Cahiers du Claix
(Cercle de Linguistique d'Aix en Provence), Travaux 10, 1993,
p. 135-179.
Traductions Françaises de l'Iliade
(1519-1989).
Remarques préliminaires :
1. S'il n'existe pas de lois ni
de recettes pratiques absolues de traduction, chaque traducteur se
construit empiriquement les siennes, à la mesure de ses principes,
de ses connaissances, de son travail, de son expérience, de son
original, de son projet, de l'humeur du moment. On ne peut comparer
entre elles plusieurs démarches et plusieurs ouvrages, qu'en tenant
compte des temps et des projets affichés.
2. On peut, comme me le fait
remarquer A. Calvié, classer les procédés en quatre catégories déjà
explicitées par Quintilien (Institution Oratoire I, 5,
38-41) : l'adjonction (adjectio), le retranchement (detractio), le
déplacement (transmutatio), la substitution (immutatio). Autrement
dit, il faut admettre que toute traduction implique un travail de
réécriture, de reformulation à l'aide de procédés que la rhétorique
et la stylistique caractérisent.
3. Depuis l'Antiquité, on classe
les traductions en deux catégories : ad verbum, ad sensum.
Il serait ridicule de condamner l'une au profit exclusif de l'autre
: hors les questions irréductibles du sens, de la forme et de la
pertinence, aucun critère intemporel ne permet de dire telle
traduction recevable, telle autre exécrable ; c'est affaire de goût,
collectif ou personnel. A l'usage, on constate que les traducteurs
ont plutôt choisi de traduire ad verbum en latin, ad
sensum en français. C'est que le latin servait de commentaire
savant succinct, au premier degré : il transcrivait l'interprétation
que l'éditeur avait de la lettre d'Homère, alors que le français,
sans prétendre à l'autonomie d'un texte authentique, s'offrait à
lire comme une oeuvre littéraire : jamais aucun des traducteurs que
j'ai étudiés ne professe vouloir donner l'envie de lire
directement le grec, même lorsque la traduction est accolée au texte
original.
4. Par une série non exhaustive
(puisque cette communication m'a été demandée en catastrophe et
qu'il ne m'a pas été demandé de faire la chasse aux traductions
d'Homère dans des bibliothèques mal pourvues, souvent mal commodes)
d'exemples empruntés à des époques différentes pour leur célébrité,
leur exemplarité ou leurs qualités intrinsèques, je voudrais
réfléchir sur les présupposés implicites (plus que sur les
professions de foi) et les objectifs de chaque traduction, pour
autant que l'on puisse les caractériser. S'il m'en manque encore, je
serai reconnaissant à quiconque me fournira des renseignements
supplémentaires.
5. Pensant qu'il valait mieux
m'appuyer sur un exemple précis, j'ai arbitrairement retenu les
quatorze premiers vers du chant III de L'Iliade. A l'usage,
ce choix aléatoire se révèle heureux parce que le texte pose
plusieurs problèmes d'interprétation et de traduction : il développe
une comparaison fantasmagorique, à la limite de la parodie, dans une
langue et un style inaccoutumés..
6. Dans l'ensemble déjà vaste
des traductions présentées, il aurait été vain et fastidieux de
relever tous les écarts. Je me suis attaché à relever les traits
caractéristiques, à expliciter les choix théoriques, esthétiques et
pratiques, en relevant les exemples qui m'ont paru les plus
pertinents.
7. Dans mes citations, j'ai
voulu respecter l'orthographe des éditions que j'ai utilisées, y
compris l'accentuation, la ponctuation et les majuscules : la
fidélité au texte implique aussi la fidélité à sa graphie, autant
que faire se peut.
8. Les lectures attentives et
les suggestions d'Alain Jarrige, Alain Calvié, Jean-Pierre
Chausserie-Laprée et Lucien Pernée m'ont évité bien de bévues.
Qu'ils en soient remerciés. Les erreurs subsistantes proviennent de
ma seule obstination.
Au début du chant III de l'Iliade
(vers 1-14), les armées ennemies marchent, pour la première fois
dans le poème, l'une contre l'autre:
Αὐτὰρ
ἐπεὶ κόσμηθεν ἅμ᾽
ἡγεμόνεσσιν ἕκαστοι,
Τρῶες μὲν
κλαγγῇ τ᾽ ἐνοπῇ τ᾽ ἴσαν ὄρνιθες ὣς
ἠΰτε περ
κλαγγὴ γεράνων πέλει οὐρανόθι πρό.
αἵ τ᾽
ἐπεὶ οὖν χειμῶνα φύγον καὶ ἀθέσφατον ὄμβρον
κλαγγῇ
ταί γε πέτονται ἐπ᾽ ὠκεανοῖο ῥοάων
ἀνδράσι
Πυγμαίοισι φόνον καὶ κῆρα φέρουσαι.
ἠέριαι δ᾽
ἄρα ταί γε κακὴν ἔριδα προφέρονται.
Οἳ δ᾽
ἄρ᾽ ἴσαν σιγῇ μένεα πνείοντες Ἀχαιοὶ
ἐν θυμῷ
μεμαῶτες ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν.
Εὖτ᾽
ὄρεος κορυφῇσι Νότος κατέχευεν ὀμίχλην
ποιμέσιν
οὔ τι φίλην, κλέπτῃ δέ τε νυκτὸς ἀμείνω,
τόσσόν τίς
τ᾽ ἐπιλεύσσει ὅσον τ᾽ ἐπὶ λᾶαν ἵησιν.
ὣς ἄρα τῶν
ὑπὸ ποσσὶ κονίσαλος ὄρνυτ᾽ ἀελλὴς
ἐρχομένων· μάλα δ᾽ ὦκα διέπρησσον πεδίοιο.
En voici une traduction de
travail, aussi littérale que possible :
Alors, quand ils se furent
disposés, chacun avec leurs chefs,
Les Troyens avançaient, criant
et hurlant, comme des oiseaux ;
C'était comme le cri des grues
qui tourne devant le ciel :
Lorsqu'elles fuient l'hiver et
la pluie prodigieuse,
En criant, elles volent
jusqu'aux cours de l'Océan,
Portant aux hommes, aux Pygmées,
le sang et la Kère ;
Dans les brumes, elles apportent
une querelle mauvaise.
Les autres, les Achéens,
avançaient en silence, respirant l'ardeur,
L'âme ardente de se protéger les
uns les autres.
Quand sur les cimes d'une
montagne, le Notos répand le brouillard,
Inamical aux bergers, mais plus
propice au voleur que la nuit,
On ne voit qu'aussi loin qu'on
jette une pierre
Ainsi sous leurs pieds, la
poussière s'élevait, dense
Tandis qu'ils avançaient ; à
vive allure ils traversaient la plaine.
Les deux comparaisons
successives se cumulent pour exprimer d'abord le désordre dérisoire,
pour pathétique qu'il soit, de la mêlée guerrière: au lieu de s'y
transcender, les hommes s'y ravalent en animaux sauvages, bruyants ;
au lieu de s'y grandir, ils s'y font les jouets minuscules de la
violence et du destin. On peut dès lors choisir entre deux
attitudes : amplifier le désordre et le vacarme ou le contenir.
Elles illustrent ensuite la
subversion et la confusion inhérentes à tout affrontement. Même si
les Achéens se dominent mieux,
la bataille est affaire de brigands : s'y libèrent les instincts les
plus pernicieux ; dans la poussière aveuglante, ennemis et amis,
tout proches, se distinguent mal.
Dans le détail, trois problèmes
d'interprétation littérale séparent les critiques
:
1. la formulation obscure
pelei ouranothi pro
πέλει
οὐρανόθι πρό·(v.3) est interprétée tantôt comme
signifiant s'avance dans le ciel (mais pro ne convient guère à cette
signification), tantôt comme signifiant fait écran en avant du ciel
(ce qui évoque mieux le vol compact des grues en troupes) : voir
G.S. Kirk, The Iliad, A Commentary I, Cambridge 1985, p. 264
: "up in the air, with the vault of sky as background".
2. êériai
ἠέριαι
(v.7), adjectif dérivé
de aêr
αἠρ "l'air brumeux", où les objets restent flous, peut aussi bien
signifier matinales qu'émergeant de la brume.
3. La seconde comparaison boîte:
eute
ευτε
introduit une proposition temporelle. Aristarque voulait déjà lui
donner une valeur comparative, analogue à celle d'êute
ἠΰτε (au sens de
comme lorsque, tout comme dans la première comparaison). Pourquoi,
dans ce cas, seuls les textes de Chios et de Massalia portaient-ils
la graphie êute
ἠΰτε, qui ne change rien à la scansion du vers
?
Si l'on interprète
t(e)
τ᾽,
après tis
τίς
(v.12) comme une conjonction de coordination (ce que fait P. Mazon),
la phrase manque d'une principale. Il faut soit supposer une
aposiopèse, soit, comme me le signale L. Pernée s'appuyant sur un
article de F. Bader, admettre que dans les comparaisons, les
comparants s'agglutinent au moyen de la particule
te
τε, le comparé
s'introduisant par hôs
ηὀς . Il peut aussi être interprété comme un
généralisant (voir Denniston, Greek Particles, 2° éd. Oxford 1954,
réimpression 1966, p.533), ce que finalement je retiens.
4. La guerre des grues contre
les Pygmées appartient à la tradition de la fable. Elle était
suffisamment connue pour qu'Homère l'utilise allusivement, sans rien
en préciser. Elle ne s'en est pas moins perdue. Les Scholia Minora
rapportent une interprétation rationalisante et anecdotique : les
Pygmées, paysans du sud égyptien font la guerre aux grues pour
protéger leurs récoltes .
Selon Elien, à la fin du deuxième siècle p.C. (Histoires Naturelles
XV 29), une reine des Pygmées, nommée Geranos
γεράνων
"la Grue", a été
transformée en grue par Héra, jalouse des honneurs que lui rendaient
ses sujets. Pour se venger à son tour, cette grue fait, depuis, la
guerre aux Pygmées. Le conte, incohérent puisque la reine se venge
sur ses propres sujets aimants des avanies que lui fait la déesse
haineuse, ne paraît qu'une invention brouillonne, destinée à
expliquer la comparaison d'Homère (.
Le fantasme d'une guerre terrifiante et dérisoire entre oiseaux et
humains n'a rien de rare : il souligne l'absurdité et la
monstruosité des affrontements collectifs.
Si Homère ne raconte dans l'Iliade que batailles et
affrontements, il n'a rien d'un belliciste acharné.
Étant admis que ma propre
traduction ne prétend pas faire référence, mais présenter seulement
en préliminaire ma propre interprétation du texte, on peut examiner
les autres traductions dans l'ordre chronologique, parce que chaque
traducteur nouveau, peut-on postuler, a connu au moins l'une des
traductions antérieures, en comparaison de laquelle il a déterminé
ses choix, si bien qu'une évolution se dessine, qui tient autant à
l'élaboration d'une tradition qu'aux choix culturels de chaque
époque, de chaque milieu et de chaque individu.
Au XVI° siècle, entre 1519 et
1530, Jean Samxon publie la première version française de l'Iliade.
Comme l'indique son titre prolixe, il traite Homère en historien,
susceptible d'être mis en parallèle avec Darès le Phrygien et Dictys
de Crête:
Les Iliades de Homere, poete
et grand hystoriographe. Avec les prémisses et commencements de
Guyon de Coulône, souverain hystoriographe. Additions et sequences
de Dare Phrygius et de Dictys de Crete. Translatee en partie de
latin en langage vulgaire, par maistre Jehan Samxon, licencié en
loys, lieutenant du bailly de Touraine a son siege de Chastillon sur
Yndre, Jehan Petit, avec privilege. On les vend à Paris en la rue
Sainct Jacques. A l'enseigne de la fleur de lys.
Puisqu'Homère est un
"hystoriographe", versificateur par accident, on peut le translater
du latin,
lui ajouter des compléments tirés d'autres "hystoriographes"
comparables, fussent-ils des faussaires ! la lettre n'importe guère.
Le texte ainsi translaté a pourtant la verve du conte :
"Alors que toutes les copies et
compaignies militaires des Troyens furent rendues chascune a part
soy soubs leur prince ou chief de guerre, et que les batailles
furent ordonnées ils prindrent leur voie et leur chemin vers les
Gregeois avecques une grande sublevation de bruit et clameur
semblable au cry qu'ont acoutusme faire et donnent les grues qui
sont portees en l'air quant en fuyant le hyvere ou climat hyvernal
elles s'en vont volans au temps matutinal de caterve en caterve
jusques à la mer oceane et deliberees de donner une cruelle et dure
bataille et ung grant assault mortifere aux pygmeens. Mais les
Gregeois sans rendre aucune clameur mais comme fervens d'une ire
tacite se diligenterent de venir contre les Troyens pensans en leurs
couraiges la maniere et comment ils pourroient bien vaincre leurs
ennemis et de eux et les leurs deffendre. A la venue desquels et à
leur arrivement telle quantite de pouldre fut excitee mesment a ce
aidant le vent que lors leur veue ne pouvait dilater ne protendre
oultre le gect d'une pierre ains fut lors faicte obscurite en la
maniere que ausser faict les nues nocturnes sur la haultesse des
montaignes."
Le style reste archaïque,
souvent si gauche qu'il en revêt un charme suranné. Le texte n'est
pas traduit, mais paraphrasé. Jehan Samxon affectionne les
redondances qui forment une mélopée. Les éléments du sens subsistent
dans leurs grandes lignes : le contraste entre le tumulte et le
silence, la comparaison avec les grues et les Pygmées,
l'obscurcissement sous l'effet de la poussière. Mais la comparaison
avec le Notos, l'évocation des bergers et des voleurs sont effacées
; et surtout, le premier d'une longue liste, Jehan Samxon réorganise
le récit pour n'évoquer d'emblée que les seuls Troyens. Nonobstant
son attrait, ce texte vieillot s'apparente plus au style de Dictys
et des romans en prose médiévaux qu'à la poésie d'Homère
(.
On comprend les réticences de
Joachim du Bellay (Deffence et illustration de la langue
française, Paris 1549, I 4-6), lesquelles peuvent se résumer
sous trois grandes rubriques : la traduction trahit, la traduction
asservit la langue et la littérature des traducteurs à celles des
oeuvres traduites, la traduction dénature le génie intraduisible de
chaque auteur.
A la même époque pourtant,
Hugues Salel entreprend de publier une traduction de l'Iliade
en décasyllabes)
:
"Apres que l'ost des Troyens fut
sorti
Hors la cité rengé & departi
Par esquadrons, furieux au
rencontre
Soudainement marcherent à
l'encontre
Du camp des Grecs, haussant
jusques aux nues
Leurs voix & cris ainsi que font
les Grues
Qui prevoiant la pluie & la
froidure,
Laissent les monts, & vont
chercher pasture
Pres de la mer, dressans grosses
armees
Contre les Nains, autrement dits
pygmees ;
Auxquels souvent font guerre
trescruelle;
A coups de bec, à coups de
griffe et d'aisle.
Mais les Gregeois d'autre costé
marchoient
Sans faire bruit, & tousiours
s'approchoient
Pleins de fureur, & animez de
rage
Pour se venger, avec ardent
courage
D'estre vainqueurs &
s'entre-secourir
Quand ils devraient l'un pour
l'autre mourir.
Et tout ainsi qu'on voit au
temps d'hyver
Souventesfois la brouee arriver,
Que le froid vent souflant par
la campagne
Porte soudain au haut de la
montagne,
Chose qui est aux bergers
tresnuisante,
Et aux larrons plus que la nuict
duisante:
Car l'oeil humain ne sçauroit
veoir par terre
Gueres plus loin, qu'iroit un
jet de pierre.
De mesme sorte à l'approche des
bandes,
Se leua tant de poudre par les
landes,
Qu'elle osta lors aux Troyens le
pouvoir,
Et aux Gregeois ensemble de se
voir."
Pour le sens, la traduction est
plutôt fidèle, contrairement à ce qu'on peut lire d'une étude à
l'autre : elle respecte l'ordre et la signification générale des
deux comparaisons juxtaposées.
Deux décasyllabes dédoublent
l'hexamètre. La cadence est plutôt régulière. Un enjambement à la
coupe marque l'attaque du premier vers : Apres que l'ost des Troyens
fut sorti. Au vers 6, la coupe tombe au sixième pied. Le vers 23 :
Chose qui est aux bergers tresnuisante n'est guère harmonieux,
supposant une seconde coupe au septième pied. Les rimes, suivies,
sonnent correctement, ne faiblissant qu'aux vers 11/12
(Cruelle/aisle) et surtout 19/20 (hyver/arriver). Les hiatus
abondent, sans restriction.
La lettre d'Homère n'est pas
respectée. Hugues Salel prend le texte pour prétexte à variations.
Sur le modèle de l'Iliade, il écrit un nouveau poème. Le
premier hexamètre ne laisse de trace que dans rengé et départi. Les
Troyens d'emblée occupent seuls le premier plan. Laissent les monts
(v.8) a tout l'air d'une cheville. Pour se venger (v. 16) apporte
aussi une précision inutile, qui revient dans plusieurs traductions
ultérieures. Pourquoi justifier les Achéens d'un désir de vengeance,
alors qu'Homère lui-même ne le fait pas explicitement ? L'image
alexemen allêloisin
ἀλεξέμεν
ἀλλήλοισιν plaît tant qu'elle est développée : avec ardent
courage /D'estre vainqueur et s'entre secourir /Quand ils deuraient
l'un pour l'autre mourir ; Le truisme estre vainqueur s'ajoute au
texte comme une cheville, explicitant une évidence sinon une
platitude ; quand ils devraient l'un pour l'autre mourir suggère une
réminiscence du bataillon sacré des Thébains et, partant, du
discours de Phèdre dans le Banquet de Platon.
Appeler froid vent le Notos, vent pluvieux du sud/sud-ouest, atteste
la méconnaissance de l'érudition archéologique et de la météorologie
élémentaire. En Méditerranée le vent froid du nord n'apporte pas le
brouillard ! Hugues Salel, homme du Quercy, a plutôt cherché à
travers sa propre expérience un équivalent dans le vent d'hiver qui
fait monter le brouillard des vallées du Lot ou de la Dordogne
jusque sur le Causse. Au vers 25, par terre produit l'effet d'une
cheville. La conclusion des vers 29/30 rationalise et explicite ce
qu'Homère ne dit pas expressément.
Nul ne peut nier lire un texte
narratif séduisant, plutôt bien rythmé, alerte, émaillé de
trouvailles poétiques. La comparaison des grues notamment révèle un
vrai travail poétique de réécriture : haussant jusques aux nues qui
traduit pelei
ouranothi pro
πελει ουρανοτηι προ est extrait de la comparaison pour en
devenir l'introducteur; la précision prévoyant, remplaçant
phugon
πηυγον
"fuyaient", prépare l'anthropo-morphisation à venir.
L'euphémisme laissent (qui traduit, de fait,
πηυγον) permet une
heureuse formule : Laissent les monts ; les cours de l'Océan sont
ramenés au plus vraisemblable Près de la mer ; l'image portant le
sang et la kère est elle aussi atténuée, de façon moins heu-reuse :
en dressans grosses armées. L'exemplarité de la guerre (qu'Homère
suggère par un présent : elles portent) est discrètement soulignée
par l'adverbe temporel souvent. Le combat est décrit en termes
évocateurs : A coups de bec, à coups de griffe, à coup d'aisle. Les
répétitions, les abstraits, les expressions problématiques ont
disparu.
Non seulement la traduction
adapte, elle brode, module et produit un texte original.
Au début du XVII° siècle,
Salomon Certon choisit l'alexandrin, qui s'est désormais imposé
comme le vers épique
:
"Ainsi chacun des chefs leurs
bataillons dressèrent
Et les Troyens marchants grands
cris en l'air haussèrent
Pareils à ceux que font les
grues dedans l'air,
Lors qu'elles vont fuyant les
rigueurs de l'hiver
Pour gagner l'Ocean et dresser
leurs armees
Pour combatre et frapper à la
mort les Pigmees.
Mais les Grecs de leur part en
silence marchoient
Ne respirans que force et
pressez s'approchoient
Pour estre plutost prests s'il
estoit nécessaire
De s'entre secourir au plus fort
de l'affaire.
Ils faisaient une nuë, à celle
ressemblant
Que va le vent de Nord sur les
monts assemblant,
Aux pastres d'alentour nullement
agreable,
Mais aux larrons des champs
grandement favorable:
Son epesseur est telle et son
brouillas si noir
Que du ject d'une pierre à peine
on se peut voir.
Les camps s'entr' approchans
d'une viste carrière
Telle faisoient dans l'air
enlever la poussière."
Les alexandrins à rimes suivies
se scandent régulièrement, nonobstant quelques chevilles, quelques
inversions rudes, et même si le vers 3 n'est guère harmonieux,
supposant un enjambement à la césure et une diérèse (normale encore
au début du XVII° siècle) dans grues. La comparaison avec le
brouillard (v.11-16) s'applique seulement aux Achéens (comme le
souligne, en contradiction avec les deux vers finaux de la
traduction, une glose marginale : les Grecs accomparez à une nuée ).
Elle s'étend plus que dans l'original, s'accroît de détails,
abstraits plutôt que pittoresques. Les pastres sont d'alentour ; les
larrons sont des champs ; l'adverbe grandement amplifie favorable.
La disposition syntaxique à celle ressemblant que va le vent de Nord
sur les monts assemblant, Aux pastres d'alentour nullement agreable,
n'est ni des plus limpides ni des plus évocatrices. La phrase finale
: Les camps s'entr'approchans d'une viste carrière /Telle faisoient
dans l'air enlever la poussière frise l'amphigouri.
Le style est rhétorique : le
passage débute même par la conjonction Ainsi (laquelle fait de
surcroît cheville). Le silence des Achéens, si concis dans le texte
grec, est largement développé, pesamment explicité : de leur part
fait liaison ; Pour estre plutost prests s'il éstoit nécessaire/ De
s'entre secourir, au plus fort de l'affaire, brode autour
d'alexemen allêloisin
ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν s'entre secourir". En contrepartie, des omissions
raccourcissent l'expression : la comparaison générale avec les
oiseaux est effacée ; le cri seul reste pour introduire le
développement. La pluie prodigieuse disparaît pour laisser place aux
rigueurs abstraites de l'hiver. Mais l'ensemble se lit comme un
morceau estimable de poésie baroque : les 2 vers Pour gagner l'Ocean
et dresser leurs armees/ Pour combattre et frapper à la mort les
Pigmees évoquent un affrontement grandiose.
En même temps que Certon,
François Du Souhait fait aussi paraître une traduction de l'Iliade
en prose :
"Les Troyens s'estant rendus à
leurs enseignes ayant ordre de leur géneral, marchèrent en bataille
contre les Grecs, faisant autant de bruit que font les grues, alors
que s'eslevant en l'air, elles abandonnent les Provinces les plus
reculées du Soleil, tant pour s'excepter de la rigueur d'un long
hyver, cherchant un plus tempéré, que pour aller dénoncer la guerre
aux Pigmez. Les Grecs au contraire vindrent avec silence contre
leurs ennemis, songeant en eux mesmes, par quel moyen ils les
pourroient vaincre, et se défendre, ou pour mieux dire comment ils
pourroient parer et tuer leurs adversaires. A leur abor tant pour
l'impétuosité des deux armées, que de celle des vents, une si grande
quantité de poussière s'esleva en l'air, qu'à peine pouvoit-on voir
la longueur d'un ject de pierre. Je n'en sçauray mieux accomparer
l'obscurité, qu'au brouillards, que le vent de bise porte aux
sommets des montaignes, quelquefois au desavantage, au desplaisir
des bergers, et à la faveur des brigands."
Du Souhait brode et réorganise
la description : trois parties s'équilibrent pour présenter à
égalité la marche bruyante des Troyens, l'avance silencieuse des
Achéens, la rencontre dans la poussière. Il réécrit plus qu'il ne
traduit, pour produire la fluidité d'un récit romanesque : bien
qu'il explicite les raisons de la migration, il abrège la
comparaison des Troyens avec les grues, mais allonge l'évocation des
Achéens, tout en supprimant le souci de secours mutuel et en
réorganisant la comparaison de telle façon qu'à la différence
d'Homère, il introduit le comparé avant le comparant
(.
A la fin du siècle, La Valterie,
personnage si obscur qu'il ne signe même pas son oeuvre, publie une
traduction policée de l'Iliade et de l'Odyssée:
"Quand les deux armées furent
rangées en bataille, les Troyens s'avancerent élevant en l'air mille
cris confus, et un bruit plus terrible que celuy de ces cruels
oiseaux, qui voulant s'affranchir des pluyes, et des rigueurs de
l'Hyver vont avec un bruyant éclat aux extrémitez de l'Océan, où ils
portent aux Pigmées leurs ennemis, l'épouvante, le carnage et la
mort.
Mais les Grecs attentifs à
suivre leurs Capitaines et se taisant à propos pressoient leurs
rangs, pour soutenir les Troyens avec plus de force, et pour estre
plus prests à se donner du secours. Un nuage de poussière s'elevoit
de dessous leurs pieds, et cachoit tout le jour : comme lors qu'un
vent froid soufflant dans une vaste campagne y répand un air si
épais, qu'à peine peut-on voir jusqu'à la longueur d'un jet de
pierre.
Mais enfin s'estant approchez
les uns des autres, et tout ce nuage horrible de poussière s'élevant
en haut, ils se reconnaissent sans peine : la lueur éclatante de
leurs armes, qui se joignoit aux rayons du soleil, les découvrant
les uns aux autres."
La Valterie prolonge et amplifie
l'ouvrage de Du Souhait : plus encore que lui il recompose ; il
ajoute des hyperboles : un bruit plus terrible, et des gloses
explicatives : aux Pigmées leurs ennemis ; attentifs à suivre
leurs Capitaines. Il affectionne les trinités rhétoriques :
l'épouvante, le carnage et la mort Pour mieux équilibrer les
parties, il supprime la référence aux bergers et aux voleurs, il
n'attribue le nuage de poussière qu'aux seuls Grecs, il invente une
éclaircie sous la lueur des armes, visant au pittoresque et au
merveilleux, à embellir la rencontre des deux armées. Il construit
un tableautin de scène militaire en trois parties, à la façon des
peintres de genre.
La traduction de l'Iliade
par Madame Dacier paraît à Paris, en 1711
,
quatorze ans avant la seconde querelle des Anciens et des Modernes,
qu'il n'entre pas dans mon propos de commenter ici à nouveaux frais.
Philologue, Anne Dacier veut offrir une traduction accessible à tout
bel esprit. Elle choisit la prose :
"Quand toutes ces différentes
nations furent en bataille, chacune sous leurs chefs, les Troyens
s'avancerent avec un bruit confus, & des cris perçants comme des
oiseaux, & tels que les grues sous la voute du ciel, lorsque fuyant
l'hiver & les pluies du septentrion, elles volent avec de grands
cris vers le rivage de l'océan, & portent la terreur & la mort aux
Pygmées, sur lesquels elles fondent du milieu des airs.
Mais les Grecs, pleins d'une
fureur martiale, marchoient dans un profond silence, résolus de se
soutenir les uns les autres, et de combattre sans lâcher le pied.
Comme le vent de midi couvre quelquefois les sommets des montagnes
d'un brouillard peu agréable aux bergers, & plus utile aux voleurs
que la nuit même, car alors la meilleure vue ne peut s'étendre plus
loin qu'un jet de pierre ; de même la marche des deux armées fit
lever des tourbillons de poussière qui les empêchoient de se voir.
Ils eurent bientôt traversé la plaine."
La prose de Madame Dacier
édulcore. On le lui a très tôt reproché. C'est qu'elle voulait faire
une traduction noble et généreuse plutôt que simple et littérale.
Elle ajoute des mots, tantôt pour assouplir le rythme :
différentes nations, voute du ciel, pluies du
Septentrion, profond silence, nuit même, tantôt
pour expliciter le texte et résoudre les difficultés de vocabulaire
: bruit confus traduit
enopêi
ἐνοπῇ
"cri" ; martiale précise fureur ;
rivage glose roaôn ροαων
, tantôt pour préciser ce qu'Homère tait : de
combattre sans lâcher pied... qui les empêchoit de se
veoir (la formule paraît empruntée à Salel) ; meilleure amplifie
vue. Il arrive même qu'elle transforme le texte quand l'expression
ne la satisfait pas : "Sur lesquels elles fondent du milieu des airs"
remplace êeriai
d'ara tai ge kakên erida propherontai
ἠέριαι
δ᾽ἄρα ταί γε κακὴν ἔριδα προφέρονται : "Dans les
brumes, elles apportent une mauvaise querelle". A l'occasion, elle
condense aussi : la marche traduit à la fois upo possin
υπο ποσσιν et
erchomenôn ερξηομενον. Elle peut tirer du texte son explication rationalisante
: outi philên
ουτι πηιλὴν devient peu agréable ;
ameinô
αμεινο
devient utile.
Elle charpente le texte par des liaisons : le premier paragraphe ne
forme qu'une seule phrase articulée, à laquelle Mais oppose
explicitement le second paragraphe. Car alors donne à la proposition
la meilleure vue ne peut s'étendre la valeur d'une explication.
Ainsi aménagée, l'Iliade
se présente dans une prose lisse et raisonnable, mais s'expose aussi
aux critiques sarcastiques, telles celles de Voltaire et du
publiciste Victor Fournel, lequel, au XIX° siècle, reprochait à
Madame Dacier : "l'abus de la périphrase, des anachronismes de
traduction qui prêtent aux personnages héroïques des formules de
style toutes modernes et en font quelques fois des espèces de
gentilshommes et de marquis français, des accès de trivialité
étrange, touchant de près à des phrases guindées et prétentieuses".
S'il est vrai que cette tentative rapproche l'Iliade des
romans classiques, il se peut aussi que les littérateurs et les
classicistes aient eu quelque difficulté à ne pas reprocher à Anne
Dacier de n'être qu'une femme empiétant sur leur territoire.
Voltaire montre cyniquement le bout de l'oreille : "C'était sans
doute une femme au dessus de son sexe, et qui a rendu de grands
services aux lettres, ainsi que son mari ; mais quand elle se fit
homme, elle se fit commentateur; elle outra tant ce rôle, qu'elle
donna envie de trouver Homère, mauvais".
Lance-t-on flèche du Parthe plus assassine ?
Même s'il n' a pas voulu
déclencher la seconde querelle des Anciens et des Modernes, Antoine
Houdart de Lamotte a prétendu contre les traductions antérieures,
épurer l'Iliade de ses scories, offrir à ses contemporains
une "imitation" élégante, au goût du temps:
"D'une aile audacieuse, et
voisine des nuës,
Fendent l'air, à grand bruit,
les bataillons de gruës
Quand traversant les mers au
retour des frimats,
Elles vont défier le Pigmée aux
combats,
Des Troyens marche ainsi l'armée
impatiente,
Et l'air résonne au loin de sa
marche bruyante.
Avec plus de silence
approche l'autre camp;
Mais non moins altéré de carnage
et de sang;
Sous ses pas, d'un bruit sourd
,toute la plaine tremble,
La poussière autour d'eux en
nuages s'assemble;
Et ce brouillard épais devant
les Grecs marchant,
Semble multiplier leur nombre en
les cachant.
Les deux camps sont bientôt en
présence,..."
Les alexandrins à rimes suivies,
coulent fluidement, même si les diérèses abondent (audacieuse,
impatiente,) et si les inversions font violence à la syntaxe
intelligible : Fendent l'air, à grand bruit, les bataillons de grues
(v.2), La poussière autour d'eux en nuage s'assemble (v. 10).
Pour abréviateur qu'il se dise,
Houdart de Lamotte traduit 14 vers en 13
.
Mais il transforme profondément le texte. Il débute in medias res
par la comparaison elle-même, réduite à l'impression fugace que
donne à l'aristocrate en villégiature un vol d'oiseaux migrateurs.
La comparaison guerrière s'atténue en métaphore décorative : les
bataillons des grues. Le combat meurtrier devient guerre en
dentelles où les grues vont défier le Pigmée (le collectif
synecdoctique, requis par la métrique, colore la formule
d'abstraction et d'irréalité). Sur un ton contradictoire, le vers 8
pastiche le langage de la tragédie : Mais non moins altéré de
carnage et de sang, tandis que le vers suivant ressortit à la poésie
descriptive : Sous ses pas d'un bruit sourd toute la plaine tremble.
Le style est simplifié : la
répétition
klaggêi t' enopêi t'
κλαγγῇ ταί γε
πέτονται
se condense en à grand bruit.
Traversant les mers traduit en langage familier
petontai ep' Okeanoio
roaôn
πέτονται ἐπ᾽
ὠκεανοῖο ῥοάων
: "volent jusqu'aux cours de l'Océan" (à l'instar de ce
que faisait Certon).
L'"imitation" de Houdart de
Lamotte étonne plus par sa disparate que par ses libertés, somme
toute guère plus audacieuses que celles de ses prédécesseurs.
L'offense résidait dans le remodelage, l'abrègement, la suppression
de passages entiers, plutôt que dans la trahison d'une lettre que
personne ne respectait vraiment.
Deux ans plus tard, en 1716, le
jeune Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, s'essaie les dents par
une adaptation en vers burlesque de la traduction de Houdart de
Lamotte :
"N'avez vous jamais vu des
grues,
Qui, volant à deux pieds des
nues,
Passant les mers, dans la saison
Qu'en usage vient le manchon,
Vont avec bruit sur le Pygmée ?
Des Troyens connaîtra l'armée,
Quiconque aura pu voir de près
De ces oiseaux le nombre épais.
De nos Troyens la troupe avance
Avec beaucoup d'impatience.
S'avance, à son tour, l'autre
camp,
Dans un tumulte bien moins
grand.
Mais dans une humeur de carnage,
A faire autant ou davantage.
Sous lui la plaine d'un bruit
sourd,
Semble en trouver le poids trop
lourd.
S'élève encore une poussière
A côté, devant et derrière,
Qui, le cachant fait qu'un
chacun
Paraît double, et n'est pourtant
qu'un."
Ces octosyllabes laborieux
n'apportent rien ni à la gloire d'Homère ni à celle de Marivaux. Ces
phrases alambiquées caricaturent par avance le style des comédies :
elles déroutent au lieu de décrire ou de montrer : on se perd dans
les triples inversions : Des Troyens connaîtra l'armée,/ Quiconque
aura pu voir de près /De ces oiseaux le nombre épais. Les futurs
rhétoriques (parfois jusqu'à l'antérieur), les impropriétés floues
(qu'est-ce que : connaître une armée ? un nombre épais ?) ne
facilitent pas la compréhension. Au demeurant, la querelle était
déjà apaisée quand parut ce texte. Marivaux se tourna vers le roman
et le théâtre, et il fit bien.
Paul Jérémie Bitaubé illustre à
lui seul l'évolution des principes esthétiques au milieu du
XVIII°siècle : en 176O, il publie à Berlin un Essai d'une Nouvelle
Traduction d'Homère ne comprenant que le premier chant de L'Iliade
; puis en 1762, toujours à Berlin, une Traduction Libre de l'Iliade
: l'esprit de Houdart de Lamotte triomphe encore dans l'entourage de
Frédéric II. En 1764, se critiquant lui-même dans sa propre préface,
il reprend le travail à nouveaux frais ( :
"Après que les deux armées ayant
leurs chefs à leur tête, furent rangées en ordre de bataille, les
Troyens s'avancent avec des cris perçans : ainsi retentissent les
cieux quand les bataillons ailés des Grues, fuyant les frimas et les
tempêtes, et portant la destruction et la mort à la race des
Pygmées, traversent à grands cris l'impétueux Océan, et livrent dès
les premiers jours du printemps un combat terrible. Mais les Grecs
ne respirant que fureur, et résolus de se prêter un appui mutuel,
approchent en silence. Les deux armées franchissent d'un pas léger
la plaine ; l'air est obscurci des tourbillons de poussière qui
s'élèvent sous leurs pas. C'est ainsi que l'Autan humide répand sur
le sommet des montagnes un brouillard ténébreux, que l'audacieux
voleur préfère aux ombres de la nuit, et que redoute le timide
berger, effrayé de ne pouvoir suivre de l'oeil la pierre que sa main
lance, et de ne distinguer plus ses troupeaux."
Bitaubé enjolive et simplifie le
texte à sa façon : les deux armées ont leurs chefs à leur tête,
comme dans une parade ; elles franchissent d'un pas léger la plaine,
à la façon dont Frédéric eût aimé que ses troupes manoeuvrent.
L'Océan est im pétueux (l'épithète décorative traduit
roaôn
ῥοάων
"les
cours" ) ; le voleur est audacieux ; le berger, timide. La guerre
occupe les premiers jours du printemps. L'Autan, vent méridional
humide du sud-sud ouest, transpose assez exactement le Notos. Mais
la comparaison est soulignée rhétoriquement par c'est ainsi que.
L'évocation de la traversée, sans doute jugée superflue, disparaît.
Le traducteur prosaïse.
En 1766, le Lyonnais Guillaume
Dubois de Rochefort propose une nouvelle traduction intégrale en
vers :
"Pareils à ces oiseaux qui,
traversant les mers,
Désertent les climats où regnent
les hivers,
Et, portant le trépas au peuple
des Pygmées,
Remplissent de leurs cris les
rives alarmées;
Les bataillons Troyens,
précipitant leurs pas,
Jetoient des cris perçans &
couroient aux combats.
Mais les Grecs, en silence, &
fiers de leur courage,
D'un pas plus mesuré
s'avançaient au carnage.
Quand le vent du midi, par ses
brouillards épais,
De la chaîne des monts obscurcit
les sommets,
Sur les guérets voisins la
vapeur descendue,
Ramene au sein du jour la nuit
inattendue;
Ainsi, dans les deux camps, un
tourbillon poudreux,
Entourait les guerriers et
volait avec eux."
Les alexandrins à rimes suivies
observent un rythme correct. Le vers 12 suit une cadence 2/4-2/4,
encore aggravée par la sonorité stridente et le hiatus ou la liaison
forcée la nuit inattendue (l'article défini ne fait pas non
plus le meilleur effet).
Rochefort élague lui aussi.
Comme Houdart de Lamotte, il débute in medias res, mais il maintient
la comparaison : Pareils à ces oiseaux. Il ne fait plus aucune
allusion à la guerre ; il généralise, ramène les grues à un vol
vague d'oiseaux prédateurs et meurtriers. L'Océan disparaît et cède
place à d'étranges rives..., alarmées par hypallage. Les Achéens
oublient de vouloir se secourir l'un l'autre. Le brouillard, que
produit, comme il convient, le vent du sud, se répand, tel que dans
les vallées de la Saône et du Rhône, à la fois sur les hauteurs des
sommets et sur les guérets cultivés : le berger cède place au
paysan. Dans ce monde policé, la peur du brigand disparaît. L'image
finale se focalise en un tourbillon.
Cette traduction rencontra un
tel succès qu'elle fut suivie en 1777 d'une Odyssée et
qu'elle valut à Rochefort d'entrer à l'Académie des Inscriptions et
Belles Lettres. Le goût fin de siècle pour la description bucolique
y pointe, y prévaut sur la comparaison épique. Le décor du poème en
est transformé. La Harpe pourtant ne fut pas tendre : "Il fait des
vers comme Lamotte, moins durs il est vrai, mais aussi plats et
froids" (.
En 1776, Charles-François
Lebrun, congédié en 1774 avec son protecteur Meaupou et libéré de
ses tâches financières, publie une traduction de l'Iliade
(
:
"Réunies sous leurs chefs, les
deux armées s'étendent dans la plaine. Les Troyens s'avancent en
poussant d'horribles clameurs ; tels on voit les bataillons de
grües, fuyant l'hiver et ses frimas, voler vers les rivages de
l'Océan, et du sein des airs, porter aux Pygmées et la guerre et la
mort.
Pleins d'un tranquille courage,
les Grecs marchent en silence, résolus de se soutenir et de se
venger : la terre disparaît, des nuages de poussière s'élèvent sous
les pas des guerriers, et obscurcissent les airs. Ainsi lors qu'au
souffle des aquilons se rassemblent les vapeurs qui forment les
tempêtes, à peine on voit luire un faible crépuscule, le pasteur
frémit, et protégé par les ténèbres, plus favorables que la nuit, le
voleur s'apprête à fondre sur sa proie.
Déjà les deux peuples se
menacent et s'approchent."
A la façon de Du Souhait, de La
Valterie, et de Bitaubé, Lebrun recompose le texte : il rapporte aux
Grecs seuls la comparaison avec le brouillard et souligne cette
altération par un passage à la ligne.
Il ne renonce qu'à regret aux
alexandrins. Çà et là pointent des hémistiches fossiles : s'étendent
dans la plaine... et la guerre et la mort... à fondre sur sa proie.
Il ajoute des gloses :
s'étendent dans la plaine ; du sein des airs (déjà en 1776, la
formule devait prêter aux plaisanteries) ; et de se venger ; la
terre disparaît ; et obscurcissent les airs ; se menacent. Il
cherche aussi le pittoresque de collège et brode : le voleur
s'apprête à fondre sur sa proie. Il manque l'effet : l'aquilon est
le nom savant d'un vent du Nord, et depuis La Fontaine, un vent
poétique prétentieux. Il y a quelque burlesque à donner aux airs des
vapeurs, surtout si elles forment des tempêtes, si suaves qu'on voit
luire un faible crépuscule : celui des couchants, si l'on retient le
sens strict.
En 1809, duc de Plaisance,
couvert d'honneurs, vieillissant et provisoirement inactif, de
nouveau, il publie une édition revue et corrigée de sa traduction de
l'Iliade (.
La seule modification qu'il apporte au début du chant III, c'est de
déplacer en tête de paragraphe Les Grecs marchent en silence, sans
doute pour les mettre en relief, mais il ne parvient qu'à relâcher
le rythme de la phrase. Qui croirait que la Révolution est passée,
que l'esthétique s'est transformée, que Lebrun a accompagné ces
mutations?
En 1781, le baron de Beaumanoir
renouvelle, plus discrètement, l'abrègement de Houdart de Lamotte :
"CEPENDANT les Troyens plus
surpris qu'effrayés,
Marchent aux ennemis étendards
déployés ;
Par leur cris imitant les grues
affamées,
Qui traversent les airs pour
vaincre les Pigmées :
En silence les Grecs précipitent
leur pas,
Et ne respirent plus que
l'horreur des combats ;
Tels que les aquilons soufflant
dans les campagnes,
Rassemblent les vapeurs au
sommet des montagnes ;
Telle on voit la poussière et
ses noirs tourbillons
S'élever au milieu des nombreux
bataillons (."
M. le baron construit son propre
récit de militaire en retraite : Il voit les Troyens plus surpris
qu'effrayés (car on a du courage !), marcher étendards déployés
(comme on devait le faire sous M. de Saxe). 10 alexandrins résument
à grand traits les 14 hexamètres : c'est qu'il faut être sobre pour
retenir l'attention au récit de ses campagnes. On comprend
l'insuccès d'un tel texte.
Louis Guillaume René Cordier de
Launay de Valeri n'innove guère lui non plus en 1782
:
"Aussitôt que les deux armées,
ayant leurs chefs à leur tête, sont rangées en bataille, les Troyens
s'avancent à grand bruit. Leurs clameurs sont semblables aux cris
perçants que les Grues poussent vers le Ciel, lorsqu'après avoir
échappé aux rigueurs de l'hiver pluvieux, elles volent vers l'Océan
et vont porter le carnage et la désolation parmi les Pygmées. C'est,
en effet, à la saison du Printemps que ces oiseaux commencent leur
attaque pernicieuse.
Les Grecs pleins de force
marchent en silence, bien résolus de s'entraider de tout leur
pouvoir. La poussiere qui s'éleve sous les pieds de cette multitude
innombrable est comme ces brouillards favorables aux voleurs, que le
vent du midi répand sur le sommet d'une montagne ; le berger s'en
afflige, car sa vue s'étend à peine à la distance ou l'on peut
jetter une pierre. Les deux partis s'approchent rapidement dans la
campagne."
A quoi sert une telle
traduction, que ne signale ni une qualité intrinsèque ni la
nouveauté ? Loin d'inventer, Cordier affadit encore la version de
Bitaubé, même s'il revient parfois au texte grec, en rétablissant
par exemple la dernière phrase, il est vrai transformée : les deux
partis s'approchent... Il amollit encore le texte, lui ajoute des
liaisons : c'est en effet,... car. Il explicite les comparaisons, y
insiste : leurs clameurs sont semblables aux cris,... cette
multitude innombrable est comme ces brouillards. Il introduit des
clausules creuses : de tout leur pouvoir,... multitude innombrable ;
des formules bizarres : ces oiseaux commencent leur attaque
pernicieuse. Pensant sans doute que
phugon
πηυγον
renvoie à un passé
révolu, il imagine, comme Bitaubé, que l'attaque a lieu au printemps
et ajoute une glose scolaire erronée.
Comme si en cette fin du XVIII°
siècle, une prolifération cancéreuse de textes aussi inutiles
qu'analogues entre eux devait attester la crise esthétique, les
éditions se multiplient et interfèrent. En 1784, Pierre Louis
Charles Gin publie une traduction de L'Iliade:
"Les deux armées réunies sous
leurs Chefs sont rangées en bataille. Les Troyens s'avancent dans la
plaine avec de grands cris ; un bruit effroyable se fait entendre,
semblable aux sifflements d'une troupe d'oiseaux ; tels les cris des
grues percent la nue, quand fuyant les glaces et les pluies de
l'hiver, elles s'envolent avec fracas vers les rives de l'Océan,
portant la guerre et la mort à la race des pigmées ou lorsqu'au
retour du printemps elles reviennent dans nos climats troubler le
repos des habitants de l'air. Les Grecs marchent en silence,
respirant la vengeance, animés du violent désir de signaler leur
courage, de se soutenir l'un l'autre dans la mêlée ; tel le vent du
midi soufflant avec violence du sommet des montagnes, assemble les
nuées, et répand un brouillard obscur, la terreur du Pasteur, plus
favorable que la nuit au voleur qui s'avance à pas lents pour se
saisir de sa proie ; la vue la plus perçante ne peut suivre la
pierre que la main a lancée : tant sont épais les tourbillons de
poussière qui s'élèvent de dessous les pas des Guerriers."
La traduction de Gin est
bavarde : il ajoute à l'envi des mots, des phrases entières, et
provoque l'ennui : la formule les deux armées réunies sous leurs
Chefs sont rangées en bataille glose le premier vers dans les termes
d'une discipline toute prussienne plutôt qu'elle ne le traduit. La
sentence un bruit effroyable se fait entendre, semblable aux
sifflements d'une troupe d'oiseaux développe sans grâce la
comparaison laconique
ornithes ôs
ὄρνιθες ὣς "comme des oiseaux" ! Variant sur
la trouvaille de Bitaubé, Gin invente un retour de migration au
printemps. Il serait vain de multiplier les exemples. Le style,
diffus, n'est pas toujours heureux. Le slogan La terreur du Pasteur,
en apposition, prête à sourire, tant pour la sonorité que pour la
syntaxe ou le sens.
En la même année 1784, mais
selon de tout autres principes, Daubremes ou Dobremès publie une
traduction en vers
:
"Cependant les Troyens, au pied
de leur muraille,
A la voix de leurs Chefs, sont
rangés en bataille ;
Les Grecs sont en présence, et
de l'instant fatal
Ces peuples à l'envi demandent
le signal.
Les Troyens dans leur marche
annonçant la tempête,
Joignent leurs cris perçans aux
sons de la trompète,
Ils s'agitent entre eux comme on
voit au printemps
S'assembler, près des Cieux, ces
bataillons volans,
Ces voraces oiseaux aux ailes
étendues
Qui, portés dans les airs sur le
Trône des nues,
Echappés aux frimas et
vainqueurs des hivers,
Se hâtent de franchir le vaste
champ des mers ;
Et soudain reprenant leur haine
accoutumée,
Vont sur les bord du Nil
attaquer le Pygmée.
Mais les Grecs observant un
silence cruel,
Se promettent entre eux un
secours mutuel :
Ils partent. Comme on voit que
du haut des montagnes
Les vents, fiers Rois des Airs,
versent sur nos campagnes
Ces brouillards Ténébreux qui le
long des Côteaux
Dérobent aux Bergers l'aspect de
leurs troupeaux ;
Tel le nuage épais que forme la
poussière,
Du Soleil en ces champs
obscurcit la lumière."
Dobremès a raison : Homère cesse
d'être Homère, même dans sa traduction. Il lui faut 22 alexandrins
parfaitement réguliers à rimes suivies pour traduire 15 hexamètres.
A la manière de La Valterie, il recompose le passage en trois
séquences: une vue d'ensemble, puis chacun des camps séparément, en
deux descriptions à peu près équilibrées (8 vers pour 10). S'il ne
réserve pas le nuage de poussière à la marche des Achéens, il
l'intègre dans l'évocation qu'il fait d'eux en propre. Il ajoute des
chevilles qu'il serait vain d'énumérer toutes mais qui débutent avec
au pied de leur muraille, dès le premier vers. Il triomphe dans le
qualificatif pompeux : les vents sont de fiers Rois des Airs, les
brouillards sont ténébreux. Il ajoute aussi des notations
pittoresques : les sons de la trompète, par exemple, qu'il justifie
longuement en note.
Il est inutile de s'arrêter à
l'édition de J. B. Gail, en 1805, qui reproduit, mot pour mot, la
traduction de madame Dacier (;
En 1809, Etienne Aignan publie
une nouvelle traduction en vers
:
Déjà loin des vaisseaux, déjà
loin des murailles,
Des peuples, dévorés de l'ardeur
des batailles,
Dans l'arène homicide où plane
la terreur,
S'étendaient... Le Troyen jette
un cri de fureur.
Pareils sont ces oiseaux dont
les noires armées
Vont porter l'épouvante aux
tribus des Pygmées,
Quand, déserteurs des bords
noyés par les hivers,
De leurs rauques clameurs ils
fatiguent les airs.
Mais les Grecs, animés d'un
tranquille courage,
Enferment en leur sein la
vengeance et la rage,
Et dans leurs rangs muets, au
lieu d'un vain transport,
Règne un calme effrayant,
précurseur de la mort.
Il marchent ; de longs
flots d'une épaisse poussière
Du soleil à leurs yeux dérobent
la lumière .
Tels, au souffle embrasé des
rapides autans,
Sur le sommet des monts les
nuages flottants,
Protégeant du voleur les
attaques soudaines,
Couvrent d'un noir rideau
l'immensité des plaines.
Bellone a rallumé les
combats incertains,
Et de ce jour fameux s'ouvrent
les grands destins.
Vous frémissez d'effroi, si de
fougueux soldats
S'élançant à grands cris
précipitent leur pas ;
Mais qu'une vaste armée en un
profond silence,
Garde un calme imposant et
lentement s'avance,
Ce silence effrayant frappe bien
plus mon coeur
Et le calme lui-même ajoute à la
terreur."
Comme aux premiers temps, l'Iliade
sert de prétexte à des alexandrins emphatiques. Les grandes lignes
du sens sont conservées, mais défigurées par un style pompeux, où
les peuples sont dévorés de l'ardeur des batailles. Le ton
belliqueux de La Marseillaise sévit encore ! Les Achéens ressemblent
à des soldats de l'An II, ou de la Grande Armée. Les derniers vers,
ajoutés à l'original, magnifient, plutôt que le souci de solidarité
hoplitique, l'idéal de discipline militaire : c'est du bulletin de
Victoire ou du Marmont versifié, pas de l'Homère. En quelque temps
que ce soit, proposer un tel texte, n'est pas traduire; ce n'est pas
non plus écrire. Parce que l'on a appris au collège à versifier
correctement, on se croit écrivain, et capable de refaire les textes
anciens. De ces rauques clameurs on ne fatigue pas seulement les
airs.
En 1810, trois auteurs : Thomas,
A. Renouvier et A. Cambis, s'associent pour traduire l'Iliade
:
"Quand les peuples sont rangés,
chacun sous ses capitaines, les Troyens s'avancent avec une ardente
clameur, comme les oiseaux du ciel. Tel le cri des grues passagères
éclate aux plaines d'azur : fugitives devant l'hiver et ses humides
tempêtes, ces filles de l'air qui amènent la discorde funeste volent
à grand bruit sur l'océan tumultueux, portant aux bataillons Pygmées
la ruine et la mort. Les Grecs qui respirent la force, marchent en
silence, ardens à se soutenir.
Comme l'autan au faîte des
montagnes déploie une obscure nuée, fatale au berger, plus propice
au voleur que la nuit, et telle que l'homme suit à peine le caillou
parti de sa main : ainsi la poussière en orageux tourbillons monte
sous les pas des guerriers, qui impétueux dévorent la plaine."
Thomas-Renouvier-Cambis adaptent
le texte, le font passer tout entier au présent dit de narration.
Ils inventent des reformulations dont ils croient qu'elles rendent
l'esprit du texte. Mais ils flottent entre des expressions
bienvenues, des clichés, des formules outrées ou malheureuses. Ils
ajoutent des précisions : les peuples leur évitent de commencer le
chant par un ils. Passagères enjolive les grues, un peu brèves
toutes seules ! les Pygmées sont assez civilisés pour former des
bataillons. A la nuée, trop diaphane en elle-même, il faut adjoindre
le qualificatif obscure ; elle est fatale par emphase au berger
(faut-il imaginer qu'elle le tue ?). Pour que les tourbillons
soulèvent de la poussière il leur faut être orageux. Un substantif
sans qualificatif paraîtrait trop nu ! Thomas-Renouvier-Cambis
affectionnent les séquences de 7 Syllabes : Quand les peuples sont
rangés / chacun sous ses capitaines (le groupe s'achevant par un e
muet) ; comme les oiseaux du ciel, etc. Ils transposent aussi,
condensent en ardente clameur
hendiadyn klangêi
ténopêi te
κλαγγῇ ταί γε
πέτονται ἐπ᾽
"claquetant et criant". Ils transforment le ciel en pompeuses
plaines d'azur métaphoriques ; la pluie prodigieuse en disgracieuses
et truistiques humides tempêtes. A l'opposé, ils abrègent ce qu'ils
jugent trop alambiqué : ardens à se soutenir résume en
thumôi memaôtes alexemen
allêloisin
θυμῷ μεμαῶτες
ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν
"désirant au
plus profond d'eux-mêmes
se protéger les uns les autres".
Thomas-Renouvier-Cambis
voulaient manifestement rompre avec le style trop lisse, trop
convenu des traductions du XVIII° siècle. Ils ont opté pour
l'expressivité sans toujours réussir. Leur volonté de produire des
images fortes prélude aux nouvelles tentatives, plus rigoureuses,
plus authentiquement vigoureuses.
Publiée en 1815, la traduction
de Jean Baptiste Dugas-Montbel hésite entre le prosaïsme et la grâce
:
"A peine, sous les ordres de
leurs chefs, tous ces peuples sont rangés en bataille, que les
Troyens s'avancent comme une nuée d'oiseaux, et poussent de vives
clameurs : ainsi retentit, sous la voûte des cieux, la voix
éclatante des grues, lorsqu'elles fuient les hivers et les violents
orages; alors, avec des cris perçants, elles volent sur l'Océan
rapide, portant aux Pygmées la désolation et la mort, et, du haut
des airs, leur livrent de cruels combats. Mais les Grecs respirant
la guerre, marchoient en silence, et brûloient de se donner un appui
mutuel.
Comme les autans répandent sur
le sommet des montagnes un brouillard épais, redouté des bergers, et
plus favorable au voleur que la nuit même, car la vue ne s'étend
point alors au delà du jet d'une pierre, ainsi s'élèvent des
tourbillons de poussière du sein des deux armées, qui se hâtent de
traverser la plaine."
Dugas-Montbel, bien qu'il se
souvienne encore de Madame Dacier, à qui il emprunte la voûte des
cieux, la nuit même, le jet de pierre, inaugure les traductions
modernes plus fidèles. Il se rapproche du texte grec, transpose et
transforme le moins possible les mots, la syntaxe, l'ordre des
sentences. Il explicite cependant les liaisons logiques et
temporelles : ainsi, alors, mais, car, ainsi. Parfois il prosaïse
(violents orages). Des formules au moins obsolètes lui échappent (se
donner un mutuel appui ; ne s'étend point). Il n'évite pas toujours
les adjectifs décoratifs ou purement phatiques : vives clameurs...
voix éclatante, (quelque peu contradictoire avec les cris
perçants !), cruels combats, brouillard épais, la nuit même, ni les
gloses creuses : sous les ordres ; en bataille ; la voûte des cieux
; la désolation ; du haut des airs ; ni les clichés hyperboliques :
une nuée d'oiseaux ; retentit ; brûlaient.
Les rééditions ultérieures
apportent des améliorations : la tournure rude A peine que cède
place à un Aussitôt que, plus naturel. De façon moins évidente, En
poussant remplace et poussent. L'inversion mutuel appui est
abandonnée pour le plus coulant appui mutuel. La dernière phrase est
complètement réécrite : la formule malheureuse : du sein des deux
armées, qui se hâtent de traverser la plaine, où se mêlent le
langage prétendument noble et le prosaïsme, se simplifie en sous les
pieds des guerriers qui s'avancent et qui traversent rapidement la
plaine, expression de surcroît plus fidèle.
En 1830, Eugène Bareste, voulant
vulgariser Homère publie dans une présentation populaire une
traduction de l'Iliade
:
Lorsque, sous les ordres de
leurs chefs, ils se sont rangés en bataille, les Troyens s'avancent
bruyamment, comme une nuée d'oiseaux faisant entendre de vives
clameurs : ainsi s'élève au ciel la voie éclatante des grues, quand
elles fuient les hivers et les pluies continuelles ; elles poussent
des cris aigus, elles s'envolent au dessus des flots de l'Océan,
elles portent aux hommes appelés Pygmées, le carnage et la mort, et
du haut des airs elles leur livrent de terribles combats. Mais les
Achéens respirant la colère, marchent en silence et brûlent dans
leur coeur de se donner un mutuel appui.
Comme sur le sommet d'une
montagne le Notus répand un brouillard épais, redouté des bergers,
et plus favorable encore aux voleurs que la nuit même; car alors la
vue ne s'étend pas au-delà du jet d'une pierre : de même sous les
pieds des guerriers s'élèvent des tourbillons de poussière tandis
qu'ils s'avancent et traversent rapidement la plaine.
La traduction est somme toute
assez fidèle, dans le même esprit que Dugas-Montbel, mais plate,
alourdie elle aussi de métaphores inexactes (nuée d'oiseaux),
d'ajouts hérités (sous les ordres ; en bataille), d'insistances
pesantes (encore ; même), de transpositions (continuelles remplaçant
athesphato
ἀθέσφατον "indicible"
),
de gloses explicatives (aux hommes appelés Pygmées), de clichés
(vives clameurs... terribles combats... brûlent dans leur coeur...
brouillard épais).
En la même année 1830, un
classique attardé, Anne Bignan, publie une traduction versifiée
supplémentaire de l'Iliade :
"Lorsque les chefs nombreux ont
rangé leurs soldats,
Les Troyens à grands cris
appellent les combats;
Ils s'avancent : ainsi des
phalanges de grues,
Sur le vaste Océan brusquement
accourues,
Transfuges des climats glacés
par les hivers,
De perçantes clameurs
épouvantent les mers,
Et, du sommet des cieux par la
rage animées,
Portent le deuil, la guerre et
la mort aux Pygmées.
Brûlant de se prêter un appui
mutuel,
Les Grecs silencieux vers ce
combat cruel
Marchent. Comme un brouillard du
faîte des montagnes,
Au souffle du Notus, envahit les
campagnes,
Plus que la nuit encor propice
au malfaiteur,
Couvre ses attentats d'un voile
protecteur,
Et des bergers craintifs
aveuglant la paupière
Dérobe à leurs regards jusqu'au
jet d'une pierre :
Ainsi de toutes parts la poudre
des sillons
S'élève sous leurs pieds en
épais tourbillons."
Les traductions en alexandrins
mous apparaissent désormais surannées. Elles affadissent le texte
jusqu'à l'ennui. Le flou et le vague irritent. Les rares licences
métriques de ces vers plats font l'effet de maladresses plus que
d'audaces (le verbe Marchent, en rejet, évoque une plaisanterie de
potache). Les formules sont éculées (appellent les combats) ou
ampoulées (Transfuges des climats glacés ; l'enjambement à la
césure, bien loin de produire un effet poétique, casse le rythme en
prose plate). Il était grand temps d'inventer de nouvelles
poétiques.
En ce milieu du XIX°, les
érudits veulent rendre à Homère sa vérité historique ; parmi eux, en
1843, P. Giguet :
"Lorsqu'à la voix de leurs
chefs, ils se sont rangés en bataille, les Troyens s'avancent et
jettent une haute clameur mêlée de cris aigus, comme ceux des
oiseaux sauvages. Tel s'élève jusqu'au ciel le cri rauque des grues,
qui fuyant les frimas et les grandes pluies de l'hiver, volent sur
le rapide Océan pour porter aux Pygmées le carnage et la mort.
Habitantes de l'air elles livrent à des humains de cruels combats.
Cependant les Grecs, respirant la fureur, marchent en silence, et
brûlent en leur âme de se prêter un mutuel appui.
Tel Notos répand sur le sommet
des monts un brouillard redouté des pâtres, et plus favorable aux
larcins que la nuit obscure, car la vue ne s'étend pas au delà d'un
jet de pierre ; tels les pas des guerriers soulèvent un tourbillon
de poussière. Bientôt ils ont franchi la plaine et fondant les uns
sur les autres, ils se sont rapprochés."
Cette traduction hésite entre le
style littéraire et la paraphrase explicative. Mais, quand elle opte
pour la forme littéraire, elle charrie des expressions usées, mainte
fois lues dans les traductions antérieures, sans référent dans le
texte d'Homère, phantasmes d'un grimaud : le cri rauque des grues
peut faire illusion, mais les obsolètes Habitantes de l'air frisent
le ridicule, de même que l'outrance brûlent en leur âme et la
personnification inutile Notos. Quand elle opte pour la paraphrase,
elle dilue le texte, non sans ruptures de langage : comment imaginer
une haute clameur mêlée de cris aigus ? L'expression fondant les uns
sur les autres, ils se sont rapprochés ne laisse pas de produire un
effet burlesque scabreux.
Les professeurs reconnus, à leur
tour, proposent leur Homère. Ainsi E. Pessoneaux en 1865
:
"Cependant, lorsqu'ils furent
rangés les uns et les autres en bataille avec leurs chefs, les
Troyens, pareils à une nuée d'oiseaux, s'avancèrent en tumulte et en
poussant des cris ; ainsi retentit dans l'air la voix des grues,
lorsque, fuyant l'hiver et ses pluies sans fin, elles volent à
grands cris au dessus des eaux de l'Océan, portant à la race des
Pygmées le carnage et la mort, et que, dès l'aube matinale, elles
les provoquent à un terrible combat ; mais les Grecs, respirant le
courage, s'avancèrent en silence, résolus dans leur âme à se prêter
un mutuel appui. Comme le Notus répand sur la cime des montagnes un
brouillard fatal au berger, mais plus propice au voleur que la nuit,
car la vue ne va pas plus loin qu'un jet de pierre : de même un
tourbillon de poussière s'élevait sous les pieds des guerriers, qui
franchissaient la plaine d'un pas rapide."
Pessoneaux se souvient de
Bareste et de Giguet, de la nuée d'oiseaux, du terrible combat, du
mutuel appui. Sa traduction n'apporte rien de neuf. Elle dilue le
texte dans la prose molle des universitaires formés à la version
latine édulcorante, telle qu'elle s'enseignait dans les classes des
lycées et formait le style uniforme, incolore, convenant aussi bien
à la thèse française, à l'article de journal, au livre érudit, au
discours politique... quand il ne s'enflait pas de rhétorique fausse
! Pourquoi élaborer une longue temporelle dédoublée : lorsque... et
que, qui obscurcit le sens et la syntaxe ? Plus que jamais Homère
s'étiole parmi ces guerriers rangés en bataille et néanmoins pareils
à une nuée d'oiseaux, qui s'avancent en tumulte et en poussant des
cris, dans la cacophonie d'une anacoluthe ridicule.
Leconte de Lisle n'a pas traduit
les poètes grecs dans sa jeunesse, mais à l'âge de sa maturité.
Quand il publie l'Iliade, en 1867, il a 49 ans :
"Quand tous, de chaque côté, se
furent rangés sous leurs chefs, les Troiens s'avancèrent, pleins de
clameurs et de bruit, comme des oiseaux. Ainsi, le cri des grues
monte dans l'air, quand fuyant l'hiver et les pluies abondantes,
elles volent sur les flots d'Okéanos, portant le massacre et la Kèr
de la mort aux Pygmées. Et elles livrent dans l'air un rude combat.
Mais les Akhaiens allaient en silence, respirant la force, et, dans
leur coeur désirant s'entre aider. Comme le Notos enveloppe les
hauteurs de la montagne d'un brouillard odieux au berger et plus
propice au voleur que la nuit même, de sorte qu'on ne peut voir au
delà d'une pierre qu'on a jetée ; de même une noire poussière
montait sous les pieds de ceux qui marchaient, et ils traversaient
rapidement la plaine."
La traduction, en prose, se veut
fidèle. On lui a reproché ses calques : Okéanos, Akhaiens, Kèr, qui
pourtant conservent l'exotisme du texte homérique. Kèr, en
particulier, expliqué ici par le complément épexégétique : de mort
ne devrait pas plus se traduire qu'Erinye ou Moire, puisque toutes
trois sont des puissances diffuses sinon abstraites. La Kèr est la
puissance surnaturelle de mort, distincte de la mort personnifiée :
Thanatos.
Toutefois d'étranges
imprécisions subsistent : tous traduit
hekastoi
ηεκαστοι. Monte dans l'air
transforme pelei
ouranothi pro
πέλει
οὐρανόθι πρό "tourne devant le ciel" ; abondantes
transpose ατηεσπηατον
"indicible". Dans leur cœur aplatit en
thumôi
θυμόι "au plus profond d'eux-mêmes", lequel signifie très
rigoureusement que les Achéens veulent s'entre secourir de toute la
force qui fait circuler le sang dans tout leur corps.
De même s'entre aider affaiblit
alexemen allêloisin
ἀλεξέμεν
ἀλλήλοισιν "se protéger
l'un l'autre".
Parfois, la syntaxe est modifiée
sans nécessité impérieuse : Ainsi traduit lâchement
êüte per
ἠΰτε περ
"comme
lorsque". Transformer en consécutive, la phrase juxtaposée (qu'on
l'interprète comme coordonnée à la temporelle précédente ou comme
principale) révèle l'embarras que provoque une construction
assurément problématique. On comprend moins aisément la platitude de
ceux qui marchaient pour l'expressif
erchomenôn
ερξηομενόν
"tandis qu'ils
marchaient".
Même s'il n' a pas poussé son
audace jusqu'au bout, Leconte de Lisle inaugure l'ère des
traductions littérales. Le premier il veut dépayser, rendre le texte
dans son étrangeté et ses obscurités. Il recherche l'image propre,
non pas telle que lui-même se la figure, mais telle qu'Homère l'a
créée. Il veut reproduire la violence du texte original. Il fait
oeuvre, comme dans ses propres poésies, de plasticien, d'évocateur
tourmenté, de provocateur. Méconnu, déprécié comme poète, il ne
pouvait manqué de l'être aussi comme traducteur.
La même année, en 1867, D.
Allemand publie une traduction en décasyllabes
( :
"Comme d'oiseaux une immense
volée,
Chefs et soldats, sitôt les
ordres pris,
Les Phrygiens s'élancent à
grands cris,
Et sous leurs pieds la plaine
est ébranlée.
Ainsi s'en vont, fuyant le
sombre hiver,
Les bataillons des glapissantes
grues :
De leurs clameurs elles percent
les nues ;
Leur vol hardi franchit la vaste
mer
Et va porter l'épouvante au
Pygmée,
Fondant sur lui des plus hauts
champs de l'air.
Des fils d'Argos la frémissante
armée
Marche en silence, et chacun
dans son rang
Dompte sa fougue et règle son
élan.
Ils ont bientôt traversé la
campagne.
Des deux côtés leur marche
s'accompagne
D'un tourbillon qui les cache au
regard,
Comme il arrive au flanc d'une
montagne,
Quand le Notus épaissit son
brouillard
Plus que la nuit au berger
redoutable,
Car il s'égare et son oeil
inquiet
A peine à suivre une pierre en
son jet.
Front contre front les deux
troupes s'avancent."
Cette traduction ne se justifie
que comme exercice de style rétrograde. 23 décasyllabes malhabiles
traduisent les 14 hexamètres. Dès la première phrase, les
maladresses syntaxiques rebutent : l'absence d'articles dans Comme
d'oiseaux donne d'emblée l'impression d'un pastiche d'archaïsme.
L'apposition Chefs et soldats n'alourdit pas seulement la phrase,
elle la disloque. Les inversions inutiles, voire disgracieuses,
choquent : Des fils d'Argos la frémissante armée évoque une bande
d'amoureux plutôt qu'une troupe résolue. Les chevilles prolifèrent
(une immense volée... le sombre hiver... Leur vol hardi... la vaste
mer... son oeil inquiet). Les clichés touchent au burlesque (la
plaine est ébranlée), les inversions aussi : qui peut prendre au
sérieux des glapissantes grues ? Monsieur Allemand fait une
composition anachronique dans le style troubadour. Il voudrait sans
doute faire en vers ce que les Devéria faisaient en peinture. Il lui
manque jusqu'au savoir-faire.
Un an plus tard, en 1868, Jules
Barthélémy Saint-Hilaire à qui son opposition bienséante contre
l'empire laisse des loisirs, peut-être aussi un peu lassé de se voir
confiné dans la traduction d'Aristote, publie une traduction en vers
de l'Iliade :
"Quand les rangs sous leurs
chefs en ordre se sont mis,
Les Troyens s'avançaient en
poussant de grands cris.
Tel est au vaste ciel le tumulte
des grues,
Lorsque fuyant l'hiver et ses
humides nues,
Elles passent les mers en
poussant des clameurs,
qui présagent de loin le meurtre
et les douleurs
Qu'elles iront porter chez les
hommes Pygmées.
Mais les Grecs en silence ont
rangé leurs armées :
Et chacun se promet d'aider ses
compagnons.
Ainsi quand le Notus répand
au haut des monts
Un brouillard qu'à la nuit
l'adroit voleur préfère,
Le berger ne peut voir plus loin
qu'un jet de pierre.
Telle montait à flots la poudre
de leurs pieds ;
L'espace disparaît sous les pas
des guerriers."
Ne s'improvise pas poète qui
veut. J. Barthélémy Saint-Hilaire compose de pauvres alexandrins, le
plus souvent inexpressifs : seul l'avant-dernier vers : Telle
montait à flots la poudre de leurs pieds, aurait pu sonner comme du
Hugo ou du Vigny si sous (il est vrai réservé pour le dernier vers)
avait remplacé de.
Barthélémy Saint-Hilaire
affectionne les métonymies par abstractions (les rangs se sont mis ;
l'espace disparaît). Il fait alterner le prosaïsme et l'emphase (Tel
est au vaste ciel le tumulte des grues... en poussant des clameurs).
Mais la platitude domine (Et chacun se promet d'aider ses
compagnons). Il abuse des chevilles (les humides nues ; présagent de
loin ; l'adroit voleur). Il mélange les temps des verbes (se sont
mis ; s'avançaient ; iront porter). Il force les inversions (en
ordre se sont mis ; qu'à la nuit l'adroit voleur préfère). Il outre
les anacoluthes (le berger ne peut voir plus loin qu'un jet de
pierre, lequel n'est, comme on sait, guère perspicace. La
versification fait de plus passer le comparatif de l'égalité à la
supériorité, comme chez Madame Dacier). La lettre du récit peut
changer : les Achéens ne s'avancent pas mais en silence ont rangés
leurs armées (comme Bazaine rangeait ses troupes à la parade des
Tuileries, en attendant Metz ?).
Si la versification n'est pas
incorrecte, le rythme est chaotique ; des cadences disparates se
succèdent sans autre raison que la maladresse : 3/3/2 /4 (avec un e
muet au 9° pied), au premier vers ; 2/4 (avec un e muet au 5°
pied)/3/3 (avec un e muet au 10° pied). Il est vrai qu'il est
difficile de formaliser les mauvais effets de rythme poétique. Le
hiatus au haut n'est pas heureux. Les rimes sont souvent pauvres
(compagnons/monts ).
Heureusement que J. Barthélémy
Saint-Hilaire a rendu d'autres services à la philologie, en
entreprenant de traduire Aristote, auquel il aurait mieux fait de se
tenir, ne fût-ce que pour le donner plus tôt en entier, l'étayer
d'une réflexion philosophique originale.
V. Q. Thouron n'avait, lui, ou
bien pas lu ou bien pas compris la leçon de Leconte de Lisle. Il
publie, en 187O, une traduction en alexandrins désuets et pompeux:
"Pour en venir aux mains,
lorsque, des deux côtés,
Les Grecs et les Troyens se
furent arrêtés,
Les Troyens les premiers de
leurs rangs s'élancèrent
Et, poussant de grands cris,
vers les Grecs s'avançèrent,
Imitant ces oiseaux qui, dans
les froids hivers,
Traversent l'océan et planant
dans les airs,
S'abattent à la fin, quand leur
troupe affamée
Vient apporter la mort à la race
Pygmée.
Les Grecs, de leur côté, ne sont
pas moins ardents ;
Mais le silence règne au milieu
de leurs rangs.
Le signal est donné ; tout à
coup on s'ébranle,
Sous les pas des chevaux le sol
ébranlé tremble.
Quand on voit du midi les vents
impétueux
Couvrir d'un noir brouillard les
sommets orageux,
Le berger s'en afflige, et cette
nuit obscure
Est propice aux voleurs que le
brouillard rassure.
Ainsi, par la poussière et les
noirs tourbillons
L'obscurité s'étend parmi les
bataillons.
Les guerriers ayant franchi la
plaine,
Sont près de se heurter en se
voyant à peine."
Ces alexandrins de collège
inspirent l'attendrissement autant que l'ennui. Ils sont l'œuvre
d'un vieil homme qui se souvient avec nostalgie de ses études M.
Thouron a lu ses classiques. Il plagie Houdart de Lamotte, lui
emprunte l'image de la traversée qu'il situe dans l'océan, le
tremblement de la terre, qu'il attribue plus noblement aux pas des
chevaux. Tous deux connaissent leur Virgile!
En professeur ou en avocat
consciencieux, il explique soigneusement l'ordre de bataille : les
troupes sont d'abord face à face, puis chaque camp successivement
s'ébranle (par une malheureuse contagion, le sol aussi est ébranlé,
au vers suivant : la métaphore produit le sens propre!). Il nous
explique tout : que les oiseaux sont affamés, que l'obscurité est
propice aux voleurs parce qu'elle les rassure. Dédaigneux de la
météorologie, il imagine un noir brouillard, lui fait déclencher un
orage. Le zèle et la trouvaille d'une hyperbole l'entraînent : les
guerriers sont près de se heurter en se voyant à peine. Que cet à
peine a des grâces chevillardes !
Après cette tentative
infructueuse, V.Q. Thouron a repris " le pipeau rustique de sa chère
Muse provençale". il a de nouveau participé aux rencontres du
félibrige.
M. Daburon, de son côté, avait
occupé les loisirs de ses vieux jours à traduire l'Iliade. Il
en gratifie le public en 1878
:
"Les deux armées sont à peine
rangées en bataille que les Troyens s'avancent avec un bruit confus
et des cris perçants, comme en jettent les grues, lorsque, pour fuir
les frimas, elles traversent bruyamment la mer, et livrent en
descendant des airs, un combat cruel à la race des Pygmées. Mais les
Grecs, animés d'une ardeur martiale, marchaient en silence, disposés
à se soutenir les uns les autres.
Au moment où les deux armées
allaient se joindre, Pâris beau comme un dieu..."
Négligence ou abrègement
délibéré à la manière de Houdart de Lamotte, l'ancien magistrat F.
Daburon passe la seconde comparaison sous silence. Son style est
digne, un peu désuet, comme il convient à un notable. Des traces
d'hémistiches trahissent çà et là le regret de n'avoir pu tout
traduire en vers (avec un bruit confus ; comme en jettent les grues
; en descendant des airs ; Pâris beau comme un dieu).
Six ans plus tard, en 1884, le
Docteur J.B.F. Froment publie une traduction en alexandrins
:
"Les Troyens sous leurs chefs,
quand tous leurs rangs sont pris,
Vont comme des oiseaux, avec
clameurs et cris,
Tels que devant le ciel s'entend
le cri des grues
Lorsqu'ayant fui l'hiver et les
averses drues
Planant sur l'Océan, ces oiseaux
vont en bas
Avec grands cris porter dans de
fatals combats
Le carnage et la Parque au
peuple des Pygmées.
Respirant la fureur, les
Grecs dans leurs armées
S'avancent en silence, ardemment
désireux
Dans leurs cœurs de pouvoir se
secourir entre eux.
Comme aux sommets d'un mont
Notus verse un air sombre
Qui ne plaît au berger ; plus
que la nuit cette ombre
Est propice au voleur, et l'on
n'aperçoit pas
Plus loin que porte un jet de
pierre, ainsi leurs pas
Soulèvent la poussière en masse
qui ressemble
Aux tourbillons d'orage, eux
tous marchant ensemble."
Pour le sens et l'allure, cette
traduction en vers est plutôt fidèle : 16 alexandrins traduisent 14
hexamètres, sans trop de pertes sémantiques. Mais le style en est
laborieux, gauche. Le souci de poétiser produit des absences
d'article déconcertantes : avec clameurs et cris... avec grands
cris... Notus ; et, de même, des négations incomplètes : Qui ne
plaît au berger. La dernière phrase choit particulièrement dans le
prosaïsme embarrassé, sans rythme et sans grâce : ainsi leur pas/
Soulèvent la poussière en masse qui ressemble/ Aux tourbillons
d'orage, eux tous marchant ensemble. Les deux enjambements
successifs ne se justifient ni stylistiquement ni sémantiquement.
L'hémistiche en masse qui ressemble n'a ni forme ni signification ;
eux tous marchant ensemble rappelle les traductions embrouillées
d'élèves timorés.
Dans une jolie collection
mondaine, en 1895, J.H. Rosny a transformé l'Iliade en roman
d'aventure moralisateur (
:
"Quand ils furent rangés, chaque
peuple sous ses chefs, les Troyens s'avancèrent avec des cris
farouches, comme des oiseaux : ainsi le cri des grues dans le ciel,
lorsqu'elles fuient l'hiver et la pluie incessante. Elles volent
avec des cris sur l'Océan, portant le massacre aux Pygmées, leur
livrant de funestes combats.
Mais les Achéens marchaient en
silence, respirant la fureur, désirant ardemment s'aider les uns les
autres. Comme le Notus verse sur le sommet d'un mont un brouillard
épais, ennemi des bergers, plus favorable que même la nuit au
voleur, car la vue ne dépasse pas un jet de pierre : ainsi la
poussière, pareille au tourbillon d'un orage, s'élevait sous les
pieds des Grecs qui traversaient rapidement la plaine."
J. H. Rosny condense et
simplifie. Il opte pour une réorganisation du texte en deux
sections, l'une présentant les Troyens, l'autre les Achéens. Sans
doute s'inspire-t-il de plusieurs de ses devanciers que certaines de
ses expressions rappellent. Sa prose coule. Il évite les
redondances, mais pas toujours les clichés (des cris farouches ; de
funestes combats ; ennemi des bergers) ; ni les formulations
embarrassées : ainsi le cri des grues introduit une phrase nominale
trop longue pour ne pas apparaître forcée ; Plus favorable que même
la nuit paraît une afféterie, étonnante de la part d'un double
écrivain, déjà confirmé.
En 1901, dans l'ambiance
revancharde du début de ce siècle, L. Dufraine veut exciter les
courages :
"Et lorsque chaque chef, dans
les deux camps rivaux,
Eut rangé ses soldats, comme un
grand vol d'oiseaux
Les Troyens, se grisant de leurs
clameurs aiguës,
S'élancent en tumulte : ainsi le
cri des grues
Retentit tout à coup, quand,
fuyant nos hivers,
Elles vont, franchissant
montagnes, bois et mers,
Chercher des cieux plus purs, où
de rage animées,
Dès l'aube, elles iront
combattre les Pygmées.
Mais prêts à s'entr'aider en ce
grave moment
Les Achéens marchaient
silencieusement.
Quand souffle le Notus, souvent
le ciel s'abaisse
Et recouvre les monts d'une nuée
épaisse,
Fatale au pâtre, et chère aux
voleurs résolus,
Car au delà d'un jet de pierre
on ne voit plus.
Or plus épais encor, montait sur
leur passage
Un tourbillon poudreux, tel
qu'en lève un orage."
Ces seize alexandrins, pauvres
et emphatiques, n'appellent pas un commentaire métrique particulier,
différent de ceux que les autres alexandrins prudhommesques ont déjà
suscités. Mais L. Dufraine connaît son Parnasse et son Hérédia: les
Troyens s'élancent comme un grand vol d'oiseaux ; ils se grisent de
leur clameurs ; Les grues vont chercher des cieux plus purs ; le
ciel s'abaisse. Et, dans le même temps, Monsieur Dufraine lâche des
platitudes triviales (dans les deux camps rivaux ; marchaient
silencieusement), ou des enflures rhétoriques (franchissant
montagnes, bois et mers ; de rage animées ; en ce grave moment ;
fatale au pâtre ; tel qu'en lève un orage).
Au vingtième siècle, il faut
attendre 1932 pour qu'Eugène Lasserre publie une traduction de l'Iliade
:
"Quand les combattants se furent
rangés, chacun autour de ses chefs, les Troyens s'avancèrent avec
des cris et des appels, comme des oiseaux : ainsi crient les grues
sous le ciel, quand fuyant l'hiver et les pluies incessantes, en
criant elles volent vers le cours de l'Océan, portant aux Pygmées le
meurtre et la mort ; dans la brume, elles portent devant elles la
discorde mauvaise. Les Achéens eux marchaient en silence, respirant
l'ardeur, le coeur impatient de s'aider les uns les autres.
Quand sur les sommets des
montagnes, le Notos verse le brouillard détesté des bergers, mais
plus propice au voleur que la nuit, on n'y voit pas plus loin qu'un
jet de pierre ; ainsi sous les pieds des guerriers s'élevait un
épais nuage de poussière tandis qu'ils allaient ; et, très vite, ils
traversaient la plaine."
E. Lasserre, professeur
scrupuleux, hésite entre la glose et la traduction fidèle. Il ajoute
des précisions : combattants ; guerriers. Il actualise les termes
sentis comme trop exotiques et transpose, comme ses devanciers,
athesphaton αθεσπηατον "indicible" en incessantes. Il assouplit les tournures
trop rudes : ainsi traduit êute-"comme lorsque" ; sous condense
pelei ouranothi pro πελει
ουρανοθι
προ "tourne dans le ciel, devant". Il n'évite
pourtant pas la maladresse : un mauvais esprit pourrait prendre
chacun autour de ses chefs à la lettre et supposer que chaque
combattant a plusieurs chefs qu'à lui seul il entoure. Les termes
doubles sont traduits mécaniquement, sans être identifiés
précisément : cris et appels expriment une différence qui n'est pas
dans le grec
; le meurtre et la mort font inutilement pléonasme. Les formules
sont atténuées : la discorde évoque une allégorie moralisante ; le
coeur impatient a des langueurs Grand Siècle. L'expression
malheureuse on n'y voit pas plus loin qu'un jet de pierre, rehaussée
d'un comparatif nié, purement rhétorique, n' a même plus l'excuse d'
exigences métriques.
La traduction de Paul Mazon,
publiée en 1937-38, en regard d'un texte grec, répond aux objectifs
que s'était fixés l'association Guillaume Budé : promouvoir la
littérature antique, mettre à la disposition des étudiants et d'un
public cultivé des textes munis d'apparats simplifiés, de
traductions et de notes accessibles à des non spécialistes:
"Les armées une fois rangées,
chaque troupe autour de son chef, voici les Troyens qui avancent,
avec des cris, des appels pareils à ceux des oiseaux. On croirait
entendre le cri qui s'élève dans le ciel, lorsque les grues, fuyant
l'hiver et ses averses de déluge, à grands cris prennent leur vol
vers le cours de l'Océan. Elles vont porter aux Pygmées le massacre
et le trépas, et leur offrir à l'aube un combat sans merci. Les
Achéens avancent, eux, en silence, respirant la fureur et brûlant en
leur âme de se prêter mutuel appui.
Sur les cimes d'un mont, le
Notos souvent répand un brouillard, odieux aux bergers, au voleur en
revanche plus favorable que la nuit, et qui ne permet pas de voir
plus loin que le jet d'une pierre. Tout pareil est le flot poudreux
qui s'élève, compact, sous les pas des guerriers en marche,
cependant qu'à grand hâte ils dévorent la plaine."
P. Mazon apparaît pris en
tenaille entre plusieurs exigences contra-dictoires : aider par la
précision le lecteur encore mal averti du texte grec ; traduire
élégamment comme on l'apprend en préparant les concours ; traduire
précisément comme se doit de le faire tout bon philologue. Par souci
d'élégance et de transparence, il modifie la syntaxe : il introduit
la première comparaison par une périphrase : on croirait entendre ;
par en revanche, il souligne l'opposition bergers-voleurs ; il
hypotaxe la dernière phrase sous la forme d'une temporelle :
cependant que. Il glose et rationalise : appels interprète
enopêi
ἐνοπῇ
"cris", plus qu'il ne le traduit. Il explicite la raison de
la comparaison : pareils à ceux des oiseaux. Il précise les termes
qu'il juge trop vagues : il traduit par un collectif : chaque troupe
le pluriel hekastoi
ηεκαστοι ; il souligne la valeur ingressive de petontai
πετονται
: prennent leur vol ; il euphémise kakên erida
propherontai κακὴν
ἔριδα προφέρονται "apportent une mauvaise querelle " en vont... offrir...
un combat sans merci. Il recherche des formulations élégantes : il
conserve l'inversion mutuel appui. Comme me le fait remarquer L. Pernée, il cherche à rendre la valeur présentative de Autar
αυταρ
par
Voici. Il transforme en averses de déluge l'expression grecque
incertaine athesphaton ombron
αθεσπηατον
ομβρον "pluie indicible". Il ajoute des mots
ou des expressions : le flot poudreux analyse le sens de
konisalos κονισαλος "nuage de poussière", mais, avec cette métaphore empruntée
au fluide, l'adjectif compact détonne. La métaphore dévorent pour
diepresson διεπρεσσον
"traversaient" (traduction que me propose L. Pernée)
outre le texte d'une métaphore absente dans l'original.
En 1949, paraît une traduction,
sans nom d'auteur ( :
"Quand tous les différents
peuples furent en ordre de bataille, chacun sous leur chef, les
Troyens s'avançaient avec un bruit confus et des cris perçants,
comme des oiseaux, ou tels que des grues sous la voûte du ciel,
lorsque fuyant l'hiver ou les pluies violentes, elles volent avec de
grands cris au dessus du cours de l'Océan et portent le meurtre et
la Kère aux hommes Pygmées ; enveloppées de brume, elles leur
portent une querelle mauvaise. Mais les Achéens avançaient dans un
profond silence, respirant une fureur martiale, résolus dans leur
cœur à se soutenir les uns les autres. Comme le Notos couvre
quelquefois les sommets des montagnes d'un brouillard peu agréable
aux bergers et plus utile au voleur que la nuit même, car alors la
vue ne peut s'étendre plus loin qu'un jet de pierre, de même la
marche des deux armées faisait lever des tourbillons de poussière.
Ils eurent bientôt traversé la plaine."
Cette traduction adapte celle
d'Anne Dacier : les peuples y remplacent les nations,
l'ordre de bataille développe et précise la bataille,
l'imparfait s'avançaient se substitue au passé simple
s'avancèrent (de même qu'à la fin faisait est référé à
fit), les pluies deviennent violentes plutôt que du
septentrion. Les grues ne volent plus vers le rivage mais
au dessus du cours... de l'Océan. Elles ne portent plus la
terreur et la mort, mais le meurtre et la Kère, les
Pygmées s'humanisent en hommes-Pygmées. Renonçant à
l'euphémisation du vers 7 : sur lesquels elles fondent du milieu
des airs, le remanieur revient à une traduction plus littérale :
enveloppées de brume, elles leur portent une querelle mauvaise.
Les Achéens respirent une fureur martiale au lieu d'en être
remplis. Dans leur cœur, traduisant
ejn' oreos,
Εὖτ᾽ ὄρεος précise
résolus (complété par à plutôt que par de, sans
doute jugé obsolète). Le développement superflu : et de combattre
sans lâcher pied, a disparu. Le nom propre du vent : Notos,
supplante la périphrase explicative : le vent du midi. La
relative, elle aussi explicative : qui les empêchaient de se voir,
disparaît sans laisser de trace.
C'est ainsi que Madame Dacier
est mise au goût du jour. Elle est corrigée des élégances désuètes
qui font, pour partie, son charme. Elle est amputée de ses ajouts,
parce que le réviseur a comparé son texte avec l'original, pour
revenir à des traductions plus littérales. Il paraît se souvenir
parfois de Leconte de Lisle, auquel il emprunte sur le flot,
affadi en au dessus du cours, et aussi les transcriptions
littérales exotiques de la Kère et du Notos.
L'entreprise entière relève de la modernisation par simplifications
et littéralismes, plus que de la traduction originale.
Mario Meunier publie sa
traduction en 1956 :
"Lorsque les combattants de
l'une et l'autre armée furent avec leurs chefs mis en rang de
bataille, les Troyens s'avancèrent jetant cris et clameurs, comme
des oiseaux. On aurait dit les cris qui montent à la face du ciel
lorsque les grues, fuyant l'hiver et les pluies excessives, volent
en clamant vers le cours de l'Océan, portant aux Pygmées le meurtre
et le trépas ; elles soulèvent, dans la buée du matin, la funeste
discorde.
Mais les Achéens avançaient en
silence, respirant le courage, le coeur ardent à se soutenir les uns
les autres. De même que le Notos rabat sur les sommets d'un mont un
brouillard qui n'a rien d'agréable aux bergers, mais qui, plus que
la nuit, est propice au voleur ; on ne voit pas plus loin que le jet
d'une pierre ; de même, sous les pas des guerriers qui se mettaient
en branle, s'élevait un tourbillon de poussière, et très rapidement
ils franchissaient la plaine."
Plus que de Paul Mazon, Mario
Meunier s'inspire d'Eugène Lasserre qu'il modifie souvent à peine.
Il lui emprunte combattants et guerriers ; on ne voit pas plus loin
que le jet d'une pierre. Il module avec des cris et des appels en
jetant cris et clameurs, comme des oiseaux. Il tombe dans la même
contradiction entre glose et traduction, à la nuance près qu'il se
pique d'élégance (il a dédié son ouvrage au Prince et à la Princesse
Michel de Grèce) : ni le sens ni la fidélité littérale n'imposent
l'inversion avec leurs chefs mis en rang. La funeste discorde
rappelle le style de Campistron. Le cliché monte à la face du ciel
paraît sorti de la Bible de Royaumont. La métaphore rabat, appliquée
au brouillard que produit le vent du sud, ne frappe pas par sa
pertinence.
En 1951, les éditions de la
Pléiade, projetant de republier la traduction rythmée de l'Odyssée
par Victor Bérard (la première édition en est de 1924), ont demandé
à R. Flacelière de faire un travail équivalent sur le texte de l'Iliade
:
"Tous enfin sont rangés, chacun
près de son chef. Lors les Troyens s'ébranlent, ils poussent en
marchant des appels et des cris, comme font les oiseaux. Ainsi monte
au-devant du ciel le cri des grues, lorsque pour fuir l'hiver et la
pluie incessante, elles prennent leur vol vers l'eau de l'Océan,
apportant le massacre et la mort aux Pygmées et leur offrant à
l'aube, une terrible lutte. Les Argiens pour leur part s'avancent en
silence ; ils sont remplis d'ardeur et du désir de se prêter entre
eux main-forte.
Quand le vent du Notos sur les
cimes d'un mont déverse le brouillard, que détestent les pâtres,
mais que les voleurs, eux, préfèrent à la nuit, on ne voit pas plus
loin que le jet d'une pierre : le nuage poudreux que soulèvent leurs
pieds est tout aussi compact, tandis qu'à vive allure ils traversent
la plaine."
R. Flacelière s'inspire de son
maître P. Mazon, qu'il met en séquences de 12 syllabes, en rythme de
6/6 ou 4/4/4. Dès le premier vers la ressemblance apparaît : les
armées une fois rangées, chaque troupe autour de son chef devient
après condensation et scansion : Tous enfin sont rangés, chacun près
de son chef. La prose rythmée autorise des rythmes inhabituels,
4/6/2 par exemple : et du désir/ de se prêter entre eux/ main-forte.
A l'intérieur d'une même phrase, la cadence hésite entre 3/3 et
2/2/2 (avatar boiteux de l'alexandrin romantique en 4/4/4) : Ainsi
monte/ au-devant// du ciel/ le cri/ des grues (ici aussi la césure
grince). L'invention de V. Bérard a sur l'alexandrin pur l'avantage
de pouvoir rendre tout le texte, mais, comme lui, elle entraîne des
imprécisions, des élégances confuses : s'ébranlent amplifie
inutilement isan ισαν "allaient" ; incessante actualise athesphaton
αθεσπηατον "indicible" ; rempli d'ardeur, pour menea
pneiontes μενεα πνειοντες "respirant l'ardeur", atténue la métaphore, tout comme et
du désir de se prêter main-forte dissimule sous une formule convenue
la plus ancienne attestation de la solidarité entre voisins de rang,
d'où a émergé la cohésion de la phalange hoplitique : en thumôi
memaôtes alexemen allêloisin
ἐν θυμῷ μεμαῶτες
ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν
"l'âme ardente de se protéger l'un
l'autre". La seconde comparaison est subjectivisée : les pâtres
surannés détestent le brouillard. En antithèse stricte, les voleurs
le préfèrent à la nuit, alors qu'Homère, par litote, le dit
inamical... meilleur que la nuit.
Le dernier, Frédéric Mugler a
publié, en 1989, une traduction de L'Iliade en vers de 14
syllabes:
"Dès qu'ils se furent tous
rangés, chacun près de son chef,
Les Troyens s'avancèrent en
criant, tels des oiseaux.
On eût dit de ces cris que
poussent vers le ciel les grues,
Lorsque, fuyant l'hiver et ses
averses de déluge,
Elles s'envolent en criant
jusqu'au fleuve Océan ;
Elles vont porter le massacre et
la mort aux Pygmées
Et leur offrir, au point du
jour, un combat sans merci.
Les Achéens, eux marchaient en
silence, pleins d'ardeur,
Et ne songeant qu'à se prêter un
mutuel appui.
Souvent, sur les hauteurs,
le Notos répand un brouillard,
Fui du berger, mais que le
voleur préfère à la nuit,
Car l'œil ne porte pas plus loin
que le jet d'une pierre :
Tel sous leurs pieds, montait un
gros nuage de poussière,
Cependant qu'ils marchaient en
grande hâte par la plaine."
La traduction vise à la
fidélité. Elle évite les manipulations édulcorantes, supposées
adapter le texte aux temps nouveaux. La leçon de Leconte de Lisle
est retenue, même si l'on préfère un style moins rugueux, où l'on
fuit les averses de déluge, où l'on offre, au point du jour, un
combat sans merci et ne songe qu'à se prêter un mutuel appui, où,
comme en hommage à Madame Dacier, l'œil ne porte pas plus loin que
le jet d'une pierre, où monte un gros nuage de poussière.
La métrique, elle, pose
problème. Le vers de 14 syllabes n'appartient pas à la tradition
poétique française. Trop long pour l'oreille, Il ne se laisse pas
reconnaître immédiatement. L'auditeur le décompose en séquences plus
courtes aisément audibles.
F. Mugler opte, malgré qu'il puisse en avoir, pour le retour
périodique de l'hexasyllabe, la séquence la plus familière depuis
que l'alexandrin prédomine dans la poétique française : le premier
vers suit un rythme 8/6. Dans la suite, on entend successivement
7/3/4 ; 6/6/2 ; 2/4/8 ; 4/3/6 ; 5/6/3 ; 4/4/6 ; 4/1/6 (avec un e
muet à la coupe)/3 ; 4/4/6 ; 2/4/8 ; 4/5/5 ; 6/2/6 ; 4/7(avec un e
muet malheureux à la coupe, à moins que l'on scande, contre le sens,
4/4/6)/3 ; 6/5/3. Aucun retour régulier n'impose son propre rythme,
ne suscite l'attente ; on retrouve simplement au hasard des formules
une cadence familière. L'absence de rimes ou d'allitérations et
d'assonances ne facilite pas non plus la mise en forme.
*
* *
Je n'ai pas voulu juger ces
traductions, mais il est difficile de ne pas évaluer des textes
inévitablement inégaux. Certaines agacent par leur vanité. D'autres
étonnent par leur candeur. Quelques unes possèdent de grandes
qualités littéraires. Toutes répondent à des projets cohérents,
qu'ils soient ou non explicités, qu'ils correspondent ou non aux
proclamations et aux professions de foi. Chacune est marquée par la
langue et par l'esthétique de son époque, mais aussi par les
projets, les choix, la culture, éventuellement les préjugés de
chaque traducteur : si tous revendiquent la fidélité, ils ne donnent
pas à ce mot le même sens. Plus qu'entre traductions ad verbum et ad
sensum, la distinction se fait entre recompositions ou réécritures
et translations. L'exigence de littéralité n'apparaît que tard et
partiellement ; elle même est tiraillée entre l'exactitude scolaire
de la version (peut-être aurais-je dû prendre aussi, pour étayer ma
réflexion, une juxtalinéaire. Mais leur niaiserie rebute) et l'idéal
d'exotisme. Au total, l'évolution des temps conduit à l'exigence de
plus de littéralité, non sans reculs ou retards aberrants.
Aucune des traductions ne tient
compte de ce qu'Homère est un poète oral,
que son vocabulaire ne s'organise pas en un lexique formalisé, mais
exprime—très rigoureusement— les expériences et les situations,
individuelles ou collectives, physiques ou mentales, affectives ou
spirituelles, pratiques ou techniques. Dans le style oral, les
anacoluthes, les asyndètes, les ellipses abondent, car le flux de la
parole, même rythmée, saute du sens au sens, de la formule à la
formule, sans expliciter les articulations, logiques ou simplement
rhétoriques. Les expressions figées (appelées pudiquement
"formules"), les redites, voire les ressassements, les musardises,
qui donnent à l'homme de l'écrit le sentiment que parfois"bonus
dormitat Homerus", caractérisent la composition orale, formulaire.
Tous ces procédés spécifiques passent mal à l'écrit, plus mal encore
dans les traductions. Chacun retouche son Homère, le rend plus
littéraire, lui impose, plus ou moins, l'uniformité lexicale, une
syntaxe de rédaction, un style écrit.
L'ensemble des traducteurs peut
se répartir en quatre catégories :
1. Les conteurs, plus soucieux de
la narration que de l'expression, même si chacun se montre plus
fidèle qu'on ne pourrait croire et que parfois l'on prétend. Au
premier rang d'entre eux figure Jehan Sanxom, mais chaque siècle lui
donne un successeur : Du Souhait, La Valterie, Houdart de Lamotte,
Beaumanoir, J. H. Rosny, Mario Meunier.
2. Les adaptateurs, qui
voudraient donner à lire un texte digne du modèle, tout en atténuant
les exotismes. Madame Dacier en est l'exemple le plus pertinent,
mais Cordier de Launay, Dobremès, Dugas Montbel, Bareste font comme
elle.
3. Les recomposeurs qui prennent, avec plus ou moins de
bonheur, le texte d'Homère pour prétexte d'un exercice de style ou
d'un nouveau texte original : ainsi fait Hugues Salel, ; mais aussi
Salomon Certon, Rochefort, Lebrun, Aignan, Bignan, Flacelière.
4.
les Scrupuleux, au premier rang desquels Leconte de Lisle, mais dont
font partie aussi les professeurs : Giguet, Pessoneaux, Lasserre,
Mazon et Mugler. Le pastiche malheureux de Marivaux se range
évidemment à part. Que l'on ne voie dans ce classement aucun
jugement de valeur. Chaque catégorie produit ses réussites et ses
échecs : j'ai découvert que Samxon, pourtant décrié à l'envi d'une
étude à l'autre, peut être un conteur disert. La poésie de Certon a
des grâces baroques, la prose lisse de Madame Dacier se lit
agréablement, comme un texte classique délicieusement vieilli. Le
prosaïsme discret de Dugas-Montbel donne d'Homère une image naïve
plutôt fidèle. La traduction de Leconte de Lisle, n'en déplaise à
ses détracteurs, donne en français jusqu'à présent l'idée la plus
juste de la poésie d'Homère. Mugler tente courageusement de produire
un Homère lisible en 1990. D'autres que moi peuvent avoir d'autres
préférences... Du lot entier, les mieux réussies des traductions
survivent comme les témoins heureux de poétiques anciennes, d'une
histoire littéraire et culturelle, mais aussi comme des textes
séduisants par eux-mêmes.
D. Pralon
"{Qu'} on n'a sceu voir
depuis pareil esprit
Representer les mysteres
du monde
Le mieux au vif. Car la
chose profonde
Il la traictoit
haultement et la basse
Tresproprement, et non
sans grande grace".
Un peu plus loin il
propose une poétique de la traduction :
"Tu pourras voir en bref
l'autre avancée
De l'Iliade, et puis de
l'Odyssee :
Non vers pour vers : car
Personne vivante
Tantelles soit docte et
bien escrivante,
Ne scaurait faire entrer
les Epithètes
Du tout en rithme. Il
suffit des poetes
La volonté estre bien
entendue
Et la sentence, avec
grace rendue."
Misenum Eoliden, quo
non praestantior alter
Aere ciere viros,
martemque accendere cantu.
Hectoris hic magni
fuerat comes : Hectora circum
Et lituo pugnas
insignis obibat et hasta. Enéide
VI 163-167". Voici de quelles notes
s'encombrent les traductions. Rochefort, au moins,
préfigurant les discussions archéologiques ultérieures,
essaie de réfléchir sur la date de la composition et les
renseignements historiques qu'il serait possible de tirer du
poème.
Aignan renvoie ici au livre I du Paradis Perdu de Milton.
Ce qui n'était pour Dobremès que jeu littéraire érudit
devient pratique savante de comparaison, même si les
références demeurent imprécises. Au vers 10, il renvoie à
Delille, L'Imagination, chant III, à Virgile
Enéide X 264, VI 311, à Boileau Lutrin I :
"On voit courir chez lui
leurs troupes éperdues,
Comme l'on voit marcher
les bataillons des grues,
Quand le Pygmée altier
redoublant ses efforts,
De l'Hèbre ou du Strymon
vient d'occuper les bords
Le pastiche burlesque
n'est pas distingué du parallèle. Au vers 14, renvoi est
fait à Ossian, Bataille de Témora,
chant IV :
A la voix de Cathmor les
chefs audacieux
Guident leurs bataillons
; une épaisse poussière
Voile le roi du jour,
entré dans sa carrière.
Enseignons à nos fils à
creuser des tranchées
A faire comme ont fait
les vieux dont nous venons,
A charger des fusils, à
rouler des canons,
A combattre, à mourir,
et lisons-leur Homère.