Hélène décrit les chefs grecs à Priam
Remonter

   

 

Les regrets d'Hélène sur les remparts    Gontier
 
Bareste (1843)   Leconte de Lisle (1867)

   Ainsi parlent les vieillards ; mais Priam, élevant la voix, appelle Hélène auprès de lui :

     « Puisque tu es venue ici, chère enfant, assieds-toi près de moi, afin que tu aperçoives ton premier époux, tes parents et tes amis (car tu n'es pas la cause de nos malheurs : ce sont les dieux qui ont suscité, de la part des Grecs, cette guerre, source de tant de larmes ) ; dis-moi le nom de cet homme imposant, de ce héros achéen si grand et si fort. D'autres, il est vrai, le surpassent par la hauteur de leur taille ; mais jamais je n'ai vu de mes propres yeux un guerrier si majestueux et si beau : il ressemble vraiment à un roi. »

    Hélène, la plus noble des femmes, lui répond en ces termes :

    « Père chéri de Pâris, vous êtes pour moi un objet de respect et de crainte. Plût au ciel que j'eusse reçu la mort le jour où je suivis votre fils, abandonnant le lit nuptial, mes frères, ma fille bien-aimée et les aimables compagnes de ma jeunesse ! Mais il en fut autrement : voilà pourquoi je me consume dans les larmes. Toutefois je vais vous dire ce que vous me demandez. Cet homme est le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, à la fois excellent roi et vaillant guerrier. Avant ma honte je le nommai mon frère ; hélas ! que ne l'est-il encore ! »

    Elle dit ; le vieillard, saisi d'admiration, s'écrie :

    « Heureux Atride ! tu naquis sous de favorables auspices, ô roi fortuné, puisque les nombreux enfants de la Grèce te sont soumis ! Jadis je fus dans la Phrygie, contrée fertile en vignes, et là je vis la foule des guerriers phrygiens, habiles à diriger les coursiers, et les peuples d'Otrée et de Mygdon, de Mygdon semblable à un dieu ; ils campaient alors sur les rives du Sangarius, et moi, je me trouvais parmi eux, comme allié, quand vinrent les Amazones au mâle courage. Mais ces peuples n'étaient pas encore aussi nom­breux que tous ces Achéens aux terribles regards. »

   Puis apercevant Ulysse, le vieillard interroge une seconde fois Hélène :

    « Dis-moi donc aussi, chère enfant, le nom de cet autre guerrier, plus petit qu'Agamemnon, fils d'Atrée, mais dont les épaules et la poitrine ont une plus grande largeur. Ses armes reposent sur la terre fertile ; et lui, comme un bélier, parcourt les rangs des soldats ; je le compare au bélier, à l'épaisse toison, qui marche au milieu d'un immense troupeau de brebis blanches.

    Hélène, issue de Jupiter, lui répond :

    « C'est le fils de Laërte, le sage Ulysse ; il fut nourri dans l'île âpre d'Ithaque, et ses ruses sont inépuisables et ses conseils pleins de sagesse. »

    Le prudent Anténor l'interrompt tout à coup en ces termes :

    « 0 femme, tout ce que tu dis est vrai ; car déjà le divin Ulysse et le vaillant Ménélas sont venus ici comme ambassadeurs à cause de toi. Je leur donnai l'hospitalité ; je les reçus en amis dans mon palais, et j'appris à connaître leur caractère et leurs sages conseils. Quand tous deux se mêlaient aux Troyens assemblés, Ménélas était d'une taille plus élevée ; mais, s'ils s'asseyaient, Ulysse semblait être le plus majestueux. Lorsqu'au milieu de tous, ils se mettaient à haranguer, Ménélas était bref : il parlait peu, mais clairement, avec concision, et jamais il ne s'écartait de son sujet, quoi­qu'il fût le plus jeune. Le prudent Ulysse, lui, se levait, et tout à coup il restait immobile, les yeux baissés, les regards attachés à la terre ; il tenait son sceptre en repos, sans l'agiter d'aucun côté comme un être inhabile : on aurait dit un homme saisi de colère ou privé de raison. Mais lorsqu'il laissait échapper de sa poitrine une voix sonore, et que ses paroles se précipitaient comme la neige qui tombe en flocons durant les hivers, alors personne n'eût osé se comparer à Ulysse ; et nous, en le contemplant, ce n'était point l'extérieur de ce héros que nous admirions. »

    Priam apercevant Ajax, interroge Hélène pour la troisième fois :

    « Quel est cet autre guerrier achéen si fort et si grand, qui se distingue parmi tous les autres Argiens et par sa taille élevée et par ses larges épaules ? »

    Hélène au long voile, et la plus noble des femmes, lui répond :

    « C'est le formidable Ajax, le rempart des Achéens. De l'autre côté, parmi les Crétois, se tient Idoménée, semblable à un dieu : autour de lui sont rassemblés les chefs de la Crète. Souvent, lorsqu'il quitta sa patrie, le brave Ménélas lui donna l'hospitalité dans notre palais. — Maintenant j'aperçois beaucoup d'autres Achéens aux regards étincelants, que je reconnais, et dont je pourrais dire les noms. Mais il est deux chefs des peuples que je ne puis découvrir : Castor, habile cavalier, et Pollux, plein de force au pugilat : ce sont mes propres frères, et la même mère nous donna le jour. Est-ce qu'ils n'ont pas suivi l'armée loin de la riante Lacédémone ? Peut-être sont-ils venus en ces lieux sur leurs vaisseaux qui sillonnent les mers, et craignent-ils de se mêler aux combats des guerriers, tant ils redoutent et ma honte et mon opprobre ? »

    Elle parlait ainsi ; mais déjà ses deux frères étaient ensevelis à Lacédémone, dans la terre fertile de leur douce patrie.

 
 

 Ils parlaient ainsi, et Priâmes appela Hélénè :

       -Viens, chère enfant, approche, assieds-toi auprès de moi, afin de revoir ton  premier mari, et tes parents, et tes amis. Tu n'es point la cause de nos malheurs. Ce sont les Dieux seuls qui m'ont accablé de cette rude guerre Akhaienne. Dis-moi le nom de ce guerrier d'une haute stature ; quel est cet Akhaien grand et vigoureux ? D'autres ont une taille plus élevée, mais je n'ai jamais vu de mes yeux un homme aussi beau et majestueux. Il a l'aspect d’un Roi.

  Et Hélénè, la divine femme, lui répondit :

      -Tu m’es vénérable et redoutable, père bien-aimé. Que n'ai-je subi la noire mort quand j'ai suivi ton fils, abandonnant ma chambre nuptiale et ma fille née en mon pays lointain, et mes frères, et les chères compagnes de ma jeunesse ! Mais telle n'a point été ma destinée, et c'est pour cela que je me consume en pleurant, Je te dirai ce que tu m'as demandé. Cet homme est le roi Agamemnôn Atréide, qui commande au loin, roi habile et brave guerrier. Et il fut mon beau-frère, à moi infâme, s'il m'est permis de dire qu'il le fut.

  Elle parla ainsi, et le vieillard, plein d'admiration, s'écria :

       -0 heureux Atréide, né pour d'heureuses destinées ! Certes, de nombreux fils des Akhaiens te sont soumis. Autrefois, dans la Phrygiè féconde en vignes, j'ai vu de nombreux Phrygiens, habiles cavaliers, tribus belliqueuses d’Otreus et de  Mygdôn égal aux Dieux, et qui étaient campés sur les bords du Sangarios. Et j'étais au milieu d'eux, étant leur allié, quand vinrent les Amazones viriles. Mais ils n'étaient point aussi nombreux que les Akhaiens aux yeux noirs.

Puis, ayant vu Odysseus, le vieillard interrogea Hélénè :

      -Dis moi aussi, chère enfant, qui est celui-ci. Il est moins grand que l'Atréide Agamnenôn, mais plus large des épaules et de la poitrine. Et ses armes sont couchées sur la terre nourricière, et il marche, parmi les hommes, comme un bélier chargé de laine au milieu d'un grand troupeau de brebis blanches.

  Et Hélénè, fille de Zeus, lui répondit :

      -Celui-ci  est  le  subtil  Laertiade  Odysseus,  nourri dans le pays stérile d'Ithakè. Et il est plein de ruses et de prudence.

Et le sage Antènôr lui répondit :

       -0 femme ! tu as dit une parole vraie. Le divin Odysseus vint autrefois ici, envoyé pour toi, avec Ménélaos cher à Arès, et je les reçus dans mes demeures, et j'ai appris à connaître leur aspect et leur sagesse. Quand ils venaient à l'agora des Troiens, debout, Ménélaos surpassait Odysseus des épaulés, mais, assis, le plus majestueux était Odysseus. Et quand ils haranguaient  devant tous, certes,  Ménélaos, bien que le plus jeune, parlait avec force et concision, en peu de mots, mais avec une clarté précise et allant droit au but. Et quand le subtil Odysseus se levait, il se tenait immobile, les yeux baissés, n'agitant le sceptre ni en avant ni en arrière, comme un agoréte inexpérimenté. On eût dit qu'il était plein d'une sombre colère et tel qu'un insensé. Mais quand il exhalait de sa poitrine sa voix sonore, ses paroles pleuvaient, semblables aux neiges de l'hiver. En ce moment, nul n'aurait osé lutter contre lui ; mais, au premier aspect, nous ne l'admirions pas autant.

  Ayant vu Aias, une troisième fois le vieillard interrogea Hélénè :

      -Qui est cet autre guerrier Akhaien, grand et athlétique, qui surpasse tous les Argiens de la tête et des épaules ?

Et Hélénè au long péplos, la divine femme, lui répondit :

     -Celui-ci  est le grand Aias,  le bouclier des Akhaiens. Et voici, parmi les Krètois, Idoméneus tel qu'un Dieu, et les princes Krètois l'environnent. Souvent, Ménélaos cher à Arès le reçut dans nos demeures, quand il venait de la Krètè. Et voici tous les autres Akhaiens aux yeux noirs, et je les reconnais, et je pourrais dire leurs noms. Mais je ne vois point les deux princes des peuples, Kastôr dompteur de chevaux et Polydeukès invincible au pugilat, mes propres frères, par une même mère nous a enfantés. N'auraient-ils point quitté l'heureuse Lakédaimôn, ou, s'ils sont venus sur leurs nefs rapides, ne veulent-ils point se montrer au milieu des hommes, à cause de ma honte et de mon opprobre ?

  Elle parla ainsi, mais déjà la terre féconde les renfermait, à Lakédaimôn, dans la chère patrie.