Alors, pour éclairer les hommes et les Dieux,
Sortant du sein des mers, l'Aurore monte aux cieux,
Et d'Achille Thétis arrivée à la tente,
Y déposant l'armure, à son fils la présente.
Près du corps de Patrocle Achille prosterné,
Plaignait de son ami le sort infortuné ;
Déplorant comme lui cette perte cruelle,
Ses amis prenaient part à sa douleur mortelle
Thétis serre la main de son fils, et lui dit :
« Achille, laisse là Patrocle sur son lit,
Et tout en t'affligeant de cette mort funeste,
Respecte en ton malheur la volonté céleste.
Je viens pour t'apporter l'armure que Vulcain
Vient de te fabriquer de sa divine main ;
Accepte de sa part ces armes admirables,
Jamais aucun mortel n'en porta de semblables. »
En achevant ces mots, la Déesse Thétis
Dépose son présent aux pieds de son cher fils ;
Les armes, en frappant sur le sol, résonnèrent,
Et tous les Myrmidons, étonnés, frissonnèrent ;
L'éclat de cette armure éblouissait leurs yeux.
Achille en la voyant se montre radieux ;
Ses yeux étincelants brillent comme la flamme,
Et l'ardeur des combats s'empare de son âme.
Il se sent animé par un transport soudain,
Et, saisissant le glaive, il l'agite en sa main.
De ces armes ayant rassasié sa vue
Et du fort bouclier admiré l'étendue,
Il s'adresse à Thétis : « Pour un travail si beau,
D'un Immortel, dit-il, il fallait le ciseau ;
Je vais soudain m'armer ; je pars avec la crainte
Que sur ses traits chéris, sur sa dépouille sainte,
Des insectes, jetant leurs germes destructeurs,
De la corruption la livrent aux horreurs,
Et viennent la souiller jusque dans les entrailles,
Avant qu'elle ait reçu l'honneur des funérailles. »
Thétis lui répondit : « Mon fils, je te promets,
Et tu verras bientôt le zèle que
j'y
mets,
D'écarter de Patrocle avec persévérance
Des insectes rongeurs la hideuse présence.
Dût-il un an entier être ici conservé,
De la corruption il sera préservé.
Rassemble tes guerriers, renonce à ta colère ;
Dans un pressant danger l'accord est nécessaire ;
Arme-toi, pars, mon fils ! et montrant ta valeur,
Dans le camp des Troyens va porter la terreur. »
Ayant ainsi d'Achille excité la vaillance,
Aux narines, aux yeux elle introduit l'essence
Dont l'effet salutaire et la prompte action,
Écartent de son corps toute corruption.
Achille, cependant, parcourant le rivage,
Des guerriers qu'il appelle anime le courage.
En revoyant Achille, en entendant ses cris,
Pilotes, matelots, rameurs sont tous surpris,
Après un si long temps, de se voir en présence,
Du héros qui leur fit déplorer son absence.
On accourt, on s'assemble, on vient de toutes parts,
Et l'on voit arriver deux favoris de Mars,
Ulysse et Diomède ; et malgré leur souffrance,
Ils marchent les premiers, appuyés sur leur lance.
Agamemnon, boiteux depuis qu'il fût blessé.
Arrivant après eux, s'est le dernier placé.
Quand ils sont réunis, que la foule est entrée,
Achille se levant s'adresse au fils d'Atrée :
« Si nous avions plus tôt calmé notre courroux,
C'eût été mieux, dit-il, et plus utile à tous.
Il aurait mieux valu que pour une captive
La querelle entre nous fût moins aigre et moins vive.
En mon pouvoir le jour que Briséis tomba,
Que n'a-t-elle péri dans ce premier combat !
En combattant ensemble, en unissant nos armes,
Que de maux épargnés ! que de sang, que de larmes !
A quoi nous a servi ce courroux entêté ?
Hector et les Troyens en ont seuls profité.
Des maux qu'aura produits notre triste querelle,
Les Grecs conserveront la mémoire éternelle.
Aujourd'hui, déplorant tout ce qui s'est passé,
Faisons la paix, Atride, oublions le passé,
Rétablissons l'accord qui nous est nécessaire ;
Je sens que je le dois, j'apaise ma colère ;
Et toi, de ton côté, prescris à nos soldats
De se préparer tous à de nouveaux combats.
Pour combattre avec eux moi-même je m'apprête,
Je vais les commander et me mettre à leur tête,
Et bientôt, unissant tous leur efforts aux miens,
Nous allons repousser ces infâmes Troyens.
On ne les verra plus, sans redouter Achille,
Auprès de nos vaisseaux passer la nuit tranquille.
Et tous ceux qui pourront échapper à mes coups,
Remerciant le ciel, fléchiront leurs genoux. »
A ces mots, pleins d'espoir de s'emparer de Troie,
Les Grecs ont répondu par des transports de joie.
Alors Agamemnon, sans cesser d'être assis,
Prend la parole et dit : « 0 vous, mes chers amis,
Guerriers chéris de Mars, défenseurs de la Grèce,
Vous tous que son honneur et sa gloire intéresse,
Écoutez en silence, et que de mon discours,
Aucun de vous ne vienne interrompre le cours.
Soyez tous attentifs afin de me comprendre ;
Le tumulte et le bruit nous empêchent d'entendre
Et de suivre un discours ; et d'ailleurs, tous ces cris
Déroutent l'orateur et troublent ses esprits,
A parler en public fût-il le plus habile,
Je désire surtout d'être compris d'Achille.
De nos communs malheurs souvent on m'accusa,
Jupiter les voulut et lui seul les causa ;
Et du Destin cruel c'est la fille Érynnie,
Qui souffla dans mon cœur sa haine et sa furie.
Pouvais-je résister à la Déesse Até ?
Que mon emportement lui soit donc imputé,
Lorsque au fils de Thétis avec tant d'impudence
Je voulus enlever le prix de sa vaillance,
Dans mon cœur irrité cette Fille du Ciel
Vint subrepticement inoculer son fiel ;
Elle marche la nuit, et vagabonde elle erre,
Et ses pieds délicats ne touchent pas la terre.
Elle vient se poser sur le front des mortels,
Et s'empare parfois du cœur des Immortels ;
Elle s'en rend maîtresse, et récemment encore,
On a pu s'en convaincre ; et le Dieu qu'on honore.
Comme le plus puissant, le Souverain des Cieux,
Cédant à sa fureur, fut brûlé de ses feux.
Junon, à Jupiter qui le cède en puissance,
Sut pourtant le tromper. Attendant la naissance
D'Hercule, Jupiter en était glorieux :
« Apprenez tous ici, dit-il aux autres Dieux,
Que celui dénies fils qui doit aujourd'hui naître,
Sera le plus puissant et de tous sera maître. »
Alors Junon lui dit : « Jupiter parfois ment,
Et s'il veut être cru, qu'il prononce un serment :
Que devant tous les dieux il assure et proclame
Que le premier enfant sorti d'un sein de femme,
De tous ceux qui seront issus du même sang,
Deviendra le plus fort comme le plus puissant. »
Jupiter le jura, sans soupçonner l'adresse
Que mit à le tromper cette auguste déesse ;
Car aussitôt après, Junon du haut des cieux
Descend, va vers Argos, arrive dans les lieux
Où Sténélus était avec sa femme enceinte ;
Elle accouche aussitôt sans douleur et sans plainte ;
Et sa grossesse était de sept mois seulement.
En même temps Junon suspend l'accouchement
D'Alcmène, et dans l'Olympe aussitôt remontée,
Elle annonce qu'enfin vient de naître Eurysthée,
Disant à Jupiter : « Issu de votre sang,
Ce fils va devenir des rois le plus puissant.
Par ses hautes vertus comme par sa sagesse,
Il sera digne un jour de commander en Grèce. »
Jupiter, indigné de voir qu'on l'a trompé
Et que d'Hercule ainsi le droit est usurpé,
D'Até prend les cheveux hérissés sur sa tête,
La lance avec fureur, sur les mortels la jette,
Et dit que, pour toujours la bannissant des cieux,
On ne la verra plus venir auprès des Dieux.
Elle vint habiter alors parmi les hommes,
Pour faire le tourment de tous tant que nous sommes.
Quand d'Eurysthée Hercule éprouva la fureur,
Ce fut pour Jupiter un sujet de douleur.
Moi-même bien des fois depuis notre querelle,
Je voulus écarter la Déesse cruelle
Qui de haine et de fiel en nourrissant mon cœur,
Contre Achille excitait ma haine et ma fureur.
Puisque j'eus le malheur de ne pas reconnaître
Tes droits sur Briséis et déparier en maître,
En avouant mes torts, aujourd'hui plus soumis,
Je viens t'offrir encor ce que je t'ai promis.
Sur mon compte aujourd'hui qu'Achille se rassure,
Je veux par mes présents réparer mon injure :
Lève-toi donc, Achille, et, courant aux combats,
Ordonne à nos guerriers de marcher sur tes pas,
Et tous les beaux présens qu'Ulysse dans ta tente
A promis de donner, sans une longue attente,
Si tu veux un instant suspendre les combats ,
Tu les verras passer portés par mes soldats. »
Il répond : « Qu'on les garde ou bien qu'on les apporte,
Ce n'est pas l'essentiel, Atride, et peu m'importe !
De mêles départir il est juste après tout :
Je crois les mériter ! Ce qui convient surtout,
C'est d'agir promptement, de terminer la guerre.
Pour cela nous avons encor beaucoup à faire.
Il faut que l’on revoie Achille dans les rangs
Poursuivre les Troyens et répandre leur sang.
Ainsi, préparons-nous à vaillamment combattre,
Ne perdons pas de temps et songeons à nous battre. »
Ulysse alors reprend : « Modère ton ardeur,
Achille, et s'il convient d'avoir de la valeur,
II est imprudent aussi, pour pouvoir bien combattre,
De boire et de manger avant d'aller se battre.
Procédons sagement, faisons ce qu'il convient.
Le vin, les aliments, c'est ce qui nous soutient.
Cette précaution ne peut être ajournée,
Le combat durera peut-être une journée.
Une fois engagé, l'on ne peut s'arrêter,
Et quand on s'est nourri, l'on peut mieux résister.
Avant de nous jeter dans la mêlée épaisse,
Prenons des aliments, que chacun se repaisse.
Apportez les présents, le peuple les verra,
Et dès aujourd'hui même Achille en jouira.
Atride va jurer, pour que de ta captive
L'absence soit pour toi moins pénible et moins vive,
Qu'il n'osa se permettre aucune privauté,
Et que son lit toujours fut par lui respecté.
Pour que votre union soit désormais complète.
Atride va t'offrir un banquet, une fête :
Ainsi, sois sans rancune. Et toi, de ton côté,
Atride, à l'avenir respecte l'équité ;
En réparant ses torts un souverain s'honore,
Le respect qu'on lui doit, par là s'accroît encore. »
A peine eut-il fini qu'Atride répondit :
« Je
souscris volontiers à ce
qu'Ulysse a dit :
Son avis est prudent ; son discours juste et sage
M'inspire le respect et je lui rends hommage.
Tout ce que tu prescris, Ulysse, est accordé ;
Je ferai le serment que tu m'as demandé,
Et je veux, sur ce point, que, rassurant Achille,
Ce serment solennel le laisse bien tranquille.
De nos meilleurs guerriers ordonne aux jeunes fils
D'aller chercher les dons que j'ai déjà promis,
Pour qu'on puisse les voir étalés sur ces rives ;
Et qu'on n'omette pas d'amener les captives,
Tandis que dans le camp, pour le sacrifier,
Thitidius ira chercher un sanglier.
Pour que la paix jurée à jamais nous unisse,
Allons la consacrer par un beau sacrifice. »
Achille lui répond : « Tu te donnes un soin
Dont, dans ce moment-ci, nous n'avons pas besoin.
Je n'ai pas satisfait l'ardeur qui me dévore,
Et de nous reposer il n'est pas temps encore ;
Lorsque de nos guerriers, souillés et confondus
Dans la poudre, les corps sont encore étendus,
Est-ce bien le moment pour aller se repaître ?
Avant qu'en un festin on nie voie apparaître,
Que ne puis-je plutôt ordonner aux soldats,
Même à jeun, de marcher, de courir aux combats !
Et lorsque des Troyens tranchant la destinée,
Nous aurons avec gloire employé la journée,
Nous nous reposerons, échappés au danger.
Quant à moi, jusqu'alors je neveux pas manger.
Patrocle est mort, il est étendu dans ma tente ;
Mes amis éplorés y sont tous dans l'attente :
Est-ce bien le moment de penser à manger ?
Je n'ai rien autre à cœur : combattre et me venger ! »
Ulysse lui répond : « En vigueur, en courage
Tu l'emportes sur moi, c'est là ton avantage ;
Mais quant à la prudence, et lorsqu'il s'agira
D'agir avec sagesse, Achille cédera :
Je suis plus vieux que toi, j'ai plus d'expérience :
Il faut à mes conseils donner la préférence.
Les hommes sont bientôt fatigués du combat :
La lassitude vient et le fer les abat
Ainsi que les épis que la faucille tranche.
Contre nous du Destin quand la balance penche,
Quand Jupiter le veut, ils tombent à foison.
A mes sages conseils soumets donc ta raison.
Ce n'est pas en cessant de manger et de boire
Que nous devons des morts honorer la mémoire.
Tous les jours nous perdons des guerriers ; à la fin,
Jeûnant pour chacun d'eux, nous mourrions de faim.
Et nous pouvons des morts faire la sépulture
Sans négliger les soins qu'exigé la nature.
Il faut avec respect ensevelir les morts,
Mais craignons en jeûnant de cesser d'être forts ;
Pleurons-les, mais que ceux échappés au carnage,
En se réconfortant raniment leur courage.
Pour vaincre les dangers que nous allons courir,
Il faut nous bien armer, il faut nous bien nourrir ;
Soyons prêts et dispos, sans tarder davantage,
Et du sang des Troyens arrosons cette plage. »
Il dit. Accompagné de Thoas, Mérion,
Lycomède et Mégès et des fils de Créion,
Il va prendre, suivi de tous les Nestorides,
Les présents déposés aux tentes des Atrides.
Ils arrivent bientôt, et les présents promis,
D'Achille sous les yeux furent aussitôt mis.
Là sont sept talents d'or, douze coupes antiques
A l'épreuve du feu, sept trépieds magnifiques ;
Et l'on voit arriver avec douze chevaux,
Sept femmes qu'on avait instruites aux travaux ;
Et Briséis enfin, la plus belle captive,
Apparaît à leurs yeux, et huitième elle arrive.
Ulysse les précède et porte les talents ;
Les autres, après
lui,
déposent les présents.
Alors Agamemnon se lève : à sa portée
Talthibius a mis la victime apportée.
Atride la saisit, invoquant Jupiter ;
Les prémices du poil tombèrent sous son fer ;
Il lève au ciel les yeux ; on l'écoute en silence,
Et, prenant la parole, Atride ainsi commence :
« J'atteste Jupiter, le plus puissant des Dieux,
J'atteste le Soleil et la Terre et les Cieux,
Et la Divinité qui punit le parjure,
Et solennellement sur cet autel je jure
Que Briséis chez moi garda sa pureté ;
Dans ma tente son lit fut toujours respecté ;
Et si cela n'est pas ainsi que je l'assure,
Je veux être puni des peines du parjure : »
Il saigne la victime en achevant ces mots :
Talthibius la prend, la jette dans les flots,
Afin que les poissons y trouvent leur pâture.
Achille, cependant se calme et se rassure,
Et prenant la parole, il dit : « Grand Jupiter,
Suivant que tu le veux, on se sauve, on se perd ;
Et c'est toi qui voulus troubler l'esprit d'Atride,
Envers moi le rendant injurieux, perfide.
Et combien de malheurs devaient en résulter !
Mais à ta volonté qui pourrait résister ?
Ainsi, puisqu'il le faut, qu'on aille se repaître,
Et bientôt au combat on me verra paraître. »
On se sépare alors. Les présents transportés
Dans la tente d'Achille aussitôt sont portés ;
Et marchant devant eux les chevaux, les captives,
Conduits par des guerriers, ont côtoyé les rives.
Les femmes en entrant vont goûter le repos,
Et leur nouvel étable a reçu les chevaux.
Briséis en beauté qui toutes les surpasse,
Voyant Patrocle mort, s'en approche et l'embrasse,
Et poussant des soupirs et des gémissements,
Elle inonde de pleurs amers ses vêtements ;
Arrachant ses cheveux, meurtrissant sa poitrine,
Elle penche vers lui sa tête qui s'incline,
Et, pleine de beauté, de grâce et de douleur,
En ces mots en pleurant elle épanche son cœur :
« C'est donc toi, cher Patrocle ! Ah ! quel malheur
m'arrive !
Tu sus me consoler quand je devins captive ;
Ta parole touchante adoucissait mon sort,
Je t'ai laissé vivant et je te trouve mort !
Qu'avec rapidité mes malheurs se succèdent !
A mes calamités mes forces enfin cèdent.
Que de maux a soufferts mon cœur infortuné !
J'ai vu tomber l'époux qui me fut destiné,
Celui que je reçus de la main de mon père,
Que j'aimais tendrement, que chérissait ma mère !
Mes trois frères chéris, que mon cœur aimait tant,
Hélas ! je les ai vus périr en combattant.
La ville de Mynès, par Achille assiégée,
Cédant à sa valeur, fut par lui saccagée.
Pour Achille vainqueur le sort me destina,
Près de toi dans sa tente alors il m'amena,
Et là, tu me disais, pour consoler mon âme,
Que d'Achille plus tard je deviendrais la femme,
Et que, dans son pays revenant avec nous,
Tu suivrais avec moi mon glorieux époux.
Sensible à mes malheurs, qu'il semblait partager,
Ton cœur compatissant voulait les soulager ;
C'est pourquoi je m'afflige, et ta perte cruelle
Sera pour moi de pleurs une cause éternelle. »
Voyant de Briséis les pleurs couler à flots,
Ses compagnes aussi poussèrent des sanglots ;
Mais sur Patrocle mort tandis qu'elles s'éplorent,
On voit que c'est leur sort surtout qu'elles déplorent.
D'Achille cependant, dans ces mêmes moments,
Les amis, désirant qu'il prît des aliments,
Le pressaient ; il répond : « Inutiles instances !
En vain vous insistez, et dans ces circonstances,
Avant que d'accepter de boire et de manger,
Il faut dans les combats que j'aille m'engager ;
D'une trop vive ardeur mon âme est dévorée,
Je ne pourrais rien prendre et j'attends la soirée. »
Alors tous ses amis s'éloignent lentement,
Et pour le consoler, restèrent seulement
Les Atrides, Nestor, Idoménée, Ulysse,
Phénix, insistant tous afin qu'il se nourrisse ;
Mais Achille, à son tour, persiste également :
« Je ne pourrais, dit-il, prendre aucun aliment,
Et je voudrais en vain l'approcher de ma bouche.
La guerre et les, combats, voilà ce qui me touche ! »
Alors il ajouta : « Jadis on put te voir
De tes mains, cher Patrocle, à mes repas pourvoir,
Je recevais de toi ce secours salutaire,
Quand, pressé par le temps, je partais pour la guerre.
Te voilà maintenant, immobile, étendu :
Pourrais-je, sans manquer au respect qui t'est dû,
Devant toi me nourrir ? je n'en suis pas capable.
Si mon père était mort, la douleur qui m'accable
Ne serait pas plus forte. Hélas ! en ce moment,
Attendant mon retour, il est dans le tourment :
Et moi, le cœur navré, sur la terre étrangère,
Pour la cause d'Hélène ici je fais la guerre ;
La mort de mon cher fils, qu'on élève à Scyros,
Moins encor que la tienne eût troublé mon repos ;
Ce fils que je chéris, mon cher Néoptolème,
J'ignore en ce moment s'il vit encor lui-même,
Et, prévoyant ma mort, j'espérais que du moins,
A défaut de son père il recevrait tes soins,
Et que, le ramenant avec toi dans la Phthie,
Tu lui ferais revoir mon père et ma patrie,
Et le riche palais, séjour de mes aïeux ;
Mais mon père est déjà, dans ce moment, bien vieux,
Et s'il respire encor, sa mort sera prochaine ;
S'il attend mon retour, son espérance est vaine ! »
Achille par ces mots exprimait ses douleurs ;
Ses amis près de lui versaient aussi des pleurs,
Pensant à leurs parents, à leur chère patrie.
Jupiter, les voyant, en eut l'âme attendrie :
Il appelle Minerve et lui dit : « Dans sa tente,
Près du corps de Patrocle Achille se lamente ;
Tandis que ses amis prennent leur aliment,
Vaincu par sa douleur, il jeûne obstinément.
Va donc le secourir, va soulager ses peines,
Et que le doux nectar s'infiltrant dans ses veines,
De son corps épuisé ranime la vigueur,
Tienne lieu d'aliment et soutienne son cœur ! »
Prompte à le secourir, aussitôt la Déesse
Quitte l'Olympe, et part avec cette vitesse
Que met l'aigle rapide à parcourir les airs.
De leurs armes déjà les Grecs s'étaient couverts.
Aussitôt, par ses soins, dans les veines d'Achille
Habilement versé, le doux nectar distille
Et le met à l'abri des horreurs de la faim ;
Minerve vers l'Olympe alors monte soudain.
Cependant les guerriers, des vaisseaux et des tentes
S'élancent, et couverts de leurs armes brillantes,
De la neige qui tombe imitent les flocons,
Se croisant dans les airs au gré des Aquilons.
Les boucliers, les dards, les lances scintillantes
Faisaient jaillir au loin leurs lueurs éclatantes ;
Leur reflet flamboyant se répand jusqu'aux cieux,
Et la terre en reçoit un éclat radieux.
Achille, au milieu d'eux, frémissant de colère,
Se prépare au combat, s'agite, s'exaspère.
On voit son front pâlir, et ses yeux sont ardents ;
Sa bouche se contracte et fait grincer ses dents.
Il met ses brodequins ; sa poitrine est flanquée
De l’armure, pour lui par Vulcain fabriquée,
Et son glaive acéré que sa main y suspend,
Au baudrier doré, sur son épaule pend.
Du bouclier divin la bordure éclatante,
De la lune imitait la lumière brillante.
Comme lorsque la flamme envahit les forêts,
Et sur la mer au loin projette ses reflets,
Les marins, ne pouvant éteindre l'incendie,
Regrettent leurs amis et craignent pour leur vie
Le bouclier d'Achille ainsi resplendissant,
Dans la plaine étendait l'éclat de son croissant.
De son casque brillant qu'il amis sur sa tête,
Jusqu'au milieu du dos ou voit flotter l'aigrette,
Et l'éclat qui jaillit de ce casque doré
Aux étoiles du ciel peut être comparé.
Avant de s'élancer et d'entrer en bataille,
Il soulève l'armure et la trouve à sa taille ;
Légère comme une aile, à son corps vigoureux,
Il l'agite aisément avec ses bras nerveux.
Il sort de son fourreau la lance paternelle,
Et massive, elle était d'une pesanteur telle
Qu'il peut seul l'agiter : c'est celle que Chiron
A son père autrefois avait offerte en don.
Alcime, Automédon, deux amis d'Éacide,
Imposent aux coursiers les harnais et la bride,
Et la longue courroie est attachée au frein.
Le char est attelé, et le fouet à la main,
Automédon y monte, et de sa main habile
Il dirige le char. Accompagné d'Achille,
Il est prêt à combattre, et tout son appareil
Brille du même éclat que le char du Soleil.
Achille alors s'adresse aux chevaux de son père,
Et leur dit : « Chers coursiers, vous allez, je l'espère,
Ramener sain et sauf dans le camp des Argiens
Le conducteur qui tient vos rênes dans ses mains.
Lorsque, rassasiés de sang et de carnage,
Nous voudrons avec vous revenir vers la plage,
Et la mort de Patrocle est honteuse pour vous !
Soyez donc attentifs et prenez garde à nous. »
Alors, un des chevaux, Xanthos aux pieds rapides,
En inclinant sa tête, en secouant les guides,
A dressé sa crinière, et Junon aux bras blancs
Lui donnant la parole, on entend ces accents :
« Oui, nous te sauverons durant cette journée ;
Mais tu mourras bientôt, car c'est ta destinée,
Ne nous impute pas ta trop prochaine fin ;
Accuse Jupiter et le cruel Destin,
Notre vie en dépend, et c'est lui qui nous l'ôte ;
Et si Patrocle est mort, ce n'est pas notre faute :
C'est Phébus-Apollon que Latone enfanta,
Qui lui porta le coup, dont Hector profita ;
Et quand même ils auraient des vents l'essor rapide,
Tes chevaux ne pourraient te sauver. Eacide,
Sous le fer d'un mortel poussé d'un bras divin,
Tu périras aussi, car tel est ton destin. »
Alors et tout à coup sa voix fut arrêtée,
Et c'est par Érinnys qu'elle lui fut ôtée.
Indigné qu'un cheval lui prédise son sort,
Achille lui répond : « Que t'importe ma mort ?
Si je dois la subir, est-ce à toi de le dire,
Et te convient-il bien de venir la prédire ?
Comme toi je le sais, je dois bientôt périr ;
Sur la terre étrangère Achille doit mourir,
Séparé de son père et loin de sa patrie,
Mais du moins les Troyens paîront bien cher ma vie.
Oui, je mourrai bientôt ; mais avant mon trépas,
L'ennemi sentira la force de mon bras ! »
A ces mots, des chevaux excitant la vitesse,
Il les pousse au combat, et par ses cris les presse.