Travaux de Didier Pralon
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Cahiers du Claix (Cercle de Linguistique d'Aix en Provence), Travaux 10, 1993, p. 135-179.

 

Traductions Françaises de l'Iliade (1519-1989).

 

Remarques préliminaires :

  1. S'il n'existe pas de lois ni de recettes pratiques absolues de traduction, chaque traducteur se construit empiriquement les siennes, à la mesure de ses principes, de ses connaissances, de son travail, de son expérience, de son original, de son projet, de l'humeur du moment. On ne peut comparer entre elles plusieurs démarches et plusieurs ouvrages, qu'en tenant compte des temps et des projets affichés.

  2. On peut, comme me le fait remarquer A. Calvié, classer les procédés en quatre catégories déjà explicitées par Quintilien (Institution Oratoire I, 5, 38-41) : l'adjonction (adjectio), le retranchement (detractio), le déplacement (transmutatio), la substitution (immutatio). Autrement dit, il faut admettre que toute traduction implique un travail de réécriture, de reformulation à l'aide de procédés que la rhétorique et la stylistique caractérisent.

  3. Depuis l'Antiquité, on classe les traductions en deux catégories : ad verbum, ad sensum. Il serait ridicule de condamner l'une au profit exclusif de l'autre : hors les questions irréductibles du sens, de la forme et de la pertinence, aucun critère intemporel ne permet de dire telle traduction recevable, telle autre exécrable ; c'est affaire de goût, collectif ou personnel. A l'usage, on constate que les traducteurs ont plutôt choisi de traduire ad verbum en latin, ad sensum en français. C'est que le latin servait de commentaire savant succinct, au premier degré : il transcrivait l'interprétation que l'éditeur avait de la lettre d'Homère, alors que le français, sans prétendre à l'autonomie d'un texte authentique, s'offrait à lire comme une oeuvre littéraire : jamais aucun des traducteurs que j'ai étudiés ne professe vouloir donner l'envie de lire directement le grec, même lorsque la traduction est accolée au texte original.

  4. Par une série non exhaustive (puisque cette communication m'a été demandée en catastrophe et qu'il ne m'a pas été demandé de faire la chasse aux traductions d'Homère dans des bibliothèques mal pourvues, souvent mal commodes) d'exemples empruntés à des époques différentes pour leur célébrité, leur exemplarité ou leurs qualités intrinsèques, je voudrais réfléchir sur les présupposés implicites (plus que sur les professions de foi) et les objectifs de chaque traduction, pour autant que l'on puisse les caractériser. S'il m'en manque encore, je serai reconnaissant à quiconque me fournira des renseignements supplémentaires.

  5. Pensant qu'il valait mieux m'appuyer sur un exemple précis, j'ai arbitrairement retenu les quatorze premiers vers du chant III de L'Iliade. A l'usage, ce choix aléatoire se révèle heureux parce que le texte pose plusieurs problèmes d'interprétation et de traduction : il développe une comparaison fantasmagorique, à la limite de la parodie, dans une langue et un style inaccoutumés..

  6. Dans l'ensemble déjà vaste des traductions présentées, il aurait été vain et fastidieux de relever tous les écarts. Je me suis attaché à relever les traits caractéristiques, à expliciter les choix théoriques, esthétiques et pratiques, en relevant les exemples qui m'ont paru les plus pertinents.

  7. Dans mes citations, j'ai voulu respecter l'orthographe des éditions que j'ai utilisées, y compris l'accentuation, la ponctuation et les majuscules : la fidélité au texte implique aussi la fidélité à sa graphie, autant que faire se peut.

  8. Les lectures attentives et les suggestions d'Alain Jarrige, Alain Calvié, Jean-Pierre Chausserie-Laprée et Lucien Pernée m'ont évité bien de bévues. Qu'ils en soient remerciés. Les erreurs subsistantes proviennent de ma seule obstination.

   Au début du chant III de l'Iliade (vers 1-14), les armées ennemies marchent, pour la première fois dans le poème, l'une contre l'autre:

 

  Αὐτὰρ ἐπεὶ κόσμηθεν ἅμ᾽ ἡγεμόνεσσιν ἕκαστοι,

Τρῶες μὲν κλαγγῇ τ᾽ ἐνοπῇ τ᾽ ἴσαν ὄρνιθες ὣς

ἠΰτε περ κλαγγὴ γεράνων πέλει οὐρανόθι πρό.

αἵ τ᾽ ἐπεὶ οὖν χειμῶνα φύγον καὶ ἀθέσφατον ὄμβρον

κλαγγῇ ταί γε πέτονται ἐπ᾽ ὠκεανοῖο ῥοάων

 

ἀνδράσι Πυγμαίοισι φόνον καὶ κῆρα φέρουσαι.

ἠέριαι δ᾽ ἄρα ταί γε κακὴν ἔριδα προφέρονται.

Οἳ δ᾽ ἄρ᾽ ἴσαν σιγῇ μένεα πνείοντες Ἀχαιοὶ

ἐν θυμῷ μεμαῶτες ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν.

Εὖτ᾽ ὄρεος κορυφῇσι Νότος κατέχευεν ὀμίχλην

 

ποιμέσιν οὔ τι φίλην, κλέπτῃ δέ τε νυκτὸς ἀμείνω,

τόσσόν τίς τ᾽ ἐπιλεύσσει ὅσον τ᾽ ἐπὶ λᾶαν ἵησιν.

ὣς ἄρα τῶν ὑπὸ ποσσὶ κονίσαλος ὄρνυτ᾽ ἀελλὴς

ἐρχομένων· μάλα δ᾽ ὦκα διέπρησσον πεδίοιο.

 

En voici une traduction de travail, aussi littérale que possible :

 

  Alors, quand ils se furent disposés, chacun avec leurs chefs,

Les Troyens avançaient, criant et hurlant, comme des oiseaux ;

C'était comme le cri des grues qui tourne devant le ciel :

Lorsqu'elles fuient l'hiver et la pluie prodigieuse,

En criant, elles volent jusqu'aux cours de l'Océan,

 

Portant aux hommes, aux Pygmées, le sang et la Kère ;

Dans les brumes, elles apportent une querelle mauvaise.

Les autres, les Achéens, avançaient en silence, respirant l'ardeur,

L'âme ardente de se protéger les uns les autres.

Quand sur les cimes d'une montagne, le Notos répand le brouillard,

 

Inamical aux bergers, mais plus propice au voleur que la nuit,

On ne voit qu'aussi loin qu'on jette une pierre

Ainsi sous leurs pieds, la poussière s'élevait, dense

Tandis qu'ils avançaient ; à vive allure ils traversaient la plaine.

 

   Les deux comparaisons successives se cumulent pour exprimer d'abord le désordre dérisoire, pour pathétique qu'il soit, de la mêlée guerrière: au lieu de s'y transcender, les hommes s'y ravalent en animaux sauvages, bruyants ; au lieu de s'y grandir, ils s'y font les jouets minuscules de la violence et du destin. On peut dès lors choisir entre deux attitudes : amplifier le désordre et le vacarme ou le contenir.

   Elles illustrent ensuite la subversion et la confusion inhérentes à tout affrontement. Même si les Achéens se dominent mieux (1), la bataille est affaire de brigands : s'y libèrent les instincts les plus pernicieux ; dans la poussière aveuglante, ennemis et amis, tout proches, se distinguent mal.

Dans le détail, trois problèmes d'interprétation littérale séparent les critiques (2) :

   1. la formulation obscure pelei ouranothi pro πέλει οὐρανόθι πρό·(v.3) est interprétée tantôt comme signifiant s'avance dans le ciel (mais pro ne convient guère à cette signification), tantôt comme signifiant fait écran en avant du ciel (ce qui évoque mieux le vol compact des grues en troupes) : voir G.S. Kirk, The Iliad, A Commentary I, Cambridge 1985, p. 264 : "up in the air, with the vault of sky as background".

   2. êériai ἠέριαι (v.7), adjectif dérivé de aêr αἠρ "l'air brumeux", où les objets restent flous, peut aussi bien signifier matinales qu'émergeant de la brume.

   3. La seconde comparaison boîte: eute ευτε introduit une proposition temporelle. Aristarque voulait déjà lui donner une valeur comparative, analogue à celle d'êute ἠΰτε (au sens de comme lorsque, tout comme dans la première comparaison). Pourquoi, dans ce cas, seuls les textes de Chios et de Massalia portaient-ils la graphie êute ἠΰτε, qui ne change rien à la scansion du vers (3) ?

   Si l'on interprète t(e) τ᾽, après tis τίς (v.12) comme une conjonction de coordination (ce que fait P. Mazon), la phrase manque d'une principale. Il faut soit supposer une aposiopèse, soit, comme me le signale L. Pernée s'appuyant sur un article de F. Bader, admettre que dans les comparaisons, les comparants s'agglutinent au moyen de la particule te τε, le comparé s'introduisant par hôs ης . Il peut aussi être interprété comme un généralisant (voir Denniston, Greek Particles, 2° éd. Oxford 1954, réimpression 1966, p.533), ce que finalement je retiens.

   4. La guerre des grues contre les Pygmées appartient à la tradition de la fable. Elle était suffisamment connue pour qu'Homère l'utilise allusivement, sans rien en préciser. Elle ne s'en est pas moins perdue. Les Scholia Minora rapportent une interprétation rationalisante et anecdotique : les Pygmées, paysans du sud égyptien font la guerre aux grues pour protéger leurs récoltes (4). Selon Elien, à la fin du deuxième siècle p.C. (Histoires Naturelles XV 29), une reine des Pygmées, nommée Geranos γεράνων  "la Grue", a été transformée en grue par Héra, jalouse des honneurs que lui rendaient ses sujets. Pour se venger à son tour, cette grue fait, depuis, la guerre aux Pygmées. Le conte, incohérent puisque la reine se venge sur ses propres sujets aimants des avanies que lui fait la déesse haineuse, ne paraît qu'une invention brouillonne, destinée à expliquer la comparaison d'Homère (5). Le fantasme d'une guerre terrifiante et dérisoire entre oiseaux et humains n'a rien de rare : il souligne l'absurdité et la monstruosité des affrontements collectifs (6). Si Homère ne raconte dans l'Iliade que batailles et affrontements, il n'a rien d'un belliciste acharné (7).

   Étant admis que ma propre traduction ne prétend pas faire référence, mais présenter seulement en préliminaire ma propre interprétation du texte, on peut examiner les autres traductions dans l'ordre chronologique, parce que chaque traducteur nouveau, peut-on postuler, a connu au moins l'une des traductions antérieures, en comparaison de laquelle il a déterminé ses choix, si bien qu'une évolution se dessine, qui tient autant à l'élaboration d'une tradition qu'aux choix culturels de chaque époque, de chaque milieu et de chaque individu (8).

   Au XVI° siècle, entre 1519 et 1530, Jean Samxon publie la première version française de l'Iliade. Comme l'indique son titre prolixe, il traite Homère en historien, susceptible d'être mis en parallèle avec Darès le Phrygien et Dictys de Crête:

Les Iliades de Homere, poete et grand hystoriographe. Avec les prémisses et commencements de Guyon de Coulône, souverain hystoriographe. Additions et sequences de Dare Phrygius et de Dictys de Crete. Translatee en partie de latin en langage vulgaire, par maistre Jehan Samxon, licencié en loys, lieutenant du bailly de Touraine a son siege de Chastillon sur Yndre, Jehan Petit, avec privilege. On les vend à Paris en la rue Sainct Jacques. A l'enseigne de la fleur de lys (9).

   Puisqu'Homère est un "hystoriographe", versificateur par accident, on peut le translater du latin (10), lui ajouter des compléments tirés d'autres "hystoriographes" comparables, fussent-ils des faussaires ! la lettre n'importe guère. Le texte ainsi translaté a pourtant la verve du conte :

   "Alors que toutes les copies et compaignies militaires des Troyens furent rendues chascune a part soy soubs leur prince ou chief de guerre, et que les batailles furent ordonnées ils prindrent leur voie et leur chemin vers les Gregeois avecques une grande sublevation de bruit et clameur semblable au cry qu'ont acoutusme faire et donnent les grues qui sont portees en l'air quant en fuyant le hyvere ou climat hyvernal elles s'en vont volans au temps matutinal de caterve en caterve jusques à la mer oceane et deliberees de donner une cruelle et dure bataille et ung grant assault mortifere aux pygmeens. Mais les Gregeois sans rendre aucune clameur mais comme fervens d'une ire tacite se diligenterent de venir contre les Troyens pensans en leurs couraiges la maniere et comment ils pourroient bien vaincre leurs ennemis et de eux et les leurs deffendre. A la venue desquels et à leur arrivement telle quantite de pouldre fut excitee mesment a ce aidant le vent que lors leur veue ne pouvait dilater ne protendre oultre le gect d'une pierre ains fut lors faicte obscurite en la maniere que ausser faict les nues nocturnes sur la haultesse des montaignes."

   Le style reste archaïque, souvent si gauche qu'il en revêt un charme suranné. Le texte n'est pas traduit, mais paraphrasé. Jehan Samxon affectionne les redondances qui forment une mélopée. Les éléments du sens subsistent dans leurs grandes lignes : le contraste entre le tumulte et le silence, la comparaison avec les grues et les Pygmées, l'obscurcissement sous l'effet de la poussière. Mais la comparaison avec le Notos, l'évocation des bergers et des voleurs sont effacées ; et surtout, le premier d'une longue liste, Jehan Samxon réorganise le récit pour n'évoquer d'emblée que les seuls Troyens. Nonobstant son attrait, ce texte vieillot s'apparente plus au style de Dictys et des romans en prose médiévaux qu'à la poésie d'Homère (11).

   On comprend les réticences de Joachim du Bellay (Deffence et illustration de la langue française, Paris 1549, I 4-6), lesquelles peuvent se résumer sous trois grandes rubriques : la traduction trahit, la traduction asservit la langue et la littérature des traducteurs à celles des oeuvres traduites, la traduction dénature le génie intraduisible de chaque auteur (12).

   A la même époque pourtant (13), Hugues Salel entreprend de publier une traduction de l'Iliade en décasyllabes (14) :

"Apres que l'ost des Troyens fut sorti

Hors la cité rengé & departi

Par esquadrons, furieux au rencontre

Soudainement marcherent à l'encontre

Du camp des Grecs, haussant jusques aux nues

Leurs voix & cris ainsi que font les Grues

Qui prevoiant la pluie & la froidure,

Laissent les monts, & vont chercher pasture

Pres de la mer, dressans grosses armees

Contre les Nains, autrement dits pygmees ;

Auxquels souvent font guerre trescruelle;

A coups de bec, à coups de griffe et d'aisle.

Mais les Gregeois d'autre costé marchoient

Sans faire bruit, & tousiours s'approchoient

Pleins de fureur, & animez de rage

Pour se venger, avec ardent courage

D'estre vainqueurs & s'entre-secourir

Quand ils devraient l'un pour l'autre mourir.

Et tout ainsi qu'on voit au temps d'hyver

Souventesfois la brouee arriver,

Que le froid vent souflant par la campagne

Porte soudain au haut de la montagne,

Chose qui est aux bergers tresnuisante,

Et aux larrons plus que la nuict duisante:

Car l'oeil humain ne sçauroit veoir par terre

Gueres plus loin, qu'iroit un jet de pierre.

De mesme sorte à l'approche des bandes,

Se leua tant de poudre par les landes,

Qu'elle osta lors aux Troyens le pouvoir,

Et aux Gregeois ensemble de se voir."

   Pour le sens, la traduction est plutôt fidèle, contrairement à ce qu'on peut lire d'une étude à l'autre : elle respecte l'ordre et la signification générale des deux comparaisons juxtaposées (15).

   Deux décasyllabes dédoublent l'hexamètre. La cadence est plutôt régulière. Un enjambement à la coupe marque l'attaque du premier vers : Apres que l'ost des Troyens fut sorti. Au vers 6, la coupe tombe au sixième pied. Le vers 23 : Chose qui est aux bergers tresnuisante n'est guère harmonieux, supposant une seconde coupe au septième pied. Les rimes, suivies, sonnent correctement, ne faiblissant qu'aux vers 11/12 (Cruelle/aisle) et surtout 19/20 (hyver/arriver). Les hiatus abondent, sans restriction.

   La lettre d'Homère n'est pas respectée. Hugues Salel prend le texte pour prétexte à variations. Sur le modèle de l'Iliade, il écrit un nouveau poème. Le premier hexamètre ne laisse de trace que dans rengé et départi. Les Troyens d'emblée occupent seuls le premier plan. Laissent les monts (v.8) a tout l'air d'une cheville. Pour se venger (v. 16) apporte aussi une précision inutile, qui revient dans plusieurs traductions ultérieures. Pourquoi justifier les Achéens d'un désir de vengeance, alors qu'Homère lui-même ne le fait pas explicitement ? L'image alexemen allêloisin ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν plaît tant qu'elle est développée : avec ardent courage /D'estre vainqueur et s'entre secourir /Quand ils deuraient l'un pour l'autre mourir ; Le truisme estre vainqueur s'ajoute au texte comme une cheville, explicitant une évidence sinon une platitude ; quand ils devraient l'un pour l'autre mourir suggère une réminiscence du bataillon sacré des Thébains et, partant, du discours de Phèdre dans le Banquet de Platon (16). Appeler froid vent le Notos, vent pluvieux du sud/sud-ouest, atteste la méconnaissance de l'érudition archéologique et de la météorologie élémentaire. En Méditerranée le vent froid du nord n'apporte pas le brouillard ! Hugues Salel, homme du Quercy, a plutôt cherché à travers sa propre expérience un équivalent dans le vent d'hiver qui fait monter le brouillard des vallées du Lot ou de la Dordogne jusque sur le Causse. Au vers 25, par terre produit l'effet d'une cheville. La conclusion des vers 29/30 rationalise et explicite ce qu'Homère ne dit pas expressément.

   Nul ne peut nier lire un texte narratif séduisant, plutôt bien rythmé, alerte, émaillé de trouvailles poétiques. La comparaison des grues notamment révèle un vrai travail poétique de réécriture : haussant jusques aux nues qui traduit pelei ouranothi pro πελει ουρανοτηι προ  est extrait de la comparaison pour en devenir l'introducteur; la précision prévoyant, remplaçant phugon πηυγον  "fuyaient", prépare l'anthropo-morphisation à venir. L'euphémisme laissent (qui traduit, de fait, πηυγον) permet une heureuse formule : Laissent les monts ; les cours de l'Océan sont ramenés au plus vraisemblable Près de la mer ; l'image portant le sang et la kère est elle aussi atténuée, de façon moins heu-reuse : en dressans grosses armées. L'exemplarité de la guerre (qu'Homère suggère par un présent : elles portent) est discrètement soulignée par l'adverbe temporel souvent. Le combat est décrit en termes évocateurs : A coups de bec, à coups de griffe, à coup d'aisle. Les répétitions, les abstraits, les expressions problématiques ont disparu.

   Non seulement la traduction adapte, elle brode, module et produit un texte original.

   Au début du XVII° siècle, Salomon Certon choisit l'alexandrin, qui s'est désormais imposé comme le vers épique (17) :

   "Ainsi chacun des chefs leurs bataillons dressèrent

Et les Troyens marchants grands cris en l'air haussèrent

Pareils à ceux que font les grues dedans l'air,

Lors qu'elles vont fuyant les rigueurs de l'hiver

Pour gagner l'Ocean et dresser leurs armees

Pour combatre et frapper à la mort les Pigmees.

Mais les Grecs de leur part en silence marchoient

Ne respirans que force et pressez s'approchoient

Pour estre plutost prests s'il estoit nécessaire

De s'entre secourir au plus fort de l'affaire.

Ils faisaient une nuë, à celle ressemblant

Que va le vent de Nord sur les monts assemblant,

Aux pastres d'alentour nullement agreable,

Mais aux larrons des champs grandement favorable:

Son epesseur est telle et son brouillas si noir

Que du ject d'une pierre à peine on se peut voir.

Les camps s'entr' approchans d'une viste carrière

Telle faisoient dans l'air enlever la poussière."

   Les alexandrins à rimes suivies se scandent régulièrement, nonobstant quelques chevilles, quelques inversions rudes, et même si le vers 3 n'est guère harmonieux, supposant un enjambement à la césure et une diérèse (normale encore au début du XVII° siècle) dans grues. La comparaison avec le brouillard (v.11-16) s'applique seulement aux Achéens (comme le souligne, en contradiction avec les deux vers finaux de la traduction, une glose marginale : les Grecs accomparez à une nuée ). Elle s'étend plus que dans l'original, s'accroît de détails, abstraits plutôt que pittoresques. Les pastres sont d'alentour ; les larrons sont des champs ; l'adverbe grandement amplifie favorable. La disposition syntaxique à celle ressemblant que va le vent de Nord sur les monts assemblant, Aux pastres d'alentour nullement agreable, n'est ni des plus limpides ni des plus évocatrices. La phrase finale : Les camps s'entr'approchans d'une viste carrière /Telle faisoient dans l'air enlever la poussière frise l'amphigouri.

   Le style est rhétorique : le passage débute même par la conjonction Ainsi (laquelle fait de surcroît cheville). Le silence des Achéens, si concis dans le texte grec, est largement développé, pesamment explicité : de leur part fait liaison ; Pour estre plutost prests s'il éstoit nécessaire/ De s'entre secourir, au plus fort de l'affaire, brode autour d'alexemen allêloisin ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν s'entre secourir". En contrepartie, des omissions raccourcissent l'expression : la comparaison générale avec les oiseaux est effacée ; le cri seul reste pour introduire le développement. La pluie prodigieuse disparaît pour laisser place aux rigueurs abstraites de l'hiver. Mais l'ensemble se lit comme un morceau estimable de poésie baroque : les 2 vers Pour gagner l'Ocean et dresser leurs armees/ Pour combattre et frapper à la mort les Pigmees évoquent un affrontement grandiose.

   En même temps que Certon, François Du Souhait fait aussi paraître une traduction de l'Iliade en prose (18):

   "Les Troyens s'estant rendus à leurs enseignes ayant ordre de leur géneral, marchèrent en bataille contre les Grecs, faisant autant de bruit que font les grues, alors que s'eslevant en l'air, elles abandonnent les Provinces les plus reculées du Soleil, tant pour s'excepter de la rigueur d'un long hyver, cherchant un plus tempéré, que pour aller dénoncer la guerre aux Pigmez. Les Grecs au contraire vindrent avec silence contre leurs ennemis, songeant en eux mesmes, par quel moyen ils les pourroient vaincre, et se défendre, ou pour mieux dire comment ils pourroient parer et tuer leurs adversaires. A leur abor tant pour l'impétuosité des deux armées, que de celle des vents, une si grande quantité de poussière s'esleva en l'air, qu'à peine pouvoit-on voir la longueur d'un ject de pierre. Je n'en sçauray mieux accomparer l'obscurité, qu'au brouillards, que le vent de bise porte aux sommets des montaignes, quelquefois au desavantage, au desplaisir des bergers, et à la faveur des brigands."

   Du Souhait brode et réorganise la description : trois parties s'équilibrent pour présenter à égalité la marche bruyante des Troyens, l'avance silencieuse des Achéens, la rencontre dans la poussière. Il réécrit plus qu'il ne traduit, pour produire la fluidité d'un récit romanesque : bien qu'il explicite les raisons de la migration, il abrège la comparaison des Troyens avec les grues, mais allonge l'évocation des Achéens, tout en supprimant le souci de secours mutuel et en réorganisant la comparaison de telle façon qu'à la différence d'Homère, il introduit le comparé avant le comparant (19).

   A la fin du siècle, La Valterie, personnage si obscur qu'il ne signe même pas son oeuvre, publie une traduction policée de l'Iliade et de l'Odyssée (20):

   "Quand les deux armées furent rangées en bataille, les Troyens s'avancerent élevant en l'air mille cris confus, et un bruit plus terrible que celuy de ces cruels oiseaux, qui voulant s'affranchir des pluyes, et des rigueurs de l'Hyver vont avec un bruyant éclat aux extrémitez de l'Océan, où ils portent aux Pigmées leurs ennemis, l'épouvante, le carnage et la mort.

   Mais les Grecs attentifs à suivre leurs Capitaines et se taisant à propos pressoient leurs rangs, pour soutenir les Troyens avec plus de force, et pour estre plus prests à se donner du secours. Un nuage de poussière s'elevoit de dessous leurs pieds, et cachoit tout le jour : comme lors qu'un vent froid soufflant dans une vaste campagne y répand un air si épais, qu'à peine peut-on voir jusqu'à la longueur d'un jet de pierre.

   Mais enfin s'estant approchez les uns des autres, et tout ce nuage horrible de poussière s'élevant en haut, ils se reconnaissent sans peine : la lueur éclatante de leurs armes, qui se joignoit aux rayons du soleil, les découvrant les uns aux autres."

   La Valterie prolonge et amplifie l'ouvrage de Du Souhait : plus encore que lui il recompose ; il ajoute des hyperboles : un bruit plus terrible, et des gloses explicatives : aux Pigmées leurs ennemis ; attentifs à suivre leurs Capitaines. Il affectionne les trinités rhétoriques : l'épouvante, le carnage et la mort Pour mieux équilibrer les parties, il supprime la référence aux bergers et aux voleurs, il n'attribue le nuage de poussière qu'aux seuls Grecs, il invente une éclaircie sous la lueur des armes, visant au pittoresque et au merveilleux, à embellir la rencontre des deux armées. Il construit un tableautin de scène militaire en trois parties, à la façon des peintres de genre.

   La traduction de l'Iliade par Madame Dacier paraît à Paris, en 1711 (21), quatorze ans avant la seconde querelle des Anciens et des Modernes, qu'il n'entre pas dans mon propos de commenter ici à nouveaux frais. Philologue, Anne Dacier veut offrir une traduction accessible à tout bel esprit. Elle choisit la prose :

   "Quand toutes ces différentes nations furent en bataille, chacune sous leurs chefs, les Troyens s'avancerent avec un bruit confus, & des cris perçants comme des oiseaux, & tels que les grues sous la voute du ciel, lorsque fuyant l'hiver & les pluies du septentrion, elles volent avec de grands cris vers le rivage de l'océan, & portent la terreur & la mort aux Pygmées, sur lesquels elles fondent du milieu des airs.

   Mais les Grecs, pleins d'une fureur martiale, marchoient dans un profond silence, résolus de se soutenir les uns les autres, et de combattre sans lâcher le pied. Comme le vent de midi couvre quelquefois les sommets des montagnes d'un brouillard peu agréable aux bergers, & plus utile aux voleurs que la nuit même, car alors la meilleure vue ne peut s'étendre plus loin qu'un jet de pierre ; de même la marche des deux armées fit lever des tourbillons de poussière qui les empêchoient de se voir. Ils eurent bientôt traversé la plaine."

   La prose de Madame Dacier édulcore. On le lui a très tôt reproché. C'est qu'elle voulait faire une traduction noble et généreuse plutôt que simple et littérale. Elle ajoute des mots, tantôt pour assouplir le rythme : différentes nations, voute du ciel, pluies du Septentrion, profond silence, nuit même, tantôt pour expliciter le texte et résoudre les difficultés de vocabulaire : bruit confus traduit enopêi ἐνοπῇ  "cri" ; martiale précise fureur ; rivage glose roaôn ροαων , tantôt pour préciser ce qu'Homère tait : de combattre sans lâcher pied... qui les empêchoit de se veoir (la formule paraît empruntée à Salel) ; meilleure amplifie vue. Il arrive même qu'elle transforme le texte quand l'expression ne la satisfait pas : "Sur lesquels elles fondent du milieu des airs" remplace êeriai d'ara tai ge kakên erida propherontai  ἠέριαι δ᾽ἄρα ταί γε κακὴν ἔριδα προφέρονται : "Dans les brumes, elles apportent une mauvaise querelle". A l'occasion, elle condense aussi : la marche traduit à la fois upo possin υπο ποσσιν et erchomenôn ερξηομενον. Elle peut tirer du texte son explication rationalisante : outi philên ουτι πηιλν devient peu agréable ; ameinô αμεινο  devient utile. Elle charpente le texte par des liaisons : le premier paragraphe ne forme qu'une seule phrase articulée, à laquelle Mais oppose explicitement le second paragraphe. Car alors donne à la proposition la meilleure vue ne peut s'étendre la valeur d'une explication.

   Ainsi aménagée, l'Iliade se présente dans une prose lisse et raisonnable, mais s'expose aussi aux critiques sarcastiques, telles celles de Voltaire et du publiciste Victor Fournel, lequel, au XIX° siècle, reprochait à Madame Dacier : "l'abus de la périphrase, des anachronismes de traduction qui prêtent aux personnages héroïques des formules de style toutes modernes et en font quelques fois des espèces de gentilshommes et de marquis français, des accès de trivialité étrange, touchant de près à des phrases guindées et prétentieuses" (22). S'il est vrai que cette tentative rapproche l'Iliade des romans classiques, il se peut aussi que les littérateurs et les classicistes aient eu quelque difficulté à ne pas reprocher à Anne Dacier de n'être qu'une femme empiétant sur leur territoire. Voltaire montre cyniquement le bout de l'oreille : "C'était sans doute une femme au dessus de son sexe, et qui a rendu de grands services aux lettres, ainsi que son mari ; mais quand elle se fit homme, elle se fit commentateur; elle outra tant ce rôle, qu'elle donna envie de trouver Homère, mauvais" (23). Lance-t-on flèche du Parthe plus assassine ?

   Même s'il n' a pas voulu déclencher la seconde querelle des Anciens et des Modernes, Antoine Houdart de Lamotte a prétendu contre les traductions antérieures, épurer l'Iliade de ses scories, offrir à ses contemporains une "imitation" élégante, au goût du temps (24):

   "D'une aile audacieuse, et voisine des nuës,

Fendent l'air, à grand bruit, les bataillons de gruës

Quand traversant les mers au retour des frimats,

Elles vont défier le Pigmée aux combats,

Des Troyens marche ainsi l'armée impatiente,

Et l'air résonne au loin de sa marche bruyante.

     Avec plus de silence approche l'autre camp;

Mais non moins altéré de carnage et de sang;

Sous ses pas, d'un bruit sourd ,toute la plaine tremble,

La poussière autour d'eux en nuages s'assemble;

Et ce brouillard épais devant les Grecs marchant,

Semble multiplier leur nombre en les cachant.

Les deux camps sont bientôt en présence,..."

   Les alexandrins à rimes suivies, coulent fluidement, même si les diérèses abondent (audacieuse, impatiente,) et si les inversions font violence à la syntaxe intelligible : Fendent l'air, à grand bruit, les bataillons de grues (v.2), La poussière autour d'eux en nuage s'assemble (v. 10).

   Pour abréviateur qu'il se dise, Houdart de Lamotte traduit 14 vers en 13 (25). Mais il transforme profondément le texte. Il débute in medias res par la comparaison elle-même, réduite à l'impression fugace que donne à l'aristocrate en villégiature un vol d'oiseaux migrateurs. La comparaison guerrière s'atténue en métaphore décorative : les bataillons des grues. Le combat meurtrier devient guerre en dentelles où les grues vont défier le Pigmée (le collectif synecdoctique, requis par la métrique, colore la formule d'abstraction et d'irréalité). Sur un ton contradictoire, le vers 8 pastiche le langage de la tragédie : Mais non moins altéré de carnage et de sang, tandis que le vers suivant ressortit à la poésie descriptive : Sous ses pas d'un bruit sourd toute la plaine tremble.

   Le style est simplifié : la répétition klaggêi t' enopêi t' κλαγγῇ ταί γε πέτονται se condense en à grand bruit. Traversant les mers traduit en langage familier petontai ep' Okeanoio roaôn πέτονται ἐπ᾽ ὠκεανοῖο ῥοάων : "volent jusqu'aux cours de l'Océan" (à l'instar de ce que faisait Certon).

   L'"imitation" de Houdart de Lamotte étonne plus par sa disparate que par ses libertés, somme toute guère plus audacieuses que celles de ses prédécesseurs. L'offense résidait dans le remodelage, l'abrègement, la suppression de passages entiers, plutôt que dans la trahison d'une lettre que personne ne respectait vraiment (26).

   Deux ans plus tard, en 1716, le jeune Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, s'essaie les dents par une adaptation en vers burlesque de la traduction de Houdart de Lamotte :

   "N'avez vous jamais vu des grues,

Qui, volant à deux pieds des nues,

Passant les mers, dans la saison

Qu'en usage vient le manchon,

Vont avec bruit sur le Pygmée ?

Des Troyens connaîtra l'armée,

Quiconque aura pu voir de près

De ces oiseaux le nombre épais.

De nos Troyens la troupe avance

Avec beaucoup d'impatience.

S'avance, à son tour, l'autre camp,

Dans un tumulte bien moins grand.

Mais dans une humeur de carnage,

A faire autant ou davantage.

Sous lui la plaine d'un bruit sourd,

Semble en trouver le poids trop lourd.

S'élève encore une poussière

A côté, devant et derrière,

Qui, le cachant fait qu'un chacun

Paraît double, et n'est pourtant qu'un (27)."

   Ces octosyllabes laborieux n'apportent rien ni à la gloire d'Homère ni à celle de Marivaux. Ces phrases alambiquées caricaturent par avance le style des comédies : elles déroutent au lieu de décrire ou de montrer : on se perd dans les triples inversions : Des Troyens connaîtra l'armée,/ Quiconque aura pu voir de près /De ces oiseaux le nombre épais. Les futurs rhétoriques (parfois jusqu'à l'antérieur), les impropriétés floues (qu'est-ce que : connaître une armée ? un nombre épais ?) ne facilitent pas la compréhension. Au demeurant, la querelle était déjà apaisée quand parut ce texte. Marivaux se tourna vers le roman et le théâtre, et il fit bien.

    Paul Jérémie Bitaubé illustre à lui seul l'évolution des principes esthétiques au milieu du XVIII°siècle : en 176O, il publie à Berlin un Essai d'une Nouvelle Traduction d'Homère ne comprenant que le premier chant de L'Iliade ; puis en 1762, toujours à Berlin, une Traduction Libre de l'Iliade : l'esprit de Houdart de Lamotte triomphe encore dans l'entourage de Frédéric II. En 1764, se critiquant lui-même dans sa propre préface, il reprend le travail à nouveaux frais (28) :

   "Après que les deux armées ayant leurs chefs à leur tête, furent rangées en ordre de bataille, les Troyens s'avancent avec des cris perçans : ainsi retentissent les cieux quand les bataillons ailés des Grues, fuyant les frimas et les tempêtes, et portant la destruction et la mort à la race des Pygmées, traversent à grands cris l'impétueux Océan, et livrent dès les premiers jours du printemps un combat terrible. Mais les Grecs ne respirant que fureur, et résolus de se prêter un appui mutuel, approchent en silence. Les deux armées franchissent d'un pas léger la plaine ; l'air est obscurci des tourbillons de poussière qui s'élèvent sous leurs pas. C'est ainsi que l'Autan humide répand sur le sommet des montagnes un brouillard ténébreux, que l'audacieux voleur préfère aux ombres de la nuit, et que redoute le timide berger, effrayé de ne pouvoir suivre de l'oeil la pierre que sa main lance, et de ne distinguer plus ses troupeaux (29)."

   Bitaubé enjolive et simplifie le texte à sa façon : les deux armées ont leurs chefs à leur tête, comme dans une parade ; elles franchissent d'un pas léger la plaine, à la façon dont Frédéric eût aimé que ses troupes manoeuvrent. L'Océan est im pétueux (l'épithète décorative traduit roaôn ῥοάων "les cours" ) ; le voleur est audacieux ; le berger, timide. La guerre occupe les premiers jours du printemps. L'Autan, vent méridional humide du sud-sud ouest, transpose assez exactement le Notos. Mais la comparaison est soulignée rhétoriquement par c'est ainsi que. L'évocation de la traversée, sans doute jugée superflue, disparaît. Le traducteur prosaïse.

   En 1766, le Lyonnais Guillaume Dubois de Rochefort propose une nouvelle traduction intégrale en vers (30) :

"Pareils à ces oiseaux qui, traversant les mers,

Désertent les climats où regnent les hivers,

Et, portant le trépas au peuple des Pygmées,

Remplissent de leurs cris les rives alarmées;

Les bataillons Troyens, précipitant leurs pas,

Jetoient des cris perçans & couroient aux combats.

Mais les Grecs, en silence, & fiers de leur courage,

D'un pas plus mesuré s'avançaient au carnage.

Quand le vent du midi, par ses brouillards épais,

De la chaîne des monts obscurcit les sommets,

Sur les guérets voisins la vapeur descendue,

Ramene au sein du jour la nuit inattendue;

Ainsi, dans les deux camps, un tourbillon poudreux,

Entourait les guerriers et volait avec eux."

   Les alexandrins à rimes suivies observent un rythme correct. Le vers 12 suit une cadence  2/4-2/4, encore aggravée par la sonorité stridente et le hiatus ou la liaison forcée la nuit inattendue (l'article défini ne fait pas non plus le meilleur effet).

   Rochefort élague lui aussi. Comme Houdart de Lamotte, il débute in medias res, mais il maintient la comparaison : Pareils à ces oiseaux. Il ne fait plus aucune allusion à la guerre ; il généralise, ramène les grues à un vol vague d'oiseaux prédateurs et meurtriers. L'Océan disparaît et cède place à d'étranges rives..., alarmées par hypallage. Les Achéens oublient de vouloir se secourir l'un l'autre. Le brouillard, que produit, comme il convient, le vent du sud, se répand, tel que dans les vallées de la Saône et du Rhône, à la fois sur les hauteurs des sommets et sur les guérets cultivés : le berger cède place au paysan. Dans ce monde policé, la peur du brigand disparaît. L'image finale se focalise en un tourbillon (31).

   Cette traduction rencontra un tel succès qu'elle fut suivie en 1777 d'une Odyssée et qu'elle valut à Rochefort d'entrer à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Le goût fin de siècle pour la description bucolique y pointe, y prévaut sur la comparaison épique. Le décor du poème en est transformé. La Harpe pourtant ne fut pas tendre : "Il fait des vers comme Lamotte, moins durs il est vrai, mais aussi plats et froids" (32).

   En 1776, Charles-François Lebrun, congédié en 1774 avec son protecteur Meaupou et libéré de ses tâches financières, publie une traduction de l'Iliade (33) :

   "Réunies sous leurs chefs, les deux armées s'étendent dans la plaine. Les Troyens s'avancent en poussant d'horribles clameurs ; tels on voit les bataillons de grües, fuyant l'hiver et ses frimas, voler vers les rivages de l'Océan, et du sein des airs, porter aux Pygmées et la guerre et la mort.

   Pleins d'un tranquille courage, les Grecs marchent en silence, résolus de se soutenir et de se venger : la terre disparaît, des nuages de poussière s'élèvent sous les pas des guerriers, et obscurcissent les airs. Ainsi lors qu'au souffle des aquilons se rassemblent les vapeurs qui forment les tempêtes, à peine on voit luire un faible crépuscule, le pasteur frémit, et protégé par les ténèbres, plus favorables que la nuit, le voleur s'apprête à fondre sur sa proie.

   Déjà les deux peuples se menacent et s'approchent."

   A la façon de Du Souhait, de La Valterie, et de Bitaubé, Lebrun recompose le texte : il rapporte aux Grecs seuls la comparaison avec le brouillard et souligne cette altération par un passage à la ligne.

   Il ne renonce qu'à regret aux alexandrins. Çà et là pointent des hémistiches fossiles : s'étendent dans la plaine... et la guerre et la mort... à fondre sur sa proie.

   Il ajoute des gloses : s'étendent dans la plaine ; du sein des airs (déjà en 1776, la formule devait prêter aux plaisanteries) ; et de se venger ; la terre disparaît ; et obscurcissent les airs ; se menacent. Il cherche aussi le pittoresque de collège et brode : le voleur s'apprête à fondre sur sa proie. Il manque l'effet : l'aquilon est le nom savant d'un vent du Nord, et depuis La Fontaine, un vent poétique prétentieux. Il y a quelque burlesque à donner aux airs des vapeurs, surtout si elles forment des tempêtes, si suaves qu'on voit luire un faible crépuscule : celui des couchants, si l'on retient le sens strict.

   En 1809, duc de Plaisance, couvert d'honneurs, vieillissant et provisoirement inactif, de nouveau, il publie une édition revue et corrigée de sa traduction de l'Iliade (34). La seule modification qu'il apporte au début du chant III, c'est de déplacer en tête de paragraphe Les Grecs marchent en silence, sans doute pour les mettre en relief, mais il ne parvient qu'à relâcher le rythme de la phrase. Qui croirait que la Révolution est passée, que l'esthétique s'est transformée, que Lebrun a accompagné ces mutations?

   En 1781, le baron de Beaumanoir renouvelle, plus discrètement, l'abrègement de Houdart de Lamotte :

   "CEPENDANT les Troyens plus surpris qu'effrayés,

Marchent aux ennemis étendards déployés ;

Par leur cris imitant les grues affamées,

Qui traversent les airs pour vaincre les Pigmées :

En silence les Grecs précipitent leur pas,

Et ne respirent plus que l'horreur des combats ;

Tels que les aquilons soufflant dans les campagnes,

Rassemblent les vapeurs au sommet des montagnes ;

Telle on voit la poussière et ses noirs tourbillons

S'élever au milieu des nombreux bataillons (35)."

   M. le baron construit son propre récit de militaire en retraite : Il voit les Troyens plus surpris qu'effrayés (car on a du courage !), marcher étendards déployés (comme on devait le faire sous M. de Saxe). 10 alexandrins résument à grand traits les 14 hexamètres : c'est qu'il faut être sobre pour retenir l'attention au récit de ses campagnes. On comprend l'insuccès d'un tel texte.

   Louis Guillaume René Cordier de Launay de Valeri n'innove guère lui non plus en 1782 (36) :

   "Aussitôt que les deux armées, ayant leurs chefs à leur tête, sont rangées en bataille, les Troyens s'avancent à grand bruit. Leurs clameurs sont semblables aux cris perçants que les Grues poussent vers le Ciel, lorsqu'après avoir échappé aux rigueurs de l'hiver pluvieux, elles volent vers l'Océan et vont porter le carnage et la désolation parmi les Pygmées. C'est, en effet, à la saison du Printemps que ces oiseaux commencent leur attaque pernicieuse.

   Les Grecs pleins de force marchent en silence, bien résolus de s'entraider de tout leur pouvoir. La poussiere qui s'éleve sous les pieds de cette multitude innombrable est comme ces brouillards favorables aux voleurs, que le vent du midi répand sur le sommet d'une montagne ; le berger s'en afflige, car sa vue s'étend à peine à la distance ou l'on peut jetter une pierre. Les deux partis s'approchent rapidement dans la campagne."

   A quoi sert une telle traduction, que ne signale ni une qualité intrinsèque ni la nouveauté ? Loin d'inventer, Cordier affadit encore la version de Bitaubé, même s'il revient parfois au texte grec, en rétablissant par exemple la dernière phrase, il est vrai transformée : les deux partis s'approchent... Il amollit encore le texte, lui ajoute des liaisons : c'est en effet,... car. Il explicite les comparaisons, y insiste : leurs clameurs sont semblables aux cris,... cette multitude innombrable est comme ces brouillards. Il introduit des clausules creuses : de tout leur pouvoir,... multitude innombrable ; des formules bizarres : ces oiseaux commencent leur attaque pernicieuse. Pensant sans doute que phugon πηυγον  renvoie à un passé révolu, il imagine, comme Bitaubé, que l'attaque a lieu au printemps et ajoute une glose scolaire erronée.

   Comme si en cette fin du XVIII° siècle, une prolifération cancéreuse de textes aussi inutiles qu'analogues entre eux devait attester la crise esthétique, les éditions se multiplient et interfèrent. En 1784, Pierre Louis Charles Gin publie une traduction de L'Iliade (37):

   "Les deux armées réunies sous leurs Chefs sont rangées en bataille. Les Troyens s'avancent dans la plaine avec de grands cris ; un bruit effroyable se fait entendre, semblable aux sifflements d'une troupe d'oiseaux ; tels les cris des grues percent la nue, quand fuyant les glaces et les pluies de l'hiver, elles s'envolent avec fracas vers les rives de l'Océan, portant la guerre et la mort à la race des pigmées ou lorsqu'au retour du printemps elles reviennent dans nos climats troubler le repos des habitants de l'air. Les Grecs marchent en silence, respirant la vengeance, animés du violent désir de signaler leur courage, de se soutenir l'un l'autre dans la mêlée ; tel le vent du midi soufflant avec violence du sommet des montagnes, assemble les nuées, et répand un brouillard obscur, la terreur du Pasteur, plus favorable que la nuit au voleur qui s'avance à pas lents pour se saisir de sa proie ; la vue la plus perçante ne peut suivre la pierre que la main a lancée : tant sont épais les tourbillons de poussière qui s'élèvent de dessous les pas des Guerriers."

   La traduction de Gin est bavarde : il ajoute à l'envi des mots, des phrases entières, et provoque l'ennui : la formule les deux armées réunies sous leurs Chefs sont rangées en bataille glose le premier vers dans les termes d'une discipline toute prussienne plutôt qu'elle ne le traduit. La sentence un bruit effroyable se fait entendre, semblable aux sifflements d'une troupe d'oiseaux développe sans grâce la comparaison laconique ornithes ôs  ὄρνιθες ὣς "comme des oiseaux" ! Variant sur la trouvaille de Bitaubé, Gin invente un retour de migration au printemps. Il serait vain de multiplier les exemples. Le style, diffus, n'est pas toujours heureux. Le slogan La terreur du Pasteur, en apposition, prête à sourire, tant pour la sonorité que pour la syntaxe ou le sens.

   En la même année 1784, mais selon de tout autres principes, Daubremes ou Dobremès publie une traduction en vers (38) :

   "Cependant les Troyens, au pied de leur muraille,

A la voix de leurs Chefs, sont rangés en bataille ;

Les Grecs sont en présence, et de l'instant fatal

Ces peuples à l'envi demandent le signal.

 

Les Troyens dans leur marche annonçant la tempête,

Joignent leurs cris perçans aux sons de la trompète,

Ils s'agitent entre eux comme on voit au printemps

S'assembler, près des Cieux, ces bataillons volans,

Ces voraces oiseaux aux ailes étendues

Qui, portés dans les airs sur le Trône des nues,

Echappés aux frimas et vainqueurs des hivers,

Se hâtent de franchir le vaste champ des mers ;

Et soudain reprenant leur haine accoutumée,

Vont sur les bord du Nil attaquer le Pygmée.

 

Mais les Grecs observant un silence cruel,

Se promettent entre eux un secours mutuel :

Ils partent. Comme on voit que du haut des montagnes

Les vents, fiers Rois des Airs, versent sur nos campagnes

Ces brouillards Ténébreux qui le long des Côteaux

Dérobent aux Bergers l'aspect de leurs troupeaux ;

Tel le nuage épais que forme la poussière,

Du Soleil en ces champs obscurcit la lumière (39)."

  Dobremès a raison : Homère cesse d'être Homère, même dans sa traduction. Il lui faut 22 alexandrins parfaitement réguliers à rimes suivies pour traduire 15 hexamètres. A la manière de La Valterie, il recompose le passage en trois séquences: une vue d'ensemble, puis chacun des camps séparément, en deux descriptions à peu près équilibrées (8 vers pour 10). S'il ne réserve pas le nuage de poussière à la marche des Achéens, il l'intègre dans l'évocation qu'il fait d'eux en propre. Il ajoute des chevilles qu'il serait vain d'énumérer toutes mais qui débutent avec au pied de leur muraille, dès le premier vers. Il triomphe dans le qualificatif pompeux : les vents sont de fiers Rois des Airs, les brouillards sont ténébreux. Il ajoute aussi des notations pittoresques : les sons de la trompète, par exemple, qu'il justifie longuement en note (40).

   Il est inutile de s'arrêter à l'édition de J. B. Gail, en 1805, qui reproduit, mot pour mot, la traduction de madame Dacier (41);

   En 1809, Etienne Aignan publie une nouvelle traduction en vers (42) :

Déjà loin des vaisseaux, déjà loin des murailles,

Des peuples, dévorés de l'ardeur des batailles,

Dans l'arène homicide où plane la terreur, (43)

S'étendaient... Le Troyen jette un cri de fureur.

Pareils sont ces oiseaux dont les noires armées

Vont porter l'épouvante aux tribus des Pygmées,

Quand, déserteurs des bords noyés par les hivers,

De leurs rauques clameurs ils fatiguent les airs.

Mais les Grecs, animés d'un tranquille courage,

Enferment en leur sein la vengeance et la rage,

Et dans leurs rangs muets, au lieu d'un vain transport,

Règne un calme effrayant, précurseur de la mort.

     Il marchent ; de longs flots d'une épaisse poussière

Du soleil à leurs yeux dérobent la lumière .

Tels, au souffle embrasé des rapides autans,

Sur le sommet des monts les nuages flottants,

Protégeant du voleur les attaques soudaines,

Couvrent d'un noir rideau l'immensité des plaines.

     Bellone a rallumé les combats incertains,

Et de ce jour fameux s'ouvrent les grands destins.

Vous frémissez d'effroi, si de fougueux soldats

S'élançant à grands cris précipitent leur pas ;

Mais qu'une vaste armée en un profond silence,

Garde un calme imposant et lentement s'avance,

Ce silence effrayant frappe bien plus mon coeur

Et le calme lui-même ajoute à la terreur."

   Comme aux premiers temps, l'Iliade sert de prétexte à des alexandrins emphatiques. Les grandes lignes du sens sont conservées, mais défigurées par un style pompeux, où les peuples sont dévorés de l'ardeur des batailles. Le ton belliqueux de La Marseillaise sévit encore ! Les Achéens ressemblent à des soldats de l'An II, ou de la Grande Armée. Les derniers vers, ajoutés à l'original, magnifient, plutôt que le souci de solidarité hoplitique, l'idéal de discipline militaire : c'est du bulletin de Victoire ou du Marmont versifié, pas de l'Homère. En quelque temps que ce soit, proposer un tel texte, n'est pas traduire; ce n'est pas non plus écrire. Parce que l'on a appris au collège à versifier correctement, on se croit écrivain, et capable de refaire les textes anciens. De ces rauques clameurs on ne fatigue pas seulement les airs.

   En 1810, trois auteurs : Thomas, A. Renouvier et A. Cambis, s'associent pour traduire l'Iliade  (44):

   "Quand les peuples sont rangés, chacun sous ses capitaines, les Troyens s'avancent avec une ardente clameur, comme les oiseaux du ciel. Tel le cri des grues passagères éclate aux plaines d'azur : fugitives devant l'hiver et ses humides tempêtes, ces filles de l'air qui amènent la discorde funeste volent à grand bruit sur l'océan tumultueux, portant aux bataillons Pygmées la ruine et la mort. Les Grecs qui respirent la force, marchent en silence, ardens à se soutenir.

   Comme l'autan au faîte des montagnes déploie une obscure nuée, fatale au berger, plus propice au voleur que la nuit, et telle que l'homme suit à peine le caillou parti de sa main : ainsi la poussière en orageux tourbillons monte sous les pas des guerriers, qui impétueux dévorent la plaine."

   Thomas-Renouvier-Cambis adaptent le texte, le font passer tout entier au présent dit de narration. Ils inventent des reformulations dont ils croient qu'elles rendent l'esprit du texte. Mais ils flottent entre des expressions bienvenues, des clichés, des formules outrées ou malheureuses. Ils ajoutent des précisions : les peuples  leur évitent de commencer le chant par un ils. Passagères enjolive les grues, un peu brèves toutes seules ! les Pygmées sont assez civilisés pour former des bataillons. A la nuée, trop diaphane en elle-même, il faut adjoindre le qualificatif obscure ; elle est fatale par emphase au berger (faut-il imaginer qu'elle le tue ?). Pour que les tourbillons soulèvent de la poussière il leur faut être orageux. Un substantif sans qualificatif paraîtrait trop nu ! Thomas-Renouvier-Cambis affectionnent les séquences de 7 Syllabes : Quand les peuples sont rangés / chacun sous ses capitaines (le groupe s'achevant par un e muet) ; comme les oiseaux du ciel, etc. Ils transposent aussi, condensent en ardente clameur hendiadyn klangêi ténopêi te κλαγγῇ ταί γε πέτονται ἐπ᾽     "claquetant et criant". Ils transforment le ciel en pompeuses plaines d'azur métaphoriques ; la pluie prodigieuse en disgracieuses et truistiques humides tempêtes. A l'opposé, ils abrègent ce qu'ils jugent trop alambiqué : ardens à se soutenir résume en thumôi memaôtes alexemen allêloisin  θυμῷ μεμαῶτες ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν  "désirant au plus profond d'eux-mêmes se protéger les uns les autres".

   Thomas-Renouvier-Cambis voulaient manifestement rompre avec le style trop lisse, trop convenu des traductions du XVIII° siècle. Ils ont opté pour l'expressivité sans toujours réussir. Leur volonté de produire des images fortes prélude aux nouvelles tentatives, plus rigoureuses, plus authentiquement vigoureuses.

   Publiée en 1815, la traduction de Jean Baptiste Dugas-Montbel hésite entre le prosaïsme et la grâce (45) :

   "A peine, sous les ordres de leurs chefs, tous ces peuples sont rangés en bataille, que les Troyens s'avancent comme une nuée d'oiseaux, et poussent de vives clameurs : ainsi retentit, sous la voûte des cieux, la voix éclatante des grues, lorsqu'elles fuient les hivers et les violents orages; alors, avec des cris perçants, elles volent sur l'Océan rapide, portant aux Pygmées la désolation et la mort, et, du haut des airs, leur livrent de cruels combats. Mais les Grecs respirant la guerre, marchoient en silence, et brûloient de se donner un appui mutuel.

   Comme les autans répandent sur le sommet des montagnes un brouillard épais, redouté des bergers, et plus favorable au voleur que la nuit même, car la vue ne s'étend point alors au delà du jet d'une pierre, ainsi s'élèvent des tourbillons de poussière du sein des deux armées, qui se hâtent de traverser la plaine."

   Dugas-Montbel, bien qu'il se souvienne encore de Madame Dacier, à qui il emprunte la voûte des cieux, la nuit même, le jet de pierre, inaugure les traductions modernes plus fidèles. Il se rapproche du texte grec, transpose et transforme le moins possible les mots, la syntaxe, l'ordre des sentences. Il explicite cependant les liaisons logiques et temporelles : ainsi, alors, mais, car, ainsi. Parfois il prosaïse (violents orages). Des formules au moins obsolètes lui échappent (se donner un mutuel appui ; ne s'étend point). Il n'évite pas toujours les adjectifs décoratifs ou purement phatiques : vives clameurs... voix éclatante, (quelque peu contradictoire avec les cris perçants !), cruels combats, brouillard épais, la nuit même, ni les gloses creuses : sous les ordres ; en bataille ; la voûte des cieux ; la désolation ; du haut des airs ; ni les clichés hyperboliques : une nuée d'oiseaux ; retentit ; brûlaient.

   Les rééditions ultérieures apportent des améliorations : la tournure rude A peine que cède place à un Aussitôt que, plus naturel. De façon moins évidente, En poussant remplace et poussent. L'inversion mutuel appui est abandonnée pour le plus coulant appui mutuel. La dernière phrase est complètement réécrite : la formule malheureuse : du sein des deux armées, qui se hâtent de traverser la plaine, où se mêlent le langage prétendument noble et le prosaïsme, se simplifie en sous les pieds des guerriers qui s'avancent et qui traversent rapidement la plaine, expression de surcroît plus fidèle.

   En 1830, Eugène Bareste, voulant vulgariser Homère publie dans une présentation populaire une traduction de l'Iliade (46) :

   Lorsque, sous les ordres de leurs chefs, ils se sont rangés en bataille, les Troyens s'avancent bruyamment, comme une nuée d'oiseaux faisant entendre de vives clameurs : ainsi s'élève au ciel la voie éclatante des grues, quand elles fuient les hivers et les pluies continuelles ; elles poussent des cris aigus, elles s'envolent au dessus des flots de l'Océan, elles portent aux hommes appelés Pygmées, le carnage et la mort, et du haut des airs elles leur livrent de terribles combats. Mais les Achéens respirant la colère, marchent en silence et brûlent dans leur coeur de se donner un mutuel appui.

   Comme sur le sommet d'une montagne le Notus répand un brouillard épais, redouté des bergers, et plus favorable encore aux voleurs que la nuit même; car alors la vue ne s'étend pas au-delà du jet d'une pierre : de même sous les pieds des guerriers s'élèvent des tourbillons de poussière tandis qu'ils s'avancent et traversent rapidement la plaine.

   La traduction est somme toute assez fidèle, dans le même esprit que Dugas-Montbel, mais plate, alourdie elle aussi de métaphores inexactes (nuée d'oiseaux), d'ajouts hérités (sous les ordres ; en bataille), d'insistances pesantes (encore ; même), de transpositions (continuelles remplaçant athesphato ἀθέσφατον "indicible" (47)), de gloses explicatives (aux hommes appelés Pygmées), de clichés (vives clameurs... terribles combats... brûlent dans leur coeur... brouillard épais).

   En la même année 1830, un classique attardé, Anne Bignan, publie une traduction versifiée supplémentaire de l'Iliade (48) :

   "Lorsque les chefs nombreux ont rangé leurs soldats,

Les Troyens à grands cris appellent les combats;

Ils s'avancent : ainsi des phalanges de grues,

Sur le vaste Océan brusquement accourues,

Transfuges des climats glacés par les hivers,

De perçantes clameurs épouvantent les mers,

Et, du sommet des cieux par la rage animées,

Portent le deuil, la guerre et la mort aux Pygmées.

Brûlant de se prêter un appui mutuel,

Les Grecs silencieux vers ce combat cruel

Marchent. Comme un brouillard du faîte des montagnes,

Au souffle du Notus, envahit les campagnes,

Plus que la nuit encor propice au malfaiteur,

Couvre ses attentats d'un voile protecteur,

Et des bergers craintifs aveuglant la paupière

Dérobe à leurs regards jusqu'au jet d'une pierre :

Ainsi de toutes parts la poudre des sillons

S'élève sous leurs pieds en épais tourbillons."

   Les traductions en alexandrins mous apparaissent désormais surannées. Elles affadissent le texte jusqu'à l'ennui. Le flou et le vague irritent. Les rares licences métriques de ces vers plats font l'effet de maladresses plus que d'audaces (le verbe Marchent, en rejet, évoque une plaisanterie de potache). Les formules sont éculées (appellent les combats) ou ampoulées (Transfuges des climats glacés ; l'enjambement à la césure, bien loin de produire un effet poétique, casse le rythme en prose plate). Il était grand temps d'inventer de nouvelles poétiques.

   En ce milieu du XIX°, les érudits veulent rendre à Homère sa vérité historique ; parmi eux, en 1843, P. Giguet (49) :

   "Lorsqu'à la voix de leurs chefs, ils se sont rangés en bataille, les Troyens s'avancent et jettent une haute clameur mêlée de cris aigus, comme ceux des oiseaux sauvages. Tel s'élève jusqu'au ciel le cri rauque des grues, qui fuyant les frimas et les grandes pluies de l'hiver, volent sur le rapide Océan pour porter aux Pygmées le carnage et la mort. Habitantes de l'air elles livrent à des humains de cruels combats. Cependant les Grecs, respirant la fureur, marchent en silence, et brûlent en leur âme de se prêter un mutuel appui.

   Tel Notos répand sur le sommet des monts un brouillard redouté des pâtres, et plus favorable aux larcins que la nuit obscure, car la vue ne s'étend pas au delà d'un jet de pierre ; tels les pas des guerriers soulèvent un tourbillon de poussière. Bientôt ils ont franchi la plaine et fondant les uns sur les autres, ils se sont rapprochés."

  Cette traduction hésite entre le style littéraire et la paraphrase explicative. Mais, quand elle opte pour la forme littéraire, elle charrie des expressions usées, mainte fois lues dans les traductions antérieures, sans référent dans le texte d'Homère, phantasmes d'un grimaud : le cri rauque des grues peut faire illusion, mais les obsolètes Habitantes de l'air frisent le ridicule, de même que l'outrance brûlent en leur âme et la personnification inutile Notos. Quand elle opte pour la paraphrase, elle dilue le texte, non sans ruptures de langage : comment imaginer une haute clameur mêlée de cris aigus ? L'expression fondant les uns sur les autres, ils se sont rapprochés ne laisse pas de produire un effet burlesque scabreux.

   Les professeurs reconnus, à leur tour, proposent leur Homère. Ainsi E. Pessoneaux en 1865 (50) :

   "Cependant, lorsqu'ils furent rangés les uns et les autres en bataille avec leurs chefs, les Troyens, pareils à une nuée d'oiseaux, s'avancèrent en tumulte et en poussant des cris ; ainsi retentit dans l'air la voix des grues, lorsque, fuyant l'hiver et ses pluies sans fin, elles volent à grands cris au dessus des eaux de l'Océan, portant à la race des Pygmées le carnage et la mort, et que, dès l'aube matinale, elles les provoquent à un terrible combat ; mais les Grecs, respirant le courage, s'avancèrent en silence, résolus dans leur âme à se prêter un mutuel appui. Comme le Notus répand sur la cime des montagnes un brouillard fatal au berger, mais plus propice au voleur que la nuit, car la vue ne va pas plus loin qu'un jet de pierre : de même un tourbillon de poussière s'élevait sous les pieds des guerriers, qui franchissaient la plaine d'un pas rapide."

   Pessoneaux se souvient de Bareste et de Giguet, de la nuée d'oiseaux, du terrible combat, du mutuel appui. Sa traduction n'apporte rien de neuf. Elle dilue le texte dans la prose molle des universitaires formés à la version latine édulcorante, telle qu'elle s'enseignait dans les classes des lycées et formait le style uniforme, incolore, convenant aussi bien à la thèse française, à l'article de journal, au livre érudit, au discours politique... quand il ne s'enflait pas de rhétorique fausse ! Pourquoi élaborer une longue temporelle dédoublée : lorsque... et que, qui obscurcit le sens et la syntaxe ? Plus que jamais Homère s'étiole parmi ces guerriers rangés en bataille et néanmoins pareils à une nuée d'oiseaux, qui s'avancent en tumulte et en poussant des cris, dans la cacophonie d'une anacoluthe ridicule.

   Leconte de Lisle n'a pas traduit les poètes grecs dans sa jeunesse, mais à l'âge de sa maturité. Quand il publie l'Iliade, en 1867, il a 49 ans (51) :

   "Quand tous, de chaque côté, se furent rangés sous leurs chefs, les Troiens s'avancèrent, pleins de clameurs et de bruit, comme des oiseaux. Ainsi, le cri des grues monte dans l'air, quand fuyant l'hiver et les pluies abondantes, elles volent sur les flots d'Okéanos, portant le massacre et la Kèr de la mort aux Pygmées. Et elles livrent dans l'air un rude combat. Mais les Akhaiens allaient en silence, respirant la force, et, dans leur coeur désirant s'entre aider. Comme le Notos enveloppe les hauteurs de la montagne d'un brouillard odieux au berger et plus propice au voleur que la nuit même, de sorte qu'on ne peut voir au delà d'une pierre qu'on a jetée ; de même une noire poussière montait sous les pieds de ceux qui marchaient, et ils traversaient rapidement la plaine."

   La traduction, en prose, se veut fidèle. On lui a reproché ses calques : Okéanos, Akhaiens, Kèr, qui pourtant conservent l'exotisme du texte homérique. Kèr, en particulier, expliqué ici par le complément épexégétique : de mort ne devrait pas plus se traduire qu'Erinye ou Moire, puisque toutes trois sont des puissances diffuses sinon abstraites. La Kèr est la puissance surnaturelle de mort, distincte de la mort personnifiée : Thanatos.

   Toutefois d'étranges imprécisions subsistent : tous traduit hekastoi ηεκαστοι. Monte dans l'air transforme pelei ouranothi pro πέλει οὐρανόθι πρό "tourne devant le ciel" ; abondantes transpose ατηεσπηατον  "indicible". Dans leur cœur aplatit en thumôi θυμι  "au plus profond d'eux-mêmes", lequel signifie très rigoureusement que les Achéens veulent s'entre secourir de toute la force qui fait circuler le sang dans tout leur corps (52). De même s'entre aider affaiblit alexemen allêloisin  ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν  "se protéger l'un l'autre".

   Parfois, la syntaxe est modifiée sans nécessité impérieuse : Ainsi traduit lâchement êüte per ἠΰτε περ   "comme lorsque". Transformer en consécutive, la phrase juxtaposée (qu'on l'interprète comme coordonnée à la temporelle précédente ou comme principale) révèle l'embarras que provoque une construction assurément problématique. On comprend moins aisément la platitude de ceux qui marchaient pour l'expressif erchomenôn ερξηομενν   "tandis qu'ils marchaient".

   Même s'il n' a pas poussé son audace jusqu'au bout, Leconte de Lisle inaugure l'ère des traductions littérales. Le premier il veut dépayser, rendre le texte dans son étrangeté et ses obscurités. Il recherche l'image propre, non pas telle que lui-même se la figure, mais telle qu'Homère l'a créée. Il veut reproduire la violence du texte original. Il fait oeuvre, comme dans ses propres poésies, de plasticien, d'évocateur tourmenté, de provocateur. Méconnu, déprécié comme poète, il ne pouvait manqué de l'être aussi comme traducteur.

   La même année, en 1867, D. Allemand publie une traduction en décasyllabes (53) :

   "Comme d'oiseaux une immense volée,

Chefs et soldats, sitôt les ordres pris,

Les Phrygiens s'élancent à grands cris,

Et sous leurs pieds la plaine est ébranlée.

Ainsi s'en vont, fuyant le sombre hiver,

Les bataillons des glapissantes grues :

De leurs clameurs elles percent les nues ;

Leur vol hardi franchit la vaste mer

Et va porter l'épouvante au Pygmée,

Fondant sur lui des plus hauts champs de l'air.

Des fils d'Argos la frémissante armée

Marche en silence, et chacun dans son rang

Dompte sa fougue et règle son élan.

 

Ils ont bientôt traversé la campagne.

Des deux côtés leur marche s'accompagne

D'un tourbillon qui les cache au regard,

Comme il arrive au flanc d'une montagne,

Quand le Notus épaissit son brouillard

Plus que la nuit au berger redoutable,

Car il s'égare et son oeil inquiet

A peine à suivre une pierre en son jet. 

Front contre front les deux troupes s'avancent."

   Cette traduction ne se justifie que comme exercice de style rétrograde. 23 décasyllabes malhabiles traduisent les 14 hexamètres. Dès la première phrase, les maladresses syntaxiques rebutent : l'absence d'articles dans Comme d'oiseaux donne d'emblée l'impression d'un pastiche d'archaïsme. L'apposition Chefs et soldats n'alourdit pas seulement la phrase, elle la disloque. Les inversions inutiles, voire disgracieuses, choquent : Des fils d'Argos la frémissante armée évoque une bande d'amoureux plutôt qu'une troupe résolue. Les chevilles prolifèrent (une immense volée... le sombre hiver... Leur vol hardi... la vaste mer... son oeil inquiet). Les clichés touchent au burlesque (la plaine est ébranlée), les inversions aussi : qui peut prendre au sérieux des glapissantes grues ? Monsieur Allemand fait une composition anachronique dans le style troubadour. Il voudrait sans doute faire en vers ce que les Devéria faisaient en peinture. Il lui manque jusqu'au savoir-faire.

   Un an plus tard, en 1868, Jules Barthélémy Saint-Hilaire à qui son opposition bienséante contre l'empire laisse des loisirs, peut-être aussi un peu lassé de se voir confiné dans la traduction d'Aristote, publie une traduction en vers de l'Iliade (54) :

     "Quand les rangs sous leurs chefs en ordre se sont mis,

Les Troyens s'avançaient en poussant de grands cris.

Tel est au vaste ciel le tumulte des grues,

Lorsque fuyant l'hiver et ses humides nues,

Elles passent les mers en poussant des clameurs,

qui présagent de loin le meurtre et les douleurs

Qu'elles iront porter chez les hommes Pygmées.

Mais les Grecs en silence ont rangé leurs armées :

Et chacun se promet d'aider ses compagnons.

     Ainsi quand le Notus répand au haut des monts

Un brouillard qu'à la nuit l'adroit voleur préfère,

Le berger ne peut voir plus loin qu'un jet de pierre.

Telle montait à flots la poudre de leurs pieds ;

L'espace disparaît sous les pas des guerriers."

   Ne s'improvise pas poète qui veut. J. Barthélémy Saint-Hilaire compose de pauvres alexandrins, le plus souvent inexpressifs : seul l'avant-dernier vers : Telle montait à flots la poudre de leurs pieds, aurait pu sonner comme du Hugo ou du Vigny si sous (il est vrai réservé pour le dernier vers) avait remplacé de.

   Barthélémy Saint-Hilaire affectionne les métonymies par abstractions (les rangs se sont mis ; l'espace disparaît). Il fait alterner le prosaïsme et l'emphase (Tel est au vaste ciel le tumulte des grues... en poussant des clameurs). Mais la platitude domine (Et chacun se promet d'aider ses compagnons). Il abuse des chevilles (les humides nues ; présagent de loin ; l'adroit voleur). Il mélange les temps des verbes (se sont mis ; s'avançaient ; iront porter). Il force les inversions (en ordre se sont mis ; qu'à la nuit l'adroit voleur préfère). Il outre les anacoluthes (le berger ne peut voir plus loin qu'un jet de pierre, lequel n'est, comme on sait, guère perspicace. La versification fait de plus passer le comparatif de l'égalité à la supériorité, comme chez Madame Dacier). La lettre du récit peut changer : les Achéens ne s'avancent pas mais en silence ont rangés leurs armées (comme Bazaine rangeait ses troupes à la parade des Tuileries, en attendant Metz ?).

   Si la versification n'est pas incorrecte, le rythme est chaotique ; des cadences disparates se succèdent sans autre raison que la maladresse : 3/3/2 /4 (avec un e muet au 9° pied), au premier vers ; 2/4 (avec un e muet au 5° pied)/3/3 (avec un  e muet au 10° pied). Il est vrai qu'il est difficile de formaliser les mauvais effets de rythme poétique. Le hiatus au haut  n'est pas heureux. Les rimes sont  souvent pauvres (compagnons/monts ).

   Heureusement que J. Barthélémy Saint-Hilaire a rendu d'autres services à la philologie, en entreprenant de traduire Aristote, auquel il aurait mieux fait de se tenir, ne fût-ce que pour le donner plus tôt en entier, l'étayer d'une réflexion philosophique originale.

   V. Q. Thouron n'avait, lui, ou bien pas lu ou bien pas compris la leçon de Leconte de Lisle. Il publie, en 187O, une traduction en alexandrins désuets et pompeux (55):

   "Pour en venir aux mains, lorsque, des deux côtés,

Les Grecs et les Troyens se furent arrêtés,

Les Troyens les premiers de leurs rangs s'élancèrent

Et, poussant de grands cris, vers les Grecs s'avançèrent,

Imitant ces oiseaux qui, dans les froids hivers,

Traversent l'océan et planant dans les airs,

S'abattent à la fin, quand leur troupe affamée

Vient apporter la mort à la race Pygmée.

Les Grecs, de leur côté, ne sont pas moins ardents ;

Mais le silence règne au milieu de leurs rangs.

Le signal est donné ; tout à coup on s'ébranle,

Sous les pas des chevaux le sol ébranlé tremble.

Quand on voit du midi les vents impétueux

Couvrir d'un noir brouillard les sommets orageux,

Le berger s'en afflige, et cette nuit obscure

Est propice aux voleurs que le brouillard rassure.

Ainsi, par la poussière et les noirs tourbillons

L'obscurité s'étend parmi les bataillons.

Les guerriers ayant franchi la plaine,

Sont près de se heurter en se voyant à peine."

   Ces alexandrins de collège inspirent l'attendrissement autant que l'ennui. Ils sont l'œuvre d'un vieil homme  qui se souvient avec nostalgie de ses études M. Thouron a lu ses classiques. Il plagie Houdart de Lamotte, lui emprunte l'image de la traversée qu'il situe dans l'océan, le tremblement de la terre, qu'il attribue plus noblement aux pas des chevaux. Tous deux connaissent leur Virgile (56)!

   En professeur ou en avocat consciencieux, il explique soigneusement l'ordre de bataille : les troupes sont d'abord face à face, puis chaque camp successivement s'ébranle (par une malheureuse contagion, le sol aussi est ébranlé, au vers suivant : la métaphore produit le sens propre!). Il nous explique tout : que les oiseaux sont affamés, que l'obscurité est propice aux voleurs parce qu'elle les rassure. Dédaigneux de la météorologie, il imagine un noir brouillard, lui fait déclencher un orage. Le zèle et la trouvaille d'une hyperbole l'entraînent : les guerriers sont près de se heurter en se voyant à peine. Que cet à peine a des grâces chevillardes !

   Après cette tentative infructueuse, V.Q. Thouron a repris " le pipeau rustique de sa chère Muse provençale". il a de nouveau participé aux rencontres du félibrige.

   M. Daburon, de son côté, avait occupé les loisirs de ses vieux jours à traduire l'Iliade. Il en gratifie le public en 1878 (57) :

   "Les deux armées sont à peine rangées en bataille que les Troyens s'avancent avec un bruit confus et des cris perçants, comme en jettent les grues, lorsque, pour fuir les frimas, elles traversent bruyamment la mer, et livrent en descendant des airs, un combat cruel à la race des Pygmées. Mais les Grecs, animés d'une ardeur martiale, marchaient en silence, disposés à se soutenir les uns les autres.

   Au moment où les deux armées allaient se joindre, Pâris beau comme un dieu..."

   Négligence ou abrègement délibéré à la manière de Houdart de Lamotte, l'ancien magistrat F. Daburon passe la seconde comparaison sous silence. Son style est digne, un peu désuet, comme il convient à un notable. Des traces d'hémistiches trahissent çà et là le regret de n'avoir pu tout traduire en vers (avec un bruit confus ; comme en jettent les grues ; en descendant des airs ; Pâris beau comme un dieu).

   Six ans plus tard, en 1884, le Docteur J.B.F. Froment publie une traduction en alexandrins (58) :

   "Les Troyens sous leurs chefs, quand tous leurs rangs sont pris,

Vont comme des oiseaux, avec clameurs et cris,

Tels que devant le ciel s'entend le cri des grues

Lorsqu'ayant fui l'hiver et les averses drues

Planant sur l'Océan, ces oiseaux vont en bas

Avec grands cris porter dans de fatals combats

Le carnage et la Parque au peuple des Pygmées.

     Respirant la fureur, les Grecs dans leurs armées

S'avancent en silence, ardemment désireux

Dans leurs cœurs de pouvoir se secourir entre eux.

     Comme aux sommets d'un mont Notus verse un air sombre

Qui ne plaît au berger ; plus que la nuit cette ombre

Est propice au voleur, et l'on n'aperçoit pas

Plus loin que porte un jet de pierre, ainsi leurs pas

Soulèvent la poussière en masse qui ressemble

Aux tourbillons d'orage, eux tous marchant ensemble."

   Pour le sens et l'allure, cette traduction en vers est plutôt fidèle : 16 alexandrins traduisent 14 hexamètres, sans trop de pertes sémantiques. Mais le style en est laborieux, gauche. Le souci de poétiser produit des absences d'article déconcertantes : avec clameurs et cris... avec grands cris... Notus ; et, de même, des négations incomplètes : Qui ne plaît au berger. La dernière phrase choit particulièrement dans le prosaïsme embarrassé, sans rythme et sans grâce : ainsi leur pas/ Soulèvent la poussière en masse qui ressemble/ Aux tourbillons d'orage, eux tous marchant ensemble. Les deux enjambements successifs ne se justifient ni stylistiquement ni sémantiquement. L'hémistiche en masse qui ressemble n'a ni forme ni signification ; eux tous marchant ensemble rappelle les traductions embrouillées d'élèves timorés.

   Dans une jolie collection mondaine, en 1895, J.H. Rosny a transformé l'Iliade en roman d'aventure moralisateur (59) :

   "Quand ils furent rangés, chaque peuple sous ses chefs, les Troyens s'avancèrent avec des cris farouches, comme des oiseaux : ainsi le cri des grues dans le ciel, lorsqu'elles fuient l'hiver et la pluie incessante. Elles volent avec des cris sur l'Océan, portant le massacre aux Pygmées, leur livrant de funestes combats.

   Mais les Achéens marchaient en silence, respirant la fureur, désirant ardemment s'aider les uns les autres. Comme le Notus verse sur le sommet d'un mont un brouillard épais, ennemi des bergers, plus favorable que même la nuit au voleur, car la vue ne dépasse pas un jet de pierre : ainsi la poussière, pareille au tourbillon d'un orage, s'élevait sous les pieds des Grecs qui traversaient rapidement la plaine."

   J. H. Rosny condense et simplifie. Il opte pour une réorganisation du texte en deux sections, l'une présentant les Troyens, l'autre les Achéens. Sans doute s'inspire-t-il de plusieurs de ses devanciers que certaines de ses expressions rappellent. Sa prose coule. Il évite les redondances, mais pas toujours les clichés (des cris farouches ; de funestes combats ; ennemi des bergers) ; ni les formulations embarrassées : ainsi le cri des grues introduit une phrase nominale trop longue pour ne pas apparaître forcée ; Plus favorable que même la nuit paraît une afféterie, étonnante de la part d'un double écrivain, déjà confirmé.

   En 1901, dans l'ambiance revancharde du début de ce siècle, L. Dufraine veut exciter les courages (60):

"Et lorsque chaque chef, dans les deux camps rivaux,

Eut rangé ses soldats, comme un grand vol d'oiseaux

Les Troyens, se grisant de leurs clameurs aiguës,

S'élancent en tumulte : ainsi le cri des grues

Retentit tout à coup, quand, fuyant nos hivers,

Elles vont, franchissant montagnes, bois et mers,

Chercher des cieux plus purs, où de rage animées,

Dès l'aube, elles iront combattre les Pygmées.

Mais prêts à s'entr'aider en ce grave moment

Les Achéens marchaient silencieusement.

Quand souffle le Notus, souvent le ciel s'abaisse

Et recouvre les monts d'une nuée épaisse,

Fatale au pâtre, et chère aux voleurs résolus,

Car au delà d'un jet de pierre on ne voit plus.

Or plus épais encor, montait sur leur passage

Un tourbillon poudreux, tel qu'en lève un orage."

   Ces seize alexandrins, pauvres et emphatiques, n'appellent pas un commentaire métrique particulier, différent de ceux que les autres alexandrins prudhommesques ont déjà suscités. Mais L. Dufraine connaît son Parnasse et son Hérédia: les Troyens s'élancent comme un grand vol d'oiseaux ; ils se grisent de leur clameurs ; Les grues vont chercher des cieux plus purs ; le ciel s'abaisse. Et, dans le même temps, Monsieur Dufraine lâche des platitudes triviales (dans les deux camps rivaux ; marchaient silencieusement), ou des enflures rhétoriques (franchissant montagnes, bois et mers ; de rage animées ; en ce grave moment ; fatale au pâtre ; tel qu'en lève un orage).

   Au vingtième siècle, il faut attendre 1932 pour qu'Eugène Lasserre publie une traduction de l'Iliade (61):

   "Quand les combattants se furent rangés, chacun autour de ses chefs, les Troyens s'avancèrent avec des cris et des appels, comme des oiseaux : ainsi crient les grues sous le ciel, quand fuyant l'hiver et les pluies incessantes, en criant elles volent vers le cours de l'Océan, portant aux Pygmées le meurtre et la mort ; dans la brume, elles portent devant elles la discorde mauvaise. Les Achéens eux marchaient en silence, respirant l'ardeur, le coeur impatient de s'aider les uns les autres.

   Quand sur les sommets des montagnes, le Notos verse le brouillard détesté des bergers, mais plus propice au voleur que la nuit, on n'y voit pas plus loin qu'un jet de pierre ; ainsi sous les pieds des guerriers s'élevait un épais nuage de poussière tandis qu'ils allaient ; et, très vite, ils traversaient la plaine."

   E. Lasserre, professeur scrupuleux, hésite entre la glose et la traduction fidèle. Il ajoute des précisions : combattants ; guerriers. Il actualise les termes sentis comme trop exotiques et transpose, comme ses devanciers, athesphaton αθεσπηατον "indicible" en incessantes. Il assouplit les tournures trop rudes : ainsi traduit êute-"comme lorsque" ; sous condense pelei ouranothi pro πελει ουρανοθι προ "tourne dans le ciel, devant". Il n'évite pourtant pas la maladresse : un mauvais esprit pourrait prendre chacun autour de ses chefs à la lettre et supposer que chaque combattant a plusieurs chefs qu'à lui seul il entoure. Les termes doubles sont traduits mécaniquement, sans être identifiés précisément : cris et appels expriment une différence qui n'est pas dans le grec (62) ; le meurtre et la mort font inutilement pléonasme. Les formules sont atténuées : la discorde évoque une allégorie moralisante ; le coeur impatient a des langueurs Grand Siècle. L'expression malheureuse on n'y voit pas plus loin qu'un jet de pierre, rehaussée d'un comparatif nié, purement rhétorique, n' a même plus l'excuse d' exigences métriques.

   La traduction de Paul Mazon, publiée en 1937-38, en regard d'un texte grec, répond aux objectifs que s'était fixés l'association Guillaume Budé : promouvoir la littérature antique, mettre à la disposition des étudiants et d'un public cultivé des textes munis d'apparats simplifiés, de traductions et de notes accessibles à des non spécialistes (63):

   "Les armées une fois rangées, chaque troupe autour de son chef, voici les Troyens qui avancent, avec des cris, des appels pareils à ceux des oiseaux. On croirait entendre le cri qui s'élève dans le ciel, lorsque les grues, fuyant l'hiver et ses averses de déluge, à grands cris prennent leur vol vers le cours de l'Océan. Elles vont porter aux Pygmées le massacre et le trépas, et leur offrir à l'aube un combat sans merci. Les Achéens avancent, eux, en silence, respirant la fureur et brûlant en leur âme de se prêter mutuel appui.

   Sur les cimes d'un mont, le Notos souvent répand un brouillard, odieux aux bergers, au voleur en revanche plus favorable que la nuit, et qui ne permet pas de voir plus loin que le jet d'une pierre. Tout pareil est le flot poudreux qui s'élève, compact, sous les pas des guerriers en marche, cependant qu'à grand hâte ils dévorent la plaine."

   P. Mazon apparaît pris en tenaille entre plusieurs exigences contra-dictoires : aider par la précision le lecteur encore mal averti du texte grec ; traduire élégamment comme on l'apprend en préparant les concours ; traduire précisément comme se doit de le faire tout bon philologue. Par souci d'élégance et de transparence, il modifie la syntaxe : il introduit la première comparaison par une périphrase : on croirait entendre ; par en revanche, il souligne l'opposition bergers-voleurs ; il hypotaxe la dernière phrase sous la forme d'une temporelle : cependant que. Il glose et rationalise : appels interprète enopêi  ἐνοπῇ "cris", plus qu'il ne le traduit. Il explicite la raison de la comparaison : pareils à ceux des oiseaux. Il précise les termes qu'il juge trop vagues : il traduit par un collectif : chaque troupe le pluriel hekastoi ηεκαστοι ; il souligne la valeur ingressive de petontai πετονται  : prennent leur vol ; il euphémise kakên erida propherontai   κακὴν ἔριδα προφέρονται  "apportent une mauvaise querelle " en vont... offrir... un combat sans merci. Il recherche des formulations élégantes : il conserve l'inversion mutuel appui. Comme me le fait remarquer L. Pernée, il cherche à rendre la valeur présentative de Autar αυταρ  par Voici. Il transforme en averses de déluge l'expression grecque incertaine athesphaton ombron αθεσπηατον ομβρον  "pluie indicible". Il ajoute des mots ou des expressions : le flot poudreux analyse le sens de konisalos κονισαλος "nuage de poussière", mais, avec cette métaphore empruntée au fluide, l'adjectif compact détonne. La métaphore dévorent pour diepresson διεπρεσσον "traversaient" (traduction que me propose L. Pernée) outre le texte d'une métaphore absente dans l'original.

   En 1949, paraît une traduction, sans nom d'auteur (64) :

   "Quand tous les différents peuples furent en ordre de bataille, chacun sous leur chef, les Troyens s'avançaient avec un bruit confus et des cris perçants, comme des oiseaux, ou tels que des grues sous la voûte du ciel, lorsque fuyant l'hiver ou les pluies violentes, elles volent avec de grands cris au dessus du cours de l'Océan et portent le meurtre et la Kère aux hommes Pygmées ; enveloppées de brume, elles leur portent une querelle mauvaise. Mais les Achéens avançaient dans un profond silence, respirant une fureur martiale, résolus dans leur cœur à se soutenir les uns les autres. Comme le Notos couvre quelquefois les sommets des montagnes d'un brouillard peu agréable aux bergers et plus utile au voleur que la nuit même, car alors la vue ne peut s'étendre plus loin qu'un jet de pierre, de même la marche des deux armées faisait lever des tourbillons de poussière. Ils eurent bientôt traversé la plaine."

   Cette traduction adapte celle d'Anne Dacier : les peuples y remplacent les nations, l'ordre de bataille développe et précise la bataille, l'imparfait s'avançaient se substitue au passé simple s'avancèrent (de même qu'à la fin faisait est référé à fit), les pluies deviennent violentes plutôt que du septentrion. Les grues ne volent plus vers le rivage mais au dessus du cours... de l'Océan. Elles ne portent plus la terreur et la mort, mais le meurtre et la Kère, les Pygmées s'humanisent en hommes-Pygmées. Renonçant à l'euphémisation du vers 7 : sur lesquels elles fondent du milieu des airs, le remanieur revient à une traduction plus littérale : enveloppées de brume, elles leur portent une querelle mauvaise. Les Achéens respirent une fureur martiale au lieu d'en être remplis. Dans leur cœur, traduisant ejn' oreos, Εὖτ᾽ ὄρεος précise résolus (complété par à plutôt que par de, sans doute jugé obsolète). Le développement superflu : et de combattre sans lâcher pied, a disparu. Le nom propre du vent : Notos, supplante la périphrase explicative : le vent du midi. La relative, elle aussi explicative : qui les empêchaient de se voir, disparaît sans laisser de trace.

   C'est ainsi que Madame Dacier est mise au goût du jour. Elle est corrigée des élégances désuètes qui font, pour partie, son charme. Elle est amputée de ses ajouts, parce que le réviseur a comparé son texte avec l'original, pour revenir à des traductions plus littérales. Il paraît se souvenir parfois de Leconte de Lisle, auquel il emprunte sur le flot, affadi en au dessus du cours, et aussi les transcriptions littérales exotiques de la Kère et du Notos. L'entreprise entière relève de la modernisation par simplifications et littéralismes, plus que de la traduction originale.

   Mario Meunier publie sa traduction en 1956 (65):

   "Lorsque les combattants de l'une et l'autre armée furent avec leurs chefs mis en rang de bataille, les Troyens s'avancèrent jetant cris et clameurs, comme des oiseaux. On aurait dit les cris qui montent à la face du ciel lorsque les grues, fuyant l'hiver et les pluies excessives, volent en clamant vers le cours de l'Océan, portant aux Pygmées le meurtre et le trépas ; elles soulèvent, dans la buée du matin, la funeste discorde.

   Mais les Achéens avançaient en silence, respirant le courage, le coeur ardent à se soutenir les uns les autres. De même que le Notos rabat sur les sommets d'un mont un brouillard qui n'a rien d'agréable aux bergers, mais qui, plus que la nuit, est propice au voleur ; on ne voit pas plus loin que le jet d'une pierre ; de même, sous les pas des guerriers qui se mettaient en branle, s'élevait un tourbillon de poussière, et très rapidement ils franchissaient la plaine."

   Plus que de Paul Mazon, Mario Meunier s'inspire d'Eugène Lasserre qu'il modifie souvent à peine. Il lui emprunte combattants et guerriers ; on ne voit pas plus loin que le jet d'une pierre. Il module avec des cris et des appels en jetant cris et clameurs, comme des oiseaux. Il tombe dans la même contradiction entre glose et traduction, à la nuance près qu'il se pique d'élégance (il a dédié son ouvrage au Prince et à la Princesse Michel de Grèce) : ni le sens ni la fidélité littérale n'imposent l'inversion avec leurs chefs mis en rang. La funeste discorde rappelle le style de Campistron. Le cliché monte à la face du ciel paraît sorti de la Bible de Royaumont. La métaphore rabat, appliquée au brouillard que produit le vent du sud, ne frappe pas par sa pertinence.

   En 1951, les éditions de la Pléiade, projetant de republier la traduction rythmée de l'Odyssée par Victor Bérard (la première édition en est de 1924), ont demandé à R. Flacelière de faire un travail équivalent sur le texte de l'Iliade (66):

   "Tous enfin sont rangés, chacun près de son chef. Lors les Troyens s'ébranlent, ils poussent en marchant des appels et des cris, comme font les oiseaux. Ainsi monte au-devant du ciel le cri des grues, lorsque pour fuir l'hiver et la pluie incessante, elles prennent leur vol vers l'eau de l'Océan, apportant le massacre et la mort aux Pygmées et leur offrant à l'aube, une terrible lutte. Les Argiens pour leur part s'avancent en silence ; ils sont remplis d'ardeur et du désir de se prêter entre eux main-forte.

   Quand le vent du Notos sur les cimes d'un mont déverse le brouillard, que détestent les pâtres, mais que les voleurs, eux, préfèrent à la nuit, on ne voit pas plus loin que le jet d'une pierre : le nuage poudreux que soulèvent leurs pieds est tout aussi compact, tandis qu'à vive allure ils traversent la plaine."

   R. Flacelière s'inspire de son maître P. Mazon, qu'il met en séquences de 12 syllabes, en rythme de 6/6 ou 4/4/4. Dès le premier vers la ressemblance apparaît : les armées une fois rangées, chaque troupe autour de son chef devient après condensation et scansion : Tous enfin sont rangés, chacun près de son chef. La prose rythmée autorise des rythmes inhabituels, 4/6/2 par exemple : et du désir/ de se prêter entre eux/ main-forte. A l'intérieur d'une même phrase, la cadence hésite entre 3/3 et 2/2/2 (avatar boiteux de l'alexandrin romantique en 4/4/4) : Ainsi monte/ au-devant// du ciel/ le cri/ des grues (ici aussi la césure grince). L'invention de V. Bérard a sur l'alexandrin pur l'avantage de pouvoir rendre tout le texte, mais, comme lui, elle entraîne des imprécisions, des élégances confuses : s'ébranlent amplifie inutilement isan ισαν  "allaient" ; incessante actualise athesphaton αθεσπηατον  "indicible" ; rempli d'ardeur, pour menea pneiontes μενεα πνειοντες "respirant l'ardeur", atténue la métaphore, tout comme et du désir de se prêter main-forte dissimule sous une formule convenue la plus ancienne attestation de la solidarité entre voisins de rang, d'où a émergé la cohésion de la phalange hoplitique : en thumôi memaôtes alexemen allêloisin ἐν θυμῷ μεμαῶτες ἀλεξέμεν ἀλλήλοισιν  "l'âme ardente de se protéger l'un l'autre". La seconde comparaison est subjectivisée : les pâtres surannés détestent le brouillard. En antithèse stricte, les voleurs le préfèrent à la nuit, alors qu'Homère, par litote, le dit inamical... meilleur que la nuit.

   Le dernier, Frédéric Mugler a publié, en 1989, une traduction de L'Iliade en vers de 14 syllabes (67):

     "Dès qu'ils se furent tous rangés, chacun près de son chef,

Les Troyens s'avancèrent en criant, tels des oiseaux.

On eût dit de ces cris que poussent vers le ciel les grues,

Lorsque, fuyant l'hiver et ses averses de déluge,

Elles s'envolent en criant jusqu'au fleuve Océan ;

Elles vont porter le massacre et la mort aux Pygmées

Et leur offrir, au point du jour, un combat sans merci.

Les Achéens, eux marchaient en silence, pleins d'ardeur,

Et ne songeant qu'à se prêter un mutuel appui.

     Souvent, sur les hauteurs, le Notos répand un brouillard,

Fui du berger, mais que le voleur préfère à la nuit,

Car l'œil ne porte pas plus loin que le jet d'une pierre :

Tel sous leurs pieds, montait un gros nuage de poussière,

Cependant qu'ils marchaient en grande hâte par la plaine."

   La traduction vise à la fidélité. Elle évite les manipulations édulcorantes, supposées adapter le texte aux temps nouveaux. La leçon de Leconte de Lisle est retenue, même si l'on préfère un style moins rugueux, où l'on fuit les averses de déluge, où l'on offre, au point du jour, un combat sans merci et ne songe qu'à se prêter un mutuel appui, où, comme en hommage à Madame Dacier, l'œil ne porte pas plus loin que le jet d'une pierre, où monte un gros nuage de poussière.

   La métrique, elle, pose problème. Le vers de 14 syllabes n'appartient pas à la tradition poétique française. Trop long pour l'oreille, Il ne se laisse pas reconnaître immédiatement. L'auditeur le décompose en séquences plus courtes aisément audibles (68). F. Mugler opte, malgré qu'il puisse en avoir, pour le retour périodique de l'hexasyllabe, la séquence la plus familière depuis que l'alexandrin prédomine dans la poétique française : le premier vers suit un rythme 8/6. Dans la suite, on entend successivement 7/3/4 ; 6/6/2 ; 2/4/8 ; 4/3/6 ; 5/6/3 ; 4/4/6 ; 4/1/6 (avec un e muet à la coupe)/3 ; 4/4/6 ; 2/4/8 ; 4/5/5 ; 6/2/6 ; 4/7(avec un e muet malheureux à la coupe, à moins que l'on scande, contre le sens, 4/4/6)/3 ; 6/5/3. Aucun retour régulier n'impose son propre rythme, ne suscite l'attente ; on retrouve simplement au hasard des formules une cadence familière. L'absence de rimes ou d'allitérations et d'assonances ne facilite pas non plus la mise en forme.

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   Je n'ai pas voulu juger ces traductions, mais il est difficile de ne pas évaluer des textes inévitablement inégaux. Certaines agacent par leur vanité. D'autres étonnent par leur candeur. Quelques unes possèdent de grandes qualités littéraires. Toutes répondent à des projets cohérents, qu'ils soient ou non explicités, qu'ils correspondent ou non aux proclamations et aux professions de foi. Chacune est marquée par la langue et par l'esthétique de son époque, mais aussi par les projets, les choix, la culture, éventuellement les préjugés de chaque traducteur : si tous revendiquent la fidélité, ils ne donnent pas à ce mot le même sens. Plus qu'entre traductions ad verbum et ad sensum, la distinction se fait entre recompositions ou réécritures et translations. L'exigence de littéralité n'apparaît que tard et partiellement ; elle même est tiraillée entre l'exactitude scolaire de la version (peut-être aurais-je dû prendre aussi, pour étayer ma réflexion, une juxtalinéaire. Mais leur niaiserie rebute) et l'idéal d'exotisme. Au total, l'évolution des temps conduit à l'exigence de plus de littéralité, non sans reculs ou retards aberrants.

   Aucune des traductions ne tient compte de ce qu'Homère est un poète oral (69), que son vocabulaire ne s'organise pas en un lexique formalisé, mais exprime—très rigoureusement— les expériences et les situations, individuelles ou collectives, physiques ou mentales, affectives ou spirituelles, pratiques ou techniques. Dans le style oral, les anacoluthes, les asyndètes, les ellipses abondent, car le flux de la parole, même rythmée, saute du sens au sens, de la formule à la formule, sans expliciter les articulations, logiques ou simplement rhétoriques. Les expressions figées (appelées pudiquement "formules"), les redites, voire les ressassements, les musardises, qui donnent à l'homme de l'écrit le sentiment que parfois"bonus dormitat Homerus", caractérisent la composition orale, formulaire. Tous ces procédés spécifiques passent mal à l'écrit, plus mal encore dans les traductions. Chacun retouche son Homère, le rend plus littéraire, lui impose, plus ou moins, l'uniformité lexicale, une syntaxe de rédaction, un style écrit.

   L'ensemble des traducteurs peut se répartir en quatre catégories :

   1. Les conteurs, plus soucieux de la narration que de l'expression, même si chacun se montre plus fidèle qu'on ne pourrait croire et que parfois l'on prétend. Au premier rang d'entre eux figure Jehan Sanxom, mais chaque siècle lui donne un successeur : Du Souhait, La Valterie, Houdart de Lamotte, Beaumanoir, J. H. Rosny, Mario Meunier.

    2. Les adaptateurs, qui voudraient donner à lire un texte digne du modèle, tout en atténuant les exotismes. Madame Dacier en est l'exemple le plus pertinent, mais Cordier de Launay, Dobremès, Dugas Montbel, Bareste font comme elle.

   3. Les recomposeurs qui prennent, avec plus ou moins de bonheur, le texte d'Homère pour prétexte d'un exercice de style ou d'un nouveau texte original : ainsi fait Hugues Salel, ; mais aussi Salomon Certon, Rochefort, Lebrun, Aignan, Bignan, Flacelière.

   4. les Scrupuleux, au premier rang desquels Leconte de Lisle, mais dont font partie aussi les professeurs : Giguet, Pessoneaux, Lasserre, Mazon et Mugler. Le pastiche malheureux de Marivaux se range évidemment à part. Que l'on ne voie dans ce classement aucun jugement de valeur. Chaque catégorie produit ses réussites et ses échecs : j'ai découvert que Samxon, pourtant décrié à l'envi d'une étude à l'autre, peut être un conteur disert. La poésie de Certon a des grâces baroques, la prose lisse de Madame Dacier se lit agréablement, comme un texte classique délicieusement vieilli. Le prosaïsme discret de Dugas-Montbel donne d'Homère une image naïve plutôt fidèle. La traduction de Leconte de Lisle, n'en déplaise à ses détracteurs, donne en français jusqu'à présent l'idée la plus juste de la poésie d'Homère. Mugler tente courageusement de produire un Homère lisible en 1990. D'autres que moi peuvent avoir d'autres préférences... Du lot entier, les mieux réussies des traductions survivent comme les témoins heureux de poétiques anciennes, d'une histoire littéraire et culturelle, mais aussi comme des textes séduisants par eux-mêmes.

 

D. Pralon


 

[1] Le même contraste entre la discipline des Achéens, comparés à une houle pressée, et la confusion des Troyens, comparés à des brebis bêlant en tous sens, se répète en Iliade IV 422-445. Pour illustrer la tempérance, Platon combine les deux passages en République III 389e.

[2] Entre l'édition princeps (Florence 1488, préparée par Demetrios Chalcondyle et Demetrios de Milan, aux frais des frères Nerli et de leur ami P. Acciaioli), l'édition d'Henri Estienne (Paris 1566, dans les Poetae Graeci Principes Heroici Carminis, fondée sur celle d'A. Turnèbe, Paris 1554, JOmhvrou jILiav", Homeri Ilias, id est de rebus ad Troiam gestis...) dont les éditions ultérieures reproduisent le texte, jusqu'à celle de F.A. Wolf, en 1794), l'édition de Bâle (Homeri Opera Graecolatina..., Basilae apud Haeredes Nicolai Brylingeri), les éditons romantiques ( dont, en France, l'édition Didot, Paris 1838) et la dernière édition, de Thomas W. Allen (Homeri Ilias, 3 volumes, Oxford 1931), le texte du passage n'a pas varié. Tous les traducteurs traduisent donc, pour ce passage, le même texte .

[3] Euripide, reformule la comparaison des voleurs dans l'Iphigénie en Tauride, vers 1026 :  Car la nuit appartient aux voleurs ; la lumière, à la vérité".

[4] Ces scholies exégétiques, attribuées erronément à Didyme,ont été publiées pour la première fois par Jean Lascaris à Rome en 1517. Elles ornent les éditions ultérieures jusqu'à la découverte du Venetus A, à la fin du XVIII° siècle. Elles figurent encore dans l'édition d'E. Bekker, Scholia in Homeri Iliadem, Berlin 1825 (voir p.95b29ss). H. Erbse (Scholia in Homeri Iliadem, Leyde 1971-1988) n'en retient que ce qu'il juge tiré des Scholia Vetera, et par conséquent ne cite pas le texte auquel je renvoie ici.

[5] Aristote développe et rationalise l'allusion d'Homère : en Histoire des Animaux  III, 12, 596b30-597a9, il fait des grues les oiseaux migrateurs les plus aventureux puisqu'il les envoie jusqu'aux sources du Nil, et fait des Pygmées un peuple de troglodytes minuscules "gros comme le poing", éleveurs de chevaux tout aussi minuscules, une forme antique de Lilliputiens. Dans son Histoire Naturelle X 30, 1, Pline l'Ancien rappelle la longueur de la migration. En VII 2, 19, il situe les Pygmées dans les montagnes à l'extrémité de l'Inde, sans se préoccuper d'harmoniser son fichier puisqu'en IV 18,6, citant une ville de Scythie appelée Gerenia, il y situe, dans les temps anciens, des Pygmées(que les indigènes auraient aussi appelés Cattuzes), mis en fuite par les grues : l'homonymie grecque "Gerania-geranos" seule justifie l'évocation du conte. Strabon, Géographie I, II 60, critique la naïveté d'Homère. En II, I 9, il reproche aux anciens historiens de l'Inde, et surtout à Deinarque et Mégasthène d'y avoir inventé des Pygmées. En XV, I57, il rationalise et imagine que les Pygmées ont été inventés sur le modèle d'éthiopiens rabougris. Tout au long du Moyen-Age, le combat des grues et des Pygmées sert de thème iconographique. Il figure, par exemple, sur un chapiteau de la cathédrale d'Autun.

[6] Virgile Enéide X 265ss reprend en variation la comparaison homérique: les Troyens assiégés, qui font vibrer leurs flèches et crient de joie quand ils aperçoivent Enée, revenant avec Tarchon dans le dos des Rutules, produisent, un vacarme qui rappelle le vol et les cris des grues.

[7] Léonard Muellner, "The Simile of the Cranes and the Pygmies. A Study of Homeric Metaphor", Harvard Studies in Classical Philology 93, 1990, p. 59-101 a étudié la signification de la comparaison des grues et des Pygmées. il en a déduit une poétique de la métaphore homérique.

[8] E. Egger, " Revue des Traductions Françaises d'Homère", Nouvelle Revue encyclopédique, août & septembre 1846, repris dans Mémoires de Littérature Ancienne, Paris 1862, p. 164-217, a présenté et jugé, en son temps, les traductions d'Homère qu'il avait pu connaître. Philarète Chasles, "Des Traducteurs d'Homère et de l'Impuissance des Traductions", Etudes sur l'Antiquité, Paris 1847, p.224-241, compare des traductions anglaises (Pope, Cowper), italienne (Monti),allemande (Voss), française (Bignan). P. Mazon, Madame Dacier et les Traducteurs d'Homère en France, Oxford 1936 survole l'ensemble des traductions pour établir qu'il faut traduire Homère comme un conteur. N. Hepp, Homère en France au XVII° siècle, Paris 1968, analyse plusieurs traductions classiques d'Homère. Elle fait de même dans son article : "Homère en France au XVI° siècle", Atti dell'Academia delle Scienze di Torino XCVI 1961-1962, p.1-120. Georg Finsler, Homer in der Neuzeit, Von Dante bis Goethe, Leipzig 1912, a synthétisé la destinée d'Homère en Europe, au cours de la renaissance et de l'âge classique. Dépassant le simple problème des traductions, il associe la France aux Pays-Bas des pages 117 à 264, de Lemaire de Belges à A. Chenier. P. Judet de la Combe "Champ Universitaire et Etudes Homériques en France au 19° siècle", Philologie und Hermeneutik im 19 Jahrhundert II, Göttingen 1983, analyse les enjeux universitaires de la "question homérique" au XIX° siècle. Pendant que je rédigeais cette étude, Ph. Brunet a publié : "Sur quelques Traductions récentes de la Poésie grecque", REG 495-496, 1991; dans les pages 236-242, il présente plusieurs traductions d'Homère dont il analyse la poétique. 

[9] Les deux exemplaires de la Bibliothèque Nationale portent la date de 1530. Guyon de Goulogne est le Sicilien Guido de Columna, auteur au XII° siècle d'un abrégé en latin du Roman de Troie, intitulé Historia Destructionis Trojae. Il est encore invoqué par Du Souhait ; voir N. Hepp, Homère En France au XVII° siècle, Paris 1968, p. 179 n. 34. Dictys de Crète, faussaire pseudonyme de l'époque augustéenne, raconte le premier affrontement de la dixième année dans son Historia Belli Trojani II 38 : Dein  aliquot in otio tritis, productio utriusque exercitus praeparatur : divisoque inter se campo, qui medius inter Trojam et naves interjacet, ubi tempus bellandi videbatur, magna cura universus miles instructus armis, utrinque procedere. Dein signo dato, densatis frontibus, conflixere acies, composite Graecis ac singulis per distributionem imperia ducum exsequentibus ; contra, sine modo atque ordine Barbaris ruentibus. "Ensuite après quelques jours passés au repos, la sortie des deux armées se prépare: elles se répartissent entre elles la plaine qui s'étend entre Troie et les navires ; dès que le moment du combat paraît venu, tous les soldats, fort soigneusement armés s'avancent de part et d'autre. Puis, au signal donné, en fronts compacts, les armées se heurtent ; les Grecs exécutent en bon ordre, chacun à la place qui lui a été assignée, les ordres de leurs chefs; au contraire, les Barbares s'élancent, sans mesure et sans ordre." Lui aussi adapte et conjugue Iliade III et IV : il ne conserve que le contraste entre la discipline des Achéens et le désordre des barbares.

[10] D'après C. Brunet Manuel du Libraire, 5° édition, Paris 1860, III p. 289, Jean Samxon traduit le latin de Laurent Valla, lequel n'avait traduit, en prose, que les seize premiers chants de L'Iliade, laissant après sa mort son élève Francesco Aretino achever le travail ( voir R. Pfeiffer, History of Classical Scholarship II, 0xford 1976, p. 38 et n. 3) : Postquam igitur omnes copiae sub suo quaeque Imperatore digestae sunt atque in acies instructae, aduentantibus iam Graecis obuiam tendunt, clamore ac clangore sublato, non secus ac grues solent, dum fidus Hybernum fugientes matutino tempore ingenti clangore catervatim caelo feruntur, ad oceanumque se conferunt, Illaturae dirum Pigmeis, ac mortiferum bellum, Graeci uero clamore non reddito, sed tacita apud seipsos ira frementes, uenire maturabant, id pressantes animo, quomodo et hostem uincerent et se suosque tutarentur. Ad quorum properantem aduentum ac penê cursum, tantus puluis, praesertim uento adiuuante, excitatus est, ut ad similitudinem inuisae pastoribus, amicae nocturnis furibus nebulae, quam Auster iugis montium infudit, uisum adimeret, nec extra iactum lapidis prospicere sineret (texte pris à la Bibliothèque Universitaire d'Aix, sur l'édition de 1528, apud Grapheum ). Chacun des traducteurs a dû s'inspirer des traductions latines qu'il avait à sa disposition : on peut supposer que H. Salel a sous les yeux la traduction de Laurent Valla ; que les traducteurs classiques connaissent la traduction de l'édition stéphanienne (Paris 1566, Bâle 1567) :

At postquam instructi sunt simul cum ductoribus singuli,

Troiani quidem sonituque clamoreque ibant aues sicut

Velutque clangor gruum est in aere,

Quaeque postquam hyemem fugerunt et immensum imbrem,

Clangore hic uolant ad oceani fluxus,

Viris Pygmaeis caedem et mortem ferentes :

Aeriaeque hic malam contentionem adferunt :

Hi uero ibant silentio furorem spirantes Achiui,

In animo prompti auxiliari ad inuicem.

Quando montis summitatibus Notus offudit nebulam,

Pastoribus nequaquam gratam, furi ante nocte meliorem,

Tantum aliquis uidet quantum lapidem emittit,

Sic horum sub pedibus puluis motus est turbidus

Adventantium : ualde enim celeriter pertransierunt campum.

On a dû lire aussi celle de Jean de Sponde (Bâle 1583), laquelle ne modifie que peu la précédente :

At postquam instructi fuerunt unà cum ducibus singuli,

Troiani quidem cum sonitu clamoreque incedebant sicut aues :

Tanquam clangor gruum est in aere,

Quae postquam hyemem fugerunt et immensum imbrem,

Cum clangore hae uolant ad Oceani fluenta,

Uiris Pygmaeis Caedem et mortem ferentes :

Aeriaeque hae malam contentionem adferunt.

Illi vero ibant cum silentio robur spirantes Achiui :

In animo parati opem ferre sibi inuicem.

Quemadmodum montis cacuminibus Notus defudit nebulam

Pastoribus nequaquam gratam ; furi autem nocte meliorem

Tantumque aliquis prospicit quantum lapidem iacit :

Sic horum sub pedibus puluis excitabatur turbidus

Euntium : ualde enim celeriter pertransibant campum.

Les traducteurs du XIX° siècle ont dû utiliser en France directement ou indirectement le texte de F. Wolf (Homeri et Homeridarum Opera et Reliquiae, Halle 1794 ; J. Barthélémy Saint-Hilaire, en 1868, précise qu'il en a utilisé la réédition de 1825), reproduit par G. Dindorf (Homeri Carmina, ed. G. Dindorf et Fr. Franck, Leipzig 1826-28) et par l'édition Didot (sans nom d'éditeur, Paris 1838). De cette dernière, Ils lisent la traduction latine, revue et corrigée de la Stéphanienne. Les traductions latines d'Homère mériteraient elles-mêmes de faire l'objet d'une étude systématique.

[11] N. Hepp "Homère en France au XVI° siècle" AAST 96 II, 1961, p. 440, condamne sans appel Samxon : "Cette traduction ne vaut cependant pas la peine qu'on s'y attarde, son style incroyablement mauvais l'a condamnée d'emblée, c'est une lourde paraphrase tout à fait indifférente à la vie et au mouvement du texte..." L'archaïsme du style peut susciter le rejet autant que l'indulgence. La patine du temps peut certes estomper les défauts, même graves. Il faut se défier toutefois des appréciations péremptoires : Jehan Samxon appartient encore à la tradition du Moyen-Age. Il ne traduit pas, il n'adapte pas vraiment non plus. Il raconte en empruntant à Homère, à Dictys, à Darès, à toute la tradition narrative antérieure. Il musarde, s'appesantit, explique, passe et revient. Telle est son esthétique, sa façon désuète d'aimer l'histoire qu'il raconte.

[12] Dans Les Belles Infidèles, Paris 1955, plus encore que dans ses autres ouvrages théoriques sur la traduction (Les Problèmes Théoriques de la Traduction, Paris 1963 ; Linguistique et Traduction, Bruxelles 1976), G. Mounin a présenté et examiné ces trois arguments qu'il qualifie de "polémique, historique, théorique".

[13] Ici aurait dû s'insérer la traduction de Mousset (1530), que mentionne d'Aubigné (Petites Œuvres Meslee, 1630), si elle ne s'était pas perdue. Voir Ph. Brunet, REG, 1991, 495-496, p. 239 & n. 17, avec renvoi à P. Chavy, Traducteurs d'autrefois, Paris-Genève 1988.

[14] L'histoire complexe de la publication de cette traduction est retracée par C. Brunet, Manuel du Libraire,5° édition, Paris 1860 III p. 290 : les chants 1 & 2 sont publiés à Lyon, en 1542, chez de Tours. Les chants 1 à 10, à Paris,en 1545, Chez Vinc. Sertenas. En 1555, O. de Magny publie une édition posthume comportant les chants 1 à 12. En 1570, sont publiés les chants 1 à 12 avec le début du chant 13, et augmentés des chants 1 & 2 de l'Odyssée, traduits par Jacques Pelletier du Mans , déjà imprimés séparément en 1547, chez Vascosan. En 1574, Amadys Jamin republie la traduction d'Hugues Salel augmentée de sa propre traduction en alexandrins des chants 12 à 16, puis en 1577 de l'ensemble de l'Iliade. Le tout est republié en 1580, avec les trois premiers chants de l'Odyssée. J'utilise la réédition de 1584: Les XXIIII Livres de l'Iliade d'Homère Prince des Poètes, à Paris, chez Abel Langelier. Hugues Salel (1504-1553) appartenait au cercle de Marguerite de Navarre. Il était lié d'amitié avec la plupart des poètes ses contemporains et notamment Ronsard. H. Chamard, Histoire de la Pléiade, Paris 1939, I p. 143-145, se demande sans trancher si Salel savait le grec ! Il aurait pu traduire la traduction latine, assez littérale de L. Valla. I. Silver, Ronsard and the Hellenic Renaissance, I Ronsard and the Greek Epic, St Louis USA, 1961 ; 2ème édition, Genève, 1987, p. 25-26, utilise comme exemple les quatre premiers vers du chant III pour montrer que Salel fonde sa traduction française à la fois sur le texte grec d'Homère et sur la traduction latine de L. Valla. H.Salel n'en appréciait pas moins l'originalité d'Homère :

"{Qu'} on n'a sceu voir depuis pareil esprit

Representer les mysteres du monde

Le mieux au vif. Car la chose profonde

Il la traictoit haultement et la basse

Tresproprement, et non sans grande grace".

Un peu plus loin il propose une poétique de la traduction :

"Tu pourras voir en bref l'autre avancée

De l'Iliade, et puis de l'Odyssee :

Non vers pour vers : car Personne vivante

Tantelles soit docte et bien escrivante,

Ne scaurait faire entrer les Epithètes

Du tout en rithme. Il suffit des poetes

La volonté estre bien entendue

Et la sentence, avec grace rendue."

"Epitre de Dame Poesie au tres chrestien Roy François, premier de ce nom "(placée en tête de la traduction de l'Iliade). Puisque l'on ne saurait à la fois sauvegarder l'intégralité du sens et suivre un rythme, on se contente de comprendre l'intention et de l'exprimer gracieusement.

[15] Ezra Pound, "Translators of Greek : Early Translators of Homer", Instigations 192O, repris dans Literary Essays of Ezra Pound, Londres-Boston 1954, p. 249-275, fait l'éloge de la traduction de Salel : "Salel is a most delightful approach to the Iliads ; he is still absorbed in the subject matter... Note how exact he is in the rendering of the old men's mental attitude... I mean simply that Homer is a little rustre... he has not the dovetailing of Ovid. He has onomatopoeia, as of poetry sung out ; he has authenticity of conversation... Of all the French and English versions I think Salel alone gives any hint of some of these characteristics. Too obviously he is not onomatopoeic, no. But he is charming, and readable, and 'Briseis Fleur des Demoiselles' has her reality."

[16] Platon Banquet 178a-180b, et surtout 178e-179b.

[17] Les Oeuvres d'Homère, Prince des Poètes... Le tout de la version de Salomon Certon, Conseiller, Notaire et Secretaire du Roy, Maison et Couronne de France, et Secretaire de la Chambre de sa Majesté, Paris 1615. Voir N. Hepp, Homère en France au XVII° siècle, Paris 1968, p. 151-176. Salomon Certon (1552-date de mort inconnue) est un huguenot, réfugié à Genève après la Saint Barthélémy, puis rallié à Henri IV. Sans être lui même un savant, il était lié avec de Thou et Casaubon.

[18] D'après les bibliographies, la première édition date de 1614. J'utilise l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale : L'Iliade d'Homère, prince des poetes grecs, avec la suite d'icelle. Ensemble le Ravissement d'Helene, suject de l'histoire de Troie, le tout de la traduction et invention du sieur du Souhait, à Paris chez Nicolas Buon, 1617, que je contr.ôle dans la "dernière édition", 1634, chez Nicolas Gasse, que je me suis procurée ultérieurement. Voir N. Hepp, Homère en France au XVII° siècle, Paris 1968, p.177-204. Du Souhait n'est guère connu. N. Hepp le suppose attaché à la famille de Lorraine (la traduction est dédiée à Louis de Guise). Il avait publié auparavant des essais sur l'art de vivre, dont Le Parfait Gentilhomme, en 1600. Dans sa préface, il justifie ses choix de traduction :" Vous ne trouverez point en ma traduction Françoise les pointes relevées de sa poésie, tant pour ce que les Grecs ont plus d'emphase que les François, que pour avoir l'esprit aussi esloigné des merveilles du sien, comme il y a de distance de son aage au nostre. Je m'estonne seulement qu'il y aye des esprits si revesches & si barbares que de vouloir censurer un tel personnage…  Je laisse à ces Critiques dequoy mordre sur ma traduction, laquelle ne pourra estre à leur goust, puisque l'Austheur mesme en reçoit des attaques & atteints…. Les plus judicieux verront que j'ay suivy l'intention du poète où j'ay esté contraint de borner mes périodes à sa mode, sans me vouloir amuser à paraphraser que le moins que j'ay pu. Je ne me suis du tout obligé à mettre les epithetes, parce qu'elles n'ont pas la grace en François, qu'elles ont en grec(a III)."

[19] René Bray, La formation de la doctrine classique en France, Paris, 1945, p. 178, résume les jugements au début du dix-septième siècle : "Sans doute on professe une grande admiration pour Homère. On l'appelle le prince des poètes, le dieu de la poésie (Du Souhait, L'Iliade d'Homère, 1620). Mais on lui fait, en même temps des critiques singulièrement vives. Charles Sorel lui reproche les mœurs déshonnêtes de ses dieux, la vulgarité de ses descriptions, l'invraisemblance de ses récits (Berger extravagant, 3ème partie, p. 4, 9, 12). Chapelain fait chorus De la lecture des vieux romans, écrit en 1647, publié en 1870). Costar n'est guère plus enthousiaste (Apologie à M. Ménage, 1657, p. 310). Desmarest ne connaît pas de plus ennuyeux narrateur (Défense du poème héroïque, avec quelques remarques sur les œuvres satiriques, Paris, 1674, p. 97 ; Saint-Evremont est plus juste, mais il ne peut accepter ses dieux (Du merveilleux dans les poèmes des anciens, Œuvres, Londres 1711, III, p. 306), Maucroix non plus, (Œuvres diverses, II, p. 234, éd. L. Paris, Reims, 1874. Et Homère ne trouve pas dans toute cette génération un apologiste pour réfuter ces critiques. Boileau lui-même, qui pourtant lui avait voué un culte fervent, reste dans les généralités (Art poétique, III, v. 275-308).

[20] Les bibliographies datent cette traduction de 1681. L'édition que j'ai consultée dans la bibliothèque de M. R. Julia a paru à Paris chez Claude Barbin en date de 1682 : L'Iliade d'Homère, Nouvelle Traduction, sans nom d'auteur. Une mention manuscrite à l'encre y précise: " par La Valletrye". Voir N. Hepp, Homère en France au XVII° siècle, Paris 1968, p. 435-465. Le traducteur professe l'approche naïve et le décrassage: "J'ay bien moins consulté ceux qui l'ont traduit avant moy, et ses commentateurs, que luy-même... Pour prévenir néanmoins le dégoût que la délicatesse du temps auroit peut-êstre donné de ma traduction, j'ay rapproché les moeurs des Anciens, autant qu'il m'a été permis. Je n'ai osé faire paraître Achille, Patrocle, Ulysse et Ajax dans la cuisine, et dire toutes les choses que le Poëte ne fait point difficulté de représenter. Je me suis servi de termes généraux dont nostre langue s'accommode mieux que de tout ce détail, particulièrement à l'égard de certaines choses qui nous paroissent aujourd'huy trop basses, et qui donneroient une idée contraire à celle de l'auteur, qui ne les considéroit point comme contraires à la raison et à la nature." Au nom de la fidélité à l'idéal, il est permis de trahir la lettre.

[21] J'utilise la réédition de 1779, à Genève, chez Duvillard Fils et Nouffer. Sur le détail de la querelle, voir N. Hepp, Homère en France au XVII°siècle, Paris 1968, p. 629-755.

[22] Cité par P. Larousse, article Dacier, Grand Dictionnaire du XIX° siècle.

[23] Article Epopée, des Questions sur l'Encyclopédie, cinquième partie (1771). Les récits biographiques rappellent à l'envi qu'Anne Lefèvre n'a appris les langues anciennes que par rencontre, en écoutant son père, Tanneguy Lefèvre, les enseigner à son jeune frère dans la salle commune, pendant qu'elle-même ravaudait le linge familial, comme il seyait à une jeune fille de mérite.

[24] Iliade, Poëme avec un discours sur Homère, par Monsieur de La Motte, de l'Académie Françoise, à Paris, chez Grégoire Dupuis 1714. Houdart justifie son entreprise de traduction abrégée p. CXXXVIII-CLXXII : “ J'ai mis en vers L'Iliade toute imparfaite que je l'ai jugée...J'ai suivi de l'Iliade, ce qui m'a paru devoir en être conservé, & j'ai pris la liberté de changer ce que j'ai cru désagréable. Je suis traducteur en beaucoup d'endroits, & original en beaucoup d'autres... Il y a trois choses dans Homère, comme dans tout autre Auteur : l'ordre, le sens et l'expression. Pour le traduire, il faut suivre son ordre, rendre son sens, et trouver, s'il se peut, des expressions équivalentes aux siennes" (p. CXXXVIII-CXXXIX). Analyser ainsi les constituants supposés d'un texte entraîne le traducteur à choisir un élément contre l'autre. Houdart, au demeurant, se garde bien d'avouer qu'il ne sait pas le grec et qu'il se borne à remanier la traduction de Madame Dacier, le seul traducteur qu'il cite expressément dans son discours. Un demi aveu perce sous la formule : " presque à l'exception de Scaliger, tous ceux qui pouvaient le lire dans sa langue s'accordaient à le traiter de divin". (p. CXXXVI). Madame Dacier ne songe même pas apparemment à lui reprocher cette vétille, tant on s'était habitué à traduire les ouvrages exotiques à partir de traductions publiées dans des langues moins exotiques. Il peut doncgloser à loisir : quand il dit "en tant que traducteur je me suis attaché principalement à trois choses ; à la précision, à la clarté & à l'agrément"(p. CLII), il faut entendre par "précision" la concision : "Pour la précision j'ai tâché de n'employer aucune épithète, qui n'exprimât quelque circonstance utile et du sujet" (p. CLII). Le souci de clarté peut conduire à réécrire des passages entiers. quant au critère d'agrément il ne peut relever que du plaisir fugace ! Un tel traducteur peut conclure : "Je me regarde comme simple traducteur partout où je n'ai fait que de légers changement. J'ai poussé souvent la hardiesse plus loin ; j'ai retranché des livres entiers, j'ai changé la disposition des choses, j'ai osé  même inventer" (p. CLIV). Il supprime en effet les chants X à XIII, modifie le bouclier d'Achille (il y fait figurer les noces de Thétis, le jugement de Pâris, l'enlévement d'Hélène) et arrange à son gré la mort d'Hector.

[25] Il est vrai qu'il abrège de plus en plus à partir du 6° chant. Voir N. Hepp, Homère en France au XVII° siècle, Paris 1968, p. 668.

[26] Madame Dacier, Des Causes de la Corruption du Goût, àParis, aux Dépens de Rigaud, 1714, p. 455 analyse férocement la "traduction" du passage :

D'une aisle audacieuse et voisine des nües,

Fendent l'air, à grand bruit, les bataillons des Grües,

Homère dit : Les Troyens s'avancerent avec un bruit confus & des cris perçants comme des oiseaux, et tels que les Gruës sous la voute du Ciel, lorsque fuyant l'hyver & les pluies du Septentrion, elles volent avec de grands cris vers lerivage de l'Occean, et portent la terreur et la mort aux Pygmées sur lesquels elles fondent du milieu des airs. M de la M.ose-t-il se flatter de nous avoir rendu cette comparaison, & ne sent-il pascombien il la rend sauvage et étrange en la dépouillant des circonstances qui en fondent en quelque sorte la verité, & qui nous familiarisent avec elle !

Avec plus de silence approche l'autre camp.

M. de la M. n'a pas compris l'opposition qu'Homère fait icy. Les Troyens s'avancent avec un bruit confus & des cris perçants, & les Grecs marchent, non avec plus de sillence, car cela ne dit rien, mais dans un profond silence. Ce qui est tres different, & c'est ce qu'il fallait dire.

Et ce brouillard epais devant les Grecs marchant

Semble multiplier le nombre en le cachant.

Comment M. de la M. conçoit-il qu'un brouillard qui cache des troupes semblles multiplier quand il empêche de les voir. on est malheureux d'avoir tant d'esprit. je ne dis rien de cette prose qui n'a du vers que la rime.

[27] L'Homère Travesti ou L'Iliade en vers Burlesque, à Paris, Chez P. Prault, 1716 ( sans nom d'auteur). J'utilise le texte de la collection de la pléiade : Marivaux, Oeuvres de Jeunesse, Paris 1972, p. 955 ss. Malheureusement, F. Deloffre et  C. Rigault n'ont pu publier que 6 chants sur 12. Ils s'en justifient p.1326. Ils reproduisent aussi les jugements légitimement sévères des contemporains; mais défendent le texte comme "la satire la plus féroce qu'on ait faite de la guerre au XVIII° siècle, Candide non excepté" (p. XI). Défions-nous de nos superlatifs !

[28] M. Bitaubé, L'Iliade d'Homère, Traduction nouvelle, à Paris chez Prault, 1764. Paul Jérémie Bitaubé se situe exemplairement à la jonction entre l'esprit des Lumières et les préromantiques : Il naît à Koenigsberg en 1732 et vit à Berlin ses trente premières années : outre sa traduction d'Homère, il compose des essais (De l'Influence des Belles Lettres sur la Philosophie, 1767), un poème (Joseph, 1767) dans le style de La Mort d'Abel  (1758) de Salomon Gessner. Il traduit en français l'Hermann et Dorothée de Goethe (1799). Dans ses " Réflexions sur Homère", publiées en préface de son édition de 1764, il se justifie : "Je soutiens qu'en traduisant Homère on pourra faire bien des retranchements sans être accusé d'infidélité (p. 88)...  J'avais beaucoup trop retranché dans ma traduction libre de l'Iliade (p.100)... On peut traduire un auteur dans deux vues bien différentes, l'une pour le faire connaître exactement tel qu'il est, et alors on doit lui être fidele ; l'autre vue, c'est de mettre principalement ses beautés au jour (p. 105)". Ainsi se résolvent en dilemme entre fidélité et esthétique les contradictions d'un polygraphe, à la fois traducteur et écrivain. La traduction de Bitaubé a joui d'assez de succès pour être rééditée au XIX° siècle. Je regrette de n'avoir pu trouver nulle part la Traduction Libre de 1762.

[29] La réédition de 1780, encore publiée en 1828, à Paris, chez Lecointe, apporte des enjolivements et des modifications : A peine les deux armées, leurs chefs à leur tête, sont rangées en ordre de bataille, les Troyens, tels que des nuées d'oiseaux, s'avancent avec des cris perçans : ainsi s'élève jusqu'au ciel la voix éclatante du peuple aîlé des grues, lorsque fuyant les frimas et les torrens célestes, elles  traversent à grands cris l'impétueuse mer, et, portant la destruction et la mort à la race des Pygmées, livrent en descendant des airs, un combat terrible. Mais les Grecs ne respirant que fureur et brûlant dans leur sein de se prêter un appui mutuel, approchent en silence. Comme l'autan humide répand sur le sommet des montagnes un brouillard épais que redoute le berger et que le voleur préfère aux ombres de la nuit, brouillard si ténébreux que l'œil suit à peine la pierre lancée : ainsi s'élevait un tourbillon de poussière sous les pieds des troupes qui franchissaient la plaine d'un pas rapide. Bitaubé ajoute la comparaison tels que des nuées d'oiseaux, ramène la seconde phrase à une plus grande conformité avec l'original, sans grande réussite : la transposition retentissent les cieux cède place à la traduction plus fidèle s'élève jusqu'au ciel, mais le peuple aîlé ne vaut guère mieux que les bataillons tout aussi aîlés des grues; Les torrens célestes, plutôt bibliques, introduisent dans la description une métaphore incongrue. Remplacer l'impétueux Océan par l'impétueuse mer  ne change rien ni au sens ni à l'expression. Bitaubé tantôt hyperbolise, tantôt trivialise, sans pertinence. Il valait mieux assurément supprimer les premiers jours du printemps, qui ne venaient pas d'Homère lui-même. En descendant des airs ne produit pas une formule heureuse ; brûlant en leur sein de se prêter un appui mutuel  non plus (mieux aurait encore valu conserver résolus) La seconde comparaison, en revanche, est introduite ex abrupto de façon plus fidèle. Mais l'anaphore de brouillard  alourdit la phrase. Somme toute, Bitaubé retravaille inlassablement sa traduction, se veut de plus en plus fidèle, mais ne parvient pas à s'affranchir de la rhétorique classique, adaptatrice.

[30] J'ai utilisé l'édition de 1772 : L'Iliade d'Homere, traduite en vers, avec des Remarques et un Discours sur Homere : nouvelle édition, à Paris chez Saillant et Nyon.

[31] Cette traduction erronée de aellês, souvent proposée, repose sur un rapprochement d'étymologie populaire avec eiluô. Elle trône encore dans le dictionnaire de A. Bailly. Voir P. Chantraine, Dictionnaire Etymologique de la Langue Grecque, Paris 1968-1980, sv Alês. et E. Risch, article aellês du Lexicon des frühgriechischen Epos, Göttingen 1955-.

[32] Cité par P. Larousse, article Rochefort, Grand Dictionnaire du XIX°siècle.

[33] L'Iliade, Traduction nouvelle, sans nom d'auteur, à Paris, chez Ruault 1776. Du même élan, Lebrun traduit aussi La Jérusalem Délivrée (1774).

[34] L'Iliade d'Homère, traduite du grec, 2° édition revue et corrigée, Paris 1809. Entre temps, Lebrun a participé à la gestion des finances sous la Révolution, a été troisième Consul, puis Architrésorier de l'Empire.

[35] L'Iliade d'Homère en vers, par M. le Baron de Beaumanoir, à Paris, chez la veuve Duchesne, 1781. Beaumanoir (1720-1795) appartient à la plus ancienne noblesse bretonne. Il a servi le roi dans les Flandre et en Allemagne avant de se retirer et de s'adonner aux Belles Lettres, de composer des pièces de théâtre, tel Osman III et Laodice, Les Ressources de l'Esprit, etc. L'insuccès de son Iliade " l'empêcha de mettre la dernière main à une traduction de l'Odyssée", écrit doucereusement P. Larousse (article Beaumanoir). Dans son avertissement, il s'explique : "... J'ai pris la licence de faire quelques retranchements avec le plus de soin qu'il m'a été possible, pour en rendre la lecture plus intéressante". On croirait que rien n'a changé depuis 1714 !

[36] Nouvelle Traduction de L'Iliade, à Paris, Chez Th. Barois et Nyon, 1782. Cordier de Launay (1750-1826) appartient à la génération exilée des derniers administrateurs de l'Ancien Régime : il fut avant 1789, Intendant de la Généralité de Caen. Il émigra en Russie pour ne jamais revenir et mourir à Saint Petersbourg. Dans l'entourage de Paul I, il participa, non sans heurts, à la modernisation monarchiste de la Russie.

[37] L'Iliade, Traduction nouvelle dédiée au roi, avec des notes géographiques, historiques et littérales, dont la Partie qui rapproche la géographie ancienne des noms modernes, a été rédigée par M. Mentelle, Historiographe de Monseigneur le Comte d'Artois, par M. Gin, conseiller au grand Conseil, à Paris chez Servière, 1784. Gin, arrière neveu de Boileau, appartient à l'entourage déjà rétrograde du Comte d'Artois. Dans le même temps, ses notes géographiques et historiques témoignent du goût mondain nouveau pour le voyage, fût-il le plus souvent en chambre. Dans son "Discours préliminaire", Gin se justifie : "Un traducteur nous doit son original entier ; il le doit offrir vivant aux yeux de son lecteur, le suivre dans son pathétique, dans son sublime, dans sa simplicité, dans cette heureuse négligence qui caractérise spécialement le Père de la Poésie Epique, et jusque dans son sommeil". Cette traduction reçut un succès mondain. Elle fut rééditée deux ans plus tard, en 1786, avec quelques modifications mineures : de signaler leur courage et de se soutenir...  assemble les nuées et verse sur la terre un brouillard... guerriers ( et non plus Guerriers).

[38] L'Iliade d'Homère, Traduite en vers français, avec des Remarques à la fin de chaque chant, et ornée de gravures, par M. Dobremès, Paris, Imprimerie du Cabinet du Roi, 1784. Je n'ai encore pu trouver aucun renseignement sur Dobremès (ou Daubrème, l'orthographe même de son nom flotte). Dans sa longue préface, il passe en revue les traductions antérieures du XVIII° siècle. Avant de lui-même proposer une traduction en vers, il éreinte les traductions versifiées : "Notre poësie n'est pas capable de rendre toutes les beautés d'Homère, et d'atteindre à son élévation, elle pourra le suivre en quelques endroits choisis, elle attrapera heureusement deux vers, quatre vers, six vers, comme M. Despréaux l'a fait dans son Longin, et M. Racine dans quelques unes de ses tragédies, mais à la longue le tissu sera si faible qu'il n'y aura rien de plus languissant ; oui, je ne crains pas de le dire, et je pourrais le prouver, les Poëtes, traduits en vers, cessent d'être Poëtes". Galamment il dédie sa propre traduction aux dames.

[39] Dobremès emprunte les deux derniers vers au chant VI de La Henriade. Il s'en explique :"Je ne manquerai pas de rendre à Homère ce que nos poëtes lui ont emprunté toutes les fois que le genre de la rime le permettra".

[40] "Dans un ouvrage aussi vaste que l'Iliade, il n'est pas étonnant qu'il n'échappe quelque chose à un traducteur ; je puis plus que personne être dans ce cas, et M. de Rochefort me paraît y être en ce moment. 'Homère, dit ce laborieux académicien, n'emploie dans ses combats ni la cavalerie, ni les trompètes qui suivant toute apparence étaient connues de son temps, mais ne l'étaient pas du temps de la guerre de Troie'. En faisant cette réflexion M. de Rochefort ne se sera pas rappelé le 13° vers du X° chant : A!ul^wn suréiggwn t' !enopéhn. C'est d'après ce vers et plusieurs autres que Virgile a écrit:

Vident indigna morte peremptum

Misenum Eoliden, quo non praestantior alter

Aere ciere viros, martemque accendere cantu.

Hectoris hic magni fuerat comes : Hectora circum

Et lituo pugnas insignis obibat et hasta. Enéide VI 163-167". Voici de quelles notes s'encombrent les traductions. Rochefort, au moins, préfigurant les discussions archéologiques ultérieures, essaie de réfléchir sur la date de la composition et les renseignements historiques qu'il serait possible de tirer du poème.

[41] Homère, latin-grec-françois, ou œuvres complètes d'Homère, accompagnées de la traduction françoise, de la version interlinéaire latine, et suivies d'observations littéraires et critiques, par J. B. Gail, Professeur de Littérature Grecque au Collège de France, Membre de la Société Royale de Sciences de Goettingue, de Nancy etc. etc., de 'limprimerie de J. M. Eberhart, à Paris, chez l'auteur au Collège de France, Place Cambrai, An XIII (1805). J. B. Gail ne signale pas dans son titre qu'il emprunte la traduction d'Anne Dacier. Il fut l'une des bêtes noires de Paul-Louis Courier.

[42] L'Iliade, traduite en vers français, suivie de la comparaison des divers passages de ce poëme avec les morceaux correspondants des principaux poètes hébreux, grecs,français, allemands, italiens, anglais, espagnols et portugais, Paris, Giguet-Michaud, 1809. Etienne Aignan, aide des Cérémonies de l'Empereur, académicien, s'inscrit dans le mouvement littéraire éclectique de l'Empire : outre des traductions et des essais, il a composé des tragédies sur des sujets aussi divers que Brunehaut, Arthur de Bretagne, Polyxène. L'ère des rapprochements, du comparatisme pas toujours rigoureux, est ouverte.

[43] Aignan renvoie ici au livre I du Paradis Perdu de Milton. Ce qui n'était pour Dobremès que jeu littéraire érudit devient pratique savante de comparaison, même si les références demeurent imprécises. Au vers 10, il renvoie à Delille, L'Imagination, chant III, à Virgile Enéide X 264, VI 311, à Boileau Lutrin I :

"On voit courir chez lui leurs troupes éperdues,

Comme l'on voit marcher les bataillons des grues,

Quand le Pygmée altier redoublant ses efforts,

De l'Hèbre ou du Strymon vient d'occuper les bords

Le pastiche burlesque n'est pas distingué du parallèle. Au vers 14, renvoi est fait à Ossian, Bataille de Témora, chant IV :

A la voix de Cathmor les chefs audacieux

Guident leurs bataillons ; une épaisse poussière

Voile le roi du jour, entré dans sa carrière.

Le plagiat verbeux peut lui aussi être comparé au modèle.

[44] Iliade d'Homère, traduction nouvelle en prose, précédée d'un discours sur l'histoire de la poésie, par MM. Thomas, A. Renouvier, A.C**(= Cambis, selon E. Egger), Paris, Schoell, 1810. A la Bibliothèque Universitaire d'Aix repose le premier volume de l'exemplaire personnel de C. ou, plus vraisemblablement, de A. Renouvier (l'auteur de la note liminaire au crayon paraît avoir commis une confusion entre Charles et son père), annoté et corrigé de sa main, apparemment en vue d'une réédition. Les corrections marginales tirent la traduction vers plus de simplicité : dans le tout premier paragraphe du chant I, "quel dieu soufflait dans leur sein la discorde violente ?" cède place à : "quel dieu les excitait à cette lutte violente ?" Aucune modification n'est apportée au début du chant III. Dans l'Avertissement, A. Renouvier et A. C** déplorent la mort de Thomas et justifient leur ouvrage :"... Et nous avons senti de plus en plus, combien il importait dans la traduction de conserver à Homère son air antique. Simple dans ses élans sublimes, grand dans son allure familière, il demande à paroître tel qu'il est, et perd toujours quand on le change. Le père des poètes peut sans s'accommoder à nos idées, demeurer fidèle à son génie, et L'Iliade se montrer telle qu'elle est, le tableau d'un monde qui existait il y a trois mille ans". La profondeur de la perspective historique commence à être perçue.

[45] L'Iliade d'Homère, Traduction nouvelle par M. Dugas-Montbel, Paris, Didot,1815. Les rééditions en ont été nombreuses. J'ai consulté la réédition de 1866, Chez F. Didot. Dugas Montbel (Saint-Chamond 1776-1854) appartient à la bourgeoisie provinciale ascendante de la fin du XVIII° siècle : après avoir combattu dans les armées révolutionnaires, il fait du négoce et, à trente ans, abandonne tout, comme Schliemann, pour l'amour d'Homère, puis passe ensuite sa vie à l'étudier, le traduire, le commenter. Modeste, il s'efface jusque dans ses préfaces : "Nos copies, sans doute, sont toujours bien loin des beautés de l'original ; mais ce n'est qu'en tâchant de reproduire ces beautés, que nous parviendrons à en donner une faible idée". En 1842, Prosper Mérimée en recommande encore la lecture à son inconnue : "Je suis bien fâché que vous lisiez Homère dans Pope. Lisez la traduction de Dugas-Montbel, c'est la seule lisible"(Avignon le 20 juillet 1842). Lettres à l'Inconnue, 2° édition, paris, Michel Lévy, 1874, p. 68.

[46] Homère Illustré, traduction nouvelle, entièrement conforme au texte grec, par Eugène Bareste, Paris, Lavigne 1830. Les illustrations sont de Célestin Nanteuil. Publiciste et vulgarisateur, Eugène Bareste rédige toutes sortes d'opuscules sur toutes sortes de sujets, dont les prophéties de Nostradamus. Républicain, il a publié en 1848 le premier journal de la nouvelle République : Le Républicain. Le prospectus de l'Iliade dit a contrario le dessein du traducteur : "Dans notre langue, il n'existe aucune traduction littérale, correcte et élégante de l'Iliade et de l'Odyssée d'Homère... Sans parler des froides imitations en vers, les traductions en prose que nous possédons sont toutes ou burlesques ou arides."

[47] On hésite entre deux acceptions : indicible même pour les dieux, si l'a- est privatif, ou bien, si l'a- est intensif : décrété par les dieux, . Je préfère, sans exclusive, la première : il est du merveilleux si merveilleux que les dieux eux-mêmes ne peuvent l'exprimer. L. Pernée me suggère une troisième interprétation possible, négative comme la première, contradictoire de la seconde : non fixé par les dieux. Une telle interprétation laisse supposer que certains faits puissent non seulement échapper aux dieux, mais aussi se produire contre leur volonté à tous.

[48] L'Iliade, Traduction nouvelle en vers français par A. Bignan, Paris Belin-Mandar, 183O. Anne Bignan (Lyon 1795-Pau 1861) est de ces auteurs à succès, totalement oubliés un siècle après leur mort : sa carrière, comme celle de V. Hugo, commence par des succès aux jeux floraux. En 1814, il est couronné pour un poème en vers latins sur le thème du testament de Louis XVI. Il publie périodiquement des recueils séraphiques : Mélodies Françaises (1833), Poèmes évangéliques (1850). Il donne aussi dans le roman, le plus souvent historique : L'Echafaud (1832 ; il y combat la peine de mort), Une fantaisie de Louis XIV (1833).

[49] L'Iliade d'Homère, traduction nouvelle par P. Giguet, Paris, Paulin, 1843 (la date imprimée est 1844 ; mais l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale porte au tampon 1843. La traduction a eu du succès : la Bibliothèque Universitaire d'Aix en conserve un exemplaire de la 13° édition (1880) et un abrégé pour la jeunesse, publié par Alph. Teillet, en 1913, dans la Bibliothèque Rose Illustrée. P. Giguet s'explique dans son avertissement : "Les traducteurs français non plus que les traducteurs étrangers dont l'auteur a eu connaissance ne donnent point une idée nette de la doctrine religieuse exposée par Homère." Il aspire explicitement à la cohérence: "Le coloris de l'ensemble ne peut se concevoir indépendant du coloris des parties." P. Giguet a aussi traduit la Septante. Voir C. Dogniez, "Pierre Giguet (1794-1883), premier traducteur français de la Septante", Selon les Septante, Hommage à Marguerite Harl, Paris, 1995, p. 241-253 : Il est Polytechnicien en 1813, puis notaire à Maubeuge après que Louis XVIII a fermé l'école en 1816. Il se retire à Sens en 1845, traduit Homère, Hérodote, la Septante. "Monsieur Giguet... a beaucoup mieux réussi dans sa traduction d'Hérodote, œuvre délicate aussi, mais d'une moindre difficulté", note E. Egger, Des traductions d'Homère", Nouvelle revue encyclopédique, août-septembre 1846, Mémoires de littérature ancienne, Paris, 1862, p. 216. Sainte-Beuve, en note d'un article sur l'Histoire de la Grèce de G. Grote, à propos des théories des analystes, fait mention d'une profession de foi unitariste : "J'ai reçu de M. Giguet, auteur d'une traduction d'Homère, et l'un des esprits les plus aiguisés et les mieux avisés sur la question une lettre très vive dont je citerai la partie essentielle..." L'éloge d'ensemble dispense d'un jugement sur la traduction.  Après avoir proposé de rapprochements entre les chants pour montrer que la colère d'Achille n'est pas oubliée, que l'ambassade n'est pas un ajout, P. Giguet conclut :"C'est dans le texte même, dans l'étude des tours, des idiotismes propres à l'improvisateur, de ses artifices, qu'il faut chercher la solution de la question que vous venez d'effleurer (scilicet, celle de l'unité de poèmes)."Sainte-Beuve commente d'une pointe facile, telle que sait en faire un érudit mondain : "Ici nous entrons dans les sentiments et les nuances du goût individuel, dans ce qu'il y a de moins transmissible et de moins démontrable. Mais même lorsqu'on aura profité des indications précises données par M. Giguet, on aura remarqué que les traces qu'il signale de la colère d'Achille, dans les chants IV, V et VII de l'Iliade actuelle, sont des fils bien légers pour forer ce qu'on appelle un nœud Nouveaux Lundis X, Paris 18742, p. 65, n. 1)."

[50] La première édition date de 1861. J'ai consulté à la Bibliothèque Nationale : Homère, Iliade, Traduction nouvelle par E. Pessonneaux, Paris, Charpentier, 1865. Pessoneaux fut, à l'Ecole Normale Supérieure, l'élève de E. Egger, lequel dans le Rapport sur les Progrès des Etudes classiques, Paris 1868, p. 30, vante la traduction des son disciple : "Celles (les traductions) d'Homère par M. Giguet et par M. Pessonneaux, la dernière surtout, témoignent d'un effort honorable pour reproduire en français la couleur du style particulier à la vieille épopée grecque, sans tomber dans l'abus d'exactitude presque matérielle dont ne se défend pas M. Leconte de Lisle, auteur de la plus récente traduction de l'Iliade (1866)". L'Université se défend en corps contre les incursions des intrus, fût-ce en alléguant pour elle-même le droit à l'inexactitude, voire en condamnant chez autrui le souci de précision.

[51] Publiée en 1867, chez Lemerre, la traduction de l'Iliade vient 5 ans après celle des Idylles de Théocrite. En tête de l'Avertissement, l'éditeur, Alphonse Lemerre, lance trois phrases de manifeste: "Le temps des traductions infidèles est passé. Il se fait un retour manifeste vers l'exactitude du sens et la littéralité. Ce qui n'était, il y a quelques années, qu'une tentative périlleuse, est devenu un besoin réfléchi de toutes les intelligences élevées. le goût public s'est épuré en s'élargissant". P. Larousse, qui résistait difficilement au plaisir de plaisanter, achève sa notice élogieuse par une pointe : "On ne saurait adresser à cette belle oeuvre qu'un reproche, et encore est-il bien mince : c'est que certains mots de la traduction auraient besoin d'être traduits." Grand Dictionnaire du XIX° siècle, article Leconte de Lisle. Le lexicographe, au demeurant, décide de ce qui appartient ou non à la langue et, par conséquent doit ou peut être ou ne pas être lexicalisé. A Ch. Thurot, Revue critique, 23 03, 1867, p. 117-181, qui sait ce que doit être une bonne traduction : "Une traduction qui prétend être littérale ne peut être ni fidèle ni même littérale", G. Perrot, p. 182, réplique: "Ce que la plupart des traducteurs d'Homère ont mis dans leur copie, c'est l'étroitesse de leur pensée, la froideur de leur imagination, l'allure quotidienne de leur esprit moderne et bourgeois, en un mot la prose. Ce que M. Leconte de Lisle a pu ajouter à sa reproduction, c'est la note d'une pensée puissante et d'une poésie profondément épique." A. Thibault (qui n'est pas encore Anatole France), Le chasseur bibliographe, janvier 1867, n. 1, p. 17-19 apporte lui aussi sa part d'éloge : "il a vu Homère et nous le fait voir. Il nous le revèle ; il nous fait goûter le miel homérique dans toute sa saveur sauvage."

[52] Les analyses de R.B. Onians, The Origins of European Thought about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge 1951, demeurent pertinentes. Je n'ai pas encore pu lire P.C. Caswell, A Study of Thumos in Early Greek Epic, Leyde 1990.

[53] Homère Iliade, Traduction en vers par D. Allemand, Paris, Delagrave, 1867. Je n'ai trouvé aucune information sur ce Monsieur Allemand.

[54] L'Iliade d'Homère traduite en vers français, par J. Barthélémy Saint-Hilaire, membre de l'Institut, Paris, Didier & Cie, 1868. Jules Barthélémy Saint-Hilaire est un notable exemplaire du XIX°siècle. Il est l'un des amis les plus proches d'Adolphe Thiers, qu'il passe pour avoir "converti" à l'idée républicaine en 1873 et dont il a été l'exécuteur testamentaire. Il débute, sous la restauration, dans l'administration des finances et le journalisme d'opposition (il écrit, entre autres, dans Le Constitutionnel et Le Globe). En 1833, il entreprend, pour faire suite au Platon de Victor Cousin, une traduction d'Aristote, qu'il aborde, naturellement, par la  Politique. Ce travail, dont il  achève les 35 volumes en 1892, lui vaut, dès 1838, une chaire de philosophie grecque au Collège de France et en 1839, un siège à l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres. En 1848, il dirige le secrétariat du gouvernement provisoire et participe, cependant, en tant qu'administrateur du Collège de France, à la suspension du cours de Michelet. Il refuse, après le 2 Décembre, de prêter serment, s'oppose à l'empire et ne revient siéger au Corps Législatif qu'en 1869. Sous le gouvernement provisoire, il sert de Chef de Cabinet à Thiers, est nommé sénateur inamovible en 1875, fait, en 1880, un court passage au ministère des affaires étrangères, empêche alors une intervention intempestive de la France dans les conflits gréco-turcs, puis finit paisiblement ses jours, couvert d'honneur et de respect. Dans sa préface, il se justifie : "Rendre Homère vers pour vers dans notre langue, c'est une témérité qui étonnera certainement bien des lecteurs, sans qu'au fond cette témérité soit peut-être aussi grande qu'elle le paraît (tout le style universitaire se résume dans cette cascade de restrictions !)... Les facilités que les traducteurs se permettent trop souvent envers leurs modèles sont donc plus déplacées pour Homère que pour tout autre (dénoncer les déviances des autres n'empêche pas qu'on dévie soi-même !)... La traduction d'un poète n' a qu'un but, c'est de faire sentir ses beautés".

[55] V.G. Thouron, L'Iliade d'Homère, Traduction nouvelle en vers français, par V. Q. Thouron, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, promotion de 1812, Président honoraire de la Société Académique du Var, Paris 187O. Avocat, félibre varois (voir Ch. P. Julian et P. Fontan, Anthologie du Félibrige Provençal, Paris, Delagrave, 1920, I, p. 280ss.), V.Q. Thouron (1794-1872) publie dans sa préface les bonnes lettres de sa correspondance avec les célébrités parisiennes ( Barthélémy Saint Hilaire, Patin, Michelet, Egger, qui lui signale une traduction restée manuscrite de L'Iliade par L. Ménard, p. X). Il justifie son entreprise (p. XIIs.) : "J'ai fait tous mes efforts pour reproduire dans leur naturel et leur simplicité les beautés d'Homère, en évitant  autant qu'il m'a été possible la trivialité et l'emphase. Homère est un conteur admirable, soit qu'il décrive les combats, soit qu'il raconte les délibérations des Dieux ou les apprêts de la cuisine. Je me suis attaché à lui conserver sa physionomie propre, je l'ai suivi pas à pas, en m'appuyant sur lui de peur de broncher".

[56]  Voir Virgile Enéide VIII, 595-596.

[57] L'Iliade d'Homère mise à la portée de tout le monde, suivie du deuxième livre de l'Enéide de Virgile et d'un fragment du troisième, par F. Daburon, ancien magistrat, Paris, Reichel, 1878. Qu'il sanctionne ou qu'il publie les rogatons de ses loisirs, le notable robin éduque. Il met Homère, aussi bien que la justice, à la portée de tous.

[58] Homère, traduit par le Dr J.B.F. Froment, Paris, Plon Nourrit & Cie, 1884. Dans sa préface il veut faire un historique des traductions antérieures, mais il confond les noms, mélange les dates. Il justifie consciencieusement son propos: "Ces poèmes traduits en prose française, c'est à dire sans le rhythme des vers et sans la musique de la rime, perdent le ton, l'allure et l'harmonie de la poésie." Il se donne trois principes : "1° Traduire le texte grec en mot à mot fidèle jusqu'aux archaïsmes, sans rien omettre, comme dit Michel Cervantès, condition de rigueur toutes les fois qu'Homère est sublime. 2° Donner à la version française, exacte quant au sens, le charme de la forme poétique par le rhythme de l'alexandrin et l'harmonie des rimes riches, en s'étudiant en même temps à s'inspirer du mouvement, du souffle de la muse grecque, dont l'élégante simplicité sera naturellement reproduite par un calque précis, même servile. 3° Se garder absolument de modifier les proportions de l'oeuvre d'Homère, et pour cela lutter constamment de concision avec le texte grec, afin de traduire, autant que possible vers pour vers." Le Docteur Froment se souvient des instructions de son professeur de rhétorique. Il se les remémore méthodiquement.

[59] Homère, l'Iliade, Paris, Borel Collection Papyrus, 1895, sans nom de traducteur, mais J.H. Rosny signe la préface et le catalogue de la Bibliothèque Nationale lui attribue l'ouvrage. Jusqu'en 1908, le nom de J.H. Rosny recouvre la collaboration des deux frères Boex, Joseph-Henri et Séraphin-Justin. J. H. Rosny sait ce qu'étaient les poètes homériques et les apprécie en homme de lettres averti : "A part quelques menues dissonances, un moderne goûtera donc l'Iliade, dix fois retouchée par l'Antiquité, absolument comme il goûterait l'œuvre directe des poètes homériques (qui, du reste, nous seraient à peu près intraduisibles, si les Grecs ne nous avaient mâché la besogne)".

[60] Homère l'Iliade, Traduction en vers par L. Dufraine, Paris, Lemercier, 1901. En exergue, il propose un quatrain vengeur:

Enseignons à nos fils à creuser des tranchées

A faire comme ont fait les vieux dont nous venons,

A charger des fusils, à rouler des canons,

A combattre, à mourir, et lisons-leur Homère.

Je ne sais rien de ce belliciste érudit, de ce modèle d'humanisme débonnaire!

[61] Homère Iliade, Traduction et notes d' E. Lasserre, Paris, Garnier 1932. Cette traduction, faite sur le texte scolaire publié par V. Magnien, (Homère Iliade, Paris 1930) est encore éditée aujourd'hui dans la collection Garnier-Flammarion.

[62] Klaggê  évoque un claquement ; Enopê, un cri.

[63]  Homère, Iliade, texte établi et traduit par P. Mazon, Paris, CUF, 1937-38. La traduction de P. Mazon est encore aujourd'hui éditée séparément dans la collection de poche folio.

[64] Homère, L'Iliade, préface de Jean Giono, traduction nouvelle, édition illustrée, annotée par Raymond Jean, Paris, Bordas, 1949. Dans sa préface, Jean Giono se déclare d'emblée du côté des Troyens et conclut par un soupçon de connivence avec Homère : "Je suis du côté des Troyens. D'ailleurs, Homère était-il tant que ça du côté des Grecs ?". Développant son antibellicisme, il reproche aux Grecs de ne pas aimer : "Tous ces hommes qui vont combattre dans L'Iliade ne font pas autre chose que se distraire. Les Grecs qui n'ont pas d'amour et les Troyens qui sont amour de la tête aux pieds emploient ici enfin leurs grands moyens de joie ; ils tuent (p. XIII)." Il crédite Hector de tristesse (plutôt que de mélancolie) : "Vous verrez tout à l'heure Hector disant adieu à Andromaque. Il va mourir. Il ne la quitte pas comme il quitterait une source de joie. Il la quitte comme on quitte une compagne de tristesse. Il dévoile brusquement l'envie qu'il a toujours eue de mourir." Cette préface diffère grandement de celle que Giono a donnée pour l'édition de la traduction de Paul Mazon en livre de poche (1963).

[65] Homère Iliade, traduction M. Meunier, Paris Albin Michel 1956. Cette traduction a été republiée dans une collection de poche, en 1972.

[66] Homère, Iliade et Odyssée, Paris 1951, Bibliothèque de la Pleiade.

[67] Oeuvres d'Homère, Traduites par Frédéric Mugler, 1 L'Iliade, Paris, La Différence, 1989.

[68] Benoît de Cornulier, Théorie du vers, Paris, le Seuil,1982 étudie les modes de la décomposition en séquences rythmiques.

[69] La synthèse de référence reste encore A. Lord, The Singer of Tales, Harvard 1960. J. Latacz , Homer, Tradition und Neuerung, Darmstadt (WdF 463), 1979, a réuni des études représentatives et proposé une bibliographie. Le travail se poursuit, ce dont témoigne l'édition anglaise, en cours, d'un commentaire à l'Odyssée, par M. Fernandez-Galiano, J.B. Hainsworth, A. Hoekstra, A. Heubeck, J. Russo, S. West, 3 volumes, Oxford 1988-1992.