Nestor était à
table, il buvait, et surpris
D'entendre dans
les airs retentir ces grands cris,
Il dit à Machaon
: « Cette clameur immense,
M'inspire de
l'effroi. Que faut-il que
j'en pense ?
Elle grossit
toujours !... Repose, et bois du vin :
Hécamède pour toi
va préparer un bain.
Je pars, fais
découvrir et panser ta blessure,
Moi, de ce qui se
passe il faut que je m'assure. »
Il prend un
bouclier ; c'est celui de son fils,
Car il n'a plus le
sien que Thrasimède a pris :
Il s'arme d'une
lance, et sortant de sa tente,
Il voit de tous
les Grecs la fuite et l'épouvante.
En deçà des
remparts par les Troyens franchis,
Ils sont par
l'ennemi battus et poursuivis.
Comme lorsque du
ciel sous la voûte orageuse,
On voit noircir
des mers Tonde tumultueuse,
Et que des vents
lointains, qui se heurtent entre eux,
On entend
s'approcher le souffle impétueux,
On ne sait de
quel point cette tempête arrive,
La mer en
attendant est calme sur sa rive :
Ainsi Nestor
hésite, il tremble, et ne sait pas
Si vers cette
mêlée il portera ses pas,
Ou s'il ira se
rendre à la tente d'Atride.
Pour ce parti plus
sûr, enfin il se décide,
Il part ; et
cependant, et de tous les côtés,
Les guerriers
acharnés s'étaient précipités ;
On se battait
partout ; les lances, les épées,
Dont le bruit
retentit, de sang étaient trempées.
Venant à sa
rencontre et sortant de leurs nefs,
Nestor voit
arriver les guerriers et les chefs
Qui, blessés
récemment, retirés dans leur tente,
Anxieux sur leur
sort, étaient tous en attente.
Il aperçoit
d'abord Ulysse, Agamemnon,
Et le premier
Ajax, le fils de Télamon.
Leurs vaisseaux
les premiers alignés sur la plage,
Étaient près de la
mer et touchaient au rivage ;
Les autres, plus
nombreux, mais arrivés plus tard,
S'avançaient dans
la plaine et touchaient aux remparts,
Et du camp pour
ne pas trop resserrer la place,
On les avait
rangés en ménageant l'espace.
Ces rois, voyant
Nestor avancer lentement,
Éprouvent en leur
âme un noir pressentiment ;
Ils l'abordent
ensemble appuyés sur leur lance ;
De Nestor, le
premier Agamemnon s'avance
Et lui dit : « 0
Nestor, gloire des Achaiens,
Si tu fuis les
combats, où seront nos soutiens ?
Quel est donc ton
dessein, quel intérêt t'amène ?
Pour moi, voici
surtout le sujet de ma peine :
L'impétueux
Hector, aux Troyens réunis
N'a-t-il pas osé
dire et n'a-t-il pas promis
Qu'il ne rentrera
pas dans les murs de Pergame
Avant d'avoir
livré nos vaisseaux à la flamme !
Va-t-il donc
aujourd'hui nous exterminer tous !
Comme Achille,
les Grecs, cédant à leur courroux,
Ont-ils, ainsi
que lui, refusé de combattre,
Et par le
désespoir se laissent-ils abattre ? »
« Ah ! ce n'est
que trop vrai, lui répondit
Nestor,
le fait est accompli, la chose est pire encor !
Nos remparts sont
détruits, et Jupiter lui-même
Pourrait-il nous
tirer de ce danger suprême ?
Ces solides
remparts que nous avions dressés,
Sur lesquels nous
comptions, les voilà renversés !
Jusque sur nos
vaisseaux la plage est découverte,
Et poursuivant
les Grecs, acharnés à leur perte,
Les Troyens
triomphants, partout victorieux,
Les frappent de
leur glaive en se ruant sur eux.
Battus sur tous
les points on les voit disparaître,
Et du camp
l'ennemi va devenir le maître.
Avisons aux
moyens, s'il en est temps encor,
De réparer nos
maux et de chasser Hector ;
Mais vous, restez
ici. Pour conserver vos têtes,
Que feriez-vous
ailleurs, blessés comme vous l'êtes !
« Puisqu'il en
est ainsi, répond le Roi des rois,
Puisque les Grecs
battus sont réduits aux abois,
Que nos
retranchements et nos murs de défense,
Sur lesquels nous
fondions toute notre espérance,
Ont été renversés,
pour nous il est bien clair
Que les malheurs
des Grecs plaisent à Jupiter,
Et qu'à nos
ennemis accordant la victoire,
Il veut que loin
d'Argos nous périssions sans gloire,
Jadis, il fut un
temps, cet heureux temps n'est plus,
Où, recevant de
lui des secours assidus,
Nous triomphions
partout ; maintenant, au contraire,
Ce sont nos
ennemis qu'il cherche à satisfaire,
Il les couvre de
gloire, et dans tous les combats,
Au lieu de nous
servir, il enchaîne nos bras.
Il faut nous
résigner, et je m'en vais vous dire
Le parti qui nous
reste et que nous devons suivre :
Il faut remettre à
l'eau, confier à la mer,
Nos navires à sec,
alignés en plein air.
Que l'ancre cette
nuit les fixe et les assure ;
Faisons tous nos
apprêts durant la nuit obscure,
Et si les ennemis
nous laissent en repos,
Nous mettrons à la
mer tous nos autres vaisseaux,
Et ferons voile
ensemble ; on n'est jamais blâmable
Quand on sait bien
choisir le moment favorable.
Puisque nous le
pouvons, profitons de la nuit.
Il vaut encore
mieux nous éloigner sans bruit,
Et menacés ici
d'un
danger trop visible,
Fuyons pour éviter
une perte infaillible. »
Ulysse sur lui
lance un regard courroucé,
Et dit : « Par toi
quel mot vient d'être prononcé !
Atride, tu devrais
n'avoir sous ta conduite,
Que de lâches
soldats toujours prêts à la fuite,
Et non pas des
guerriers fermes, persévérants,
Façonnés aux
combats dès leurs plus jeunes ans,
Et qui jusqu'à la
mort amis de la victoire
Voudront toujours
combattre et se couvrir de gloire.
Ainsi donc tu
voudrais, après tant de combats,
Éloigner d'Ilion
nos nefs et nos soldats !
Plutôt que de
parler ainsi, l'on doit se taire !
A ton lâche
conseil personne ici n'adhère.
L'avis qu'Atride
émet, qu'il propose aujourd'hui,
Ainsi que de nous
tous, est indigne de lui,
Indigne d'un
guerrier qui commande une armée.
Quoi ! tu veux
que la flotte à la mer soit traînée,
Lorsque de
l'ennemi l'attaque dure encor,
Qu'à la tête des
siens, sur nous avance Hector !
Ce serait des
Troyens éterniser la gloire,
Ce serait leur
livrer une grande victoire.
Une fois
embarqués, nos guerriers réunis
Voudraient tous
s'éloigner et revoir leur pays,
Et ton conseil
fatal, signe de leur retraite,
Compléterait des
Grecs la honteuse défaite. »
« Tes reprochés
amers ont pénétré mon cœur,
Répond Agamemnon.
Je connais ta valeur,
Je sais apprécier
ta sagesse profonde.
Et crois
qu'Agamemnon ne peut pour rien au monde,
Contraindre nos
guerriers à fuir loin d'Ilion ;
Mais de tous je
voudrais savoir l'opinion,
Je vous consulte
tous, ici, jeunes et vieux.
Nous suivrons le
conseil qui conviendra le mieux :
Je vous écoute
tous, parlez à tour de rôle. »
Le vaillant
Diomède alors prit la parole :
« Écoutez mon
avis, dont vous avez besoin,
Et pour un bon
conseil ne cherchez pas si loin.
Et quoique jeune
encor, celui que je propose,
Est le bon ;
l'âge ici ne fait rien à la chose.
Issu, vous le
savez, du plus glorieux sang,
Mon père fut
Tydée et je suis son enfant :
J'ai le droit, à
ce titre, et le devoir peut-être,
De donner mon
avis, de le faire connaître.
Porthée eut trois
enfants, tous dignes de son nom,
Qui près de lui
d'abord habitèrent Pleuron :
Deux étaient Agius
et Mêlas, l'autre Énée,
Qui s'illustra le
plus et fut la branche aînée.
Il était mon
aïeul et roi de Galydon,
Il y soutint
l'honneur de son glorieux nom.
Mon père
cependant, quittant cette contrée,
Vint habiter
Argos auprès des fils d'Atrée ;
Ainsi l'avaient
voulu Jupiter et les Dieux.
Mais peu de temps
après, ayant quitté ces lieux,
Adraste le reçut
comme époux de sa fille.
De cet illustre
roi reçu dans la famille,
Il fut riche en
troupeaux, posséda de grands biens,
D'Adastre les
enclos furent bientôt les siens,
Et de tous les
guerriers que possédait la Grèce,
Aucun ne l'égalait
en valeur, en sagesse.
Ainsi je ne suis
pas sans naissance et sans nom.
Et ce que je dirai
mérite attention.
Soyons prêts,
levons-nous, tout blessés que nous sommes,
Et pour combattre
encor réunissons nos hommes,
Et si nous ne
pouvons nous mêler aux combats,
Notre présence au
moins soutiendra nos soldats.
Nous plaçant loin
des traits, que notre voix excite
L'ardeur des
combattants pour empêcher leur fuite. »
Approuvant Diomède
et ce qu'il leur a dit,
Tous sont de son
avis, nul ne le contredit,
Pas même
Agamemnon, qui le premier s'élance ;
Sous les traits
d'un vieillard Neptune aussi s'avance,
Il s'approche
d'Atride, et saisissant sa main :
« C'est
maintenant, dit-il, que dans son cœur hautain,
Heureux dans sa
retraite, Achille doit jouir,
De voir notre
défaite et nos guerriers périr.
Il a perdu
l'esprit. Puisse-t-il, à sa honte,
Voir déchirer son
cœur que la haine surmonte,
Et souffrir tous
les maux qu'il a trop mérités !
Tous les Dieux
contre nous ne sont pas irrités,
Et tu verras
bientôt, revenant en arrière,
Tous les chefs en
fuyant franchir notre barrière. »
En achevant ces
mots, il pousse une clameur
Telle qu'on la
croirait d'une armée en fureur ;
De Neptune la
voix ranimant leur courage,
Rassure tous les
Grecs et les pousse au carnage.
La déesse Junon,
de l'Olympe le vit ;
Reconnaisant
Neptune, elle s'en réjouit.
Mais un autre
spectacle afflige alors sa vue.
Sur l'Ida
sourcilleux, assis sur une nue,
Elle voit Jupiter
roulant dans son esprit
Des projets dont
le but excite son dépit.
Anxieuse, Junon
cherchant à le surprendre,
Auprès de son
époux se dispose à se rendre ;
Le moyen le plus
sûr d'obtenir sa faveur,
C'est d'aller le
charmer et d'attendrir son cœur,
De montrer à ses
yeux, ornés par la parure,
Les attraits
qu'elle tient des mains de la nature,
Et de se revêtir
des plus beaux ornements,
Pour exciter en
lui les plus doux sentiments,
Et par ses doux
propos, sa grâce enchanteresse
Endormir dans ses
bras son cœur et sa sagesse.
Allant dans le
boudoir que son cher fils Vulcain
Avait pour sa
toilette embelli de sa main,
Sans peine elle
l'ouvrit. De sa forte serrure
Aucun des autres
Dieux ne connaît l'ouverture.
Elle y pénètre
seule, et sa main, à l'instant,
De la porte sur
elle a fermé le battant.
Afin que tout son
corps soit exempt de souillure,
Elle a, pour le
laver, la liqueur la plus pure,
Et ses membres,
couverts de parfums précieux,
Embaument à la
fois et la terre et les cieux,
Et son peigne
agité, dans sa main qui le presse,
Orne son front
divin de ses cheveux en tresse.
Elle couvre son
sein d'un tissu parfumé,
Riche don de
Minerve et par elle tramé ;
Et sa robe
éclatante à ses contours fixée,
Par des agrafes
d'or y brillait attachée.
Autour de sa
ceinture et par des nœuds dorés,
Les contours de
son sein avaient été serrés,
Et, flottant sur
son cou, quatre pierres pareilles,
En lançant leurs
éclairs, pendaient à ses oreilles.
Ses attraits
naturels, leur éclat emprunté,
Tout en elle était
plein de grâce et de beauté.
Ce n'est pas tout
encor, car l'auguste Déesse
Revêt un voile
blanc d'une grande richesse,
Qu'elle n'a jamais
mis : des brodequins brillants
Sont par elle
enlacés à ses pieds sémillants.
Des ses riches
atours Junon ainsi parée,
En sortant de sa
chambre, à Vénus s'est montrée :
« Chère fille,
dit-elle, accours, viens ! aide-moi.
Serait-ce donc en
vain que j'ai recours à toi ?
Vénus, chère aux
Troyens, serait-elle affligée
De voir par moi
des Grecs la race protégée ? »
Vénus répond alors
: « Dis, quel, est ton désir,
Déesse vénérable?
et c'est avec plaisir,
Si du moins je le
peux et s'il faut te complaire,
Que je serai
toujours prête à te satisfaire. »
Junon, pleine de
ruse, alors lui répondit :
« Seconde-moi,
Vénus, accorde à mon esprit
Ce charme, ces
attraits, cette force divine
Qui pénètre les
cœurs, les séduit, les domine,
Et dont l'heureux
prestige et le pouvoir sont tels
Qu'ils subjuguent
les Dieux ainsi que les mortels.
Je vais voir, aux
confins de la terre féconde,
Dans leur brillant
séjour, sous les gouffres de l'onde,
Océan et Thétis.
Dans leur riche palais,
Jeune je fut
nourrie et reçus leurs bienfaits,
Quand du grand
Jupiter la puissante colère
Précipita Saturne
aux confins de la terre.
Ayant de ces époux
su la division,
Je vais, si je le
puis, rétablir l'union,
Et porter dans ces
lieux qu'affligé la discorde,
Les bienfaits de
l'amour, la paix et la concorde,
Et réchauffer
leurs cœurs. Si je puis réussir,
Dans le lit
conjugal si je puis les unir,
Si d'un hymen
fécond je comble l'espérance,
J'aurai de
puissants droits à leur reconnaissance. »
Vénus lui répondit
:
«
Je ne résiste pas,
A celle qui
reçoit Jupiter dans ses bras. »
La déesse, à ces
mots, détache sa ceinture
Où sont les
heureux dons de toute la nature :
Là les désirs
brûlants, là le charme des yeux,
Les propos
séduisants, les soupirs amoureux
Qui portent la
langueur dans les cœurs les plus sages,
Dont le pouvoir
s'étend sur eux, à tous les âges.
Vénus remet alors
sa ceinture en ses mains,
Et lui dit : « Ce
tissu remplira tes desseins.
De ce rare trésor
recouvre ta ceinture,
Tu seras
triomphante, et Vénus te l'assure ! »
Junon en souriant
la reçut, et soudain
Ce voile précieux
fut caché dans son sein.
Vénus retourne
alors au palais radieux
De Jupiter.
Junon, en
s'élançant des cieux,
Traverse dans son
vol les champs de la Piérie,
Voit les coteaux
riants de l'aimable Émathie,
Et sans toucher le
sol, par elle sont franchis,
Et la Thrace, et
ses monts que la neige a blanchis.
Elle voit à ses
pieds les vallons, les abîmes,
Traverse de
l'Athos les orgueilleuses cimes,
Et,
franchissant la mer qu'elle n'effleure pas,
Elle arrive à
Lemnos, la ville de Thoas.
Du frère de la
Mort, du Sommeil secourable,
Elle saisit la
main et dit d'un air affable :
« Des hommes et
des dieux souverain tout-puissant,
Arrive, viens
m'aider, Sommeil assoupissant !
Bien souvent ton
secours a pu me satisfaire,
Mais, aujourd'hui
surtout, il m'est bien nécessaire.
Dès que tu
pourras voir, de mes charmes épris,
Jupiter dans mes
bras, qu'il soit par toi surpris.
Viens assoupir ses
sens, et ma reconnaissance
A ton zèle promet
la riche récompense
D'un trône d'or.
Du temps le pouvoir si fâcheux
Ne pourra le miner
: mon fils, le Dieu boiteux,
Emploiera tous ses
soins, sa science divine
A fabriquer ce
don que Junon te destine,
Et
j'y
joindrai pour toi de somptueux trépieds,
Pour que, dans
tes repas, tu reposes tes pieds. »
Le Sommeil lui
répond d'une voix douce et tendre :
« Sur tous les
immortels mon pouvoir peut s'étendre ;
De l'immense
Océan, dont nous sommes tous nés,
Les flots par le
Sommeil peuvent être enchaînés ;
Mais du Maître
des Dieux affronter la présence,
Et lui fermer les
yeux, n'est pas en ma puissance.
Sans ordre de sa
part je ne puis le tenter,
Et son bras tout
puissant saurait bien m'arrêter.
Autrefois, tu le
sais, voulant te satisfaire,
J'ai du Maître des
Dieux excité la colère,
Lorsque Hercule,
son fils, voguait loin d'Ilion,
Qu'il avait
saccagé ; conseillé par Junon,
J'endormis
Jupiter. Alors par leur poursuite
Les vents de ce
héros précipitant la fuite,
Le firent
aborder, ballotté par les flots,
Loin de tous ses
amis, dans la rade de Cos.
Quand Jupiter
rouvrit ses yeux à la lumière,
Son cœur en fut
rempli d'une horrible colère.
Son funeste
courroux retentit dans les cieux,
Et son œil
menaçant fit trembler tous les dieux.
Son âme, contre
moi, fut surtout irritée,
Et s'il m'avait
alors trouvé sous sa portée,
Dans l'abîme des
mers il m'eût précipité.
J'eus recours à la
Nuit, et cette déité
M'accorda sa
faveur. Jupiter, pour lui plaire,
Me laissant
échapper, apaisa sa colère.
Dois-je encore
aujourd'hui courir un tel danger ?
Dans un si grand
péril puis-je encor me plonger ? »
« Pourquoi me
témoigner cette crainte frivole ?
Rassure-toi,
Sommeil, et crois à ma parole,
Reprit alors Junon
: et le Maître des Dieux,
Favorable aux
Troyens, ne fera pas pour eux
Ce qu'il fit pour
Hercule. Ainsi donc, point d'alarmes !
Aborde Jupiter,
fais-lui goûter tes charmes ;
La Grâce
Pasithée,
objet de ton amour,
Je te la donnerai,
tu l'auras au retour,
Tu l'auras pour
épouse, et de ta complaisance,
Cette rare beauté
sera la récompense. »
Du Sommeil
satisfait le cœur s'épanouit ;
Prêt à suivre
Junon, ce Dieu lui répondit :
« Soit ! mais de
la donner fais le serment terrible :
Jure-le par le
Styx et par son eau paisible.
Vers la mer et la
terre étendant tes deux mains,
Prends à témoin
le ciel et les Dieux souterrains,
Que j'obtiendrai
de toi la belle Pasithée,
Pour qui d'un fol
amour mon âme est transportée. »
Il dit. Junon
s'empresse, étendant ses deux mains,
D'invoquer les
Titans et les Dieux souterrains :
Elle les nomma
tous ; puis, prenant leur volée,
Le Sommeil et
Junon quittèrent la vallée.
Lancés
rapidement, d'un nuage entourés,
De l'Ida sous
leurs pieds ils voient les bois sacrés,
Où naissent,
enfermés dans ses gorges profondes,
Les fauves, les
torrents et les sources fécondes.
A l'Ida parvenus,
ils s'arrêtent enfin,
Pour faire
ensemble à pied le restant du chemin.
Ils entrent dans
le bois, et lorsqu'ils avancèrent,
Pour les laisser
passer les arbres s'inclinèrent ;
Mais près de
Jupiter le Sommeil parvenu
S'arrête, et
désirant n'être pas reconnu,
Il grimpe sur un
pin d'une grosseur énorme,
Et d'un oiseau
des bois prend la voix et la forme.
Cet oiseau
babillard s'appelle Cymindis,
Connu des
immortels sous le nom de Chalcis.
Junon, de son
côté, franchissant les abîmes,
Du sourcilleux
Gargare arrive sur les cimes.
Jupiter, la
voyant, sentit naître en son cœur
Ces désirs
amoureux, ce charme,
cette ardeur
Qu'il éprouva
jadis, lorsque de sa tendresse
Pour la première
fois Junon goûta l'ivresse ;
Et debout devant
elle, admirant ses appas,
« Belle Junon,
dit-il, où portez-vous vos pas ?
Vous n'avez pas de
char; quelle affaire vous presse ? »
« Je vais, répond
alors, Junon pleine d'adresse,
Je vais voir Océan
et Thétis, au séjour
Où dans le fond
des mers ces Dieux tiennent leur cour ;
Et c'est là que
jadis ma jeunesse élevée,
Par leurs soins
bienfaisants fut nourrie et sauvée ;
Ayant de ces époux
su la division,
Je vais, si je le
puis, rétablir l'union,
Et porter dans ces
lieux, qu'affligé la Discorde,
Les bienfaits de
l'amour, la paix et la concorde.
Au pied du mont
Ida, voulant franchir les flots,
Pour les y
retrouver
j'ai
laissé mes chevaux ;
Mais avant mon
départ, de peur de te déplaire,
J'ai voulu
t'avertir de ce que j'allais faire. »
Jupiter répondit
: « Tu partiras plus tard,
Et tu n'as nul
besoin de presser ton départ.
Accours, viens
dans mes bras, cède au désir extrême,
Aux transports
amoureux du cher époux qui t'aime.
Jamais, dans aucun
temps, une si grande ardeur,
Un sentiment plus
vif ne maîtrisa mon cœur.
Non, jamais une
femme, ou mortelle ou déesse,
Ne fit naître en
mon âme une si douce ivresse ;
Bien moins belle
que toi, l'épouse d'Ixion
Ne m'inspira
jamais pareille affection.
Si de Pirithoüs
elle devint la mère,
Ma tendresse
pourtant ne fut que passagère,
La belle Danaé,
la fille d'Acrisus,
Fut par moi moins
aimée, et tu me plais bien plus.
Fruit de notre
union, je vis naître Persée,
Mais Junon est
plus belle, et tu l'as surpassée.
La fille de
Phénix, qui conçut deux héros,
Minos et
Radamanthe, avait des yeux moins beaux.
Alcmène et Sémélé,
dont la couche féconde,
De moi fît naître
Hercule, et Bacchus cher au monde,
Et l'illustre
Latone, et la belle Gérés,
Eurent bien moins
que toi de charmes et d'attraits.
Tout relève
aujourd'hui ta grâce naturelle,
Et jamais Jupiter
ne te trouva si belle ! »
Junon lui
répondit : « Que dis-tu, Jupiter ?
Au sommet de l'Ida
tout est à découvert ;
Et ne vois-tu
donc pas que dans cette contrée,
Les hommes et les
Dieux ont une libre entrée ?
Si nous étions
surpris, et si quelqu'un des Dieux
Aux autres
immortels nous montrait dans ces lieux,
Quelle honte pour
moi ! Non, non, je m'y refuse !
Si l'on nous
découvrait, j'en serais trop confuse !
Cependant, s'il
le faut, Jupiter, si tu veux
Qu'il soit, en ce
moment, satisfait à tes vœux,
N'avons-nous pas
au ciel, pour nous seuls destinée,
La couche par
Vulcain si richement ornée ?
Et si nous nous
livrons à des transports si doux,
Fais qu'au moins
nul ne puisse arriver jusqu'à nous. »
« Junon,
crois-moi, dit-il, et sois désabusée,
Notre couche aux
regards ne peut être exposée,
Et d'un nuage
d'or je vais couvrir ces lieux.
Aux rayons du
soleil, aux hommes comme aux Dieux,
L'abord, dans un
moment, n'en sera plus possible :
Ce lieu va devenir
à tous inaccessible. »
A ces mots, les
époux aperçurent un lit :
D'un duvet naturel
la terre se couvrit ;
Les safrans, les
lotos, la rosé parfumée,
Se courbent
mollement sur leur couche embaumée.
Subjugué par
l'Amour, dompté par le Sommeil,
Jupiter attendit
un tranquille réveil,
Et, durant ce
repos, leur couche est arrosée
De suaves parfums
qui tombent en rosée.
Par le Dieu du
Sommeil, qui part en ce moment,
Neptune est
prévenu de cet événement.
« Jupiter dort,
dit-il : que Neptune s'empresse,
Pendant son long
sommeil, de secourir la Grèce.
Junon le
retenant, couchée auprès de lui,
Son secours aux
Troyens fait défaut aujourd'hui. »
Il s'éloigne à
ces mots ; mais à cette nouvelle,
Neptune vers les
chefs s'avance et les appelle :
« Nobles
guerriers, dit-il, souffrirez-vous encor
L'insulte des
Troyens et l'audace d'Hector,
Et le
laisserez-vous, poursuivant sa victoire,
Détruire nos
vaisseaux et se couvrir de gloire ?
C'est l'absence
d'Achille et son éloignement
Qui lui donnent
surtout du cœur en ce moment.
Il faut le
détromper ; et si nous savons faire,
Il n'aura bientôt
plus son audace ordinaire.
Courage ! par ma
voix laissez-vous entraîner,
Et suivez le
conseil que je vais vous donner.
Des meilleurs
javelots que la main soit armée,
Prenez les
boucliers les plus forts de l'armée :
Je vous
précéderai ; marchons à l'ennemi,
Partons, ne
faisons pas les choses à demi.