Chant XVII

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EXPLOITS DE MÉNËLAS.

 

Ménélas défend le corps de Patrocle et tue Euphorbe qui voulait s'en emparer. — Hector, excité par Apollon, fait reculer Ménélas et s'empare des armes d'Achille que portait Patrocle. — Ménélas revient et est. soutenu par Ajax. — Reproches de Glaucus à Hector. — Hector se revêt de l'armure d'Achille. — Apollon excite le courage d' Énée. — Combat acharné autour du cadavre de Patrocle. — Tribulations d'Achille qui ignore encore la mort de Patrocle. — Les chevaux d'Achille pleurent la mort de Patrocle. — Automédon et Alcimédon, sur le char d'Achille, sont attaqués par Hector et Énée. — Minerve raffermit le courage des Grecs et Apollon celui des Troyens. — Jupiter fait entendre sa foudre. — Les Grecs reprennent l'avantage. — Ajax dépêche Antiloque auprès d'Achille pour lui annoncer la mort de Patrocle. — Ménélas et Mérion emportent le cadavre de Patrocle. — Les deux Ajax résistent à Hector et à Énée.

 

 

A Ménélas, bientôt arrive la nouvelle

Que Patrocle est frappé d'une atteinte mortelle.

Il court aux premiers rangs, ayant armé sa main

De sa lance brillante à la pointe d'airain,

Et se précipitant au milieu de la lice,

Imite en sa douleur la plaintive génisse

De son veau premier né que l'on vient de priver;

Courant après Patrocle, il voulait l'enlever,

Et pour s'en emparer, menaçait de sa lance,

Quiconque approcherait. Mais Euphorbe s'avance :

 

« Ménélas, lui dit-il, du corps éloigne-toi,

Patrocle m'appartient, sa dépouille est à moi.

Car, le premier, et seul, c'est moi qui sus l'atteindre.

Un sort pareil au sien pour toi serait à craindre,

Si tu ne t'éloignais, et si, sourd à ma voix,

Tu voulais me ravir le prix de mes exploits. »

 

Ménélas, furieux, lui répond et s'écrie :

« Grand Dieu ! peut-on si loin pousser la vanterie !

On ne doit pas souffrir tant d'orgueil de ta part.

Du sanglier ardent, du lion, du léopard,

Les enfants de Panthus ont dépassé l'audace.

Ménélas, aujourd'hui, va te mettre à ta place.

Hypérenor, ton frère, autrefois m'insulta :

Tu dois te souvenir de ce que lui coûta

Son propos téméraire ; il me traita de lâche !

Mais il ne revit pas sa femme, que je sache ;

Ses parents l'ont depuis vainement attendu.

Je te veux, comme à lui, payer ce qui t'est dû,

Si tu ne rentres pas de suite dans la foule.

Insensé ! n'attends pas, ici, que ton sang coule ! »

 

Du conseil qu'il reçoit ne faisant aucun cas,

Euphorbe par ces mots répond à Ménélas :

Atride, je repousse un ordre téméraire,

Et je vais te punir de la mort de mon frère.

D'un père, d'une épouse, en contristant le cœur,

En un deuil éternel  tu changeas leur bonheur ;

Mais enfin, aujourd'hui, je saurai, je l'espère,

Leur portant ta dépouille, adoucir leur misère,

Et le vaillant Panthus, et la sage Phrontis,

Pourront bénir la main qui va venger leur fils ;

Mais cessons ces discours, car il est temps, je pense,

D'engager le combat. » A ces mot il lui lance

Un coup de javelot qui frappa Ménélas

Au haut du bouclier, mais ne le perça pas.

Par le fer bien trempé l'arme fut repoussée,

Et la pointe cédant se tordit émoussée.

 

Ménélas, à son tour, invoquant Jupiter,

Dans la bouche d'Euphorbe a dirigé son fer,

Et sa main le poussant jusqu'à la jugulaire,

De ce jeune guerrier le corps roula par terre,

Et son sang qui jaillit souillant ses blonds cheveux,

De leurs contours tressés ensanglanta les nœuds.

Comme un jeune olivier, qui près d'une onde pure,

Étale aux laboureurs ses fruits et sa verdure,

Caressé des zéphirs, il brave les autans,

Et se couvre de fleurs au retour du printemps.

Mais un orage affreux, qui sur lui se déchaîne,

L'atteignant tout à coup, le renverse et l'entraîne ;

Tel le fils de Panthus, frappé par Ménélas,  

Est livré tout à coup aux horreurs du trépas.

Il va le dépouiller. Lorsque de la montagne

Un lion descendu traverse la campagne,

S'élance, et va choisir au milieu des troupeaux,

Pour en boire le sang, le plus gras des taureaux,

Son aspect seul remplit d'une terreur soudaine

Les chiens et les pasteurs qui veillent dans la plaine.

Tels les Troyens venus autour de Ménélas,

Se dirigent vers lui, mais ne l'attaquent pas.

Rien ne faisait obstacle à ce qu'alors Atride

Prit en le dépouillant le corps du Panthoïde ;

Mais jaloux de sa gloire, Apollon qui survient,

Sous les traits de Menthes accourt et le prévient,

Et contre lui d'Hector excitant le courage,

Aborde ce guerrier et lui tient ce lange :

 

« Où cours-tu ? lui dit-il. Tu poursuis des chevaux

Légers comme le vent et qui n'ont pas d'égaux ;

Ce n'est pas là l'honneur que le ciel te destine :

Achille, seul, le fils d'une mère divine,

A pu les maîtriser ; pendant ce temps, hélas !

Euphorbe a succombé, frappé par Ménélas. »

 

A ces mots prononcés d'une voix animée,

Phébus rentre aussitôt dans les rang de l'armée.

 

Hector  dans la mêlée aussitôt s'est jeté,

De la mort d'un ami son cœur est centriste,

Et le cherchant des yeux, il trouve Panthoïde,

Dont le sang coule à flots et que dépouille Atride.

Ardent comme la flamme aux antres de Vulcain,

Il entre dans les rangs une lance à la main.

Ménélas en voyant la fureur qui l'anime

S'émeut et délibère en son cœur magnanime.

 

Il se dit : « Malheureux ! faut-il, devant Hector,

Abandonner d'Euphorbe et l'armure et le corps !

Si je fuis le combat, les Grecs diront, sans doute,

Qu'Hector m'a mis ensuite et que je le redoute ;

Mais, d'un autre côté, dois-je m'aventurer,

Seul, contre Hector et ceux qui viennent l'entourer ?

Non, je ne puis avoir aucun reproche à craindre !

A me battre isolé, qui pourrait me contraindre ?

Car, nous le savons tous, il est trop dangereux

D'attaquer un guerrier que protègent les Dieux.

Ah ! si ma voix  d'Ajax pouvait se faire entendre,

A le voir accourir si je devais m'attendre,

S'il se joignait à moi, nous pourrions tous deux

Lutter avec succès, même contre les Dieux,

De Patrocle emporter la dépouille sanglante,

Et calmer les tourments d'Achille dans sa tente ! »

 

Atride, irrésolu, délibérait encor,

Quand vers lui tout à coup il voit venir Hector,

Que de vaillants guerriers une troupe accompagne.

Atride, à leur aspect, se retire et s'éloigne.

Comme on voit un lion non encore assouvi,

Parles bergers chassé, par les chiens poursuivi,

S'éloignant lentement, accablé de tristesse,

Abandonner sa proie, qu'il regrette et qu'il laisse,

Tel Atride, à pas lents, a joint son bataillon :

Il cherche à découvrir le fils de Télamon.

Il aperçoit enfin ce guerrier indomptable,

Ranimant ses guerriers que la douleur accable,

Car, déjà plusieurs fois aux combats engagés,

Phébus luttant contre eux les a découragés.

Atride court à lui : « Viens, lui dit-il, arrive,

Ici l'on a besoin de ta vaillance active :

De Patrocle, le corps de poussière souillé,

Par la main des Troyens vient d'être dépouillé.

Hector a déjà pris son armure sanglante ;

Achille attend son corps, portons-le dans sa tente. »

 

Le fils de Télamon, par ces mots excité,

Dans les rangs des Troyens s'est aussitôt jeté.

Mais, maître de l'armure, Hector déjà s'apprête

A traîner le cadavre, à lui trancher la tête,

Pour livrer aux vautours ses membres palpitants ;

Mais pour le repousser Ajax arrive à temps.

A son aspect Hector, que la foule accompagne,

Abandonne le corps, se retire et s'éloigne.

Il prend la riche armure, et montant sur son char,

Du Troyen qui la porte il presse le départ,

Afin qu'en la voyant le peuple de Pergame

Applaudisse au succès qui réjouit son âme.

 

Vers le corps de Patrocle, Ajax, de son côté,     

Voulant s'en emparer aussitôt s'est porté,

Couvert d'un bouclier, imitant la panthère

Qui défend ses petits, qui rugit de colère,

Et qui pour les sauver pressant leurs pas trop lents,

Roule vers les chasseurs ses yeux étincelants ;

Tel Ajax, de Patrocle, avec sa main vaillante,

Écartait des Troyens la troupe frémissante.

Ménélas, à son tour, triste, désespéré,

Du fils de Télamon ne s'est pas séparé.

 

Mais, d'autre part, Glaucus, voyant qu'Hector s'éloigne,

Par ce reproche amer aussitôt l'accompagne :

« Tu n'as que les dehors d'un guerrier valeureux,

Tu passes pour un brave, et tu n'es qu'un peureux,

Et, bien mal à propos, ta valeur est vantée,

Car au moindre revers ton âme épouvantée,

Se livrée la terreur et tu fuis à grands pas.

Non ! non ! tu n'es qu'un lâche et tu crains le trépas.

Comme un fameux guerrier ton pays te proclame :

Seul, avec tes soldats, va donc sauver Pergame !

Quant à nous, nous partons et nous ne voulons plus

Accorder aux Troyens des secours superflus.

Quel fruit retirons-nous de toutes nos batailles ?

On ne nous verra plus défendre vos murailles,

Car vous secondez mal notre zèle constant.

Comment soutiendrez-vous un obscur combattant,

Quand le grand Sarpédon, votre allié, votre hôte,

Est au pouvoir des Grecs tombé, par votre faute !

Il sut servir d'exemple à tous vos combattants ;

Pour défendre vos murs il se battit longtemps.

Des vautours, cependant, sa dépouille sanglante

Est lâchement livrée à la faim dévorante.

S'ils voulaient m'écouter, mes braves Lyciens

Cesseraient de combattre ici pour les Troyens,

Et l'on verrait bientôt la chute de Pergame.

Si tes guerriers avaient de la vigueur dans l'âme,

S'ils savaient bravement défendre leur pays,

De Patrocle le corps aurait été conquis,

Et sa dépouille, enfin, des Grecs abandonnée,

Dans les murs d'Ilion aurait été traînée,

Et par nous recouvré le corps de Sarpédon,

Du compagnon d'Achille eut été la rançon ;

Mais à l'aspect d'Ajax ton âme s'est troublée ;

Le voyant approcher tu quittas la mêlée,

Et tu n'as pas osé, reculant plein d'effroi,

Attendre ce guerrier plus courageux que toi ! »

Hector, le regardant d'un œil plein de colère,

Lui dit : « Mon cher Glaucus, ce reproche sévère,

Me venant de ta part, m'afflige et me surprend.

Ami, je te croyais plus sage et plus prudent.

Contre Ajax je n'ai pas refusé de combattre,

C'est contre Jupiter que je crains de me battre.

Le tumulte des camps, le danger des combats,

Le nombre des guerriers ne m'épouvantent pas.

Mais le grand Jupiter, suivant qu'il le désire,

Nous donne le courage ou bien nous le retire ;

Il peut, quand il lui plaît, ou nous couvrir de gloire,

Ou, nous humiliant, nous ravir la victoire,

Même quand il nous a poussés dans le combat.

Mais viens près de Patrocle, aux lieux où l'on se bat,

Tu me verras agir ; je veux que Glaucus sache

Que c'est bien sans raison qu'il me traite de lâche ! »

 

Telle fut sa réponse, et relevant la voix,

Il dit : « Dardaniens, Troyens que tant de fois

J'ai conduits au combat, conservez l'avantage

Que sur vos ennemis vous donne le courage,

Ayez toujours du cœur, ne vous relâchez pas,

Suivez-moi, montrez-vous fermes dans les combats,

Et je vais revêtir l'armure glorieuse

Qu'à Patrocle arracha ma main victorieuse. »

 

Il dit ; et s'avançant à pas précipités

Vers ceux qui l'apportaient et qui sont arrêtés,

Il se met à l'écart et quittant sa cuirasse,

Par celle de Patrocle aussitôt la remplace.

Par les Dieux cette armure avait été, jadis,

Confiée à Pelée, et lui-même à son fils

Achille, il a remis cette arme tutélaire

Pour la porter, hélas ! moins longtemps que son père !

 

Jupiter, quand il voit l'armure sur Hector,

Hoche la tête et dit : « Tu marches à la mort.

Malheureux ! tu revêts les armes immortelles

Dont Achille a longtemps armé ses mains cruelles,

Sachant que son ami, si courageux, si doux,

Fut par toi dépouillé, qu'il est mort sous tes coups !

Pourtant, pour satisfaire à ta valeur première,

Je veux te réserver une gloire dernière,

Puisque tu ne dois plus entrer dans ton palais,

Et qu'Andromaque enfin ne t'y verra jamais ! »

 

Il dit : et révélant sa puissance et sa gloire,

Il fronce ses sourcils sur sa prunelle noire.

Il adapte l'armure à la taille d'Hector ;

Mars vient fortifier ses membres et son corps,

Et dans les premiers rangs, marchant d'un pas agile,

Joyeux d'être couvert de l'armure d'Achille,

Il en a l'apparence. Allant vers chacun d'eux,

Il prononce les noms des forts, des valeureux.

Ses encouragements poussent dans la mêlée

Mesthès, Glaucus, Médon, Phorcis, Astéropée,

Le brave Daisenor, ainsi qu'Hippothoüs,

Therciloque, Gromis et l'auguste Eunomus :

 

 « Amis, leur disait-il, guerriers auxiliaires,

Que je vois si nombreux marcher sous nos bannières,

Ce n'est pas sans motifs que par moi rassemblés,

Sous les murs des Troyens vous êtes assemblés,

Quand le danger s'accroît, raffermissez votre âme :

Vous êtes réunis sous les murs de Pergame

Pour repousser les Grecs, pour être triomphants,

Pour sauver les Troyens, leurs femmes, leurs enfants,

Afin de vous nourrir et pour vous satisfaire,

J'exige des Troyens un tribut nécessaire.

Ainsi votre devoir est de les secourir,

 Marchez à l'ennemi pour vaincre ou pour mourir ;

Il faut s'y résigner, c'est la loi de la guerre.

Vous savez que Patrocle a succombé naguère ;

Eh bien ! si l'un de vous, par ses vaillants efforts,

En repoussant Ajax s'empare de son corps,

Nous en rend possesseurs, l'entraîne et le dépouille,

Il aura la moitié de sa riche dépouille.

Moi je garderai l'autre, et ce glorieux don,

Aussi bien que le mien illustrera son nom. »

 

Lorsqu'Hector a cessé de parler, tous s'élancent,      

Et tous remplis d'ardeur vers Patrocle s'avancent,

Et de s'en emparer chacun d'eux a l'espoir.

Insensés qu'ils étaient ! On va bientôt les voir,

En présence d'Ajax, qui de sa main terrible

Va tous les repousser par un massacre horrible.

Ajax les voit venir, et ne recule pas.

Il s'adresse aussitôt au divin Ménélas :

 

« Approche-toi, dit-il, nos périls sont extrêmes,

Je crains moins pour Patrocle encor que pour nous-mêmes;

Ils vont livrer son corps à la faim du vautour ;

Hector est à leur tête, et nous, à notre tour,

Nous sommes en danger, car ainsi qu'une nue,

De s'étendre vers nous leur masse continue ;

Ne perds pas un moment, cher Ménélas, accours,

De nos vaillants amis demande le secours. »

 

A ces mots, Ménélas que la douleur accable,

Appelle ses amis d'une voix formidable :

 

« Princes et chefs, dit-il, vous tous qui m'entendez,

A de vaillants soldats puisque vous commandez,

En prenant vos repas aux tentes des Atrides,

Excitez au combat vos guerriers intrépides.

C'est de Jupiter seul que le pouvoir nous vient,

Pour Patrocle aujourd'hui faites ce qu'il convient,

Venez pour le défendre, évitez-lui l'injure

Aux vautours dévorants de servir de pâture. »

 

En entendant ces mots, qu'Atride prononça,

De tous les chefs Argiens aucun ne balança,

Et le premier de tous, Ajax fils d'Oïlée,

Prêt à combattre, arrive à travers la mêlée ;

Idoménée accourt suivi de Mérion,

Guerrier semblable à Mars, son noble compagnon,

Et bien d'autres encor, et qui pourrait nous dire

Tous les noms des guerriers que leur ardeur attire ?

Les Troyens, les premiers, commencent le combat ;

Hector, qui les commande, avec ardeur se bat.

 

Quand un fleuve, grossi par les eaux des montagnes,

Mugit roulant ses eaux à travers les campagnes,

Et qu'il se précipite avec bruit dans les mers,

Il fait sur le rivage enfler les flots amers.

Ainsi font les Troyens poussant des cris de rage

Dont l'écho retentit et s'étend sur la plage.

De leur côté, les Grecs, unissant leurs efforts,

Sont autour de Patrocle et défendent son corps.

Jupiter, qui les voit et qui les encourage,

Tient leurs casques cachés sous un épais nuage.

De Patrocle, toujours s'intéressant au sort,

Il veut le protéger encore après sa mort,

Et ne peut pas souffrir que sa tête sacrée

Par d'avides vautours puisse être dévorée.

C'est pourquoi, des Troyens repoussant les efforts,

Il excite les Grecs à défendre son corps.

Cependant les Troyens, luttant avec courage,

D'abord ont sur les Grecs remporté l'avantage.

Il les ont repousses sans frapper aucun d'eux,

Tant ils sont effrayés de les voir si nombreux !

Les Grecs leur résistaient ayant Ajax en tête.

Cet intrépide chef les poursuit, les arrête :

Après Achille, il est des Grecs le plus vaillant ;

Il leur fait lâcher prise en enfonçant leur rang,

Ainsi qu'un sanglier qui, dans la forêt sombre,

Des chiens et des chasseurs sans redouter le nombre,

Leur inspire la crainte, et bien qu'ils soient ardents

Les oblige à s'enfuir en leur montrant ses dents ;

A l'ardeur des Troyens, tel opposant la sienne,

Ajax fait écarter la phalange troyenne

Qui s'avançait toujours et déjà se flattait

De s'emparer du corps que l'on se disputait.

Hippothoüs, déjà, pour le traîner vers Troie,

Avait à l'un des pieds attaché sa courroie,

Mais il en fut puni : dans le danger qu'il court,

Aucun de ses amis pour le sauver n'accourt,

Quoiqu'il les implorât, car Ajax, qui s'avance,

Sur la tête aussitôt l'atteignit de sa lance.

Par ce terrible coup, son casque étant percé,

Sa cervelle sortit du crâne fracassé.

Il tombe sur le corps que ses mains abandonnent,


 

Et ses armes, sous lui, par sa chute résonnent.

Ainsi, loin de Larisse où vivaient ses parents,

Hippothoüs périt à la fleur de ses ans,

Il ne leur rendra pas les soins qu'en sa jeunesse

Il avait reçu d'eux et qu'attend leur vieillesse.

Hector, pour le venger, sur Ajax s'élançant,

Lui porte un coup qu'Ajax évite en s'abaissant ;

Mais, avide de sang, celte pique lancée,

Va frapper à la gorge un guerrier de Phocée,

Le plus vaillant de tous : c'est le fils d'Iphitus,

Roi qui fait à Panope admirer ses vertus.

A l'improviste atteint par la pique lancée,

Iphitus par ce coup eut la gorge percée.

Le fer sort par l'épaule : en tombant, son corps lourd,

Revêtu de l'armure, a produit un bruit sourd.

 

Dans ce même moment Ajax ardent, s'avance,

Vers le vaillant Phorcys au moment qu'il s'élance,

Du corps d'Hippothoüs, il voulait s'emparer,

Et le coup qu'il lui porte et qu'il ne peut parer,

Brise son ceinturon, traverse sa cuirasse,

Pénètre dans le ventre, et tombant sur sa face,

Sur le sol renversé, ce guerrier gémissant,

Agite de ses mains la poussière et le sang.

 

En voyant ce héros couché dans la poussière,

Les combattants Troyens reviennent en arrière :

Hector même recule. En poussant de grands cris,

Les guerriers Grecs, joyeux, accourent vers Phorcys,

De son corps, de celui d'Hippothoüs s'emparent,

Les dépouillant tous deux des armes qui les parent.

Alors, on allait voir la phalange troyenne,

Cédant, à cet aspect, à sa terreur soudaine,

Rentrer dans Ilion et laisser aux vainqueurs

La gloire d'un succès qui réjouit leurs cœurs,

Et qu'ils ont remporté malgré Jupiter même ;

Mais Phébus-Apollon, dans ce péril extrême,

Vient pour les secourir : il prend de Périphas

Les traits, et vers Énée il dirige ses pas.

Chez son père Épictus, Énée, en sa jeunesse,

Avait de Périphas admiré la sagesse.

Ayant donc emprunté tous ses traits, Apollon

Aborde Énée, et dit : « Mais espérez-vous donc,

En fuyant les combats d'obtenir la victoire,

Et malgré le Destin de vous couvrir de gloire ?

Non, ce n'est pas ainsi que des guerriers vaillants

Défendent leurs remparts contre des assaillants !

J'ai connu des guerriers, dans mes jeunes années,

Qui savaient mieux que vous forcer les destinées,

Et bien que Jupiter soit en votre faveur,

Vous perdrez Ilion, car vous manquez de cœur ! »

 

A ces mots, de Phébus la figure immortelle,

Sous les traits du vieillard à ses yeux se révèle,

Bien que de Périphas il conserve le port,

Et tel fut son discours en regardant Hector :

 

« Hector, Troyens, et vous guerriers auxiliaires,

Ainsi donc vous cédez à nos destins contraires !

Quelle honte pour nous d'aller vers nos remparts !

Pour nous y renfermer, de fuir de toutes parts !

Un Dieu même, tantôt, est venu me le dire :

Jupiter est pour nous, et c'est lui qui m'inspirer

Ainsi, vers l'ennemi dirigeons tous nos pas,

Attaquons leur phalange et ne les laissons pas

S'emparer de Patrocle et porter dans leur tente

De ce vaillant guerrier la dépouille sanglante. »

 

Ainsi parlait Énée, et de son rang sortant,

Il ranime des siens le courage flottant.

Sa ferme contenance a fait cesser leur fuite,

Et, marchant à leur tête, il frappe Leiocrite,

De Licomède ami : son père est Aribas ;

En le voyant tomber, pour venger son trépas,

Dans les rangs ennemis Licomède s'avance ;

Il rencontre Apison qu'il perce de sa lance,

Et ce fils d'Hipposus, roi des Péoniens,

Après Astéropée est le plus fort des siens.

Quand il le vit ainsi rouler dans la poussière,

Il voulut le venger, et son ardeur guerrière

Le poussa vers les Grecs qui, s'étant retirés,

Près du corps de Patrocle y demeuraient serrés.

Et par Ajax conduits, cédant à ses instances,

Ils l'ont, comme d'un mur, entouré de leurs lances.

Il leur recommandait de ne pas s'écarter,

De veiller sur Hector et de lui résister.

Lui-même les poussait en brandissant l'épée,

Et du sang des guerriers la terre était trempée.

L'un sur l'autre tombant, Grecs, Troyens, alliés,

Étaient tous confondus par la mort ralliés,

Tour à tour attaquant ou faisant résistance ;

Mais la perte des Grecs est pourtant moins immense,

Parce qu'ils ont le soin de venir s'entr'aider,

De résister ensemble et de ne pas céder.

Un courage si grand, des deux parts les enflamme

Qu'ils sont dans ce combat ardents comme la flamme,

Et l'on ne peut pas dire, en un conflit pareil,

Si la lune l'éclairé ou si c'est le soleil,

Tant l'air est obscurci ! — La poussière foulée,

S'était, comme un nuage, au-dessus d'eux roulée ;

Mais plus loin, sous un ciel resplendissant d'éclat,

Les Grecs et les Troyens se livrent un combat

Qu'éclairé du soleil la brillante lumière,

Dont l'éclat radieux se répand sur la terre.

Là, combattant de loin, à l'aise et moins pressés,

Ils évitent les traits qui sont sur eux lancés ;

Mais avec plus d'ardeur, au milieu de la plaine,

De nombreux combattants qui se voyaient à peine,

Dans un brouillard épais, sous un ciel obscurci,

Lançaient l'airain cruel et se battaient aussi

Avec acharnement : sans se voir on s'y choque.

Les deux vaillant s guerriers Thrasimède, Antiloque,

De Patrocle ignorant encore le trépas,

Le croyaient plein d'ardeur au milieu des soldats.

Ils combattent à part pour soustraire au carnage

Les guerriers dont la peur amollit le courage,

Et pour les ranimer unissant leur effort,

Ils suivent le conseil que leur donna Nestor.

A disputer le corps de l'ami d'Eacide,

Ils montrent tous les deux une ardeur intrépide.

 

Lorsque, pour la tanner, d'un fort et gras taureau,

Les ouvriers, en cercle, ont distendu la peau,

Chacun d'eux, l'attirant avec sa main sanglante,

En détache le poil et la graisse gluante,

Jusqu'à ce qu'à la fin, tannée et se séchant,

Elle devienne exempte et de graisse et de sang ;

Ainsi, des deux côtés, dans un étroit espace,

Ajoutant à leurs cris  les coups et la menace,

Pleins d'une égale ardeur les guerriers s'agitant,

Unissent leurs efforts sans céder un instant,

Et veulent entraîner la dépouille sanglante,

Les Troyens vers Pergame et les Grecs vers la tente,

Cet horrible carnage et ce tumulte affreux,

De Minerve et de Mars ont réjoui les yeux,

Et durant tout le jour cette fureur extrême,

Fut ranimée encor par Jupiter lui-même.

 

Cependant, dans sa tente, Achille ignore encor,

De son plus cher ami la défaite el la mort.

Les combats s'engageant sous les murs de Pergame,

Il n'a plus vu  celui que regrette son âme.

Il est dans le tourment, il espère pourtant,

Qu'en suivant le conseil qu'il reçut en partant,

Il n'aura pas voulu pousser jusqu'à la ville,

Sachant qu'il ne peut pas la prendre sans Achille,

Et ni même avec lui ; sa mère, bien des fois,

L'a prédit à son fils ; mais Thétis, toutefois,

D'avance à ce cher fils ne voulut pas prédire

La mort de cet ami pour lequel il soupire.

 

Les Grecs et les Troyens sans reculer d'un pas,

S'animent des deux parts, ne se reposent pas,

Et s'égorgent entre eux. Aux Grecs on entend dire :

Résistons bravement, que nul ne se retire,

Et si l'on nous voyait succomber sous leurs coups,

Si nous cédions le corps, quelle honte pour nous !

Un si cruel affront serait un vrai supplice ;

Désirons que la terre à nos pieds s'engloutisse,

Plutôt qu'on puisse voir traîné par des liens,

Patrocle, dans Pergame ; entouré de Troyens ! »

 

Les Troyens, à leur tour, furieux, plein de rage,

Disaient entre eux : «Amis, résistons, bon courage !

Bravons tous les dangers que l'on nous fait courir :

Plutôt que de céder, il vaudrait mieux mourir. »

Ainsi des deux côtés on s'excite on s'anime,

Des Grecs et des Troyens l'ardeur est unanime,

On se bat et l'on crie, et ce tumulte affreux

S'élevait dans les airs et montait jusqu'aux cieux.

Retirés à l'écart, les deux coursiers d'Achille,

Pleuraient, le front baissé, leur conducteur habile,

Depuis qu'ils l'avaient vu sous Hector succomber,

Se débattre un instant et sous leurs pieds tomber;

Et pour les exciter, les lancer dans l'espace,

En vain Automédon les flatte ou les menace,

Ils résistent au fouet, ils se sont obstinés,

A ce triste repos se croyant condamnés,

Et ne voulaient tous deux, en restant dans l'attente,

Ni marcher au combat, ni rentrer dans leur tente :

Ainsi que la colonne ornement du tombeau

Ou d'une femme illustre, ou d'un vaillant héros,

Des chevaux attelés le couple est immobile,

Les yeux gonflés de pleurs, les deux  chevaux d'Achille

Ont la tête penchée, et de larmes mouillés,

Leurs crins pendent diffus de poussière souillés ;

Sur leurs naseaux fumants leurs larmes abondantes,

S'écoulent, en tombant des paupières brûlantes.

 

Voyant du haut du ciel leur tristesse et leurs maux,

Jupiter eut pitié de ces deux animaux ;

En lui-même il se dit : « Malheureux que vous êtes !

Quand nous avons voulu vous donner, pauvres bêtes,

A Pelée, un vieillard qui doit bientôt mourir,

Vous, êtres immortels exemptés de vieillir,

Est-ce pour vous punir, et de la race humaine

Vous faire partager les douleurs et la peine ?

Car des êtres qu'on voit respirer sous les cieux,

L'homme est le plus à plaindre et le plus malheureux ;

Rassurez-vous, pourtant, je ne permettrai pas

Qu'Hector soit votre maître et dirige vos pas ;

Aujourd'hui, c'est assez pour lui, je vous l'assure,

D'Achille, avec orgueil, de posséder l'armure,

Mais je vais ranimer votre bouillante ardeur,

Je vais de vos jarrets augmenter la vigueur,

Afin qu'Automédon, dans la tente d'Achille,

Ramené du combat y demeure tranquille,

Tandis que les Troyens que je vais soutenir,

Jusqu'aux vaisseaux des Grecs vont enfin parvenir,

Avant que du Soleil la brillante lumière

Ait cessé de paraître et d'éclairer la terre. »

 

Il dit : et Jupiter ranimant leur ardeur,

Les chevaux ont senti renaître leur vigueur,

Et de leur crins souillés secouant la poussière,

Ils relèvent la tête, agitent leur crinière,

Et prenant leur élan, animés, haletants,

Ils font rouler le char parmi les combattants,

Tandis qu'Automédon qui cède à leur vitesse,

Les lance avec ardeur quoique plein de tristesse ;

Il fond sur les Troyens, prompt comme le vautour

Qui chasse le ramier : on le voit tour à tour

Les poursuivre ou les fuir, les gagnant de vitesse ;

Mais, quoique plein d'ardeur et malgré son adresse,

Il ne peut les frapper et ses efforts sont vains,

Car les guides du char occupent ses deux mains.

Alors Alcimédon, vaillant fils de Laërce,

Voyant son embarras, s'en approche et s'empresse

De dire à son ami : « Montre-toi moins ardent !

Quel Dieu t'inspire donc le dessein imprudent

De t'aventurer seul dans l'horrible mêlée ?

Ton compagnon est mort, et du fils de Pelée,

Hector porte l'armure en se glorifiant. »

 

« Qui des Grecs, en sa force est assez confiant,

Répond Automédon, qui peut oser encore,

Maîtriser ces coursiers que leur ardeur dévore ?

De tous nos combattants, toi seul peux le tenter

Maîtrisant leur élan tu peux les arrêter.

Patrocle était le seul qui, maître de leurs guides,

Soumettait ces coursiers à ses mains intrépides ;

Mais Patrocle n'est plus, viens, monte sur le char,

Moi, dans les rangs, à pied, je vais combattre à part. »

 

A ces mots, il descend et lui cède sa place,

Son ami prend le fouet, il monte et le remplace.

Mais Hector les a vus ; il aperçoit aussi

Énée, et l'appelant, il lui dit : « Viens ici !

Imprudemment conduits, les chevaux de Pelée,

Viennent d'être lancés dans l'horrible mêlée,

Et si tu me soutiens, nous devons espérer

D'arrêter ces coursiers et de les capturer,

Leurs nouveaux conducteurs, faibles et sans audace,

Si nous les attaquons nous céderont leur place. »

 

Énée est par ces mots à combattre excité,

Il s'approche d'Hector, se met à son côté,

Et tous les deux couverts d'une cuirasse épaisse,

S'avancent vers le char, et Chromius s'empresse,

Suivi par Arétus, de marcher avec eux ;

En combattant ensemble ils espèrent tous deux

De maîtriser l'élan des coursiers intrépides,

Et de prendre le char, les chevaux et les guides.

Vain espoir! dont tous deux seront bientôt déçus,

Car par Automédon ils vont être reçus.

Invoquant Jupiter, plein d'une ardeur nouvelle,

Il excite en ces mots son compagnon fidèle :

« Mon cher Alcimédon, rapproche les chevaux,

Que je sente toujours leur souffle sur mon dos,

Car je m'aperçois bien qu'Hector le Priamide

Se dirige vers nous, de nos chevaux avide,

Une sera content que lorsqu'il aura pu,

Nous poursuivant tous deux, s'être de sang repu,

Et que lorsque entraîné par sa fureur extrême

Il prendra nos chevaux ou périra lui même. »

 

Il appelle aussitôt Ajax et Ménélas, Et leur dit :

« Mes amis, tournez vers nous vos pas,

Laissez vos compagnons sur Patrocle s'abattre,

Et pour nous qui vivons venez ici vous battre,

Les plus vaillants Troyens, Énée  ainsi qu'Hector,

Vers nous se dirigeant nous apportent la mort ;

Venez nous secourir contre Hector, contre Énée ;

Jupiter dans ses mains tient notre destinée,

Mais sachons, employant tous les efforts humains,

Nous battre avec courage et tenter les destins. »

 

En achevant ces  mots, Automédon s'élance

Sur Arétus, qu'il frappe et perce de sa lance :

Le fer en traversant l'airain du bouclier,

Dans son ventre qu'il ouvre est entré tout entier.

Comme quand le boucher, de sa hache tranchante,

A frappé le taureau sur sa tête penchante,

Que sous le coup mortel, l'animal bondissant,

En reculant d'un pas s'abat en mugissant ;

Ainsi fit Arétus. D'Hector, à cette vue,

Pour venger son ami la fureur s'est accrue,

Et sur Automédon aussitôt s'élançant,

Il lui porte un grand coup ; celui-ci s'abaissant,

Évite d'être atteint, et dans le sol plantée,

La lance en s'enfonçant y vibrait agitée.

A cet aspect, tous deux se montrant acharnés,

Dans un nouveau combat allaient être entraînés,

Lorsque des deux Ajax la présence subite,

Met Chromius, Énée et même Hector en fuite,

Et par eux d'Arétus le cadavre est laissé.

Alors Automédon s'en approche empressé,

Et de le dépouiller il se fait une fête,

En disant : « Par sa mort mon âme est satisfaite.

Immolant Arétus, mon cœur s'est soulagé,

Patrocle valait mieux, je l'ai pourtant vengé. »

 

Il dit, et s'emparant des armes, il les porte

Sanglantes sur le char, et le char les transporte.

Il y monte, et lui-même est tout couvert de sang,

Comme un lion repu dans un combat récent.

 

Près du corps de Patrocle, une lutte nouvelle

Venait de s'engager plus vive et plus mortelle.

Le puissant Jupiter qui tient tout dans ses mains,

A l'égard de la lutte a changé ses desseins.

Ayant pitié des Grecs, pour raffermir leur âme,

Il dépêche vers eux Pallas qui les enflamme.

Comme quand l'arc-en-ciel, dans la voûte des cieux,

Étale ses rayons en cercle lumineux,

Précurseur des malheurs qui menacent leur tête,

Il fait craindre aux mortels la guerre ou la tempête ;

Le laboureur tremblant interrompt ses travaux,

Et le berger s'enfuit emmenant ses troupeaux.

Ainsi, parmi les Grecs, Minerve descendue,

S'entoure, en arrivant, d'une éclatante nue,

Et les excitant tous, les poussant aux combats,

Sous le traits de Phénix s'adresse à Ménélas :

 

« Quel déshonneur pour toi, Ménélas, lui dit-elle,

Quel indigne renom, quelle honte éternelle,

Si le corps de Patrocle est, sous les murs Troyens,

Mal défendu par toi, dévoré par les chiens !

Au compagnon d'Achille épargne cet outrage,

Excite tes guerriers, combats avec courage. »

 

Ménélas lui répond : « Vénérable Phénix,

Aux conseils d'un vieillard j'attache un très grand prix,

Et puisse-je aujourd'hui recevoir de Minerve

La force qui détruit, la vertu qui conserve ;

Si je vois par son bras mes membres protégés,

Contre les traits sur moi sans cesse dirigés,

Je serai très heureux d'aller encor défendre

Les restes d'un guerrier chéri d'un amour tendre.

Mais Hector furieux, comme un embrasement,

Poussé par Jupiter, s'avance en ce moment. »

 

Par Atride, à Pallas la prière adressée,

Avec plaisir par elle est bientôt exaucée.

Il en reçoit l'ardeur et la ténacité

De cet insecte ailé par la faim excité,

Qui longtemps repoussé par celui qu'il harcelle,

Sans cesse recommence une attaque nouvelle,

Jusqu'à ce qu'à la fin, et quoique interrompu,

A force d'insistance il soit de sang repu.

 

Par Pallas animé, tenant en main sa lance,

Ménélas plein d'ardeur vers Patrocle s'avance.

 

A Troie il existait parmi ses citoyens,

Podès, qui brave et riche, honoré des Troyens,

Était aimé d'Hector d'une affection vive :

Il était tous les jours son assidu convive.

Ménélas l'atteignit tandis qu'il voulait fuir,  

Et de son bouclier il traversa le cuir.

Il tombe avec fracas, et Ménélas s'empresse

De livrer son cadavre aux guerriers de la Grèce.

 

Sous les traits de Phénops, c'est alors que Phébus

Vint exciter Hector, qui ne combattait plus.

Phénops était d'Hector l'hôte le plus aimable

De tous ceux d'Abidos qui mangeaient à sa table.

 

Il lui dit : « Eh quoi donc ! Hector ne combat pas !

Qui te redoutera si tu crains Ménélas ?

Ce guerrier lâche et mou, qui n'est pas bien à craindre,

A lui céder le pas pourrait-il te contraindre !

Et cependant il vient de tuer, aujourd'hui,

Podès dont le cadavre est entraîné par lui ;

Ce Podès, ton ami, guerrier plein de vaillance,

Qui tient d'Éetionson illustre naissance. »

 

Phébus a par ces mots excité sa valeur :

Un noir chagrin, d'Hector enveloppe le cœur ;

Il est prêt à combattre, et s'armant de sa lance,

Dans les rangs ennemis furieux il s'élance.

 

De son égide armé le puissant Jupiter,

Sur l'Ida nuageux a fait briller l'éclair

Qui précède la foudre, et bientôt du tonnerre

Le bruit retentissant, qui fait trembler la terre,

Excite les Troyens, les rend victorieux,

Et les Grecs dispersés s'enfuyent devant eux.

Le premier qui s'éloigne et quitte la mêlée,

C'est un Béotien qu'on nommait Pénélée;

Ce guerrier courageux, qui toujours résistait,

Fut percé jusqu'à l'os au moment qu'il partait.

Ce fut Polidamas qui d'un coup de sa lance,

L'atteignit à l'épaule, à petite distance.

Mais Hector, de plus loin, de sa lance d'airain,

Poursuivant Leïtus, l'atteignit à la main.

Dès-lors, ne pouvant plus pourvoir à sa défense,

D'Hector qui le poursuit il évite la lance.

Afin de le sauver, Idoménée alors,

Accourant près de lui, se lance sur Hector,

Et de sa longue pique il atteint sa cuirasse,

Mais le fer rejaillit et la pique se casse.

Les Troyens rassurés poussèrent de grands cris :

Hector attaque alors Idoménée assis

Sur son char ; mais du but son javelot dévie,

Et frappant Céranus lui fait perdre la vie.

Ce Céranus était l'ami de Mérion :

Il quitta son pays, suivit son compagnon,

Et Mérion à pied voulant un jour combattre,

 

Courait un grand danger, et l'on allait l'abattre,

Et c'eut été pour Troie un triomphe éclatant ;

Céranus, sur son char arrivant à l'instant,

Le délivra, c'est lui qui vient d'avoir la chance

De rencontrer Hector, de périr sous sa lance,

Qui frappa sa mâchoire et lui brisa les dents,

Et les guides flottaient sous ses deux bras pendants.

Mérion aussitôt les ramassant à terre,

Monte encor sur le char et dit avec colère :

« Courage ! Idoménée, et poussons nos chevaux,

Le ciel n'est plus pour nous, fuyons vers nos vaisseaux. »

 

Idoménée alors, terrifié, s'empresse,

D'exciter les chevaux que sa main du fouet presse,

Ajax et Ménélas, ont comme lui dû croire,

Qu'aux Troyens Jupiter réservait la victoire.

 

Ajax alors s'écrie : « Il est bien évident,

Que Jupiter pour eux combat en ce moment,

Et tous leurs traits lancés, avec ou sans adresse,

Portent coup, Jupiter les dirige sans cesse :

Et ceux que nous lançons de nos habiles mains,

Manquent toujours leur but, inutiles et vains.

Il faut pourtant chercher un moyen efficace

De forcer les Troyens de nous céder la place :

De leurs coups meurtriers, songeons à nous parer,

A tout prix de Patrocle il faut nous emparer,

Et rendre à nos amis, qui sont tous dans l'attente,

De ce brave guerrier la dépouille sanglante.

Accablés de tristesse, ils craignent tous qu'Hector

Repousse notre attaque et nous donne la mort.

Achille ne sait pas encore la nouvelle

De la mort de Patrocle, hélas ! et puisse-t-elle

Bientôt lui parvenir ! Mais je ne sais comment,

Dans sa tente, annoncer ce triste événement.

Le ciel est obscurci par un épais nuage .

Et nul ne peut remplir ce dangereux message.

La sombre obscurité s'étend autour de nous,

Et nous ne savons pas où diriger nos coups.

 

Tout-puissant Jupiter, écoute ma prière ;

Rassérène le ciel et rends-nous la lumière ;

Et s'il plait à ton cœur de nous faire périr ,

Que du moins au grand jour il nous faille mourir ! »

 

Jupiter, qui l'entend, touché par sa prière,

Dissipe le brouillard, rend au ciel la lumière ;

Le soleil reparaît, l'horizon s'est ouvert,

Et le champ du combat est tout à découvert.

 

Ajax répond alors : « Fils généreux d'Atride,

Cherche, s'il vit encor, le vaillant Nestoride,

Antiloque, et dis-lui de partir sans retard,

Que du sort de Patrocle il aille faire part

A Pélide. » A ces mots, pour hâter ce message,

Ménélas s'éloigna sans tarder davantage.

Hors d'un parc de brebis tel un lion chassé

S'éloigne tristement de fatigue harrassé.

Les bergers et les chiens, courant à sa poursuite,

Lui font lâcher sa proie et le mettent en fuite.

Il a lutté contre eux durant la nuit entière.

Sans pouvoir à sa faim donner libre carrière ;

Tous ses efforts sont vains, ses membres sont percés

Par la grêle de traits qui sont sur lui lancés.

Après de longs efforts, des luttes incessantes,

Et fuyant les bergers et leurs torches ardentes,

Quand le jour reparaît, il s'en va tristement

Cacher dans la forêt sa honte et son tourment ;

S'éloignant de Patrocle, et quittant cette enceinte,

Tels sont, de Ménélas, la douleur et la crainte.

Il a peur que les Grecs, enfin vaincus par eux,

Ne livrent aux Troyens ses restes précieux.

Avant de s'éloigner et de quitter l'armée,

Aux Ajax en ces mots sa crainte est exprimée :

 

« Vaillant chefs des Argiens, et toi cher Mérion,

Patrocle, en son vivant, digne d'affection,

Par ses douces vertus, son amour, sa sagesse,

Est digne, après sa mort, d'une égale tendresse.

Je vous le recommande, empêchez, aujourd'hui,

Nos cruels ennemis de s'emparer de lui. »

 

Ayant ainsi parlé, le généreux Atride,

Promenant ses regards, cherchait le Nestoride :

Tel, de tous les oiseaux, à l'œil le plus perçant,

De la hauteur des cieux un aigle s'élançant,

Découvre et va saisir de son bec sanguinaire

Un lièvre qu'il enlève et porte dans son aire ;

Il s'assure à la fin que le fils de Nestor

Peut porter son message et qu'il respire encor.

Il l'aperçoit debout à gauche de l'armée :

De ses soldats, par lui, la troupe est animée ;

Il l'appelle en disant : « Viens, approche un moment,

Patrocle est mort : apprends ce triste événement,

Ensemble déplorons cette perte funeste !

Ne vois-tu pas aussi que la faveur céleste

Abandonne les Grecs et soutient les Troyens,

Que la mort de Patrocle afflige les Argiens ?

Vers Achille, va, cours, porte cette nouvelle,

Qui va remplir son cœur d'une douleur mortelle.

De Patrocle, s'il veut que nous sauvions le corps,

Qu'il s'empresse ; l'armure est au pouvoir d'Hector.

 

Antiloque, à ces mots, d’une tristesse immense

Est pénétré, longtemps il garde le silence ;

Sa parole ne peut exprimer ses douleurs,

Et ses yeux sont mouillés par d'abondantes pleurs.

Pourtant, exécutant l'ordre que donne Atride,

Il laisse ses chevaux, quitte son char rapide,

Se dispose au départ, descend et sans tarder,

Donne à Loodocus sa cuirasse à garder,

Et s'éloigne, affecté d'une douleur mortelle,

A Pélide portant la terrible nouvelle.

Les Pyliens alors qu'Atride avait quittés,

Furent par ce départ justement affectés.

Ménélas leur laissa, pour venir à leur aide,

Et pour les consoler le divin Thrasimède,

Et retournant encor auprès du corps sanglant,

Il trouva les Ajax, et les interpellant,

Il leur dit : « J'ai pensé, par un message utile,

Du sort de son ami devoir instruire Achille ;

Usera tourmenté, mais je n'espère pas

Qu'il sorte de sa tente et porte ici ses pas,

Quoique étant furieux contre le Priamide,

Car étant désarmé, n'ayant plus son égide,

Il ne pourrait combattre... Avisons aux moyens

De défendre le corps, d'écarter les Troyens,

Et nous-mêmes lancés dans cet affreux carnage,

Pour éviter la mort luttons avec courage ! »

Le fils de Télamon répond à ce propos :

Ménélas, tu dis vrai, tu parles à propos ;

Cours avec Mérion et sors de la mêlée,

En emportant vers nous la dépouille souillée.

Nous, à votre secours, par derrière arrivant,

Poursuivant les Troyens, les poussant en avant,

Guerriers d'un même nom, par la valeur semblables,

Nous les accablerons sous nos coups implacables. »

 

Atride et Mérion, dans le même moment,

Enlèvent le cadavre avec empressement.

Leur voyant emporter la dépouille sanglante,

Des Troyens consternés la troupe se tourmente.

Leurs soldats furieux attaquent les Argiens,

En poussant de grands cris ; ils imitent les chiens

Forçant un sanglier atteint d'une blessure.

Les limiers ardents que leur nombre rassure,

Attaquent l'animal qui revient sur ses pas ;

La meute alors recule et veut fuir le trépas.

Tels, les Troyens, d'abord, ont tenté de les suivre,

Et leur lançant des traits ont voulu les poursuivre ;

Mais voyant avancer les Ajax en courroux,

Ils pâlissent, tremblant de recevoir leurs coups.

De Patrocle, ainsi donc, la dépouille emportée,

Par ces hardis guerriers vers la mer est portée ;

Mais ils sont assaillis, les traits tombent sur eux,

Lancés par les Troyens ardents et courageux.

De leur rapide essor, l'impulsion hardie,

D'une ville assiégée imite l'incendie,

Quand, poussés parle vent, les brandons allumés,

Pétillent en brûlant sur ses murs enflammés ;

Les cris des combattants, le cliquetis des armes,

Répandent la terreur, excitent les alarmes.

Atride et Mérion, de toutes parts suivis,

Étaient par les Troyens traqués et poursuivis ;

Ils bravent le danger, raniment leur courage,

Ainsi que deux mulets soumis à l'attelage,

Qui traînant un grand mât par des sentiers ardus,

Dans la plaine, en suant, se sont enfin rendus.

Ainsi ces deux guerriers portaient sur leur épaule

Le fardeau glorieux dont le prix les console.

Derrière eux les Ajax s'étant tous deux portés,

Les Troyens accourus par eux sont écartés.

Ainsi dans une plaine une digue élevée,

Écarte le torrent dont l'eau s'est soulevée,

En grossissant son cours. La digue, cependant,

Résiste à ce torrent qui s'élève en grondant,

Et son cours dévié se répand dans la plaine.

Ainsi fuit devant eux la phalange troyenne ;

Mais revenant bientôt, ces guerriers obstinés,

Retournent au combat encor plus acharnés :

Énée est avec eux, Hector est à leur tête.

Comme quand l'horizon est gros d'une tempête,

D'étourneaux et de geais un vol tumultueux,

En fuyant l'épervier qui se lance sur eux,

Va se réfugier dans un épais bocage,

Ainsi les Grecs, alors, oubliant leur courage,

S'éloignent des Troyens, et cédant à la peur,

Et d'Énée et d'Hector fuient le bras vengeur,

Et plusieurs, en courant, laissant tomber leurs armes,

Par leurs cris douloureux expriment leurs alarmes :

L'effroi règne partout, chacun craint pour son sort,

Et tout n'est pas fini, le combat dure encor.