Quand
l'Aurore effeuilla ses roses matinales,
Le charmant
rejeton du noble souverain
Attacha sous ses
pieds de superbes sandales,
Prit une forte
lance adaptée à sa main,
Et, prêt à
repartir, dit au pasteur Eumée :
« Cher, je
cours au palais pour contenter les yeux
De manière ; en
effet elle est triste, alarmée,
Et ne refrénera
ses transports larmoyeux
Avant de m'avoir
vu. Toi, de la sorte opère.
Mène ce pauvre en
ville, où, libre, il mendiera
Sa pitance ; à
son gré, chacun lui donnera
Et la coupe et le
pain : car, dans ma peine amère,
Je ne puis me
charger de tous les indigents.
Si l'étranger se
fâche, il rendra son supplice
Plus affreux ;
j'ai toujours parle sans feinte aux gens. »
A ce discours
formel, l'ingénieux Ulysse :
« Ami, je
n'entends pas ici me cramponner.
Un gueux trouve
plutôt sa pâture à la ville
Qu'aux champs ;
me donnera qui voudra me donner.
Vieilli, je ne
pourrais, en un rustique asile,
D'un maître
exécuter les ordres rigoureux.
Va donc ; cet
homme sûr me servira de guide,
Quand l'âtre et
le soleil m'auront fait moins frileux.
Mauvais sont mes
habits ; je crains le souffle humide
Du matin, et
d'ailleurs la ville est loin, dit-on. »
Il se tut ;
Télémaque abandonna l'étable,
Et, rêvant guerre
et mort, courut, leste piéton.
Sitôt qu'il eut
rejoint son palais confortable,
Il appuya sa
pique en un coin des arceaux, mis,
Puis d'un agile
bond, franchit le seuil de pierre.
Sa bonne Eurycléa,
qui recouvrait de peaux
Des sièges
fastueux, l'aperçut la première.
Elle vint tout
émue, et du royal manoir
Vers lui vinrent
aussi les autres amphipoles.
Toutes de
l'embrasser sur la tête, aux épaules.
Pénélope à son
tour sortit de son boudoir,
Belle comme Diane
ou la blonde Cyprine.
Elle jeta ses
bras au cou du cher enfant,
Baisa ses deux
beaux yeux, sa figure pourprine,
Et lui darda ces
mots, de bonheur étouffant :
« Te voilà,
Télémaque, ô ma douce lumière !
Je te croyais
perdu dés ta fugue à Pylos
Pour chercher,
malgré moi, la trace de ton père.
Mais allons, du
trajet déroule les tableaux. »
Télémaque
aussitôt, de sa voix claire et franche :
« Ma mère,
quand j'évite un horrible trépas,
N'excite point
mes pleurs, ne me tourmente pas.
Mais prends un
bain, revêts ta robe la plus blanche,
Et, des femmes
suivie, en ton appartement,
Jure mainte
hécatombe à la troupe olympique,
Si Zeus veut
accomplir l'œuvre du châtiment.
Moi, je vais
recevoir sur la place publique
L'étranger que ma
nef amena dans ces lieux.
Avec mes bons
copains je l'envoyai d'avance.
Pirée en sa
maison, et par mon ordonnance,
L'a jusqu'à mon
retour hébergé de son mieux. »
Il dit ; à
riposter la reine ne fut leste.
Mais elle se
baigna, mit un pur vêtement,
Et jura mainte
offrande à la troupe céleste,
Si Zeus
accomplissait l'œuvre du châtiment.
Du palais
Télémaque, ayant repris son arme,
S'élança ; des
chiens vifs sautaient à ses côtés.
Minerve sur son
corps répandait un grand charme ;
Aussi tous les
passants l'admiraient enchantés.
Des nivaux
l'entoura la multitude obverse
Qui, tout en le
fêtant, roulait son noir dessein.
Lui bientôt
s'éloigna de leur nombreux essaim,
Et près du vieux
Mentor, d'Antiphe et d'Halitherse,
Ses amis
paternels dès le commencement,
Fut s'asseoir ;
chacun d'eux s'enquit de son voyage.
Le bellique Pirée
arriva justement ;
il conduisait son
hôte au rendez-vous d'usage.
Vers cet
infortuné le prince fit un pas.
Pirée alors lui
dit les paroles suivantes :
« Télémaque,
à mon toit dépêche tes servantes
Pour rapporter au
tien les dons de Ménélas. »
Immédiatement le
sage Télémaque :
« L'avenir, ô
Pirée, est encore incertain.
Si des amants
sournois me renverse l'attaque
Et que mes biens
légaux deviennent leur butin,
J'aime mieux qu'à
toi seul pareil trésor échoie.
Par contre si mon
bras les doit tous égorger,
Tu le rendras
joyeux à l'ami plein de joie. »
Cela dit, au
palais il mena l'étranger.
Une fois parvenus
sous les voûtes solides,
Déposant leurs
manteaux sur des sièges vacants,
Ils furent se
plonger dans les cuves tépides.
Des femmes, leur
bain pris, les frottèrent d'onguents,
Leur fournirent
chiton et chlamyde suave.
Alors dans la
grand'salle ils entrèrent parés.
En un bassin
d'argent une attentive esclave
Pour leurs mains
versa l'eau d'un vase aux flancs dorés,
Et devant leurs
fauteuils mit une table lisse.
L'honorable
intendante approcha d'ambedeux
Du pain, des mets
divers, réserve de l'office.
La reine, face au
seuil, s'assit à côté d'eux ;
Penchée, elle
filait des laines assorties.
Le prince et son
convive attaquèrent les plats.
Quand leur faim
et leur soif parurent ralenties,
Pénélope à son
fils dit ces mots délicats :
« Télémaque,
je vais rejoindre mon thalame,
M'étendre sur ce
lit si douloureux pour moi,
Et qu'inondent
mes pleurs, depuis que vers
Pergame Ulysse
accompagna les Atrides ; mais, toi,
Avant que les
intrus sur nous reviennent fondre,
Tu ne
m'apprendras rien du héros regretté ? »
Le prudent
Télémaque à l'instant de répondre :
« Mère, je te
dirai l'exacte vérité.
Tout d'abord, à
Pylos, chez Nestor nous allâmes.
Ce vieillard
m'accueillit dans son brillant palais,
Comme un père
l'enfant que lui rendent les lames,
Après mille
hasards ; tels sont les soins complets
Qu'il eut pour ma
personne, avec sa noble engeance.
Mais il dit ne
savoir d'aucun homme ici-bas
Si l'endurant
Ulysse était ou n'était pas.
Vers Ménélas
Atride, illustre par la lance,
Il me fit donc
conduire en char bien attelé.
Là je vis cette
argive Hélène, pour laquelle
Des Grecs et des
Troyens Zeus noua la querelle.
Le brave Ménélas
me demanda, zélé,
Pourquoi je
visitais sa belle capitale.
J'avouai le motif
de mon déplacement.
Aussitôt le
monarque, impétueusement :
« Bons dieux
! ils brigueraient la couche nuptiale
D'un être si
vaillant, ces lâches insensés !
De même qu'au
retour dans sa grotte usuelle
Un terrible lion,
de ses crocs courroucés,
Déchiquette les
faons encore à la mamelle
Qu'une biche
imprudente y laissa tout transis,
Pour courir aux
bosquets, à l'herbe délectable,
Tel Ulysse
broiera leur impur ramassis.
Ah ! père Zeus !
Minerve ! Apollon redoutable !
Comme à Lesbos
jadis s'il était véhément,
Lorsqu'il se
mesura contre Philomclide
Qu'au grand
plaisir des Grecs il terrassa crûment,
Si, tel qu'il fut
alors, survenait l'intrépide,
Leur destin
serait court et leur hymen piteux.
Quant au point
que requiert ta tendresse agitée,
Je serai franc,
et rien ne restera douteux.
Ce que me révéla
le vérace Protée,
Je le rapporterai
sans en fausser un trait.
Il me dit l'avoir
vu fondre en pleurs dans une île,
Où la nymphe
Calypse au monde le soustrait.
L'infortuné ne
peut revoir son domicile,
Car il n'a ni
vaisseaux ni rameurs personnels
Qui l'aident à
franchir l'immensité liquide. »
C'est ainsi que
parla le belliqueux Atride.
Après quoi je
revins, tenant des Supernels
Un vent doux,
pour gagner au plus vite ma rade. »
Il conclut ;
de douleur la reine soupira.
Le preux
Théoclymène ainsi la rassura :
« 0 pudique
moitié du grand Laërtiade,
Ton fils ne sait
pas tout, écoute-moi donc bien.
Je vais
prophétiser, dire la chose entière.
J'atteste le
Dieu-roi, ta mense hospitalière,
Et le foyer
d'Ulysse, à cette heure le mien :
Ulysse est
maintenant sur sa rive natale,
Soit assis, soit
en marche ; instruit du long forfait,
Il brasse des
galants la ruine totale.
J'observai près
du bord un augure parfait,
Et je
l'interprétai de suite à Télémaque. »
La sage
Pénélope alors de repartir :
« Devin, si
ton présage un jour peut aboutir,
Je te fais de
tels dons, à toi si bien je vaque,
Qu'on te
proclamera partout un homme heureux. »
Telles
s'entrecroisaient leurs paroles accortes.
Toutefois les
Rivaux, groupés devant les portes,
S'amusaient à
lancer le disque et les épieux
Sur le brillant
pavé, leur insolent théâtre.
A l'heure du
dîner, lorsque tous les troupeaux
Arrivèrent des
champs, chacun avec son pâtre,
Médon vint dire
aux chefs, car c'était des hérauts
Le plus apprécié,
l'ordonnateur des tables :
« Seigneurs,
vous avez pris suffisamment d'ébats ;
Rentrez dans le
palais, que l'on songe au repas.
Les dîners faits
à temps sont les plus profitables. »
Il dit ; tous
d'obéir à ces mots convaincants.
Une fois parvenus
aux salles magnifiques,
Déposant leurs
manteaux sur des sièges vacants,
Ils tuèrent de
grands moutons, de grosses biques,
Une génisse
énorme et des porcs monstrueux,
Menu de leur
festin. Mais du clos pour la ville
Allaient partir
Ulysse et le pasteur docile.
Ce dernier tout à
coup d'un ton affectueux :
« Forain,
puisque tu veux courir aux murs d'Ithaque,
Suivant l'ordre
du prince ( il m'eût été plus doux
De te loger ici
pour soigner la baraque ;
Mais j'honore mon
maître et je crains son courroux,
Car toute
réprimande aux serviteurs est dure),
Eh bien ! Partons
; déjà décline le soleil ;
Le soir
t'amènerait bientôt de la froidure. »
A
l'invitation, le subtil nonpareil :
« J'entends
et je comprends ; ta pensée est la mienne.
En route donc, et
sois mon pilote incessant.
S'il te reste un
rameau, donne, qu'il me soutienne ;
D'après toi, le
terrain est pénible et glissant.
« Ayant dit,
sur son dos il jeta sa besace
Déchirée et
pendue à de méchants cordons.
Le porcher lui
remit une branche efficace.
Et de partir tous
deux, laissant chiens et garçons
Garder l'étable.
Eumée ainsi menait son maître,
Sous la forme
d'un pauvre, ancien et souffreteux,
Courbé sur un
bâton, vêtu d'un habit piètre.
Comme enfin ils sortaient du chemin raboteux,
Ils virent, en
touchant à l'urbaine limite,
Une belle
fontaine où puisait la cité,
OEuvre de
Polyctor, d'Ithace et de Hérite.
A l'entour
s'étendait un altis, tout planté
De peupliers
ondeux, et la fraîche rigole
Coulait d'un roc,
coiffé par un autel nymphal
Dont tout passant
fêtait le granit triomphal.
En ce lieu les
trouva Mélanthe, fils de Dole.
Suivi de deux
bergers, il venait conduisant
Pour la faim des
intrus ses chèvres les plus belles.
Il aperçut le
couple et, d'un air méprisant,
Dit ces phrases
sans cœur, pour Ulysse cruelles :
« Les
vauriens des vauriens ne se séparent pas ;
Un dieu sait
réunir les gens de même race.
Où donc, mauvais
porcher, guides-tu ce vorace,
Ce fâcheux
vagabond, ce fléau des repas ?
Il s'usera
l'échiné à quêter de vils restes,
Non des plats,
des trépieds, aux différents poteaux.
Si tu me le
donnais pour mes travaux agrestes,
Il nettoierait la
cour, panserait les chevreaux,
Et, mangeant du
caillé, s'épaissirait le râble.
Mais comme il
n'apprit rien de bon, de sérieux,
L'ouvrage lui
fait peur ; il préfère en tous lieux
Mendier pour
remplir son ventre insatiable.
Or, je te le
déclare, et les engins sont prêts,
S'il entre sous
le toit du glorieux Ulysse,
Ses côtes
bleuiront au choc des tabourets
Que lancera sur
lui l'amoureuse milice. »
Il dit, et
d'un pied rude il toucha le forain
Au fémur, sans
pouvoir le jeter hors la route.
Ulysse, resté
ferme, eut un moment de doute :
Devait-il
l'assommer d'un seul coup de gourdin,
Ou rompre au sol
son crâne, en retournant ses pointes ?
Il se contint et
but l'affront ; mais le porcher
Blâma Melanthe en
face et cria, les mains jointes :
« Filles de
Jupiter, Nymphes de ce rocher,
Si d'Ulysse
jamais vous eûtes comme offrande
Cabris, moutons
graisseux, exaucez mon souhait !
Que ce héros
revienne, oui, qu'un dieu nous le rende.
Ta morgue devant
lui bien vite tomberait,
Drôle, qui bats
toujours la ville de ta plante.
Pourtant la
brebis meurt sous un pâtre ocieux. »
Immédiatement
le chevrier Melanthe :
« Juste ciel
! que dit là ce chien pernicieux ?
Je veux qu'un
noir vaisseau l'emporte loin d'Ithaque ;
Sa vente me
vaudra des profits abondants.
Ah ! si l'archer
Phœbus transperçait Télémaque,
Ou s'il râlait
tantôt dessous les Prétendants,
Comme il est vrai
qu'Ulysse a perdu l'existence ! »
Sur ce, de
les quitter, car leur train était lent,
Et d'arriver de
suite au castel opulent.
Il entra, puis
s'assit à la princière mense,
Vis-à-vis
d'Eurymaque ; il l'adorait tout plein.
D'une part de
rôti les servants l'honorèrent ;
L'intendante à
son tour lui présenta du pain.
Rendus, pâtre et
monarque au perron s'arrêtèrent
En ce moment ; le
son d'un luth harmonieux
Vint les frapper,
car Phème allait chanter d'office.
Le roi prenant la
main de son guide pieux :
« Eumée,
assurément c'est le beau toit d'Ulysse ;
On peut le
reconnaître entre tous les pourpris.
Que d'étages
pompeux ! la cour est entourée
D'un mur à
mantelets ; chaque porte d'entrée
A deux battants.
Par nul ce fort ne serait pris.
Sans doute un
grand festin au dedans se prépare ;
Un doux fumet
circule, el l'on entend vibrer
L'âme de tout
banquet, la divine cithare. »
Pasteur
Eumée, alors ta voix de proférer :
« Tu dis
vrai, ton esprit devine toutes choses ;
Pourtant voyons
comment s'achèvera ceci.
Ou bien entre
premier dans ces murs grandioses
Et te mêle aux
Amants, moi demeurant ici,
Ou, si tu l'aimes
mieux, reste, je te précède.
Mais viens
bientôt : quelqu'un, en te voyant dehors,
Peut te chasser,
te nuire ; ainsi donc ne t'endors. »
L'ingénieux
guerrier, qui toujours se possède :
« J'entends
et je comprends ; tu me sais très expert.
Va d'abord,
j'attendrai le long de la façade.
Je suis fait aux
dédains, à toute bousculade.
Mon cœur est
patient, car j'ai beaucoup souffert
En campagne et
sur l'eau ; qu'importé une autre peine !
L'on ne domine
point ce gaster effréné
Qui cause tant de
maux à la famille humaine.
Pour lui s'arment
les nefs au bec éperonné,
Se font les durs
trajets, les blessures vermeilles. »
Tandis que de
ce mode ils discouraient entre eux.
Un chien couché
dressa la tête et les oreilles.
C'était Argus,
limier d'Ulysse, que ce preux
Nourrit, mais
n'employa, guerroyant au sol riche
De Priam.
Autrefois les jeunes fréquemment
L'entraînaient
vers le lièvre, et le cerf et la biche.
Ores, veuf de son
maître, il dormait tristement
Sur le fumier des
bœufs, de la troupe muline,
Tassé près du
portail jusqu'à ce qu'aux guérets
Les chartons
l'eussent mis en qualité d'engrais.
Là donc gisait
Argus, rongé par la vermine.
Dès qu'il sentit
Ulysse auprès de lui passer,
Il remua la queue
et baissa les écoutes ;
Mais, las !
vers son seigneur il ne put s'avancer.
Celui-ci l'ayant
vu pleura d'amères gouttes
Qu'au pâtre il
sut cacher ; ensuite, s'informant :
« Eumée, un
chien pareil repose en cette ordure ?
Son corps me
semble beau, mais j'ignore vraiment
Si jadis sa
vitesse égalait sa tournure,
Ou s'il
appartenait au genre orne-festin
Qu'on engraisse
chez soi par pure gloriole. »
Pasteur
Eumée, alors tu dis cette parole :
« C'est le
chien d'un héros mort en pays lointain.
S'il reprenait la
taille et l'ardeur chasseresse
Qu'il avait au
départ du roi pour Ilion,
Tu vanterais
encor sa force et son adresse.
Nul fauve
n'échappait à son fougueux sillon,
Au sein des bois
; son flair éventait toute piste.
Maintenant il
pâtit, car son maître n'est plus ;
L'élément féminin
d'aucun soin ne l'assiste.
Quand le chef
manque au nid, les valets dissolus
Dédaignent
d'accomplir leur tâche respective ;
Car Jupiter
tonnant à l'homme dans les fers
Enlève la moitié
de sa vertu native. »
Sur ce dire,
il gagna les grands salons ouverts
Et parmi les
Gloutons parut avec aisance.
Pour Argus,
humblement sur sa paille il mourut,
Sitôt qu'il vit
Ulysse après vingt ans d'absence.
Le divin
Télémaque avant tous reconnut
Euméos traversant
la cour ; il lui fit signe
D'approcher : le
pasteur, mirant partout, saisit
La chaise du
varlet qui pour ce monde insigne
Tranchait la
viande aux jours de commun appétit.
Ensuite la posant
devant le jeune prince,
Il s'assit à sa
table, et reçut du héraut
Un pain de la
corbeille, avec sa part de rôt.
Bientôt après Ulysse entra, se faisant mince,
Sous sa forme de
pauvre, aux cacochymes traits,
Étayé d'un
rameau, mis comme un misérable.
En dedans de la
porte et sur le seuil d'érable
Il fléchit,
s'adossant au chambranle en cyprès,
Dont l'art polit
la libre à l'équerre alignée.
Télémaque
aussitôt dit au brave pasteur,
En prenant dans
la ciste un pain de pesanteur
Et dans les plais
fumants de la viande à poignée :
« Va porter
cette offrande au forain vergogneux,
Et qu'il fasse
en quêtant le tour de chaque table ;
La honte ne sied
point à l'homme besogneux. »
L'obéissant
gardien, sur l'ordre charitable,
Aborda l'étranger
et lui dit vivement :
« Forain,
voici les mets que mon prince te donne.
Il t'invite à
quêter autour de chaque Amant ;
Aux besogneux,
dit-il, la honte n'est pas bonne. »
L'industrieux
Ulysse, à ces propos humains :
« Zeus roi,
fais Télémaque heureux, heureux sans trêve,
Et qu'il obtienne
tout ce que son âme rêve ! »
Il dit, et,
recevant l'offrande en ses deux mains,
A ses pieds il la
mit, sur sa besace laide.
Tant que chanta
le chantre, il mangea sans répit.
Quand finit son
repas et que se tut l'aède,
L'assistance
houleuse à son aise glapît.
Mais Pallas,
s'approchant du Laértide auguste,
L'envoya mendier
du pain aux Prétendants,
Afin qu'il
discernât le juste de l'injuste,
Bien qu'aucun
d'eux ne dût échapper là-dedans.
Le preux s'avança
donc, commença par la droite,
Tendit la main
vers tous, comme un gueux exercé.
Eux, surpris, de
donner d'une façon benoîte,
Tout en se
demandant son nom et son passé.
Le chevrier
Mélanthe alors partant en guerre :
« Poursuivants
de la reine illustre, écoutez-moi
Touchant ce
pérégrin ; car je l'ai vu naguère.
C'est le pasteur
de porcs qui l'a conduit, ma foi !
Mais j'ignore
comment il se nomme et se classe. »
Il dit ;
Antinoüs, gourmandant le porcher :
« Maître sot,
pourquoi donc vers nous le dépêcher ?
N'avons-nous pas
assez de mendiants sur place,
De pauvres
importuns, écumeurs résolus ?
Trouves-tu trop
petit le nombre des convives
Suçant les biens
du roi, qu'il t'en faille un de plus ? »
Le bon
pasteur Eumée, à ces paroles vives :
« Antine,
quoique fort, tu ne parles pas bien.
Eh! qui donc va
chercher un hôte de lui-même,
A moins qu'on
n'ait besoin d'un ouvrier suprême,
D'un devin, d'un
charron, d'un sûr physicien,
Ou de quelque
chanteur nous charmant d'habitude ?
Voilà ceux qu'en
ce monde on a soin d'héberger,
Et nul n'appelle
un gueux pour se faire gruger.
De tous les
Prétendants l'on te voit le plus rude
Aux gens
d'Ulysse, à moi surtout ; mais je m'en ris,
Tant qu'avec
l'héritier du souverain d'Ithaque
La chaste
Pénélope habite ces lambris. »
En ces mots
intervint le prudent Télémaque :
« Paix ! ne
t'égare pas en de si longs propos.
Antine est
coutumier de ces traits d'arrogance,
Et même contre
nous excite ses suppôts. »
Puis vers
Antinoüs tournant son éloquence :
« Tu m'aimes
comme un père, Antine généreux,
Et ton verbe
mordant plaide pour que l'on jette
L'étranger hors
d'ici ; que Zeus ne le permette !
Prends, donne-lui
; bien loin d'en gémir, je le veux.
Ne crains pas
d'offenser à cet égard ma mère,
Ou l'un des
serviteurs d'Ulysse le divin.
Mais un tel
sentiment ne guide ton cœur vain ;
Jouir sans
partager, voilà ce qu'il préfère. »
Le chef
Antinoüs riposta mutine :
« Télémaque
langard, sans frein, qu'oses-tu dire ?
Si chacun lui
donnait autant que j'ai donné,
Ailleurs pendant
trois mois il pourrait se suffire. »
Il dit, et
sous la table empoigna, tint en l'air
Le banc que ses
beaux pieds foulaient à son caprice.
Cependant tous
donnaient, et de pain et de chair
Emplissaient le
bissac ; là vers le seuil Ulysse
Revenait pour
goûter des Grecs ce doux octroi,
Lorsque
d'intention s'arrêtant près d'Antine :
« Donne, ami,
tu n'es pas le moindre, j'imagine,
Mais plutôt le
premier ; je me figure un roi.
Plus qu'aucun tu
dois donc réconforter ma gêne;
Je te célébrerai
dans l'univers entier.
Jadis riche
moi-même, en un logis allier
Je vivais, et
toujours j'accueillais un égône,
Quel que fut son
état, n'importe son terroir.
Circuit de
serviteurs, j'eus tous ces avantages
Qui nous font
bienheurer, nous valent mille hommages.
Mais Zeus me les
ravit, — tel fut son haut vouloir, —
En me poussant,
avec des pillards insulaires,
Vers l'Égypte,
voyage auteur de mes guignons.
Dans le fleuve
Égyptus j'arrêtai mes galères.
Alors je donnai
l'ordre à mes chers compagnons
De rester en
gardiens près de chaque mature ;
Puis au loin
j'envoyai des éclaireurs dispos.
Ceux-là, cœurs
forcenés, cédant à leur nature,
Ravagèrent
soudain les fertiles champeaux,
Et, leurs colons
tués, emmenèrent les femmes,
Plus les enfants.
Le bruit à la ville eu courut.
Son peuple de
surgir, dès que l'aube parut ;
La plaine en un
clin d'œil s'emplit d'ardentes lames,
De piétons, de
coursiers. Jupin darde-carreaux
Jeta parmi les
miens la Fuite avilissante.
Nul n'osa
résister à ce torrent de maux.
Un grand nombre
tomba sous l'épée incesssante,
Et le cachot
retint ce qui resta vivant.
Pour moi, l'on me
vendit à Dmétorlacide,
Roi de Chypre, à
cette heure en ces lieux se trouvant.
De Chypre ici je
vins, après ce coup perfide. »
De suite
Antinoüs, en maître du banquet :
« Quel dieu
nous empêtra de ce traîne-misère ?
Tiens-toi loin de
ma table, au milieu du parquet,
Ou tu reverras
Chypre et ton Égypte amère.
0 l'importun
bavard, l'effronté quémandeur !
Tu les abordes
tous par place, et l'on s'entiche
A te bailler ;
ils font sans pitié ni pudeur
Présent du bien
d'autrui, quoique chacun soit riche. »
L'ingénieux
guerrier, quittant le jouvencel :
« Ta beauté
ne va point unie à la sagesse.
Un pauvre en ta
maison n'aurait un grain de sel,
Toi qui, convive
intrus, m'as nié la largesse
D'un morceau de
ton pain, quand te voilà gavé. »
Antine, à ce
propos, redoubla de colère ;
Il le mira
farouche, et, le verbe élevé :
« Tu ne
sortiras point indemne, je l'espère,
Puisque ta bouche
tient ce langage insultant. »
Lors de son
escabelle il lui meurtrit l'échiné,
Au côté droit ;
le preux demeura ferme, autant
Qu'un roc, et ne
broncha sous l'atteinte d'Antine.
Mais, calme, il
mut la tête, en couvant ses projets.
Retourné vers le
seuil, il s'assit, mit à terre
Son bissac plein,
et dit aux amoureux sujets :
« Écoutez,
Prétendants d'une princesse austère,
Ce qu'il faut que
j'avance à la face de tous.
On n'éprouve en
sou cœur ni peine ni rancune,
Lorsque dans un
combat pour sauver sa pécune,
Ses bœufs, ses
blancs agneaux, on attrape des coups.
Mais Antine me
frappe à cause des crieries
De ce ventre
odieux, perte du genre humain.
S'il est pour
l'indigent des Démons, des Furies,
Qu'Antinoüs
succombe avant son fol hymen ! »
En ces mots
répondit Antine, issu d'Eupithe :
« Mange en
paix, étranger, reste assis, ou bien sors ;
Sinon nos jeunes
gens, que ton parler dépite,
Navré de pied en
cap te traîneront dehors. »
Il dit, tous
de blâmer l'avare gastronome ;
Un de ces chefs
hautains cria sentencieux :
« Antine, tu
fis mal de frapper ce pauvre homme ;
Insensé ! c'est
peut-être un habitant des cieux.
Parfois les
Immortels, qui prennent mainte forme,
Sous l'aspect de
forains visitent les cités
Pour voir notre
justice ou nos iniquités. »
Ce discours
n'émut pas sa suffisance énorme.
Télémaque gémit
du paternel affront,
Mais, sans
vouloir répandre un seul pleur d'allégeance,
Grave, il branla
la tête, en couvant sa vengeance.
Or la reine,
ayant su le scandale si prompt
Au palais arrivé,
dit à ses amphipoles :
« Puisse
l'arc d'Apollon le férir à son tour !
L'intendante
Eurynome ajouta ces paroles :
« Si nos
souhaits constants s'exauçaient en ce jour,
Aucun d'eux ne
verrait l'Aurore aux douces flammes. »
Pénélope reprit,
en proie à son transport :
« Mère, je
les hais tous, car ce sont des infâmes ;
Mais Antine
surtout est noir comme la Mort.
Un pauvre
infortuné dans les salles tâtonne,
Sollicitant
chacun ; le malheur l'y contraint.
Tous de le
contenter, de lui faire l'aumône ;
Et l'autre dans
le dos d'un marchepied l'atteint ! »
Elle parlait
ainsi devant son entourage,
Dans son boudoir.
Ulysse achevait de manger,
Lorsque, mandant
le pâtre, elle dit à ce sage :
« Va, cours,
divin Eumée, invite l'étranger
A venir ; je le
veux saluer, puis apprendre
Si de l'errant
Ulysse au loin on lui parla,
Ou s'il l'a vu :
lui-même en maints lieux dut se rendre. »
Pasteur
Eumée, alors ta bouche articula :
« Plût aux
dieux que les Grecs fissent silence,
Ô reine ! Ses
récits l'empliraient d'un sympathique émoi.
Je l'ai gardé
trois nuits et trois jours au domaine,
Car, sorti d'un
navire, il vint d'abord chez moi,
Et je n'ai pu
savoir la fin de ses déboires.
Ainsi que l'on
regarde un céleste chanteur
Qui dans ses vers
redit d'agréables histoires,
En ne lassant
jamais son fidèle auditeur,
Ainsi me
charmait-il en mon recoin champêtre.
D'Ulysse il se
prétend un hôte paternel,
Et l'île de
Minos, la Crète le vit naître.
C'est de là qu'il
provient, lésé sempiternel,
Éterne vagabond ;
il affirme qu'Ulysse
Vil tout près,
sur le sol du Thesprote opulent,
Et rapporte au
palais un large bénéfice. »
La chaste
Pénélope, encor le stimulant :
« Va, dis-lui
de venir pour tout narrer soi-même.
Qu'au porche, ou
dans le sein de ce toit subjugué,
S'éjouissent
les chefs, puisqu'ils ont le cœur gai.
Leur fortune chez
eux au hasard ne se sème ;
A leurs gens
seuls échoit leur vin doux, leur froment,
Tandis qu'en mon
logis tous les jours ces voraces,
Sacrifiant
taureaux, brebis et chèvres grasses,
Festinent sans
pudeur, s'enivrent follement.
Tout est presque
détruit. C'est qu'il n'est pas d'Ulysse
Pour écarter de
nous cette calamité.
Ulysse, s'il
rentrait dans sa principauté,
Broierait, son
fils aidant, ces monstres de malice. »
Elle dit ;
Télémaque éternua si fort
Que l'enceinte en
trembla. Pénélope de rire,
Et pressant
derechef Eumée avec empire :
« Vole donc
me chercher ce passant de renfort.
Ne vois-tu que
mon fils éternue à ma phrase ?
Oh! oui, des
Prétendants s'avance le trépas ;
Encore un peu,
trétous, la Kère les écrase.
Mais un dernier
détail, ne le néglige pas :
Si j'observe
qu'en tout le pauvre est véridique,
Je lui donne un
chiton, un luxueux manteau. »
Le porcher
diligent s'éloigna sans réplique,
Et, s'approchant
d'Ulysse, il lui dit bel et beau :
« Père
étranger, viens voir l'auguste Pénélope,
Mère de Télémaque
; elle veut écouter
Ce que sur son
époux, sur toi tu peux conter.
Si ton fil
nettement en tout se développe,
D'un manteau,
d'un chiton elle revêtira
Ton indigence ;
alors, mendiant par le dôme,
Tu nourriras ta
faim : donnera qui voudra. »
En retour le
guerrier patient à l'extrême :
« Eumée, il
me plairait d'instruire sur-le-champ
L'enfant d'Icarius,
la sage Pénélope.
Je sais tout sur
le roi ; même sort nous éclope.
Mais je crains
les assauts de ce funeste camp
Dont jusqu'au
ciel d'airain s'élève l'insolence.
Quand m'a visé,
meurtri, tout à l'heure un félon,
Comme je
parcourais humblement le salon,
Télémaque s'est
tu, nul n'a paré l'offense.
La reine veuille
donc m'attendre seulement
Au coucher du
soleil, encore qu'inquiète.
Du retour
souhaité qu'alors elle s'enquête,
Moi placé prés du
feu : frêle est mon vêlement ;
Tu le sais, toi
qui fus mon aide, à ma prière. »
Il dit, et le
pasteur s'en retourna d'un trait.
Dès qu'il passa
le seuil, Pénélope en arrêt :
« Tu reviens
seul, Eumée ! A quoi songe ce hère ?
Craint-il par
trop quelqu'un, ou le respect humain
Enchaîne-t-il ses
pieds ? au pauvre nuit sa honte. »
Pasteur Eumée,
alors tu répliquas soudain :
« Il
s'exprime en vrai sage, et, comme tel, ne monte,
Désireux d'éviter
les coups de ces pervers.
Mais au soleil
couchant il t'exhorte à l'attendre.
Reine, cela vaut
mieux pour les projets couverts ;
Sans témoins tu
pourras lui parler et l'entendre. »
La juste
souveraine, admettant le sursis :
« Cet homme,
quel qu'il soit, ne manque de cervelle.
En effet il n'est
point d'êtres plus endurcis
Parmi tous les
coquins de la race mortelle. »
Pénélope
conclut, et le divin porcher
Il vint, son
rapport fait, à l'assemblée en fête.
Bientôt, vers
Télémaque ayant penché la tête
Pour n'être ouï
d'aucun, ainsi de le prêcher :
« Cher
enfant, je retourne au buron, aux étables,
Notre bien à tous
deux ; toi, veille ici dûment.
Sauve d'abord tes
jours, préviens un mouvement,
Car plusieurs
Achéens forment des plans coupables.
A temps puisse
Jupin sur eux s'appesantir ! »
Le prudent
Télémaque, à ces conseils intimes :
« Père,
j'obéirai ; goûte avant de partir,
Mais reparais,
dès l'aube, avec d'amples victimes.
Le reste est mon
affaire et du ressort des Dieux. »
Il dit ; le
saint pasteur de nouveau prit un siège.
Après s'être
abreuvé, restauré de son mieux,
Il partit vers
ses porcs, laissant à leur manège
Les convives
bruyants : d'un élan continu,
Ceux-ci
chantaient, dansaient, le soir étant venu.