Chant XI

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EXPLOITS D'AGAMEMNON.

 

Dès l'aurore, Jupiter lance la Discorde. — Agamemnon s'arme. — Les Grecs se préparent au combat. — Jupiter se plaît au spectacle de la bataille, — Exploits d'Agamemnon. — Mort d'Hippoloque et de Pisandre. — Jupiter envoie Iris à Hector pour l'engager à venir combattre. — Mort d'Epidamas. — Croon blesse Agamemnon. — Agamemnon se retire du combat. — Discours d'Hector à son armée. — Ses exploits. — Ulysse ranime le courage des Grecs. — Diomède attaque Hector et le blesse. — Pâris blesse Diomède, qui se retire sur ses vaisseaux. — Ulysse, resté seul, délibère s'il prendra la fuite. — Ses exploits. — Il est blessé par Socus. — Ajax vient le secourir. — Macaon blessé par Pâris est conduit dans la tente de Nestor. — Euripyle vient au secours d'Ajax qui recule. — Il est blessé. — Patrocle, envoyé par Achille, va dans la tente de Nestor. — Entretien de Patrocle et de Nestor. — Patrocle, revenant vers Achille, rencontre Euripyle blessé et le soigne.

 

 

A peine cependant l'Aurore aux doigts de rose

Avait quitté la couche où son époux repose,

Et de ses blancs rayons qui sillonnent les cieux,

Offert le doux éclat aux hommes comme aux Dieux,

Que Jupiter lança la Discorde cruelle,

Qui porte le désordre et la guerre avec elle,

Et qui sur son passage excite les combats :

Sur le vaisseau d'Ulysse elle arrêta ses pas,

Et, donnant à sa voix une grande étendue,

Par Ajax, par Achille elle fut entendue ;

Comptant sur leur valeur comme sur leurs destins,

Ces héros sont du camp placés sur les confins.

Ses cris étaient poussés du centre de l'armée ;

Par elle des guerriers l'ardeur est animée ;

Elle enflamme leurs cœurs du désir des combats,

Et la guerre pour eux eut alors plus d'appas

Que leur retour prochain dans la douce patrie,

Tant la Discorde avait excité leur furie !

 

A tous les guerriers grecs alors le Roi des rois,

Pour rompre leur sommeil fait entendre sa voix ;

Il prend ses brodequins, les dispose et les lace,

Il s'arme de sa lance, endosse sa cuirasse,

Celle que Cyniras autrefois lui remit,

Afin qu'une amitié durable les unît,

Lorsque à Chypre, ce roi sut par la Renommée

Qu'il conduisait vers Troie une puissante armée ;

Des cannelures d'or, d'argent, d'airain bruni,

Y jettent leur éclat sur un acier uni ;

Des deux côtés on voit des Dragons à trois tètes,

Dont le cou se recourbe et qui dressent leurs crêtes,

Et leurs corps azurés reflétant le soleil,

Brillent comme l'iris d'un éclat sans pareil.

Son épée à clous d'or, à l'épaule pendue,

Dans un fourreau d'argent y brille suspendue ;

Et, merveilleuse armure, un vaste bouclier

De ses orbes d'airain le couvre tout entier.

On y voit se dresser sur l'acier qui rayonne,

Avec ses yeux brillants, la tête de Gorgone,

Qui provoque la fuite et sème la terreur.

La courroie en était d'une grande valeur,

Et sur elle, un Dragon à têtes recourbées,

Y vibrait, en sifflant, ses trois langues dardées.

Il a couvert son front de son casque brillant :

Quatre aigrettes sur lui s'agitent en flottant,

Et sur ce casque enfin qu'il place sur sa tête,

S'élevant au sommet, brille une horrible crête ;

De deux grands javelots Atride armant sa main,

Fait resplendir l'éclat de leur pointe d'airain,

Et Minerve et Junon font entendre elles-mêmes

Leurs applaudissements pour le roi de Mycènes.

 

On vit alors les chefs donner aux écuyers

L'ordre de disposer les chars et les coursiers,

Tandis qu'eux-mêmes vont, couverts de leur armure,

Exciter les guerriers , et leur voix les rassure.

Par eux sur les fossés les soldats alignés

Ont leurs postes marqués et leurs rangs assignés :

Jupiter fit pleuvoir du sang, et cet orage,

D'un combat acharné fut l'horrible présage.

 

Autour du grand Hector, les Troyens, d'autre part,

S'emparent des hauteurs en dehors du rempart.

Polidamas s'y montre, il est suivi d'Énée ;

Par lui vers le rempart la troupe est entraînée,

Acamas, et Polybe, et le jeune Agenor,

Venaient après ; ils sont les trois fils d'Anténor.

Le bouclier en main, le casque sur la tête,

Hector, les devançant, fait flotter son aigrette ;

Comme l'astre des nuits qui dans le firmament

Brille, mais qu'un nuage éclipse par moment,

Tantôt on le voyait au-devant de l'armée,

Tantôt, l'arrière-garde était par lui formée,

Et l'airain sur son corps brillait comme l'éclair

Que dans le ciel obscur fait luire Jupiter.

Comme de moissonneurs deux troupes opposées,

Font tomber sous la faux les gerbes entassées,

Les Grecs et les Troyens, des deux parts excités,

Moissonnant les guerriers, frappent des deux côtés ;

Sans crainte de la mort et dédaignant la fuite,

Au-devant du danger chacun se précipite,

Semblables à des loups dont l'intrépide élan

Brave tous les périls pour s'abreuver de sang :

Seule de tous le Dieux, la Discorde sauvage

Se montre dans les rangs et préside au carnage.

Elle s'en réjouit ! Dans les hauteurs des cieux,

A leur demeure assis, trônaient les autres Dieux ;

Ils blâmaient Jupiter, qui, dispensant la gloire,

Voulait vers les Troyens incliner la victoire ;

Mais assis à l'écart, nonobstant leur désir,

L'image des combats lui plaît, c'est son plaisir ;

Et du haut de son trône il contemple avec joie,

Et les vaisseaux des Grecs, et les remparts de Troie,

Et l'éclat de l'airain, et les glaives sanglants,

Et les guerriers vainqueurs, et les guerriers mourants.

 

Tant que sur l'horizon s'éleva la lumière,

Les Grecs et les Troyens, à leur ardeur guerrière

Donnant un libre cours, ne sont pas arrêtés :

Les traits sifflaient, les morts tombaient des deux côtés.

Quand, pour le bûcheron, au fond de la vallée,

Pour le repos du jour l'heure fut arrivée,

Et qu'à couper les troncs ses bras s'étant lassés,

Il livre au doux repos ses membres harassés,

Les Grecs exaspérés dont la fureur redouble,

Dans les rangs des Troyens apportent un grand trouble ;

Lui-même Agamemnon s'y jette le premier,

Et frappant Rianor, fait périr ce guerrier,

Dont le char est conduit par la main d'Oïlée.

Ce dernier, se jetant au fort de la mêlée,

Veut résister ; alors Atride sur lui fond,

Et d'un coup de sa lance il lui perce le front.

L'airain oppose au fer un obstacle invincible,

Son casque ne peut pas. parer ce coup terrible,

Et dès le premier choc, par Atride arrêté,

Il a du crâne ouvert l'os tout ensanglanté.

Atride les dépouille, et leur chair palpitante

Offre à tous les regards sa blancheur éclatante.

Il les laisse par terre et marche sur Isus,

Ainsi que sur Antiphe : Il sont tous deux issus

De Priam ; l'un des deux était fils légitime,

Mais l'autre est un bâtard : même ardeur les anime ;

Ils s'avancent ensemble ; un seul char les portait.

Isus tenait la guide, Antiphe combattait.

Des brebis de Priam un jour que ces deux frères

Conduisaient les troupeaux dans des lieux solitaires,

Achille les lia par des tiges d'osiers,

Mais leur père Priam racheta ces guerriers.

Isus reçut au sein une atteinte mortelle ;

D'Antiphe, d'un seul coup, il ouvrit la cervelle.

Ainsi ces deux guerriers, aujourd'hui moins heureux,

Par Atride frappés, périssent tous les deux.


 

Atride, en emportant leur dépouille sanglante,

La reconnut ; d'Achille en visitant la tente,

Il avait aperçu jadis ces deux guerriers,

Qu'Achille alors chez lui retenait prisonniers.

 

Lorsqu'un lion farouche a surpris dans un antre

Des faons jeunes encor, qu'aisément il éventre,

Leur mère, qui les voit expirer sous sa dent,

Veut en vain les défendre et s'éloigne en tremblant ;

Aux griffes du lion échappée avec peine,

Elle va se cacher dans la forêt prochaine.

Ainsi d'Agamemnon le choc impétueux

A fait fuir les Troyens qui se trouvaient près d'eux.

Ils sont épouvantés et n'osent les défendre.

Atride atteint alors Hippoloque et Pisandre :

Du vaillant Antimaque ils sont tous deux les fils.

Antimaque est celui qui, gagné par Pâris,

S'opposait aux Troyens qui voulaient rendre Hélène.

Il surprend ces guerriers qu'un même char entraîne.

Voyant à leur poursuite Atride furieux,

Les rênes de leurs mains tombent, et tous les deux,

Prosternés sur le char et saisis d'épouvanté,

Implorent leur vainqueur d'une voix suppliante :

 

« Accorde-nous la vie, Atride, épargne-nous !

Disaient-ils en tremblant ; apaise ton courroux,

Une riche rançon sera ta récompense :

 Notre père jouit d'une fortune immense ;

Antimaque possède, en son riche palais,

Des trésors infinis ; et, s'il sait désormais

Que ses enfants captifs respirent dans ta tente,

Les plus riches présents combleront ton attente. »

 

Ils parlaient et pleuraient ; mais Atride irrité

Leur dit, voyant leurs pleurs sans en être affecté :

 

« D'Antiloque ainsi donc vous tenez la naissance !

Mais sachez que ce chef eut jadis l'insolence

De proposer la mort, lorsqu'on allait aux voix,

De Ménélas mon frère et d'Ulysse à la fois,

Lorsque ces deux guerriers devinrent vos otages !

On se rendit pourtant à des conseils plus sages,

Et nos deux députés obtinrent leur retour.

Il faut que ses enfants subissent à leur tour

Le juste traitement, le châtiment sévère

Qui sont dus maintenant au crime de leur père. »

 

Il dit, et tout à coup, d'un trait par lui lancé,

Bien au milieu du sein Pisandre fut percé.

Précipité du char et renversé par terre,

L'infortuné Pisandre y mordit la poussière.

Hippoloque, à son tour, voulut sauter du char,

Mais Atride accourant l'atteint tandis qu'il part ;

Il abat à la fois et son bras et sa tête,

Et comme un tronc coupé son corps roule et s'arrête.

Il les laisse étendus, et la lance à la main,

Au fort de la mêlée il se jette soudain.

Les fantassins entre eux se poussent et se pressent,

Les cavaliers frappés tombent ou se redressent,

Et les pas des chevaux, parmi les bataillons,

Soulèvent la poussière en épais tourbillons.

En excitant les siens Atride alors se rue

Sur les guerriers troyens, les poursuit et les tue.

 

Comme d'une forêt quand le feu dévorant

Consume les sapins secoués par le vent,

Et que de leur sommet qu'enveloppe la flamme,

Sont lancés tout autour les rameaux qu'elle enflamme,

Le feu s'étend au loin, et les troncs embrasés

S'abîment l'un sur l'autre et tombent écrasés :

Poursuivis par Atride, ainsi les guerriers tombent,

Et par sa lance atteints, chancellent et succombent.

N'étant plus dirigés, les coursiers effarés,

Ont renversé les chars, dans les rangs égarés ;

Privés de conducteurs, les chevaux les regrettent.

Ceux-ci, dans la poussière où leurs vainqueurs les jettent,

Seraient pour une épouse un objet plein d'horreur,

Et c'est des vautours seuls qu'ils feront le bonheur !

 

Jupiter laisse Hector sous la ville assiégée ;

Par lui de ce héros la vie est protégée,

Tandis que les Troyens, de partout repoussés,

Sont par les guerriers grecs vers la ville poussés.

Ils arrivent enfin sous le figuier sauvage,

Qui non loin des remparts étendait son ombrage.

En poussant de grands cris Atride les poursuit,

Et des Grecs triomphants la cohorte le suit.

Tout couvert de sueur, de sang et de poussière,

Il frappe les fuyards en avant, en arrière.

Pour qu'ils puissent le joindre, il appelle, il attend ;

Les guerriers éloignés, attardés un instant.

Les Troyens débandés, que la frayeur entraîna,

Sont partout poursuivis en fuyant dans la plaine ;

Ils parcourent les champs, semblables à des bœufs

Traqués par un lion qui s'élance sur eux,

Qui les atteint, les tue, et de sa dent cruelle,

Leur déchire la chair, leur brise la cervelle.

Tels étaient les Troyens, poursuivis, séparés,

Tel se montrait le chef des Grecs exaspérés.

Précipités des chars, tombant à la inverse,

Atride les attaque et sa lance les perce.

Il poursuit les guerriers les plus impétueux,

Il frappe les derniers en s'élançant sur eux,

Et cédant à l'ardeur qui le pousse et l'enflamme,

Il allait arriver jusqu'aux murs de Pergame.

 

Mais de l'Olympe alors Jupiter descendit,

Et, la foudre à la main, sur l'Ida se rendit.

Il appelle aussitôt Iris sa messagère,

Qui près de lui se rend d'une course légère :

« Prépare-toi, dit-il, ouvre tes ailes d'or,

De ma part promptement va prévenir Hector :

Dis-lui que tant qu'Atride ardent, impétueux,

Poursuivant les Troyens, s'élancera sur eux,

Il se tienne à l'écart, opposant à sa rage

De ses meilleurs soldats la force et le courage ;

Mais dès qu'il le verra, préparant son départ,

Blessé par un Troyen, remonter sur son char,

Qu'il sache que dès-lors tout changera de face ;

Jupiter accroîtra sa force et son audace ;

Il peut dès ce moment, par un retour heureux,

Les poursuivre à son tour et se lancer sur eux,

Les pousser vivement, se mettre à leur poursuite,

Et jusqu'à leurs vaisseaux les contraindre à la fuite ;

Il triomphera d'eux tant que l'astre qui fuit

N'aura pas disparu, faisant place à la nuit. »

 

Iris prend son essor prompt comme la tempête :

Elle arrive à Pergame et près d'Hector s'arrête.

Tout armé, ce héros est assis sur son char :

 

 « Au nom de Jupiter, car je viens de sa part,

Sois en repos, dit-elle, abstiens-toi de combattre,

Plus tard viendra pour toi le moment de se battre

Mais tant qu'Agamemnon, ardent, impétueux,

Poursuivant les Troyens, s'élancera sur eux,

Il faut te contenter d'opposer à sa rage

De tes meilleurs soldats la force et le courage ;

Mais quand tu le verras, préparant son départ,

Blessé, songer à fuir et monter sur son char,

Jupiter accroîtra ta force et ton audace.

Pour toi, dans ce moment, tout changera de face,

Et tu pourras alors, par un retour heureux,

Attaquer ses guerriers et te lancer sur eux,

Les pousser vivement, te mettre à leur poursuite,

Et jusqu'à leurs vaisseaux les contraindre à la fuite.

Tu triompheras d'eux tant que l'astre qui fuit

N'aura pas disparu, faisant place à la nuit. »

 

Aces mots, elle part. Mais Hector prend sa lance ;

Il saute de son char, et tout armé s'élance

Au milieu des soldats, et parcourant les rangs,

Excite ses guerriers à des combats sanglants,

Et sa seule présence augmente leur audace.

Les Troyens poursuivis font alors volte-face.

Les Grecs, de leur côté, s'arrêtent un moment.

Alors Agamemnon, les poussant en avant,

S'élance le premier et soutient leur courage  ;

Les rangs sont confondus et le combat s'engage.

 

Filles de Jupiter, qu'on honore toujours,

Muses de l'Hélicon, venez à mon secours :

Qui le premier osa braver Agamemnon ?

Faites-le-moi connaître et prononcez son nom.

Ce fut Épidamas : ses traits et sa stature,

De son père Anténor imitent la figure.

De la Thrace jadis amené dans les champs,

Il y fut élevé dès ses plus jeunes ans,

Et Cissé son aïeul, qui soigna son enfance,

Dès qu'il fut parvenu dans son adolescence,

A sa fille voulut le donner pour époux ;

Mais à peine avait-il formé ces nœuds si doux,

Que, l'amour de la gloire et de la renommée

L'excitant aux combats, il partit pour l'armée.

Avec douze vaisseaux dans Pergote emporté,

Il en partit à pied, s'y voyant arrêté,

Et pour faire admirer son courage intrépide,

C'est lui qui le premier ose attaquer Atride.

Ils se sont rencontrés, et contre Iphidamas,

Atride lance un trait qui ne l'atteignit pas ;

Mais celui-ci le frappe au bas de la cuirasse ;

Le trait sans la percer vint y marquer sa trace.

Recourbé comme un plomb, mais poussé par sa main,

Le trait en s'émoussant a glissé sur l'airain.

Atride s'en saisit, l'arrache avec colère,

Et du glaive qu'il tient frappe son adversaire.

Epidamas succombe, atteint d'un coup mortel.

Ainsi donc s'endormit du sommeil éternel

Ce héros qui, laissant son épouse chérie,

Mourut séparé d'elle et loin de sa patrie,

Sans que de leur hymen le fruit et les douceurs

De ces jeunes époux aient réjoui les cœurs.

Leur hymen fut suivi de présents magnifiques :

Cent bœufs furent donnés, mille chèvres rustiques

Qui paissaient dans les champs ; et l'on avait promis,

En sus de tous ces dons, mille belles brebis.

Mais Atride le tue, et trompant son attente,

Emporte en triomphant sa dépouille sanglante.

Croon la reconnaît ; Croon, son frère aîné,

Voyant son corps sanglant, s'arrête consterné.

Ses yeux sont obscurcis^par un épais nuage ;

Bientôt se ranimant, caché sur son passage,

Il frappe Agamemnon, qu'il surprend ; à l'instant,

De son bras traversé coule un ruisseau de sang.

Agamemnon frémit en voyant sa blessure,

Mais il combat toujours, il marche, il se rassure.

Croon tramait déjà son frère par les pieds,

Appelant du secours, excitant ses guerriers.

Atride fond sur lui, le jette à la renverse,

Et sous son bouclier l'atteint et le transperce.

Sur le corps de son frère ensuite le couchant,

Il lui coupe la tête avec son fer tranchant.

Ces deux frères ainsi, par une mort semblable,

Descendent au séjour de Pluton l'implacable.

Atride cependant, tant que son sang coula,

Se battit bravement et rien ne le troubla.

De pierres et de dards sa main, de sang trempée,

S'armait pour les lancer, en brandissant l'épée.

Mais lorsqu'enfin son sang a cessé de couler,

Une langueur de mort vient soudain l'accabler ;

De plus grandes douleurs ne sont pas ressenties,

Par la femme en travail, lorsque les Ilithies,

Ministres de Junon et de l'enfantement,

La livrent aux horreurs du plus affreux tourment.

Il monte sur son char, et d'un élan rapide,

Vers les vaisseaux des Grecs ordonne qu'on le guide,

Et ne comprimant plus la douleur qu'il ressent

Il mêle à ses sanglots un soupir incessant.

« Amis, s'écria-t-il, l'ennemi nous menace :

Blessé, je suis contraint de lui céder la place ;

Et puisque Jupiter ne me le permet pas,

C'est à vous de marcher : partez, pressez vos pas. »

 

Il dit, et ses chevaux, traînant son char rapide,

Vers les vaisseaux des Grecs conduisirent Atride ;

Ses coursiers excités, précipitant leurs pas,

L'eurent bientôt soustrait aux dangers des combats.

Hector le voit partir, et sa voix animée

Prononce alors ces mots qu'il adresse à l'armée :

 

« Amis, guerriers vaillants, enfants de Dardanus,

Alliés de Priam, à son secours venus,

Il faut vous souvenir de votre ancien courage :

Vous fûtes valeureux, soyez-le davantage.

Des Grecs, nos ennemis, le chef si redouté

Prend la fuite : à son camp il rentre centriste.

Jupiter des Troyens va relever la gloire ;

Aujourd'hui c'est à nous qu'il promet la victoire.

Poussez donc vos chevaux, montrez-vous courageux,

Et vous reviendrez tous vainqueurs et glorieux. »

 

Hector a par ces mots excité leur courage.

Comme un chasseur qui voit un sanglier sauvage

Qui, gagnant la forêt, s'éloigne furieux,

Pousse ses chiens, les presse et se tient auprès d'eux,

Tel, semblable au Dieu Mars, Hector, qui les enflamme,

Poussait contre les Grecs les enfants de Pergame.

Il leur donne l'exemple, et marchant devant eux,

Dans les rangs ennemis se jette furieux ;

Il les refoule tous, et comme la tempête

Qui soulève les flots, il se montre à leur tête.

Quel fut celui de Grecs qui d'abord succomba,

Et quel fut le dernier qui sous ses coups tomba ?

Tandis que Jupiter le protège et l'excite,

Sur Assœus d'abord Hector se précipite ;

Il tue Autonoiis, Dolops fils de Clitus,

Ophèle, CEsumne, Orus, Hippone, Agélaüs.

Quand ces chefs ont péri, son ardeur ranimée

Le fait précipiter sur le gros de l'armée.

Ainsi quand dans les airs le rapide Notus

Pousse, en les rapprochant, les nuages battus,

La grêle s'en échappe, et la pluie abondante,

Soulevant sur la mer une vague écumante,

Le vent lance sur elle un souffle impétueux :

Tel Hector les poursuit et se lance sur eux,

Et l'ardeur des Troyens, que dès-lors rien n'arrête,

Eût achevé des Grecs la défaite complète ;

Vaincus, ils eussent tous fui jusqu'à leurs vaisseaux,

Mais Ulysse se montre et prononce ces mots :

 

« Diomède, dit-il, l'ennemi nous outrage,

Levons-nous ! Souviens-toi de ton ancien courage !

Allons ensemble, ami, ranimons le combat,

Et soutenons les Grecs que la terreur abat.

0 honte ! devant nous Hector bientôt peut-être

Va prendre nos vaisseaux et nous parler en maître. »

 

« Je suis prêt, répond-il, à marcher aux combats !

Mais à quoi servira le secours de mon bras,

Si Jupiter, toujours maître de la victoire,

Les protège aujourd'hui pour les couvrir de gloire ! »

En achevant ces mots, Tydide aussitôt part ;

Timbré, frappé par lui, tombe mort sur son char.

Ulysse en même temps de ce char précipite

L'écuyer Mélion, qui fuit et qui l'évite.

Tous deux en même temps ont reçu le trépas.

Mais ce double succès ne les arrête pas :

Ils entrent dans les rangs; comme des loups sauvages

Sur les chiens à leur trousse exercent leurs ravages,

Ainsi ces braves chefs, de morts environnés,

Ont fait fuir devant eux les Troyens consternés,

Et ranimant des Grecs l'ardeur et le courage,

D'Hector tout étonné font cesser le carnage.

Deux frères sur leur char sont par eux poursuivis,

Fils du fameux Mérops, ces deux guerriers sont pris ;

Leur père des devins était le plus habile,

Il mit à leur départ un obstacle inutile.

Résistant à leur père, ils n'obéirent pas,

Et leur destin fatal les conduit au trépas.

Tydide en même temps les tue et prend leurs armes.

Ulysse, d'autre part, fait périr Hippodames,

Ainsi qu'Hyperochus. Du haut du mont Ida,

Jupiter, qui les voit, rétablit le combat,

Pour que des deux côtés une égale furie,

Pousse les combattants à s'arracher la vie.

 

Tydide, en s'élançant, de son fer a blessé

Agastrophus, qui tombe à la cuisse percé.

Ce héros gémissait de voir que, pour sa fuite,

Son char, retenu loin, ne fut pas à sa suite.

Il combattait à pied, mais arrêtant ses pas,

Tydide l'atteignit et ne l'épargna pas,

Hector les aperçut : suivi de sa cohorte,

Qu'il précède en criant et que sa voix exhorte,

Il va vers Diomède afin de l'attaquer.

Celui-ci frémissant s'apprête à résister,

D'Ulysse qu'il appelle enflamme le courage,

Et pour le ranimer il lui tient ce langage :

« C'est sur nous maintenant qu'Hector vase porter

Préparons-nous, Ulysse, et sachons résister. »

 

A ces mots, sur Hector Diomède s'élance ;

Au sommet de son casque il l'atteint de sa lance,

Mais sur l'épais airain sa pointe s'émoussa,

Et par un contre-coup le choc la repoussa.

Donné par Apollon, ce casque à triple enceinte

A garanti son front de cette rude atteinte ;

Mais le coup fut terrible, et fuyant vers les siens ,

Hector se réfugie au milieu des Troyens.

Il y tombe à genoux, sa vue est affaiblie,

Et sa main soutient mal sa tête qui se plie.

 

Pendant que Diomède était allé chercher

Son dard, qui sur le sol venait de se ficher,

Hector reprend ses sens et sur son char remonte,

Pour éviter la mort.   Diomède l'affronte :

« Misérable ! dit-il en se tournant vers lui,

Apollon de nouveau te protège aujourd'hui,

De ce Dieu tu fais bien, lorsque lu vas te battre,

D'invoquer le secours, mais je saurai t'abattre.

Si tu reviens encor, tu n'échapperas pas,

Pourvu que quelque Dieu n'arrête pas mon bras.

Aujourd'hui tu peux fuir, te tenir à distance,

Sur d'autres que sur toi j'exercerai ma lance. »

 

En prononçant ces mots, il va pour achever

Agastrophe ; il le tue et veut le dépouiller,

Alors Pâris, caché derrière une colonne,

De la tombe d'Ilus, avec l'arc qui résonne

Lance un trait sur Tydide et perce son pied droit,

Et le trait dans le sol s'implante en cet endroit ;

Et Pâris aussitôt, en éclatant de rire,

Sort de son embuscade ; on l'entendit lui dire :

« Te voilà donc blessé ! Dirigé par ma main,

Plût au ciel que ce trait t'eût frappé sur le sein !

Et les Troyens, qu'à fuir tu te plais à contraindre,

De ta part désormais n'auraient plus rien à craindre. »

 

Tydide répondit : « Archer présomptueux,

Par des coups clandestins tu te rends donc fameux !

Tu t'étais bien caché ; mais devant une femme

Tu ne te caches pas, ton courage s'enflamme !

Diomède craint peu ton arc et ton carquois.

Avance, si tu veux te mesurer à moi.

Tu ne l'oseras pas, car tu n'es qu'un infâme !

Les coups par toi portés sont les coups d'une femme,

Ou d'un enfant ! ils sont dignes démon mépris.

Aux coups lancés par moi j'attache plus de prix :

Ils sont toujours mortels, et celui que je frappe

Tombe mort sur-le-champ et jamais ne réchappe ;

Il ne voit plus sa femme et son fils orphelin ;

Il regrette son père et subit son destin ;

Son sang coule, et sa chair des vautours dévorée,

N'est pas livrée aux soins d'une femme éplorée ! »

 

Ulysse en ce moment s'empresse d'accourir,

En arrachant le dard, il veut le secourir.

Le dard est enlevé, mais bientôt, sa souffrance

Augmentant, sur son char Diomède s'élance ;

Il part en ordonnant de presser ses chevaux,

Et triste, on le ramène auprès de ses vaisseaux.

 

Cependant tous les Grecs, à la douleur en proie,

Laissent Ulysse seul, et la douleur le broie.

« Que ferai-je, dit-il ? Il est honteux de fuir.

Le pire cependant ce serait de mourir.

Abandonné de tous, seul et sans assistance,

Il faut fuir ou combattre, et c'est ma seule chance.

C'est le lâche qui fuit. Ne délibérons pas.

Je vais en combattant affronter le trépas. »

 

Pendant qu'en son esprit il roule ces pensées,

Des phalanges, sur lui qui se sont élancées,

Accourent : il se voit cerné de tout côté,

Et tous veulent frapper ce guerrier redouté.

 

Quand des chasseurs, suivis par une meute agile,

Poussent un sanglier dans son dernier asile,

L'animal que l'on traque, en aiguisant ses dents,

Se jette furieux sur les chiens imprudents;

Ils ne reculent pas, mais exerçant sa rage,

Le sanglier en fait un horrible carnage.

Tel en se défendant, Ulysse furieux

Repousse des Troyens l'assaut impétueux.

Il attaque d'abord le guerrier Déipite,

Il le frappe à l'épaule, et puis se précipite

Sur Ennomus et Thon, qu'il renverse, et soudain

Poursuit Chersidamas qui, la lance à la main,

Descendait de son char, et tous, jetés par terre,

Sont vaincus par Ulysse et mordent la poussière.

Il frappe aussi Gharops, et voit vers lui courir

Socus, son frère aîné, qui vient le secourir

Et qui lui dit : « Guerrier de fraude insatiable,

Nous allons bientôt voir si ton bras redoutable,

A deux frères vaillants aura ravi le jour,

Ou si, frappé par moi, tu mourras à ton tour ! »

 

En achevant ces mots, sur Ulysse il s'élance,

Il atteint sa cuirasse, il la perce, et sa lance

Lui déchire la peau, mais ne pénètre pas :

Le coup, avait été détourné par Pallas.

Ulysse a résisté ; sa blessure est légère ;

Il s'arrête, et faisant quelques pas en arrière,

Il s'adresse à Socus, et lui dit : « Malheureux !

Tu m'as assez bravé : vous mourrez tous les deux.

Et si pour un moment j'ai cessé de combattre,

Je ne suis pas tombé ; ma lance va t'abattre,

Et je vais t'envoyer au manoir de Pluton ;

Tu vas dans un instant passer le Phlégéton. »

 

En entendant ces mots, Socus a pris la fuite ;

Mais Ulysse aussitôt se met à sa poursuite,

Et d'un coup de sa lance atteint et traversé,

Tout sanglant sur le sol il tombe renversé.

En se glorifiant, Ulysse alors s'écrie :

 

« Je te l'avais bien dit que tu perdrais la vie !

De ta témérité subis le châtiment ;

Ta mère vénérable, à ton dernier moment,

Ne t'assistera pas ; ton corps sans sépulture

Aux vautours dévorants servira de pâture !

Souillé par la poussière, ils viendront te chercher,

Tandis que j'obtiendrai les honneurs du bûcher. »

 

En achevant ces mots, il arrache sa lance

Pendue au bouclier ; son sang en abondance

Coulait de sa blessure.  Ulysse s'est troublé,

Et les Troyens, voyant que son sang a coulé,

Sur lui, pour l'achever, se jettent avec rage.

Ulysse alors recule, et sans perdre courage,

Contre tant d'ennemis qui menacent ses jours,

A trois fois par ses cris appelé du secours.

Ménélas de ses cris a l'oreille frappée.

Il invoque d'Ajax et le bras et l'épée :

« Noble Ajax, lui dit-il, n'entends-tu pas la voix

D'Ulysse ? Ce héros est sans doute aux abois.

Je crains bien qu'il succombe : on vient de le surprendre

Contre tant d'ennemis il ne peut se défendre.

Allons le secourir, car sa perte pour nous

Serait un deuil commun qui nous frapperait tous. »

 

Accompagné d'Ajax aussitôt il s'élance

Vers Ulysse, entouré d'ennemis, que sa lance

Repoussait avec peine et qui le harcelaient.

Ses forces s'épuisaient et ses pas chancelaient.

Ainsi, lorsqu'un vieux cerf atteint d'une blessure,

S'élance et fuit la mort dans la forêt obscure,

Les loups, pour l'achever, courent en bondissant ;

Il peut leur échapper tant que coule son sang,

Mais bientôt épuisé, le cerf blessé succombe,

Et des loups affamés la troupe sur lui tombe.

Mais un lion survient : le voyant accourir,

Les loups épouvantés s'empressent de courir,

Et c'est le lion seul qui dévore la proie.

Autour d'Ulysse ainsi les défenseurs de Troie

Se montraient acharnés. A leurs coups dangereux,

Ulysse avec effort résistait de son mieux,

Lorsque Ajax arrivant, sur eux se précipite

En agitant sa lance, et les met tous en fuite.

D'Ulysse en même temps Ménélas prend la main,

Et, montant sur son char, il s'éloigne soudain.

 

Le fils de Télamon, comme sur une proie,

S'élançant aussitôt sur les guerriers de Troie,

Fait périr Doriclès, de Priam le bâtard ;

Pylarte, Pyrasus, Lysandre, un plus tard,

Sont terrassés par lui ! Lorsque dans la campagne,

Un rapide torrent descend de la montagne,

Lui résistant en vain, les pins déracinés,

En cédant à son choc, au loin sont entraînés.

Il emporte avec lui jusqu'à la mer profonde

La terre et le limon qui noircissent son onde.

Ajax ainsi poursuit et renverse à la fois

Les chevaux harassés, les guerriers aux abois.

 

Sur les bords du Scamandre exerçant son courage,

Hector ignore encor cet horrible carnage.

Dans un tumulte affreux là coulait à grands flots

Le sang des guerriers grecs frappés par ce héros ;

Sous les yeux de Nestor, devant Idoménée,

Hector battait des Grecs la troupe consternée.

Des plus jeunes guerriers il enfonçait les rangs ;

Jamais il n'avait fait de ravages si grands.

Les Grecs résistaient mal, mais d'une main adroite,

Pâris de Machaon perce l'épaule droite.

Le danger qu'il éprouve excite leur ardeur,

Et, voulant le sauver, ils reprennent du cœur ;

La voix d'Idoménée, au fort de la mêlée,

S'entendit ; à Nestor il dit : « Fils de Nélée,

Gloire des Achaiens, fais approcher ton char,

Reçois-y Machaon, hâtez votre départ ;

Sauvons ce médecin qui nous est nécessaire ;

Seul il en vaut plusieurs son secours salutaire ;

Soulage les blessés, car il sait avec art

Panser une blessure, en extraire le dard. »

 

Sur le char qu'aussitôt à Nestor l'on amène,

Il reçoit Machaon, qu'on y monte avec peine ;

Et dès qu'à ses côtés il eut été placé,

Vers les vaisseaux des Grecs le char s'est élancé,

Et les chevaux fougueux, que leur ardeur entraîne,

A l'étable accourant, sont dirigés sans peine.

 

Sur son char, cependant, auprès d'Hector assis,

Cébrion aperçut les Troyens poursuivis,

Et dit : « Tandis qu'ici nous avons l'avantage,

Là les Grecs des Troyens font un affreux carnage.

D'ici je vois Ajax : c'est lui qui les poursuit ;

Je le reconnais bien, et devant lui tout fuit,

Et je suis affligé des cris qu'ils font entendre ;

Poussons de leur côté pour aller les défendre. »

 

A peine Cébrion eut achevé ces mots

Qu'il fait claquer le fouet et poussa ses chevaux.

Avec rapidité le char qui les entraîne,

Sur le champ du combat arrive dans la plaine.

Sous les pieds des chevaux furent alors foulés

Les boucliers, les traits, les guerriers immolés,

Et le sang jaillissant sous les sabots rapides,

Souille à la fois le char, les chevaux et les guides.

Hector, la lance en main, déjà couvert de sang,

Se jette sur les Grecs, en disperse les rangs ;

Les pierres qu'il lançait, les coups de son épée,

Ont augmenté l'effroi dont l'armée est frappée ;

Mais il évite Ajax: Jupiter ne veut pas

Qu'Hector en l'attaquant reçoive le trépas,

Et le Maître des Dieux, tandis qu'Hector l'évite,

Inspire au cœur d'Ajax une terreur subite ;

Aussitôt il s'arrête, et jette sur son dos

L'immense bouclier recouvert de sept peaux,

Recule lentement, mais tout en faisant face

A l'ennemi, pour voir toujours ce qui se passe.

 

Lorsqu'un lion rugit, de l'étable chassé,

Qu'il est par les bergers, par les chiens repoussé,

Bien que la faim le rende avide de carnage,

Il ne peut assouvir ni sa faim ni sa rage.

Par les torches, les traits il se voit attaqué

Les bergers vigilants et les chiens l'ont traqué,

Et, déplorant son sort, cédant à leur poursuite,

Il s'éloigne, contraint de prendre ainsi la fuite.

Vers les vaisseaux des Grecs tel Ajax reculant,

Ardemment poursuivi, s'éloigne d'un pas lent.

Dans les champs quelquefois un âne qui s'échappe.

Résistant au bâton de l'enfant qui le frappe,

Continue à brouter, et se retire enfin,

Quand il a satisfait son désir et sa faim :

Ainsi leurs alliés, et les Troyens eux-mêmes,

Pour accabler Ajax font des efforts suprêmes ;

Quelquefois il s'arrête, et se tournant vers eux,

Leur fait sentir le poids de son bras vigoureux ;

Puis il recule encor, mais sans prendre la fuite,

Et ralentit ainsi sa marche et leur poursuite.

Il combattait tout seul, écartant des vaisseaux

Les Troyens, dont les traits tantôt frappaient son dos,

Tantôt tombaient à terre et ne pouvaient l'atteindre.

Et de son sang jamais ils ne purent les teindre.

 

Eurypyle aussitôt arrive à son secours,

Et repousse Apisan, qui près d'Ajax accourt,

Le poursuit, et d'un trait qui frappe sa cuirasse,

Il atteint sur le cœur, le perce et le terrasse.

Il allait dépouiller ce guerrier expirant,

Mais Pâris aussitôt auprès d'eux accourant,

Tend son arc, lance un trait, et d'une main habile

Perce, de part en part, la cuisse d'Eurypyle.

Le roseau se brisant à la cuisse pendit.

Pour éviter la mort, il fuit ;on l'entendit

Crier à haute voix : « Guerriers de notre armée,

Ajax ici soutient une lutte animée ;

Entouré d'ennemis, accablé sous leurs coups,

Il a périr ! vers lui, guerriers, ralliez-vous !

Que votre prompt secours et dégage et ranime

Le fils de Télamon, ce héros magnanime. »

 

Ainsi parlait aux Grecs Eurypyle blessé ;

Près de lui, cependant, on s'était empressé,

Et pour sauver ses jours chacun tendit sa lance.

Ajax les aperçoit, il arrive et s'élance ;

Et pour combattre encor, tous ainsi réunis,

Ardents comme le feu, frappent les ennemis.

Nestor et Machaon, traînés par les cavales,

De la plaine ont alors franchi les intervalles ;

Du haut de son navire Achille reconnaît

Nestor, roi de Pylos, que le char ramenait,

Et déplorant des Grecs la terreur et la fuite,

Il appelle Patrocle, et celui-ci de suite

Arrive : « Que veux-tu ? qu'exiges-tu de moi  

Dit aussitôt Patrocle ; Achille, explique-toi.

Tu vois qu'à t'obéir je suis toujours alerte... »

(Hélas ! il ignorait qu'il courait à sa perte.)

 

Achille répondit : « 0 mon plus cher ami,

Je vois sur tous les points triompher l'ennemi.

Des Grecs découragés la perte est imminente,

Et tu vas les revoir suppliants dans ma tente :

Interroge Nestor, demande-lui le nom

Du blessé qu'il amène : est-ce bien Machaon ?

Car si ce n'est pas lui, du moins il lui ressemble

Ils viennent de passer rapidement ensemble. »

 

Patrocle à son ami s'empressant d'obéir,

Part, et va vers le char qu'il voyait accourir.

Ils viennent d'arriver, et l'écuyer fidèle

Des chevaux aussitôt s'approche, et les dételle ;

Eux descendent du char ruisselants de sueur  

Le vent frais de la mer a ranimé leur cœur.

Ils entrent dans la tente, et la belle Harcomède

Pour Machaon blessé prépare un doux remède ;

Elle leur offre à boire, et sur un beau tapis,

Pour prendre du repos, ils sont tous deux assis.

Lorsqu'il prit Ténédos, par Achille amenée,

Harcomède à Nestor avait été donnée ;

Et lorsque par les Grecs les dons furent choisis,

De sa belle conduite elle devint le prix ;

Un superbe table, aussitôt apportée,

Pour le repas du soir est mise à leur portée ;

Elle vient y placer dans une urne d'airain

Du miel frais, des oignons, du vin pur et du pain.

L'oignon excite à boire ; elle y dépose encore

Un vase somptueux que le métal décore.

Ce vase était pesant, et son centre profond,

Entouré de clous d'or, avait un double fond :

Quatre anses l'entouraient, et sur chacune d'elles,

L'artiste avait gravé deux belles tourterelles.

Tout autre que Nestor n'ose le soulever ;

Quand ses deux fonds sont pleins, lui seul peut l'enlever.

Dans ce vase élégant, cette superbe femme,

Met un miel odorant, un vin venu de Prame,

Et sur cette boisson, par l'instrument d'airain,

Un fromage de chèvre est râpé de sa main.

Elle y répand ensuite une farine blanche,

Et la leur offre enfin pour que leur soif s'étanche.

Et le repas fini, rassasiés, dispos,

Ils échangent entre eux d'agréables propos.

Patrocle, en ce moment, se présente à la porte :

Nestor, qui l'aperçoit, soudain vers lui se porte,

Il lui donne la main, le reçoit, l'introduit,

En lui donnant un siège ; il le refuse et dit :

« Je ne veux pas m'asseoir, cela m'est impossible ;

Je suis le messager d'un héros irascible.

Achille veut savoir et demande le nom

De ce guerrier blessé ; mais je vois Machaon :

C'est lui, je le connais. Sans tarder davantage,

Je vais auprès d'Achille accomplir mon message.

Il est, comme tu sais, facile à s'emporter ;

Il attend ma réponse et je vais la porter. »

 

« Achille à la pitié serait-il donc sensible ?

Lui répondit Nestor, et serait-ce possible ?

Il voit sans s'émouvoir les Grecs exterminés,

Dans leurs tentes blessés, plusieurs chefs amenés ;

Nous sommes consternés, et rien ne nous rassure.

Tydide, Agamemnon, souffrent de leur blessure.

Ulysse enfin, Ulysse est lui-même blessé ;

Eurypyle est souffrant du trait qui l'a percé,

Ainsi que Machaon qui souffre et se lamente,

Et cependant Achille est toujours dans sa tente !

Quel est donc son dessein ? Attend-il, pour agir,

De voir nos nefs brûler et tous les Grecs périr ?

Ah ! que ne suis-je encor dans la force de l'âge !

Et que n'ai-je aujourd'hui l'ardeur et le courage

Que j'avais autrefois lorsque je combattis

Les guerriers éléens et que je les battis,

Et qu'après un combat, je sus leur faire rendre

Les boeufs que dans nos champs ils étaient venus prendre !

Leurs bergers dispersés s'enfuyaient devant nous ;

Hypérochus, leur chef, succomba sous mes coups ;

Le succès fut complet, le butin fut immense.

Voici quel fut alors le prix de ma vaillance :

De porcs et de brebis, rie chèvres et de bœufs,

Cinquante grands troupeaux vinrent combler mes vœux.

Allaitant leurs poulains, cent cinquante cavales

Enrichirent enfin mes terres pastorales,

Et ce riche butin dans Pylos introduit,

Sous les yeux de mon père arriva dans la nuit.

Fier de ce résultat, son cœur avec délices

De mes succès futurs accueillit les prémices.

Mon père, cependant, le lendemain matin,

Aux Pyliens volés partagea ce butin.

Il les assembla tous, parcourant leurs montagnes,

Les Épéens avaient ravagé leurs campagnes.

Hercule ayant frappé nos guerriers valeureux,

Nous devînmes alors moins forts et moins nombreux.

Ayant eu douze enfants, le malheureux Nélée

Ne conserva que moi sauvé dans la mêlée :

Ils avaient tous péri ; vaincus par nos rivaux,

Nous fûmes accablés d'outrages et de maux.

Pour sa part de butin mon père eut en partage

Trois cents bœufs ; de brebis il en eut davantage ;

Ses pâtres dans nos champs suivirent ces troupeaux.

Mon père avait de tous souffert le plus de maux.

Il avait envoyé pour leurs jeux olympiques

Quatre de ses coursiers et deux chars magnifiques.

De la course un trépied devait être le prix ;

Mais Augias, leur chef, en signe de mépris,

Les retint, employant et la force et l'adresse,

Et le conducteur seul rentra plein de tristesse.

Au butin c'est pourquoi mon père eut plus de part ;

Mais après lui, chacun obtint sa juste part.

Ainsi procédait-on au partage équitable,

Et chacun recevait une part convenable,

En invoquant les dieux ; mais voilà qu'en courroux,

Les Épéens armés viennent fondre sur nous.

Leurs chars et leurs chevaux et leur armée entière,

Sont conduits par deux chefs novices à la guerre.

Les frères Molion, jeunes et peu guerriers,

Commandaient leur armée et marchaient les premiers.

Sous un roc escarpé, non loin du fleuve Alphée,

Était une cité qu'on nommait Tryossée.

Ils s'avancent contre elle et viennent l'assiéger,

Pour la prendre d'assaut et pour la saccager.

A peine auprès de nous leur armée est rendue

Que Minerve, à Pylos nuitamment descendue,

Vint nous en avertir, et nous engagea tous

A nous armer en guerre, à repousser leurs coups.

Elle nous trouva fous disposés à combattre :

Jeune encor, je voulais moi-même aller me battre.

A leurs préparatifs je prenais déjà part :

Mais mon père aussitôt s'oppose à mon départ,

Refuse de m'armer à cause de mon âge,

Et cache mes chevaux. Ardent, plein de courage,

Je me dérobe alors, ayant pour conducteur

Minerve, et quoique à pied,j’étais rempli d'ardeur.

Aux bords du Minias, aux lieux où, de ses rives,

S'échappent clans la mer ses oncles fugitives,

Nous prîmes du repos, attendant que le jour

Eût permis aux piétons d'arriver à leur tour ;

Puis, ayant de l'Alphée aperçu les rivages,

Nous allâmes camper sur ses gras pâturages.

Là, dans un sacrifice, au fleuve, à Jupiter,

A Neptune, à Minerve, un taureau fut offert.

D'un abondant repas ayant goûté les charmes,

Nous dormîmes ensuite étendus sur nos armes.

Mais déjà cependant, venant de toutes parts,

De nombreux ennemis menacent les remparts.

Et lorsque le soleil eut sur toute la terre

Fait descendre du ciel ses rayons de lumière,

Le combat commença. Nous invoquons les dieux,

Et sur les Épéens nous tombons furieux ;

Et Mulius, leur chef, sur qui seul je m'élance,

Succombe le premier, expirant sous ma lance.

Je pris ses deux chevaux. Il avait épousé

La fille d'Augias, la blonde Agémosé

Qui, savante dans l'art de distinguer les plantes,

Connaissait de leur suc les vertus bienfaisantes.

Quand il fut renversé par ma lance d'airain,

Je pris de ses coursiers les rênes dans ma main,

Et de nos cavaliers me mettant à la tête,

Je les dispersai tous, pareil à la tempête.

Jupiter nous aidant, nos bras victorieux

Eurent sur tous les points un succès glorieux.

Je pris cinquante chars, en tuant de ma main

Leurs conducteurs ; sans doute un semblable destin

Attend les Mollion, mais d'une nue épaisse

Neptune les couvrit et sauva leur jeunesse.

Jupiter protégeant les guerriers de Pylos,

Nous renversons les chars, nous prenons les chevaux,

Nous les attaquons tous en parcourant la plaine :

Partout ils sont vaincus ; la terreur les entraîne,

Et jusques à Bomprase ils furent poursuivis,

En laissant, derrière eux, de leurs chars les débris.

Là nous nous arrêtons, car Minerve l'ordonne,

Près d'un tombeau sacré que l'on appelle Olonne.

Le combat fut fini, mais je fis en partant,

D'un dernier coup, tomber encore un combattant.

Nous rentrâmes vainqueurs et tout couverts de gloire.

Le peuple de Pylos, célébrant ma victoire,

Honora dans ses chants, par un concert pieux,

Nestor chez les mortels, Jupiter chez les dieux.

Tel je sus me montrer jadis dont notre armée,

Achille pour lui seul garde sa renommée.

Quand les Grecs auront tous reçu le coup mortel,

Achille aura sans doute un regret éternel,

Mais il sera trop tard. Si sa gloire t'est chère,

Patrocle, souviens-toi des conseils que ton père,

Lorsque tu le quittas pour suivre Agamemnon,

Te donna devant moi : je te parle en son nom ;

Car, lorsque tu partis, ce fut en la présence

D'Ulysse et de la mienne, et j'en ai souvenance.

Alors dans ce pays où nous étions venus

Recruter les guerriers qui nous étaient connus,

Nous vîmes réunis dans la même assemblée

Ton père, Achille et toi chez l'illustre Pelée.

Nous arrivons chez lui ; Pelée, en ce moment,

Offrait un sacrifice à Jupiter tonnant,

Et, portant dans sa main une coupe dorée,

Il aspergeait de vin la victime sacrée.

Au milieu de la cour vous prépariez les chairs,

Vous coupiez les morceaux qui nous furent offerts,

Et que l'on retirait tout brûlants de la broche.

Nous n'osions pas entrer ; Achille alors s'approche,

Nous reçoit poliment, nous invite au festin,

Et nous présente un siège en nous serrant la main.

Mais le repas fini, je me levai de suite,

Et je vous expliquai l'objet de ma visite.

A suivre Agamemnon, nous engageant tous deux,

Ma proposition parut vous rendre heureux.

Ces illustres vieillards à leur deux fils donnèrent

Des conseils paternels qu'ils vous recommandèrent.

Pelée alors disait au fils cher à son cœur :

« Ne recule jamais et montre ta valeur. »

Et ton père, à son tour, par un discours habile,

Aux soins de son ami recommandait Achille :

« Par sa naissance il est bien au-dessus de toi,

Mais il est moins âgé, disait-il : c'est pourquoi,

Écoutant les avis qu'inspiré la prudence,

Achille aura pour toi beaucoup de déférence.

Ton père te donna ce conseil important

Que ton généreux cœur oublie en cet instant.

Mais, courage, Patrocle ! il faut nous être utile !

Va le solliciter, retourne auprès d'Achille :

Peut-être envers les Grecs excitant sa pitié,

Tu le rendras sensible aux vœux de l'amitié !

Les conseils d'un ami, dans toute circonstance,

Ont sur un noble cœur une grande influence.

Si, s'obstinant toujours, il veut leur résister,

Comptant sur Jupiter, s'il veut encor rester

Avec ses Myrmidons, que du moins il t'envoie,

Pour poursuivre avec nous les défenseurs de Troie.

Prends les armes d'Achille et reviens aujourd'hui ;

 Les Troyens s'enfuiront en te prenant pour lui.

De la guerre aujourd'hui subissant les disgrâces,

Nous cédons, nous avons les Troyens sur nos traces.

Nos guerriers fatigués ont besoin de repos ;

Arrivant avec toi, des soldats plus dispos,

Poursuivant les Troyens avec plus d'assurance,

Obtiendront tout l'honneur de notre délivrance. »

 

Ainsi parla Nestor, et ce qu'il avait dit

Ayant ému Patrocle, aussitôt il partit.

Lorsqu'il fut arrivé près des vaisseaux d'Ulysse,

Et sur l'emplacement où l'on rend la justice,

Du trait qui l'a percé souffrant cruellement,

Eurypile en boitant s'avançait lentement.

Ce guerrier, dont encor la blessure est saignante,

Essuyait de son front la sueur abondante.

Par son sang répandu son corps est affaibli,

Mais son cœur était ferme et n'avait pas faibli.

Patrocle, déplorant sa cruelle souffrance,

Et voulant la calmer, vers ce héros s'avance,

Et dit : « Faut-il ainsi que, loin du ciel natal,

Nos chefs périssent tous frappés d'un coup fatal !

Et verra-t-on leurs corps privés de sépulture,

Des vautours dévorants devenir la pâture ?

Eurypile, dis-moi si le bras indomptable

D'Hector, doit nous réduire à ce sort déplorable ? »

 

Eurypile répond : « Nous sommes tous perdus,

Patrocle ! c'en est fait, et les Grecs sont vaincus !

Blessés, sur nos vaisseaux nos meilleurs chefs gémissent,

Dans ce dernier combat tous les autres périssent.

Viens soutenir mes pas, je ne puis plus marcher,

Vois le trait qui me blesse, et viens me l'arracher.

Approche, cher Patrocle, et qu'une eau tiède et pure

Enlève le sang noir et lave ma blessure ;

Applique l'appareil dont autrefois, dit-on,

Achille eut le secret en fréquentant Chiron,

Car nos deux médecins Machaon et Podante

Ne peuvent me panser : le premier sous sa tente,

Cruellement blessé, languit sans médecin,

Et l'autre dans les rangs a la lance à la main. »

 

« Qu'allons-nous devenir et que faudra-t-il faire ?

Lui répondit Patrocle. Hélas ! quelle misère !

Pour lui donner réponse il faut, dans un instant,

Que j'aille retrouver Achille qui m'attend.

Mais, avant tout, je veux te prêter assistance. »

D'Eurypile aussitôt Patrocle alors s'avance,

Et soutenant son corps, qu'il prend entre ses bras,

Doucement vers sa tente il dirige ses pas.

Son esclave à l'instant, de ses mains empressées,

Le couche mollement sur des peaux entassées.

Patrocle dégageant le trait qui l'a percé,

Sur le sang qui s'écoule un bain tiède est versé,

Et brisant de sa main une racine amère,

Il applique à la plaie un baume salutaire.

Le sang ne coule plus, et, dans peu de moments,

D'Eurypile en repos ont cessé les tourments.