Chant XII

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LA MURAILLE DES GRECS EST EMPORTÉE D'ASSAUT.

 

Les constructions élevées par les Grecs pour leur défense, sont menacées. — Prédiction de la chute de Troie, — Polydamas conseille l'assaut. — Les Troyens, partagés en cinq corps d'armée, livrent l'assaut. — Asius est repoussé. — Présage qui effraie et arrête les Troyens. — Polydamas conseille la retraite à Hector. — Refus d'Hector, qui fait donner l'assaut. — Les deux Ajax défendent la muraille. — Sarpédon vient au secours des Troyens. — Son discours à Glaucus. — Ménesthée demande des secours. — Combat sur les retranchements. — Hector brise la porte avec un rocher et franchit le retranchement. — Il entre dans le camp des Grecs, qui prennent la fuite.

 

 

Tandis que dans sa tente Eurypile blessé

De Patrocle a reçu le secours empressé,

Vers les vaisseaux des Grecs, autour de leurs murailles,

Les Grecs et les Troyens se livraient des batailles,

Et les faibles remparts par les Grecs élevés,

Par un choc imprévu pouvaient être enlevés,

Les Grecs, les construisant dans un péril extrême.

N'obtinrent pas des Dieux l'assentiment suprême ;

Ils avaient négligé d'invoquer leur concours,

C'est pourquoi ces remparts dureront peu de jours.

Ils restèrent debout tant qu'Hector, de Pergame

Pût défendre les murs, tant qu'Achille, en son âme

Nourrissant sa colère, évita les combats ;

Tant que les chefs troyens et leurs meilleurs soldats

Défendant leurs foyers dans d'horribles batailles,

Repoussèrent les Grecs attaquant leurs murailles.

Mais lorsque, après dix ans, la ville fut détruite,

Et que les Grecs vainqueurs eurent tous pris la fuite,

Ils furent aussitôt démolis, renversés

Par Apollon, Neptune et les dieux courroucés.

Du haut du mont Ida ces Dieux firent descendre

Les eaux de l'Ésépus et celles du Scamandre ;

Les flots du Rhodius et du Granique unis,

Roulèrent grossissant les eaux du Simoïs

Où furent engloutis parmi ses eaux roulantes,

De tant de combattants les dépouilles sanglantes !

Jupiter sur ces murs déchaîne les torrents.

Le trident à la main, sur ces retranchements

Construits malgré les Dieux, mais avec tant de peine,

Neptune a détaché les rochers de la plaine.

Les flots tumultueux que soulèvent les mers,

Entraînent leurs débris par le sable couverts,

Et la vague en courroux égalisant la plage,

Tout le rempart détruit disparut du rivage,

Et les fleuves alors reprirent tous leur cours :

Ainsi les vœux des Dieux s'accomplissent toujours !

 

Aujourd'hui cependant, sous ses fortes murailles,

Les guerriers acharnés se livrent des batailles ;

Des tours dans les fossés s'écroulent les débris,

Et partout l'on se bat en poussant de grands cris.

Les Grecs sont acculés ; Jupiter les flagelle,

Et derrière eux ils ont Hector qui les harcelle ;

Ils sont enveloppés dans un noir tourbillon.

Dans l'épaisse forêt, tel on voit un lion,

Entouré de chasseurs et de chiens ; son courage,

Que sa force soutient et qu'excité sa rage,

Lui fait braver les traits qui sur lui sont lancés.

Les chiens et les chasseurs sont par lui dispersés.

Leur résistance même et l'anime et l'excite,

Il aiguise ses dents et les met tous en fuite ;

Son courage sera la cause de sa mort. 

 Parmi les combattants tel se montrait Hector,

Et du fossé des Grecs dont l'obstacle l'irrite ;

Il engage les siens à franchir la limite.

Mais ce fossé profond arrête leur ardeur,

Les chevaux hennissants reculent de frayeur,

Et les pieux palissés autour de son enceinte,

Augmentaient à la fois le danger et leur crainte ;

Mais sans s'épouvanter du danger à courir,

Les guerriers fantassins tentaient de les franchir.

Près d'Hector aussitôt Polydamas s'arrête,

Et lui dit : « Nous courons après une défaite,

Si nos chevaux lancés s'abîment sur ces pieux.

Pour les chars cet obstacle est surtout dangereux.

Dans un espace étroit ils ne pourraient combattre :

Heurtant contre leur mur, vous les verriez s'abattre.

Que si sur Jupiter nous pouvons nous fonder,

S'il accable les Grecs et veut nous seconder,

Je m'en réjouirai. Puisse-je tout de suite

Les voir ici périr ou bien prendre la fuite !

Mais si tous à la fois sortant de leurs vaisseaux,

Jetant dans le fossé nos chars et nos chevaux,

Et dirigeant vers nous leur course triomphante,

Sur nos rangs dispersés ils portent l'épouvante,

Peut-être aucun de nous ne pourra se sauver !

Voilà ce qu'il importe à présent d'observer.

Laissant ici nos chars et mettant pied à terre,

A la suite d'Hector revenons en arrière.

Que par nos fantassins les Grecs soient poursuivis. »

 

Hector en l'approuvant partage son avis :

Abandonnant son char, il en descend de suite ;

Avec empressement chacun alors l'imite,

Et tous les conducteurs, pour les mettre en lieu sûr,

Rangèrent aussitôt leurs chars contre le mur.

Formant cinq bataillons afin de mieux combattre

Sous leurs chefs respectifs, ils veulent tous se battre.

Polydamas, Hector, sous leur commandement

Eurent tous les guerriers qui voulaient ardemment

Combattre, et qui montraient le plus d'impatience

Pour aller vers les nefs déployer leur vaillance.

Crébrion les suivit, car un guerrier moins fort,

Pour protéger son char fut choisi par Hector.

Pâris, Alcathoüs, Agénor sont ensuite

Du second bataillon chargés de la conduite,

Et deux fils de Priam, Déiphobe, Hélénus,

Voulant les seconder, auprès d'eux sont venus.

Asius les suivait, il est fils d'Hyrlacibe ;

Ses superbes courriers l'ont amené d'Aribe.

Le fils d'Anchise, Énée, au quatrième rang

Marchait, accompagné de deux guerriers vaillants,

Archiloque, Acamas, qui, sachant bien combattre

A pied comme à cheval, désiraient de se battre.

Les braves alliés conduits par Sarpédon

Composaient après eux le dernier bataillon.

Astérope et Glaucus avaient sous leur conduite

Les derniers arrivés et marchaient à leur suite.

Ils suivent Sarpédon, qu'ils ont à leur côté,

Et qui les surpassait en vaillance, en beauté.

 

Sur les Grecs tout à coup ces légions armées,

D'une indomptable ardeur s'élancent animées

Jusque sur leurs vaisseaux, espérant cette fois

De pouvoir les chasser et les mettre aux abois ;

Et de Polydamas le conseil salutaire

Est suivi sur-le-champ par cette armée entière.

Aius, cependant, voulant garder son char,

Excita ses chevaux à franchir le rempart.

L'insensé ! car bientôt il subira la peine

De sa témérité : ce beau char qui l'entraîne,

Va devenir sa perte et le mène au trépas.

Vers les remparts de Troie il ne reviendra pas,

Car, sa lance à la main, l'ardent Idoménée,

Va de cet imprudent trancher la destinée.

Il dirige son char à gauche des vaisseaux,

Au lieu par où les Grecs font rentrer leurs chevaux ;

Le passage est ouvert, c'est parla que la foule

Des Grecs que l'on poursuit vers les vaisseaux s'écoule.

Asius s'élança, tandis que les guerriers,

En jetant de grands cris, animent les coursiers,

Assurés d'un succès dont déjà tous se vantent,

A la porte aussitôt deux guerriers se présentent.

 

L’un est Polypétès et l'autre Léotus :

De la race Lapithe ils sont tous deux issus.

Ils se tenaient debout. Tels on voit dans la plaine,

Sur leurs robustes pieds, deux magnifiques chênes :

Leur cîme au loin domine, et leurs troncs élancés

S'élèvent dans les airs par les vents balancés.

Ainsi les deux guerriers, que leur force encourage,

De pied ferme attendaient Asius au passage ;

Ils engagent les Grecs à se montrer vaillants,

A repousser loin d'eux les Troyens assaillants.

Tout à coup Asius, qu'accompagnaient Oreste,

Acaraos et Thoon et le brave Jameste,

Et que suivaient aussi d'autres hardis guerriers,

Armés de javelots, couverts de boucliers,

En poussant de grands cris attaquent le passage.

Les Lapithes alors raniment leur courage,

Sortant seuls, devant eux se montrant fièrement,

Défendent le passage et le retranchement.

Attaqué par les chiens dont la meute le presse,

Tel est un sanglier dans la forêt épaisse :

Il résiste à leur choc, réprime leur fureur,

Menace de ses dents les chiens et le chasseur,

S'accule furieux sur ses pieds de derrière,

Et se fait un rempart de troncs et de bruyère,

Jusqu'à ce qu'à la fin, frappé d'un coup mortel,

Il tombe sous le fer d'un chasseur plus cruel.

Ainsi des deux guerriers que la troupe environne,

La cuirasse est frappée et son airain résonne.

Alors pour se défendre, au haut des tours perchés,

Les Grecs sur les Troyens détachent les rochers.

Des deux côtés tombait avec un bruit horrible,

De dards, de javelots une grêle terrible.

Ainsi le vent, soufflant sur un nuage épais,

Précipite la neige et blanchit les forêts.

Les cuirasses d'airain que le fer frappe et choque,

Retentissent au loin et rendent un son rauque.

Asius, sur son char se voyant repoussé,

Soupire et de douleur son cœur est oppressé :

 

« Grand Jupiter ! dit-il, je frémis quand j'y songe,

Tes promesses aussi ne sont donc qu'un mensonge !

Devais-tu le permettre ? et pouvait-on penser

Qu'ainsi sous ces remparts tout allait se passer ?

Car nous les avons vus, et c'est une merveille,

Résister à nos coups comme un essaim d'abeilles,

Qui, sortant de leur trou creusé dans un rocher,

Volent autour de ceux qui veulent approcher.

Les chassent, loin du nid, les piquent, les écartent

Jusqu'à ce que cédant ils s'éloignent et partent ;

Ainsi nous résistant, ces guerriers courageux

Nous ont tous écartés, bien qu'ils ne soient que deux :

Pour barrer le passage osant tout entreprendre,

Jusqu'à ce qu'on ait pu les tuer ou les prendre. »

Ainsi parle Asius. Jupiter, à son tour,

Réservait pour Hector la gloire de ce jour.

D'autres guerriers aussi, pour trouver un passage,

Ou bien pour le fermer, déployaient leur courage ;

Mais, n'étant pas un Dieu, pourrais-je raconter

Les combats, les dangers qu'on leur vit affronter ?

Partout, des deux côtés, l'ardeur qui les enflamme

Fait briller sur les murs et le fer et la flamme.

Les Troyens sont ardents ; les Grecs, de leur côté,

Combattent, entraînés par la nécessité ;

Car ils voient de Troyens une troupe avancée.

Par le fer et le feu leur flotte est menacée ;

Les Dieux, qui pour les Grecs veillent du haut des cieux.,

Souffraient de ne pouvoir combattre aussi pour eux,

Fils de Pyrithoüs, le vaillant Polypète,

La lance dans la main, sur Damase se jette,

L'atteint dans la visière, et le coup pénétrant

Perce l'os de son front et le brise en entrant ;

La pointe de son fer déchirant sa cervelle,

Il roula sur le sol ; l'atteinte fut mortelle ;

Il fît périr ensuite Orménus et Pilon,

Et, près d'eux, Léontus, de Mars le rejeton;

Ensuite, se jetant sur le brave Hippomaque.

Il l'atteint sur le flanc, et de suite il attaque,

Oreste, Antiphatus, Menon, Ismène, et tous,

En tombant l'un sur l'autre, expirent sous ses coups,

Et vers eux leurs vainqueurs pour les dépouiller courent ;

Hector, Polidamas, viennent et les secourent.

Ils avaient derrière eux leurs plus vaillants guerriers,

Les jeunes, les ardents, couverts de boucliers.

Le désir de combattre et de porter la flamme

Sur les vaisseaux des Grecs, les pousse et les enflamme.

Mais un sinistre augure alors les arrêta,

Sur le bord du fossé leur courage hésita :

Ils allaient le franchir quand parut dans les nues

Un aigle qui, tenant ses ailes étendues,

Dans ses serres portait un dragon tout sanglant,

Mais qui n'était pas mort, et qui, lui résistant,

Se débat, et vers lui tourne sa dent cruelle

Et le mord avec rage ; alors l'aigle chancelle ;

Vaincu par la douleur, l'oiseau le laisse choir,

Et s'envole en poussant des cris de désespoir.

Les Troyens, effrayés en le voyant par terre,

De Jupiter tonnant redoutent la colère.

Polidamas alors, se tournant vers Hector,

Lui dit : « Plus d'une fois tu m'as repris à tort ;

Lorsque dans un conseil je dis ce que je pense,

Mes avis n'ont-ils pas aussi leur importance ?

Les tiens sont-ils meilleurs ? Quel que soit ton pouvoir,

Tu ne dois pas toujours les faire prévaloir.

J’espère qu'aujourd'hui tu prendras mieux la chose.

Voici mon sentiment et ce que je propose :

N'allons pas assiéger les Grecs en ce moment ;

Cet aigle et ce dragon sont un enseignement :

Sachons en profiter, Jupiter nous le donne ;

Nous devons nous soumettre à tout ce qu'il ordonne.

Le dragon que sur nous l'aigle a laissé tomber,

Bien que blessé par lui, n'a pas dû succomber.

Aujourd'hui pour les Grecs il en serait de même :

Poussés au désespoir par leur péril extrême,

Avec plus de fureur ils reviendraient sur nous.

Gomme l'aigle blessé, succombant sous leurs coups,

Notre succès serait suivi d'une déroute ;

Il nous faudrait rentrer, mais par une autre route,

Laissant derrière nous, poursuivis et chassés,

Tous nos meilleurs guerriers fuyant, morts ou blessés.

Voilà ce que je pense, et c'est là, je t'assure,

Ce que nous repondrait le plus savant augure,

Sur notre sort futur s'il était consulté.

Que cet enseignement soit par nous respecté. »

 

Hector, qui le regarde avec un œil farouche,

Lui répond : « Le conseil qu'a proféré ta bouche

Me déplaît : il pourrait sans doute être meilleur,

Et si ton sentiment part vraiment de ton cœur,

J'en suis fâché,pour toi ! c'est qu'alors, je le pense,

Les Dieux t'ont aujourd'hui ravi l'intelligence,

Puisque de Jupiter tu viens nous conseiller

De braver les avis ou de les oublier ;

Je veux les respecter, les tenant de lui-même,

Et je n'accorde pas ma confiance extrême

A des oiseaux menteurs, que leur vol ou leur chant

Arrive de l'aurore ou vienne du couchant ;

Et du Maître des Dieux respectant la puissance,

C'est à lui seulement qu'on, doit l'obéissance.

Quand on est attaqué, l'oracle, à mon avis,

Dit qu'il faut avant tout défendre son pays.

Ne saurais-tu donc plus comment il faut combattre ?

Serais-tu retenu par la peur de te battre ?

Lorsque de leurs vaisseaux nous arrivons si près,

À mourir, s'il le faut, nous devons être prêts !

Si tu fuis le combat, si ton esprit te porte

A nous décourager, apprends, cela t'importe,

Que je saurai bientôt punir ta lâcheté :

Tu mourras de ma main, tu l'auras mérité. »

En achevant ces mots, Hector part et s'éloigne ;

De ses vaillants guerriers la troupe l'accompagne

En poussant de grands cris. Du haut du mont Ida,

Par un prodige heureux Jupiter les aida :

Vers les vaisseaux des Grecs, le vent de la tempête,

Soulève la poussière et souffle sur leur tête ;

Les Grecs en sont émus, leur courage faiblit :

D'Hector et des Troyens le cœur s'en réjouit ;

Confiants dans leur force, ardents, pleins d'assurance,

Pour renverser les murs leur escadron s'avance.

Et les béliers lancés abattent les créneaux,

Et la base des tours cède sous leurs assauts.

Déjà les assaillants ont ouvert un passage.

Les Grecs, dont le danger excite le courage,

Repoussant les Troyens de leurs dards meurtriers,

Sont sur les parapets couverts de boucliers.

Les Ajax, du rampart parcourant l'étendue,

Montrent sur tous les points leur présence assidue :

« Amis, leur disaient-ils, hommes de renommée,

Qui fîtes admirer vos hauts faits par l'armée ;

Et vous qu'on connaît moins, montrez aussi du cœur.

Nous ne sommes pas tous d'une égale valeur,

Mais que chacun de vous, dans cette circonstance,

Se dispose à combattre et montre sa vaillance ;

Ne reculez jamais et marchez tous d'accord ;

Repoussons vers leurs murs tous les guerriers d'Hector. »

 

Ainsi les deux Ajax ranimaient leur courage,

Comme lorsqu'on hiver, s'échappant d'un nuage,

La neige tombe à flots, en couvrant à la fois

Les monts et les guérets, les vergers et les bois ;

En tombant sur la mer, la neige s'est fondue,

Mais sur ses bords blanchis elle s'est étendue,

Bientôt la grêle tombe, et ses flots abondants

Recouvrent des rochers les sommets blanchissants :

De même les Troyens et les Grecs, tous ensemble,

Lancent pierres et dards sur le rempart qui tremble.

Ce solide rempart, surmontant leur effort,

Eût résisté sans doute aux compagnons d'Hector,

Mais le grand Sarpédon, que Jupiter envoie,

Vient alors au secours des défenseurs de Troie,

Et, semblable au lion, s'élançant furieux,

Ce fils de Jupiter arrive au milieu d'eux.

Il avait sur son corps une vaste cuirasse ;

De son lourd bouclier l'airain couvre la masse,

Et par des peaux de bœuf en dessous entouré,

Pour résister au fer il était préparé.

Sur les Grecs aussitôt, tenant en main sa lance,

Cet intrépide chef pour combattre s'avance :

Il est comme un lion qui, pressé par la faim,

De son antre profond vient à sortir soudain,

Et qui, malgré les chiens et le berger qui crie,

Pour assouvir sa faim franchit la bergerie ;

Rien ne peut l'arrêter, et bravant le danger,

Il saisit les brebis sous les yeux du berger,

A moins que, réprimant cette fureur extrême,

Le berger de son dard ne le perce lui-même.

De même Sarpédon, alors semblable aux Dieux,

Pour franchir le rempart s'élance furieux,

En disant à Glaucus : « Le peuple de Lycie,

Par des distinctions honore notre vie.

Nous sommes les premiers partout : dans les festins,

Toujours les meilleurs mets comme les meilleurs vins,

Ainsi qu'à des guerriers d'origine divine,

Nous sont servis à part, pour nous on les destine.

Nous devons au pays ce que nous possédons ;

Les plus fertiles champs nous comblent de leurs dons.

Pourquoi réservent-ils pour nous cet avantage ?

C'est que nous leur devons l'exemple du courage,

C'est pour que nos soldats puissent dire de nous :

« Nos rois sont des guerriers les plus braves de tous.

S'ils boivent les bons vins, et s'ils ont sur leurs tables

Les mets les mieux choisis et les plus délectables,

C'est qu'ils l'ont mérité parleurs faits glorieux,

C'est qu'ils sont les plus forts et les plus courageux. »

Ah ! que ne pouvons-nous, en évitant la guerre,

Toujours jeunes, rester sur cette pauvre terre !

On ne me verrait pas parmi les Lyciens,

Marchant aux premiers rangs, combattre avec les miens !

Je ne t'enverrais pas dans la mêlée affreuse

Y chercher la victoire ou la mort glorieuse ;

Mais, quoi que chacun fasse et partout où nous sommes,

La mort est toujours là qui menace les hommes ;

Nul ne peut éviter cette mort qui l'attend,

Et puisqu'il faut mourir, mourons en combattant.

Marchons ! aux ennemis disputons la victoire ;

Ou tombons sous leurs coups,ou couvrons-nous de gloire ! »

 

Il dit : Glaucus l'approuve ; ils marchent aux combats ;

Les guerriers Lyciens accompagnent leurs pas :

Les voyant approcher du poste qu'il commande,

Effrayé, Ménesthée autour de lui demande,

Dans ce grave danger, si, pour le secourir,

Un bataillon des Grecs ne peut pas accourir.

Il voit les deux Ajax, il connaît leur courage ;

Teucer est auprès d'eux -, leur aspect l'encourage,

Il les appelle en vain : le choc des béliers, 

Les cris des combattants, le bruit des boucliers,

Les remparts s'écroulant et les portes battues,

Excitaient le tumulte et montaient jusqu'aux nues.

 

Il appelle un héraut : « Va, dit-il à Thoas,

Mon poste est menacé, va, fais venir Ajax ;

Qu'il vienne à mon secours, que tous les deux ensemble

Accourent, s'il se peut ; il le faudrait, je tremble,

Menacé comme il l'est, que ce poste avancé

Ne soit dans un moment détruit et renversé.

Les Lyciens sont forts et leur choc est terrible,

Ainsi, que tous les deux viennent, s'il est possible,

Et s'ils ont à défendre un poste en ce moment,

Qu'il en vienne au moins un, Télamon seulement,

Et que l'habile archer Teucer les accompagne. »

 

Thoas aussitôt part, arrive au mur, et gagne

Le quartier des Ajax : « Je viens ici, dit-il,

Au nom de Ménesthée : il est en grand péril,

Les Lyciens sur lui portent leur choc terrible !

Ainsi donc, tous les deux, venez, si c'est possible ;

Et si vous défendez un poste en ce moment,

Qu'il vienne un de vous deux, Télamon seulement,

Et que l'habile archer Teucer vous accompagne. »

 

En achevant ces mots, Thoas part et s'éloigne.

A peine le héraut eut fini de parler

Que Télamon se lève ; il s'empresse d'aller

Rejoindre Ménesthée, et lui porte son aide

En disant : « Oïlée, et toi, cher Nicomède,

Restez, car à ce poste on a besoin de vous :

Je pars ; ici bientôt nous nous rejoindrons tous. »

 

A ces mots, Télamon avec Teucer s'éloigne ;

Pandion, portant l'arc de Teucer, l'accompagne.

Ils trouvent Ménesthée au-dessus des remparts ;

Les chefs des Lyciens venaient de toutes parts

Les attaquer. La tour, par eux escaladée,

De guerriers assaillants était comme bardée.

Sur eux, avec Teucer, Télamon s'élança,

Et le bruit redoublant, la lutte commença.

Ajax en arrivant a, de sa main cruelle,

Du vaillant Sarpédon frappé l'ami fidèle.

Un énorme rocher, dans ses mains balancé,

Est soudain par Ajax sur Épiclés lancé.

Ce rocher est si lourd que le plus fort des hommes,

Le plus jeune de tous, dans le temps où nous sommes,

N'eût pu le soulever, employant ses deux bras.

Sans peine par Ajax lancé de haut en bas,

Ce rocher, en frappant Épiclés sur la tête,

De son casque d'airain vient écraser la crête ;

Et son énorme poids brisant l'os de son front,

Épiclés de la tour tomba comme un plongeon.

 

Tandis que du rempart Glaucus atteint le faîte,

Teucer qui l'aperçoit à l'attaquer s'apprête ;

Par un rapide trait, de son bras découvert,

Il perce les tendons et déchire la chair.

Après ce coup, Glaucus a cessé de combattre ;

Il va dans un recoin se cacher et s'abattre,

Afin qu'en le voyant cesser de batailler,

Aucun des Grecs ne fût tenté de le railler.

Sarpédon, de Glaucus en déplorant l'absence,

Redouble ses efforts ; il perce de sa lance

Tester, fils d'Alcmaon ; il veut la retirer,

Mais le corps suit la lance, et sans s'en séparer,

Tombe en retentissant et s'étend sur la terre ;

Renversé sur la face, il mordit la poussière.

Sarpédon, saisissant un énorme quartier

Du mur des Achaiens, un créneau tout entier,

L'ébranlé ; et tout à coup cette masse s'écroule,

En laissant une brèche où peut passer la foule.

 

Eu voyant ce danger, Teucer et Télamon

Accourent sur la brèche et chargent Sarpédon.

Teucer lui lance un trait ; Jupiter le détourne,

Car il veut que son fils vers Ilion retourne.

Alors Ajax sur lui s'élançant tout d'un bond,

Atteint son bouclier, le perce jusqu'au fond.

Sarpédon recula, mais reprenant courage,

Il revient sur le mur où le combat s'engage

Espérant la victoire et toujours plein d'ardeur,

De ceux qu'il commandait il ranime le cœur,

Et leur dit : « Lyciens ! gagnons cette bataille,

Je ne puis pas tout seul renverser la muraille :

Il faut me seconder ; arrivez, mes amis,

Et nous triompherons par nos efforts unis. »

 

Ranimés par ces mots, ils vont vers la muraille,

Les Grecs les attendaient pour leur livrer bataille.

Le combat s'engagea, mais les derniers venus

Sont arrêtés par ceux qui les ont prévenus,

Et cependant les Grecs, malgré tout leur courage,

Ne peuvent aux Troyens résister davantage.

Des deux parts ces guerriers, de leurs glaives armés,

D'une semblable ardeur étaient tous animés.

Gomme quand deux voisins ardents dans un partage,

D'un terrain disputé revendiquent l'usage :

On les voit acharnés, la mesure à la main

Ainsi les combattants disputaient le terrain.

Ils étaient séparés par un petit espace,

En échangeant entre eux les coups et la menace.

De tous côtés volaient les pierres et les dards ;

Les blessés, les mourants encombraient les remparts.

L'un est frappé d'un trait et l'autre d'une pierre ;

Ceux qui cherchent à fuir sont percés par derrière.

Des Grecs et des Troyens blessés de toutes parts,

Le sang coulant à flots rougissait les remparts ;

Les guerriers acharnés se poursuivent, s'évitent.

Mais les Grecs cependant, serrés entre eux, résistent.

Des deux parts on obtient un succès balancé

Qui vers les deux côtés tour à tour a passé.

Telle dans la balance une ouvrière honnête

Dépose en la pesant la laine qu'elle apprête

Pour recevoir le prix du travail de ses doigts ;

Sa scrupuleuse main égalise les poids.

Ainsi pour ces guerriers agissait la Victoire,

Balançant des deux parts le succès et la gloire.

Mais Jupiter tonnant, qui protégeait Hector,

Excitant son ardeur, soutenant son effort,

Voulut lui réserver l'honneur de la bataille.

C'est lui qui le premier a franchi la muraille.

Il s'écrie aussitôt : « Avancez, mes amis !

Que jusqu'à leurs vaisseaux les Grecs soient poursuivis.

Et la torche à la main, que nos guerriers s'élancent. »

 

Les Troyens à ces mots vers le rempart s'avancent.

Hector prend une pierre énorme, qui gisait

Sur le sol, ce rocher en pointe s'élevait.

Deux hommes n'auraient pu mouvoir sa lourde masse,

Mais lui facilement de ses mains le déplace,

(Car Jupiter, d'en-haut, l'aidait en ce moment.)

Le rocher dans ses bras est mis en mouvement.

Gomme lorsqu'un berger légèrement enlève

La toison d'un bélier que son ciseau soulève,

De même Hector balance et soutient ce rocher ;

A l'instant de la porte on le voit s'approcher.

Afin qu'elle ne pût jamais être enfoncée,

De madriers épais elle était renforcée ;

Deux poutres en dedans, pour mieux la retenir,

Se croisaient ; un verrou servait à les unir.

Il écarte ses pieds, dès qu'il est à portée,

Ses genoux sont roidis sous la masse emportée,

Qu'il lance avec effort : frappés en même temps,

Et brisés en éclats, s'ouvrent les deux battants ;

La porte énorme tombe avec un bruit horrible ;

Le rempart est ouvert, le passage est possible :

Il entre le premier, le rempart est franchi ;

De son armure au loin par J'airain réfléchi,

L'éclat faisait jaillir une lueur splendide.

Hector s'est avancé comme la nuit rapide,

Et portant fièrement deux lances dans ses mains,

Il brave en s'élançant tous les efforts humains.

Un Dieu seul peut le vaincre, et l'ardeur qui l'enflamme

Se répand dans ses yeux, brillants comme la flamme.

Il ordonne aux soldats de franchir les remparts :

Ils exécutent l'ordre, entrent de toutes parts,

Escaladent les murs ou passent par les portes ;

Vers les vaisseaux des Grecs s'étendent leurs cohortes,

Et ceux-ci, consternés, s'enfuyant devant eux,

Accourent vers la mer dans un désordre affreux.