de richesses. C'est ainsi qu'elle parlait, et
nos âmes généreuses se laissaient persuader. Durant le jour elle
tissait cette grande toile ; mais le soir, à la lueur des flambeaux,
elle détruisait son ouvrage. Ainsi, pendant trois années, elle
se cacha au moyen de cette ruse, et parvint à persuader les Grecs. Mais
enfin, à la quatrième année, vint le jour où une femme bien instruite nous fit cette confidence : nous trouvâmes Pénélope
défaisant sa magnifique toile. Alors elle l'acheva malgré elle
et par force. — Télémaque, voici maintenant ce que les prétendants
te déclarent afin que tu le saches bien au fond de ton âme et
qu'aucun d'entre les Achéens ne l'ignore : renvoie ta mère
; ordonne-lui d'épouser celui que désignera son père et qui lui
plaira. Mais, si elle fatigue longtemps encore les fils de la
Grèce en suivant les conseils de Minerve, de Minerve qui l'instruisit
dans les travaux splendides, qui lui inspira de prudentes pensées
et d'heureux stratagèmes, tels que nos ancêtres les Achéens
à la belle cheve-lure ne rapportèrent jamais rien de semblable,
même en citant les femmes qui vécurent autrefois : Alcmène,
Tyro et Mycène au front ceint d'une superbe couronne
(7) ; car aucune d'elles ne se servit de ruses égales à celles de
Pénélope ; si, dis-je, elle persiste, ce qui n'est ni permis, ni convenable,
nous dévorerons ton héritage et tes biens, tant qu'elle conservera la pensée que les dieux ont mise en son âme. Elle
obtiendra sans doute une grande gloire ; mais toi, tu regretteras
tes richesses. Nous ne retournerons ni à nos champs ni dans nos
demeures qu'elle n'ait épousé
celui d'entre les Achéens qu'elle aura
choisi. »
Le prudent Télémaque lui répond aussitôt :
« Antinoüs, non, jamais contre son gré,
je n'éloignerai de ce palais
celle qui me donna le jour et me nourrit. Mon père est mort sur une
terre étrangère, ou il existe encore ; mais, quoi qu'il
en soit, éprouverais-je un grand dommage pour m'acquitter envers
Icare, si je renvoyais ma mère (8) : Ulysse ne manquerait pas
de me punir. Les dieux ajouteraient encore d'autres châtiments
; car Pénélope , en quittant cette demeure. invoquerait les
odieuses Furies, et l'indignation des hommes s'appesantirait sur moi. Non,
jamais je ne prononcerai une telle
parole ! Si votre âme est
indignée, sortez de chez moi ; disposez ailleurs vos festins, et
consumez vos richesses en vous traitant tour à tour dans vos propres palais. Mais, s'il vous semble meilleur et préférable de
dévorer impunément l'héritage d'un seul homme, continuez ; moi
j'invoquerai les dieux éternels pour que Jupiter vous châtie selon vos crimes : puissiez-vous alors, dans ces demeures, périr sans
vengeance ! »
Ainsi parle Télémaque. Tout à coup Jupiter, dont la
voix retentit au loin (9), fait voler deux aigles du sommet élevé
de la montagne.
Pendant quelques instants ces oiseaux s'abandonnent au
souffle des vents en se tenant l'un
près de l'autre et en étendant
leurs ailes ; mais dès qu'ils planent au-dessus de la bruyante assemblée
(10),
ils volent en cercle, agitent leurs ailes épaisses, et ils promènent
leurs regards sur les têtes des prétendants comme pour leur
prédire la mort. Ou les voit aussitôt se déchirer avec leurs serres
la tête et le cou, et s'envoler à droite en traversant les palais
et la ville des Ithaciens. Tous les assistants admirent les
aigles qu'ils ont vus de leurs propres yeux, et méditent en leur
âme sur ce qui doit s'accomplir. - Alors s'avance le fils de Mastor,
le vénérable héros Halitherse, qui l'emporte sur tous ceux de son âge
dans l'art de connaître les augures et de prédire
l'avenir. Il prend la parole et dit avec sagesse :
« Peuple d'Ithaque, écoute ce que je vais dire ; mais c'est surtout
aux prétendants que je m'adresse, car un grand malheur
les menace. Ulysse ne sera pas longtemps éloigné des siens. Déjà
près de ces lieux, il médite
la mort et le carnage de tous ses
ennemis, et ce malheur causera la ruine de plusieurs
d'entre nous qui habitons la belle ville d'Ithaque. Voyons maintenant
comment nous réprimerons ces insensés. Qu'ils changent
eux-mêmes de conduite, c'est le parti le plus sage. — Je ne suis pas, vous le savez, un prophète sans expérience, mais un savant
augure. Tout s'est accompli comme je le prédis autrefois,
lorsque les Argiens s'embarquèrent pour Ilion, et emmenèrent
avec eux le prudent Ulysse. J'annonçai que ce héros souffrirait
des maux sans nombre, qu'il perdrait ses compagnons, et qu'à
la vingtième année, inconnu de tous, il reviendrait dans sa patrie.
— C'est donc maintenant que toutes ces choses vont s'accomplir.
»
Eurymaque, fils de Polybe, lui réplique en ces termes :
« Vieillard, retire-toi ; va
dans ta demeure prophétiser à tes enfants
pour les garantir des maux dont l'avenir les menace. Que d'oiseaux
voltigent sans cesse sous les rayons du soleil, mais ils ne
sont pas tous des augures. Certes, Ulysse a péri loin de sa patrie.
Plût aux dieux que tu fusses mort avec lui ; car tu ne nous ferais
point en ce moment de telles prédictions, et tu n'exciterais pas
le courroux de Télémaque, dans le désir, sans doute, de recevoir
pour ta famille le présent que le fils de Pénélope voudra bien
t'accorder. Mais ce que je vais te dire s'accomplira aussi. Écoute,
si, en te servant de ruses anciennes, tu prétends irriter, par
tes paroles, ce jeune héros, sa destinée n'en sera que plus funeste
( il ne pourra jamais accomplir ses desseins), et nous t'infligerons,
à toi vieillard, un châtiment qui ébranlera ton âme et dont
la douleur sera cruelle. Je conseille donc à Télémaque d'ordonner
à sa mère de se retirer dans la maison paternelle, afin
que ses parents concluent son mariage et préparent pour elle une
dot très-considérable (11), digne d'une fille aussi chérie. C'est alors
que les fils des Achéens cesseront leurs persévérantes poursuites
; car ils ne redoutent personne, pas même Télémaque, bien
qu'il soit un grand orateur. Vieillard, nous nous inquiétons fort peu des oracles que tu nous annonces vainement et qui ne font
que te rendre encore plus odieux. Les biens d'Ulysse seront de
nouveaux ravagés, et ce désordre durera tant que Pénélope fatiguera les Grecs en différant son hymen. Quant à nous, passant,
nos jours dans l'attente, nous lutterons avec elle à cause de sa vertu,
et nous ne rechercherons aucune autre femme, qu'il conviendrait cependant à chacun de nous de prendre pour épouse. »
Le prudent Télémaque lui répond à son tour :
« Eurymaque et vous tous, nobles prétendants (12), je ne vous supplierai
point davantage et je n'interromprai plus l'assemblée : les
dieux et tous les Achéens connaissent ma cause. Mais accordez-moi
du moins un navire rapide et vingt compagnons (13) pour me conduire
de tous côtés sur la vaste mer. Je veux aller à Sparte et dans
la sablonneuse Pylos m'informer du retour de mon père éloigné
depuis si longtemps. Quelque mortel m'instruira sans doute de
ces choses, ou j'entendrai la voix de Jupiter, laquelle apporte aux
hommes la célébrité. Si j'apprends qu'Ulysse existe encore et qu'il
doit revenir, je l'attendrai,
malgré mes chagrins, durant une
année entière ; si, au contraire, j'apprends qu'il a péri et qu'il n'y
a plus d'espoir, je reviendrai dans
ma chère patrie pour lui ériger
un tombeau. Je célébrerai en l'honneur d'Ulysse de pompeuses
funérailles, et je donnerai un époux à ma mère. »
A ces mots il s'assied. Soudain se lève Mentor, compagnon du
valeureux Ulysse : quand ce héros partit sur ses navires, il lui confia
le soin de sa maison, le chargea d'obéir à son vieux père
et de surveiller tous ses biens. Mentor, plein de sagesse, prend
la parole et dit :
« Ithaciens, écoutez-moi. Qu'aucun roi chargé du sceptre ne soit
maintenant ni juste, ni clément ; qu'il ne conserve plus en
son âme de nobles pensées ; mais qu'il devienne cruel et n'accomplisse
que des actions impies,
puisque nul ne se ressouvient du
divin Ulysse, même parmi ce peuple qu'il gouverna comme le
père le plus tendre ! Je n'accuse pas les fiers prétendants de commettre
des actes de violence méchamment inspirés par leur esprit ; car
ils risquent leur propre tête en dévorant forcément les
biens d'Ulysse, quoiqu'ils espèrent ne voir jamais ce héros de
retour. Mais c'est contre le peuple que je suis indigné ! Il reste
assis et silencieux, et, malgré son nombre immense, il n'ose
réprimer, par ses discours, cette faible troupe de prétendants
! »
Léocrite, fils d'Evénor, lui répond aussitôt :
« Dangereux Mentor, faible insensé ! Quoi, tu oses exciter le peuple
à nous réprimer, quand il serait difficile, même à une multitude,
de nous combattre au milieu des festins (14) ! Si Ulysse roi d'Ithaque,
revenait en ces lieux et qu'il voulût chasser de son palais
les illustres prétendants lorsqu'ils prennent leur repas, son épouse serait loin de se réjouir, bien qu'elle désire son retour avec ardeur
; mais lui-même recevrait ici la mort s'il voulait attaquer un
aussi grand nombre d'ennemis ! Tu viens donc de parler sans raison. — Maintenant, citoyens, séparez-vous, et que chacun retourne
à ses travaux : Mentor et Halitherse, les anciens compagnons
d'Ulysse, s'occuperont du départ de Télémaque. Je pense que ce jeune
homme restera longtemps ici, car c'est dans Ithaque qu'il
recevra des nouvelles de son père, et jamais il n'entreprendra
son voyage.»
En parlant ainsi, il rompt tout à coup l'assemblée. Chacun se disperse,
rentre dans sa demeure ; et les prétendants retournent au
palais du divin Ulysse.
Alors Télémaque se rend seul près des bords de la mer, et, après avoir baigné ses mains dans l'onde blanchissante, il adresse cette
prière à Minerve :
« Entends ma voix, ô déesse, toi qui vins hier dans notre palais, toi
qui m'ordonnas de parcourir les mers obscures sur mon
navire pour m'informer du retour de mon père absent depuis tant
d'années ! Les Achéens s'opposent à l'exécution de tes ordres, et
ce sont surtout les prétendants, dont l'audace coupable ne connaît
plus aucun frein ! »
Ainsi priait Télémaque. Minerve s'approche de lui en prenant les
traits et la voix de Mentor, et elle lui adresse ces rapides paroles
:
« Télémaque, tu ne manqueras désormais ni de prudence ni
de valeur. Si tu possèdes l'âme courageuse de ton père, de celui
qui exécuta fidèlement ses actes et ses promesses, ce voyage ne
sera ni vain ni sans effet. Si au contraire tu n'es pas le fils de ce héros
et de Pénélope, tu
n'accompliras point ce que tu
as
résolu.

Peu d'enfants sont semblables à leur père : la plupart sont
pires, et rarement ils valent leurs ancêtres. Mais,
comme tu
ne manqueras à l'avenir ni de prudence, ni de
courage, si la sagesse d'Ulysse ne t'a pas abandonné, j'espère
que tes projets s'accompliront. Méprise
donc les complots et les desseins de ces prétendants insensés
qui n'ont pour eux ni la raison, ni la justice
: ils ne savent pas qu'un triste destin les menace et qu'ils doivent
tous périr le même jour. Le voyage que tu médites ne peut
être longtemps différé ; car moi, l'ancien
ami de ton père, je te préparerai un navire rapide et je t'accompagnerai. — Maintenant
retourne à ton palais et mêle-toi à la foule des prétendants. Apprête
les provisions de la route ; renferme-les dans des vases ; mets
le vin dans des amphores, ainsi que la farine, la moelle de
l'homme (15), dans des outres épaisses. Je réunirai par la ville des
compagnons de bonne volonté. Plusieurs navires vieux et neufs
sont dans l'île d'Ithaque ; j'examinerai celui qui me paraîtra le
meilleur, et, dès qu'il sera équipé, nous le lancerons sur la vaste
mer. »
Ainsi parle Minerve, fille de Jupiter. Télémaque ne s'arrête pas
longtemps après avoir entendu la voix de la déesse. Il se rend au
palais, le cœur affligé, et y trouve les fiers prétendants enlevant
la peau des chèvres et rôtissant des porcs dans l'enceinte
des cours. Antinoüs s'avance
en riant au-devant de Télémaque,
le prend par la main et lui adresse ces paroles :
« Télémaque, orateur sublime, mais d'une violence insur-montable
(16)
ne forme plus dans ton sein aucun autre projet funeste, soit
en action, soit en parole ; mais mangeons et buvons ensemble comme
auparavant. Les Achéens te prépareront tout ce qu'il te faut
: un navire et d'habiles rameurs, afin que tu te rendes promptement
dans la divine Pylos pour y entendre parler de ton illustre
père. »
Le prudent Télémaque lui répond à son tour :
« Antinoüs, il ne me convient plus de manger avec des insolents
tels que vous, ni de me livrer tranquillement à la joie. — Prétendants,
ne vous suffit-il pas d'avoir jusqu'à présent consumé mes
nombreuses richesses et dévasté mes biens, parce que je n'étais
encore qu'un enfant ? Mais maintenant je suis un homme ; j'ai recueilli
de sages conseils, et je sens croître le courage en mon cœur
: aussi je tenterai tout pour attirer sur vous une affreuse destinée,
soit que je me rende à Pylos, soit que je reste en ce pays,
au milieu du peuple. Mais je partirai plutôt (et
ce n'est pas en vain que j'annonce ce voyage) comme passager
(17), car je ne possède
ni vaisseaux, ni rameurs ; je partirai, puisque cela vous paraît
préférable. »
Il dit, et retire aussitôt sa main de la main d'Antinoüs. Pendant ce
temps, les prétendants apprêtent le repas dans le palais et outragent
Télémaque par de mordantes paroles. Un de ces jeunes orgueilleux disait :
« Télémaque médite certainement notre mort ; il amènera sans doute
quelque vengeur de Sparte ou de la sablonneuse Pylos : c'est
là son plus ardent désir. Peut-être veut-il se rendre dans Éphèse
à la terre fertile, pour en rapporter des poisons mortels qu'il
jettera dans nos coupes pour nous faire périr. »
Un autre de ces jeunes arrogants disait :
« Qui sait s'il ne périra pas avec son creux navire,
loin de ses amis,
et s'il ne sera pas errant comme Ulysse ? Alors pour nous quel
surcroît de peines ! Nous serons forcés de diviser toutes ses richesses
et de laisser sa mère dans ce palais avec l'époux qu'elle aura
choisi. »
Ainsi parlaient les prétendants.
Télémaque descend dans les vastes
celliers(18) de son père où reposaient, sous des voûtes élevées, l'or
et l'airain, des coffres remplis de riches étoffes et des huiles parfumées
en abondance. Là se trouvaient aussi rangés en ordre, le
long de la muraille, des tonneaux d'un vin vieux et délectable contenant
un breuvage pur et divin : ils étaient destinés à Ulysse si
jamais il revenait dans son palais après avoir éprouvé de nombreux
malheurs. Ce cellier était fermé par de grandes portes à deux
battants étroitement unis. Une femme revêtue du titre souverain
avaient dans leurs palais de grands celliers où ils renfermaient
leurs richesses d'intendante
y passait le jour et la nuit,
et elle gardait tous ces trésors
avec un esprit rempli de prudence : elle s'appelait Euryclée
et descendait d'Ops, issu
de Pisénor. Télémaque l'appelle et lui
parle en ces termes :
«
Nourrice, puise dans des amphores un vin d'une suavité
exquise,
le meilleur que tu conserves en attendant le retour du
divin Ulysse, si toutefois ce héros malheureux échappe à la mort
! Remplis de ce breuvage douze urnes que tu refermeras ensuite
avec leurs couvercles. Dépose la farine dans des outres bien
cousues, puis ajoute vingt mesures de ce grain que la meule a
broyées. Seule tu sauras mon projet, mais prépare avec soin toutes ces choses ; car ce soir je les prendrai lorsque ma mère se retirera
dans ses appartements pour se livrer au sommeil. Je cours à Sparte et dans la sablonneuse Pylos m'informer, par quelque
ouï-dire, du retour de mon bien-aimé père. »
Il dit,
et, tout à coup, Euryclée, sa
nourrice chérie, se met à pleurer ; les yeux baignés de larmes, elle
fait entendre ces rapides paroles :
« Pourquoi , mon tendre fils, un semblable dessein est-il entré
dans ton âme ? Pourquoi veux-tu parcourir de nombreuses
contrées, toi, enfant unique et
chéri ? Le divin Ulysse est mort, loin de sa patrie, chez quelque peuple
étranger ! Mais, toi, dès que tu seras parti, les prétendants te
dresseront mille embûches pour te
faire périr, et ils se partageront tous tes biens. Reste en ces lieux, au
sein de ta famille ; ne t'expose point aux périls de la mer et à ceux
d'une vie errante ! »
Le prudent Télémaque lui répond à son tour :
« Rassure-toi, nourrice ; je n'ai pas formé cette résolution sans
la volonté d'un dieu. Jure-moi donc de ne rien révéler à ma bien-aimée
mère avant le onzième ou le douzième jour,
à moins cependant
qu'elle ne désire me voir ou n'ait
appris mon départ : je craindrais qu'en pleurant elle ne perdît sa beauté. »
A ces mots, la vieille Euryclée, prenant les dieux à témoin, fait le
plus grand de tous les serments. Lorsqu'elle a juré, elle se hâte
de remplir de vin les amphores et de déposer la farine dans des outres bien cousues. Télémaque retourne ensuite au palais se mêler
à la foule des prétendants.
Minerve, la déesse aux yeux d'azur,
conçoit un nouveau projet.
Sous les traits de Télémaque elle parcourt la ville entière, adresse
la parole à chaque homme qu'elle rencontre, et lui ordonne de se rendre vers le soir sur un navire rapide
(19); puis elle
demande un vaisseau léger à Noémon, fils illustre de Phronius, qui
le lui accorde aussitôt.
Quand le soleil est couché et que toutes les rues sont enveloppées
dans l'ombre, Minerve lance l'agile navire à la mer et dépose
dans l'intérieur du bâtiment tous les agrès (20)
que portent les
vaisseaux de long cours. Placée à l'extrémité du port, la déesse rassemble
autour d'elle, en les excitant, tous les valeureux compagnons
de Télémaque.
Minerve, méditant encore un autre dessein, vole au palais du divin
Ulysse, où elle trouve les prétendants faisant des libations ; elle
répand un doux sommeil sur leurs yeux ; et aussitôt les coupes s'échappent
de leurs mains. Ils se dispersent dans la ville et vont chercher
le repos : ils ne l'attendent pas longtemps, car le sommeil
avait appesanti leurs paupières. Alors Minerve, prenant la
taille et la voix de Mentor, appelle ainsi le fils de Pénélope :
« Télémaque, tes compagnons aux belles cnémides sont assis sur
les bancs des rameurs et attendent tes ordres. Allons, et ne différons
pas notre départ. »
En parlant ainsi, Minerve-Pallas précède rapidement Télémaque,
et ce héros suit les pas de la déesse. Dès qu'ils sont près
du vaisseau, ils trouvent sur le rivage leurs compagnons à la longue
chevelure ; et Télémaque leur adresse la parole en ces
termes :
«
Hâtons-nous, amis, apportons les provisions : elles sont déjà toutes
rassemblées dans ce palais Ma mère et ses suivantes ne savent rien ; une
seule, cependant, est instruite de mon projet.
»
A
ces mots, il précède ses compagnons, et ceux-ci s'empressent
de le suivre. On apporte les provisions et on les dépose dans le
vaisseau,
comme l'avait
ordonné le fils chéri d'Ulysse. Télémaque
s'embarque ; Minerve, qui le conduit, s'assied vers la poupe,
et le jeune héros se place à ses côtés. Les câbles sont déliés,
et les rameurs, montant à leur tour, se rangent sur les bancs.
Minerve aux yeux d'azur leur
envoie aussitôt un vent favorable,
et le Zéphyr souffle avec impétuosité sur la mer obscure et
retentissante. Télémaque, excitant ses compagnons, leur ordonne d'appareiller : ceux-ci obéissent à sa voix. Ils élèvent le mât,
le placent dans le creux profond qui lui sert de base, l'affermissent
avec des
cordes et déploient les blanches voiles que retiennent de fortes
courroies. Le vent souffle bientôt au milieu de la voile : la vague azurée
retentit de toutes parts autour de la carène
du navire qui s'avance et vole sur les flots en sillonnant les plaines
liquides. Dès que les agrès du navire sont attachés, on
remplit les coupes de vin ;
on offre des libations aux dieux éternels,
et surtout à la fille de Jupiter, la déesse aux yeux d'azur. Durant
la nuit entière, et jusqu'au matin, le vaisseau vogue sur les ondes.

Notes, explications et commentaires
(01)
Nous avons traduit littéralement
κηρύσσειν ἀγορήν δε κάρηκομόωντας Ἀχαιούς
(vers
7)
qui a été rendu
de cette manière par Bitaubé : convoquer les citoyens. Madame Dacier
passe l’épithète sous silence, et dit : appeler les Grecs à une assemblée.
(02)
Madame Dacier, Bitaubé et Dugas-Montbel ne font aucune mention de l'épithète
εὐρύνομος
(qui produit de bons chevaux), qu'Homère donne à la ville de Troie.
Clarke et Dubner ont fort bien rendu
Ιλιον είς εὐρύνομος
(vers 18) par : ad Ilium
generosis-equis fecundum
(03) Selon Pausanias (lib. III, c. 20),
Icare était Lacédémonien. Aristote (De Art. Poet., c. 26) dit au
contraire qu'il était de Cephalènie. D'autres critiques sont plus loin, dit
Dugas-Montbel (Observ. sur l'Odyss., ch. II), et soutiennent que non
seulement Icare n'était pas de Sparte, mais qu'il habitait Ithaque. En
effet, Télémaque dit ici :
ἐς
οἶκον
(vers
47)
dans sa
maison ; et
si son grand-père avait été étranger, il aurait dit :
πρός τὸ ἄστυ, ou bien
πρὸς τὴν γαῖαν, dans la ville ou dans le pays habité par
Icare. Ces mêmes critiques ajoutent : Comment Eumée, qui chérissait si
tendrement ses maîtres, aurait-il dit au XIVe chant, v. 68 : « Plût aux
dieux que toute la race d'Hélène eût péri dans sa source ? » car Hélène
étant la fille de Tyndare, frère d'Icare, Pénélope se serait trouvée
comprise dans l'imprécation si elle eût été fille de ce même Icare. - De
tout ceci, il faut conclure qu'Icare, père de Pénélope, n'était ni
Lacédémonien ni Céphalénien, mais habitant d'Ithaque.
(04)
Il y a dans le texte grec :
αἴθοπα
οἶνον
(vers
57)
(vin noir), que
les traductions latines de Clarke et de Dübner ont rendu par nigrum vinum.
Le mot
αἴθοψ
a été omis par tous les traducteurs français.
(05)
Bitaube a traduit
οὐδ’
ἔτι καλῶς οἶκος ἐμὸς διόλωλε (vers 63/64) (ma maison périt
sans honneur) par : mon nom va être extirpé de la terre avec infamie.
(06) Madame Dacier, Bitaubé et Dugas-Montbel oublient tous trois de
mentionner l'epithéte
εὔκνημις (aux belles cnémides) qu'Homère donne aux
Grecs. -Voir l'Iliade, liv. I, notes.
(07)
Nous nous sommes
rapproché le plus qu'il nous a été possible du texte grec dans la traduction
de cette longue digression qui a été supprimée par Knight. Nous avons laisse
subsister les mots
εὐπλοκαμῖδες Ἀχαιοί
(vers
119)
(Achéens à la
belle chevelure, ou aux cheveux bien bouclés), et l'épithète
εὐστέφανος (ceint d'une belle couronne), dont madame
Dacier, Bitaubé et Dugas-Montbel ne parlent point.
(08)
Κακὸν δὲ μεπόλλ’ ἀποτίνειν Ἰκαρίῳ
(vers
132) dit Homère.
Les traducteurs latins ont très exactement rendu ce passage par: durum
vero me multa reddere Icario. - Eustathe nous apprend à ce sujet que
d'anciens critiques, trouvant qu'il était indigne de Télémaque de ne vouloir
renvoyer sa mère que parce qu'il serait obligé de rendre sa dot, ponctuaient
différemment les vers 131 et 132 de ce livre, et lisaient ainsi :
…
κακὸν δὲ μεπόλλ’ ἀποτίνειν,
Ἰκαρίῳ αἴκ’ αὐτός ἑκὼν ἀπὸ μητέρα πέμψω.
« Il me serait funeste, et les dieux me puniraient si je voulais renvoyer ma
mère à son père Icare. » Dugas-Montbel, qui cite Eustathe, dit qu'aucune
édition n'adopte cette ponctuation que tous placent la virgule après
Ἰκαρίῳ, et non
après
ἀποτίνειν, et que
l'autre leçon appartenait sans doute à quelques grammairiens d'Alexandrie,
qui avaient l'habitude de juger les mœurs héroïques d'après celles de leur
siècle.
(09)
Dugas-Montbel traduit
εὐρύποα
Ζεύς
(vers
146)
(Jupiter dont
la voix retentit au loin) par : le puissant Jupiter ; Bitaubé dit
: le dieu du tonnerre, et Madame Dacier retranche entièrement
l'épithète.
(10)
Clarke traduit
πολύφημον
(vers 150) par celebrem, et
Dugas-Montbel par illustre : mais comme l'adjectif
πολύφημος
signifie tout à la fois célèbre et bruyant, nous avons suivi
la traduction latine de Dübner, qui rend
πολύφημον
par clamosam, attendu que cette assemblée devait être sans aucun
doute plus bruyante que célèbre.
(11) Nous avons traduit mot à mot ce passage :
καὶ
ἀρτυνέουσιν ἔενδα πολλὰ μαλ’
(vers
196) etc. - Selon
Nitzch, la dot consistait en une partie des présents de noces.
(12)
Dugas-Montbel n'a
pas exprimé convenablement la pensée d'Homère, qui est de faire parler
Télémaque d'une manière ironique. Ce traducteur rend
μνηστῆρες
ἀγαυοὶ
(vers 209) (illustres, généreux,
ou nobles prétendants) par : vous qui prétendez à l'hymen de ma
mère. Les traductions latines de Clarke et de Dübner ont été plus
exactes en rendant
μνηστῆρες
ἀγαυοὶ par :
proci generosi.
(13)
Ἀλλ’
ἄγε μοι δότε νῆα θοὴν καὶ εἴκοσ’ ἑταίρους
(vers
212) dit Homère. Tous les traducteurs français passent sous
silence le mot
θοός
(rapide), et traduisent
ἑταίροι
(compagnons) par rameurs. Les traducteurs latins ont rendu très correctement
ce passage par : sed age, mihi date navem CELEREM et viginti
SOCIOS.
(14) Selon
Eustathe et les petites scholies, les mots
μαρχήσασθαι περὶ δαιταί
(vers 245) ne signifient pas
interrompre les fêtes, mais attaquer pendant un festin. Aussi
l'adversaire du compagnon d'Ulysse ne parle-t-il ainsi que parce que les
prétendants, exaltés par les fumées du vin, se croyaient invincibles.
(15)
Le texte grec porte
μυελὸν
ἀνδρῶν
(vers
290), mais il
faut entendre par
μυελός
(moelle) une nourriture succulente et substantielle.
(16)
Dugas-Montbel est, de tous les traducteurs français, celui qui s'est ici
le plus éloigné du texte grec, en traduisant
μένος
ἄσχετε (vers 303) (violence
insurmontable, ou irrésistible dans son impétuosité) par :
héros valeureux. Madame Dacier dit : courage indomptable, et
Bitaubé : orateur trop emporté. Clarke et Dubner ont parfaitement
rendu ces deux mois par : animi impotens.
(17)
Nous donnons au mot
ἔμπορος
(vers
319)
sa véritable
signification. Dugas-Montbel le traduit par : vaisseau de passage ;
Bitaubé par navire étranger; Madame Dacier par : vaisseau de
rencontre ; Dübner : in aliena-nave; et Clarke par :
aliena-nave-conscensui - le mot
ἔμπορος signifie,
suivant les lexiques de Tobias-Damm, de Planche, d'Alexandre, de Vendel-Heyl
et Pillon, et le Dictionnaire des Homérides de Theil et Hallez-d'Arros,
passager, celui qui fait le commerce maritime, ou voyage sur mer dans
un vaisseau qui n'est pas à lui ; négociant, commerçant.
(18) Les souverains avaient dans leurs palais de grands celliers où ils
renfermaient leurs richesses.
(19)
Νῆα θοήν
(vers
387) Madame
Dacier et Bitaubé traduisent avec trop de liberté ces deux mots (navire
rapide) par rivage.
(20)
Nous avons suivi la traduction de Dugas-Montbel en rendant
ὅπλα par agrés,
attendu que ce mot signifie quelquefois : les armes, et, en général :
Tout ce qui aide, tout ce qui est utile.