Le preux,
quittant Phorcys, prend le rude sentier
Indiqué par Minerve,
à travers bois et roches,
Afin de consulter le
pasteur sans reproches
Qui de tous ses
valets sait le mieux son métier.
Il trouve ce bon
pâtre assis au vestibule
D'une cour élevée, à
la ronde paroi,
Enclos vaste,
superbe, où la brise circule,
Qu'il bâtit pour ses
porcs en l'absence du roi,
Tout seul, sans sa
maîtresse et le père Laërte,
Avec d'épais
moellons d'épine embroussaillés.
Au dehors
strictement l'enceinte était couverte
D'une ligne de pieux
dans le rouvre taillés.
Au dedans
s'alignaient en belles symétries
Douze tects contigus
; chacun d'eux renfermait,
A la chute du jour,
cinquante belles truies
Ayant mis bas ;
l'ost mâle emmi les champs dormait,
Ost beaucoup moins
nombreux : la horde prétendante
Le réduisait
toujours en faisant embrocher
Les pourceaux les
plus gras qu'envoyait le porcher.
Pourtant on en
comptait encor trois cent soixante.
Autour des animaux
veillaient, fauves ardents,
Quatre mâtins
dressés par le chef des étables.
Celui-ci s'ajustait
en souliers confortables
La peau rousse d'un
bœuf ; trois de ses adjudants
Promenaient les
troupeaux dans l'herbeux périmètre ;
Le quatrième en
ville aux Prétendants hautains
Conduisait le verrat
qu'il fallait leur remettre
Pour l'offrande
sacrée et leurs pompeux festins.
Soudain les
aboyeurs, apercevant Ulysse,
Sur lui fondent
hurlant ; mais le héros s'assoit,
Et lâche son bâton,
salutaire artifice,
périlleux cependant
pouvait être l'endroit,
Quand le pasteur,
courant vers la meute champêtre,
Apparaît hors du
seuil et laisse choir son cuir.
Il gourmande ses
chiens, les oblige à s'enfuir,
Sous un vol de
cailloux, puis il dit à son maître :
« Vieillard,
subitement mes dogues ont failli
T'étrangler, et ma
honte eût été grandissime.
Hélas ! d'assez de
maux les dieux m'ont assailli.
Je me tue à pleurer
un patron magnanime,
Et je nourris ses
porcs que d'autres vont manger,
Durant que lui,
peut-être, en proie à la famine,
Erre aux champs,
dans les murs de tel peuple étranger,
Si, toutefois
vivant, le soleil l'illumine.
Mais approche,
vieillard, suis-moi dans mon réduit.
Une fois saturé de
vin, de nourriture,
Tu diras d'où tu
viens, quel malheur te poursuit. »
A ces mots, le
porcher le guide à sa masure,
Le fait entrer,
s'asseoir, répand des rameaux frais
Et sur eux d'une
biche étend la peau velue,
Sa couche
habituelle. Enchanté des apprêts,
En ces termes
courtois Ulysse le salue :
« Mon hôte,
puissent Zeus et l'Olympe serein,
Vu ton charmant
accueil, exaucer tes suppliques ! »
Pasteur de porcs
Eumée, alors tu lui répliques :
« Étranger, je
ne puis mépriser un forain,
Fût-il plus gueux
que toi ; les vagants, les égènes
Viennent de Jupiter
; le moindre don leur plaît,
Car donner
faiblement est le lot du valet
Qui sous de jeunes
chefs éprouve mille gênes.
Ah ! le sort
constamment entrava le retour
De celui qui m'eût
plaint, m'eût accordé par suite
Maison, lopin de
terre, épouse faite au tour,
Présents d'un maître
aimable au serf dont la conduite
Fit prospérer ses
champs, avec l'appui des cieux,
Tout comme a
prospéré ce coin où j'ai ma place.
Mon maître eût ainsi
fait, vieillissant dans ces lieux ;
Mais il est mort.
Que n'a péri plutôt la race
D'Hélène, qui brisa
tant de genoux guerriers !
C'est qu'il courut
aussi, pour la cause d'Atride,
Attaquer Ilion
féconde en beaux coursiers. »
Cela dit, son
chiton sanglé d'un doigt rapide,
Il marche vers le
toit des minimes pourceaux,
En prend deux, les
rapporte, à l'instant les immole,
Les flambe, les
découpe, embroche leurs morceaux.
Avec les dards
rougis, quand leur peau se rissole,
Prés d'Ulysse il les
pose, enfarinant le tout.
Puis au fond d'un
cissybe il mêle un vin suave,
S'assied face au
héros, et, pour le mettre en goût :
« Passant, mange
ces chairs dont vit la troupe esclave.
L'élite des cochons
sustente les Rivaux,
Lesquels, sourds au
remords, bravent toute vengeance.
Or, les dieux
souverains n'aiment pas l'arrogance,
Mais bien la piété,
les généreux travaux.
Tous les
envahisseurs d'une rive étrangère,
A qui Zeus laissa
prendre un sensible butin,
Leurs navires
chargés, retournent à leur terre,
En craignant
néanmoins quelques coups du Destin.
Mais ceux-ci sont
fixés, un dieu vint les instruire
Du trépas de mon
roi, puisqu'au lieu d'opérer
Une recherche
honnête et de se retirer,
Il s'implantent chez
nous, s'acharnant à détruire.
Chaque jour, chaque
nuit que ramène Jupin,
Ils n'égorgent pas
moins de deux ou trois victimes,
Et, buvant sans
vergogne, ils épuisent le vin.
Mon prince jouissait
de richesses opimes.
Aucun seigneur
d'Ithaque ou du noir continent,
Que dis-je ? vingt
héros, joignant leurs métairies,
N'égaleraient ces
biens. Connais-les maintenant :
Douze troupeaux de
bœufs, autant de bergeries,
Autant de toits à
porcs, autant d'abris caprins,
Dont en Épire ont
soin ses gens ou d'autres gardes.
Pour notre île, onze
parcs de chèvres égrillardes
Au loin, sous des
yeux sûrs, peuplent de verts terrains.
Chacun des chevriers
aux amants de la reine
Conduit
journellement son plus bel animal.
Quant à moi,
protecteur des porcs de ce domaine,
L'envoi du plus
obèse est mon tribut normal. »
Il s'est tu ;
l'autre boit et mastique en vorace,
Sans causer : des
intrus il médite la fin.
Lorsqu'il a soulagé
complètement sa faim,
L'excellent
serviteur lui tend sa propre tasse,
pleine de vin ; le
roi l'accepte épanoui
Et le flèche à
l'instant de ces paroles promptes :
« Ami, quel est
ce brave au bien-être inouï
Qui jadis l'acheta,
comme tu le racontes,
Et pour l'honneur
d'Atride a plus tard expiré ?
Réponds, je l'ai
connu peut-être en mes voyages.
Jupiter et sa cour
savent si je pourrai
T'en parler
sciemment : j'accostai bien des plages. »
Le prince des
porchers alors l'apostrophant :
« Ancien, nul
chemineux, porteur de ses nouvelles,
Ne persuadera sa
femme et son enfant.
Les vagabonds
pressés d'emplir leurs escarcelles
Au vrai ne songent
guère et mentent d'un beau front.
Sitôt qu'un pérégrin
arrive dans Ithaque,
Il va chez ma
maîtresse, il débite une craque.
Joyeuse, elle
l'accueille et l'interroge à fond ;
Ensuite de gémir,
d'humecter ses paupières,
En femme qui lamente
un époux au tombeau.
Toi, vieux, tu
redirais les fables coutumières,
Si quelqu'un te
donnait et tunique et manteau.
Là les chiens, les
vautours de sa peau misérable
Ont dépouillé ses os
; son âme l'a quitté ;
Ou les poissons
marins l'auront déchiqueté,
Et son squelette gît
sous un amas de sable.
C'est ainsi qu'il
est mort, plongeant dans le chagrin
Ses amis, moi
surtout : en quelque lieu que j'erre,
Je ne retrouverai de
meilleur souverain,
Dusse-je revenir
chez mon père et ma mère,
Au toit qui m'a vu
naître, où leurs soins m'ont nourri.
Je pleure moins sur
eux, quoique, en mon amertume,
J'aspire à les
revoir dans leur séjour chéri ;
Mais d'Ulysse
manquant le regret me consume.
Bien qu'il soit
loin, forain, je n'ose presque pas
Le nommer, car
toujours il fut mon appui tendre.
Mais quoi c'est mon
doux frère, en dépit du trépas. »
Le patient
monarque en ces mots de reprendre :
« Mon cher,
puisqu'il te plaît de nier carrément,
Et qu'à le voir
rentrer ton zèle ainsi renonce,
Je dirai, non en
l'air, mais solennellement,
Qu'Ulysse apparaîtra
; pour loyer de l'annonce,
Dès que tu le sauras
revenu d'outre-mer,
D'un chiton, d'un
manteau pare mon indigence.
Je n'en veux pas
avant ce jour, malgré l'urgence ;
Car je hais à l'égal
des portes de l'enfer
Celui que pauvreté
pousse au mentir inique.
J'atteste le
Très-Haut, ce régal xénien,
Et le foyer
d'Ulysse, à cette heure le mien,
Que tout
s'accomplira comme ici je l'indique.
Ulysse va toucher
cette année à Phorcys,
Vers la fin de ce
mois ou le début de l'autre ;
De là, gagnant la
ville, il châtiera tout peautre,
Insulteur de sa
femme et de son noble fils. »
Le serviteur
Eumée incontinent s'exclame :
« Vieillard, je
n'aurai pas d'annonce à te payer,
Car Ulysse chez lui
ne peut plus relayer.
Bois tranquille,
parlons d'autre chose, et n'enflamme
Mes souvenirs ; mon
sein d'angoisse est palpitant,
Lorsqu'il est
question de mon glorieux maître.
Trêve aux serments ;
pourtant puisse-t-il reparaître,
Comme je le désire
et vont le souhaitant
Pénélope, Laërte, et
le beau Télémaque !
Maintenant, sans
cesser, je plains ce jouvenceau,
Fruit d'Ulysse ;
c'était un divin arbrisseau.
J'avais cru qu'il
serait semblable au roi d'Ithaque
Autant pour la
beauté que pour les vrais talents ;
Et voilà qu'un des
dieux ou quelque triste hère
Trouble son esprit
droit : il s'enquiert de son père
Dans la sainte
Pylos, et les mauvais Galants
Cherchent à
l'empiéger, pour que du grand Arcèse
Le sang ithacéen
s'achève sans éclat.
Mais laissons cet
enfant, qu'il tombe, ou vive à l'aise,
Sauvé par Kronion
d'un funèbre attentat.
Raconte-moi plutôt
tes misères, bonhomme,
Et très sincèrement
déroule leurs tableaux.
Qui donc es-tu ?
Quels sont tes parents, ton royaume ?
Quelle nef t'a porté
? Comment les matelots
T'ont-ils mis dans
Ithaque, et qui sont-ils eux-mêmes ?
Car je ne pense pas
qu'à pied tu sois venu. »
Aussitôt le
guerrier fertile en stratagèmes :
« Je vais sur
tous les points te répondre à cœur nu.
Si nous avions
ensemble et des mets sans relâche
Et du vin doucereux
en ce calme buron,
Pour nous bien
régaler, d'autres faisant ta tâche,
Il faudrait à ma
langue une année environ
Afin de te donner la
liste un peu complète
Des maux que
j'endurai par le vouloir des Dieux.
J'ai l'orgueil
d'être issu, dans la superbe Crète,
D'un mortel opulent
; mais son toit spacieux
Nourrissait d'autres
fils, provenance vivace
D'un hymen régulier.
Moi, je sortais d'un flanc
Esclave ; toutefois
chez Castor, né d'Hylace,
Mon parfait
engendreur, j'obtins leur même rang.
Les Crétois comme un
dieu révéraient Hylacide
Pour son bonheur,
son or, ses enfants valeureux.
Mais au manoir
d'Hadès le Destin homicide
Bientôt le dépêcha ;
sa race en lots nombreux,
D'après les lois du
sort, divisa l'héritage.
Moi, je fus mal
loti, je n'eus qu'un sol étroit.
Cependant j'épousai,
grâces à mon courage,
Fille de qualité,
n'étant ni maladroit
Ni couard.
Aujourd'hui le dénuement me glace ;
Mais au chaume tu
peux juger de la moisson,
Et certes j'ai
souffert de plus d'une façon.
De Minerve et de
Mars je tenais donc l'audace
Et l'intrépidité :
pour perdre un ennemi,
Lorsque j'allais
placer mes preux en embuscade,
Nulle mort
n'effrayait mon thorax affermi ;
Mais, toujours en
avant, d'une bonne estocade
Je frappais le
guerrier moins agile que moi.
Tel j'étais en
campagne, hostile à la culture,
Aux ménages comblés
d'enfants autour de soi.
J'adorais les
vaisseaux d'imposante structure,
Les guerres, les
carquois, les javelots brillants,
Et tous les
trépignis, effroi des autres hommes.
Un dieu m'avait
tourné vers ces plaisirs vaillants,
Car nos goûts sont
divers, à nous tant que nous sommes.
Bien avant que la
Grèce assiégeât Ilion,
Par neuf fois je
lançai des troupes, des galères
Sur maints bords
étrangers ; j'avais part de lion.
Je choisissais
d'abord, puis de nouveaux salaires
Le sort
m'enrichissait. Ma maison s'agrandit,
Et, puissant, je fus
cher à la foule Crétoise.
Mais quand l'allier
Jupin décréta celte noise
Qui de tant de héros
les jarrets détendit,
Je dus mener à
Troie, avec Idoménée,
Les nefs de mon pays
: des refus décevants
Auraient dans le
public terni ma renommée.
Là-bas, nous fils
des Grecs, nous luttâmes neuf ans ;
Le dixième, au
crouler du rempart Priamide,
On s'embarqua ; mais
vite un dieu nous désunit.
La Providence enfin
pour moi devint rigide,
Car un mois
seulement j'occupai mon doux nid,
Prés de ma chaste
épouse et de mes fils ; ensuite
Je voulus vers l'Egypte
aller, dans mes humeurs,
Avec de beaux
voiliers, une marine instruite.
J'artillai neuf
transports, bientôt pleins de rameurs.
« Mes gentils
compagnons furent six jours en fête.
Moi, je leur
fournissais des victimes en tas
Pour le saint
sacrifice et leurs propres repas.
Au septième matin,
loin de la vaste Crète
Nous filâmes,
poussés comme dans un courant
Par le souffle
moelleux du propice Borée.
Nulle avarie aux
nefs, point d'estomac souffrant ;
Brise et naules
guidaient notre marche assurée.
Cinq jours après,
brilla le Fleuve égyptien ;
Dans son lit radieux
j'établis mes ancrages.
Puis, ayant invité
chacun des équipages
A rester à son bord
en sévère gardien,
Au loin je déployai
quelques gens de nos prames.
Ceux-là, cœurs
forcenés, cédant à leurs penchants,
Ravagèrent soudain
les magnifiques champs,
Et, leurs colons
tués, emmenèrent les femmes,
Plus les enfants. Un
cri parvint à la cité.
Les urbains prévenus
surgirent dès l'aurore ;
La plaine en un clin
d'œil s'emplit d'airain sonore,
De piétons, de
chevaux. Zeus au foudre indompté
Jeta parmi les miens
la Fuite avilissante ;
Nul n'osa résister,
la mort pleuvait partout.
Un grand nombre
tomba sous l'épée incessante,
Et le cachot retint
ce qui resta debout.
Mais Zeus lui-même
en moi glissa cette pensée
(Oh ! que n'ai-je
plutôt en Égypte péri,
Puisque ma vie encor
devait être oppressée !) :
Je dépouillai mon
front de mon casque aguerri,
Mon dos du bouclier,
ma main d'un dard fallace,
Et, me précipitant
vers les coursiers du roi,
J'embrassai ses
genoux ; il s'émut, me fit grâce,
Au palais sur son
char m'emporta plein d'émoi.
Ses gardes à l'envi
m'effleuraient de leurs lances,
Désireux de m'occire
en leur déchaînement ;
Mais il les
écartait, par peur d'un châtiment
De Zeus le xénien,
contraire aux violences.
Je restai près de
lui sept ans, et glorieux
De mes trésors, car
tous m'en donnaient à poignée.
Déjà c'était le tour
de la huitième année,
Quand survint un
Phénice, un être astucieux,
Auteur de mille
maux parmi la race humaine.
Fourbe, il sut
m'entraîner aux bords Phéniciens
Où se trouvait sa
case, ainsi que son domaine.
Je passai tout un an
au centre de ses biens.
Lorsque des jours,
des mois s'épuisa la série,
Et que, l'an révolu,
revinrent les saisons,
En traître il
m'enrôla pour mener en Lybie,
Sous son autorité,
de vaines cargaisons ;
Mais il voulait m'y
vendre à prix considérable.
Malgré mes forts
soupçons, je le suivis en mer.
Notre vaisseau, régi
par un nord favorable,
Longeait la Crète :
or Jove allait nous être amer.
« La Crète
dépassée, alors qu'aucune côte
N'apparut, qu'on ne
vit que l'abîme et les cieux,
Kronide enveloppa le
navire anxieux
D'une lourde nuée,
et le jour nous lit faute.
Mais Zeus tonne et
sur nous lance un brûlant carreau...
La nef tournoie, au
choc de sa foudre fumante,
Et de soufre
s'empreint ; nos gens roulent dans l'eau.
Ainsi que des
pétrels, leur essaim se lamente
Autour du bateau
noir ; l'onde les engloutit.
Le même Zeus,
plaignant mon âme torturée,
Colloque de la
barque à la proue azurée
Le long mât dans mes
mains, en guise de répit.
Je m'y tiens
cramponné, jouet des vents despotes.
Neuf jours ainsi je
vogue, et, le dixième soir,
Une vague me porte
au pays des Thesprotes.
L'aime Phidon, leur
roi, daigna me recevoir
Noblement ; car
d'abord son héritier splendide,
Me rencontrant
perclus de fatigue et de froid,
Par le bras m'avait
pris et guidé sous son toit,
Où j'eus, pour me
vêtir, et chiton et chlamyde.
Là j'entendis parler
de ton maître, et Phidon
Me dit qu'il
l'hébergeait pour sa rentrée en Grèce.
Il me montra d'un
bloc l'étonnante richesse
Qu'Ulysse
accumulait, en or, bronze et fanton.
Dix générations
feraient leur maison bonne
Avec ce fier dépôt à
ton roi dévolu.
Il ajouta qu'Ulysse
espérait dans Dodone
L'oracle jovien du
Rouvre chevelu,
Pour voir s'il
rentrerait dans l'ubéreuse Ithaque,
Ouvertement ou non,
après tant de chemin.
Ensuite il me jura,
la sainte coupe en main,
Qu'il tenait
disposés et rameurs et caraque,
Afin de le conduire
à son pays natal.
Mais vite il
m'embarqua sur une nef Thesprote
Cinglant vers
Dulichie au terroir fromental.
Par son ordre on
devait me remettre comme hôte
Au prince Acaste :
hélas ! l'équipage pervers
Complota tout à coup
d'augmenter ma détresse,
A peine eut-on
quitté la terre enchanteresse,
Éclata son dessein
de me vouer aux fers.
On m'enlève à
l'instant mou manteau, ma tunique ;
En échange on me
baille une chiffe, un haillon :
Tu vois de tes
regards ce vêtement cynique.
Dans Ithaque, à la
nuit, nous mit notre sillon.
Alors on me lia
d'une corde sauvage
Aux madriers du bord
; puis tous ces venimeux
Descendirent souper
en un coin du rivage.
Les Célestes
pourtant détachèrent mes nœuds
Sans peine ; d'un
lambeau composant ma coiffure,
Je coulai du timon,
étendis sur les eaux
Ma poitrine, nageai
des deux mains en mesure,
Et bientôt je fus
loin de mes lâches bourreaux.
J'abordai près d'un
bois dont verdoyaient les branches ;
J'y demeurai tapi.
Les Thesprotes fiévreux
Fouillaient partout
; mais las de faire buisson creux,
De m'appeler en
vain, ils gagnèrent leurs planches,
Pour ne plus
revenir. Puisque les dieux constants
A leurs yeux m'ont
soustrait, qu'ils m'ouvrent la cabane
D'un mortel sérieux,
je dois vivre longtemps. »
Bon serviteur Eumée,
alors ton noble organe :
« Ah ! pauvre
pérégrin, tu m'as bouleversé
En narrant bout à
bout tes courses, tes souffrances.
Pourtant je ne crois
rien de ce que tu m'avances
Au sujet de mon roi.
Comment, ainsi cassé,
Mens-tu si fortement
? Va, du retour d'Ulysse
Je sais bien que
penser : le ciel ne l'aimait pas ;
Sinon il l'eût
frappé dans la troyenne lice,
Ou dans des bras
amis, au sortir des combats.
Les Grecs auraient
d'accord taillé son marbre pie,
Et toujours sur son
fils sa gloire eût rayonné.
Mais sans lustre à
présent le détient la Harpye.
Moi, je garde mes
porcs, fuyant en obstiné
La ville, où
seulement l'illustre Pénélope
Peut me faire
accourir, quand passe un messager.
Tous s'asseyent,
scrutant le fait qu'il développe,
Autant ceux que
l'absent a le don d'affliger
Que ceux qui,
goguenards, le ruinent sans trêve.
Ores je ne demande
et n'écoute plus rien,
Depuis les faux
récits d'un homme Étolien
Qui, banni pour un
meurtre, errant de grève en grève,
S'échoua sur mon
seuil : dûment je l'abritai.
Il contait l'avoir
vu chez Idomène, en Crète,
Radoubant ses
vaisseaux brisés par la tempête,
Et même l'annonçait
pour l'automne ou l'été,
Porteur de biens
nombreux, suivi de maint fidèle.
Toi donc, triste
vieillard que m'amène le Sort,
Ne crois pas me
complaire en touchant ce ressort.
Ce n'est pas ce qui
fait mon amitié, mon zèle ;
C'est Zeus
hospitalier, et ma compassion. »
Immédiatement
l'ingénieux Ulysse :
« Certe,
indéracinable est ta suspicion,
Puisque même un
serment sur ton écorce glisse.
Eh bien ! faisons un
pacte, et prenons pour témoins
Du monde ambroisien
les déités majeures :
Si ton maître tantôt
rentre dans ses demeures,
Je serai, bien vêtu,
ramené par tes soins
Jusqu'à Dulichium
dont la rive me tente.
Mais s'il ne revient
pas, ainsi que je le dis,
Tu me feras jeter du
haut de cette pente,
Pour rendre
circonspects les vagabonds hardis. »
En retour le
porcher à l'âme olympienne :
« Forain, je
m'acquerrais, maintenant et toujours,
Un beau renom de
sage aux terrestres séjours,
Si, t'offrant mon
réduit, ma table xénienne,
Je répandais ton
sang, consommais ton trépas.
J'oserais bien
ensuite implorer Zeus Kronide !
Mais nous allons
souper : mon personnel valide
Va rentrer au buron,
dresser un fin repas.
Ainsi
s'entretenaient ces causeurs respectables.
Cependant les
pasteurs, les porcs sont revenus ;
On mène leurs
troupeaux se coucher aux étables,
Et chaque tect bruit
des grognements connus.
Alors le saint
porcher, dans ses manières franches :
« Prenez le
meilleur porc ; qu'à ce bon pérégrin
Je l'immole, et
qu'il chasse aussi notre chagrin,
A nous si tourmentés
pour ce peuple aux dents blanches,
Tandis que nos
sueurs engraissent des croquants. »
Il dit, et fend
du bois de sa hache animée ;
Les pâtres,
s'emparant d'un sujet de cinq ans,
Entraînent l'animal
auprès de l'âtre. Eumée
Au ciel pense avant
tout, son cœur étant pieux.
Donc il jette au
brasier la dépouille frontale
Du porc aux blanches
dents, en suppliant les Dieux
De ramener Ulysse à
sa terre natale.
Puis d'une bûche
expresse il frappe le pourcel,
Que la vie abandonne
; on l'éventre, on le grille,
On va le dépeçant.
Le porcher sur l'autel
Place les quartiers
crus, de graisse les habille,
Et brûle les boyaux,
tous de farine enduits.
Ses gens tranchent
le reste, en chargent mainte broche,
Font rôtir ces
morceaux, les retirent bien cuits.
Et de les apporter.
Eumée enfin s'approche
Pour faire, en
patron juste, un partage opportun.
Il divise en sept
parts la commune pâture,
Et, priant, en donne
une aux Nymphes, à Mercure,
Fils de Maïa, puis
sert les autres à chacun.
Ulysse, pour son
compte, a l'échiné estimée
De la bête aux
blancs crocs; cela flatte son cœur.
Aussi dit-il,
joyeux, à son brave pasteur :
« Puisse Zeus te
chérir comme je t'aime, Eumée,
Puisque, tel que je
suis, tu me traites si bien ! »
Le vénérable
Eumée aussitôt de répondre :
« Mange, ami
souffreteux, réjouis-toi du bien
Qui t'échoit.
Jupiter nous hausse ou nous effondre,
Selon sa volonté,
car il est tout-puissant. »
Il dit, aux
Immortels consacre les prémices,
Leur offre le vin
pur et passe un des calices
Au belliqueux
monarque à table se plaçant.
Le pain est réparti
par Mésaule, homme alerte
Qu'en l'absence du
prince, avec ses seuls moyens,
Sans l'aide de la
reine et du vieillard Laërte,
Eumée avait acquis
de marchands Taphiens.
Vers les mets
préparés toutes les mains s'étendent ;
Quand on a satisfait
la soif et l'appétit,
Mésaule ôte le pain,
et les pâtres se rendent,
Entièrement repus,
chacun vers son châlit.
Survient une nuit
froide et sombre : à flots s'échappe
L'eau du ciel ; le
zéphyr souffle tempétueux.
Le roi dit, pour
sonder son hôte affectueux
Et voir s'il
daignera l'abriter de sa cape,
Ou priera l'un des
siens de se montrer galant :
« Écoutez donc,
Eumée, et vous, ses camarades !
Je me glorifierai,
car le vin affolant M'y pousse,
lui qui fait chanter
les plus maussades,
Et les incite à
rire, à prestement danser,
A tenir des propos
qu'il eût mieux valu taire.
Mais ma bouche est
ouverte, il me faut commencer.
Ah ! que ne suis-je
encor le jeune militaire
Allant en embuscade
au siège d'Ilion !
Ulysse et Ménélas
marchaient à notre tête ;
J'étais le chef
troisième, à leur noble requête.
Arrivés prés la
ville et son haut bastion,
Nous restâmes d'aguet
blottis sous nos armures,
Au milieu des
taillis, des joncs marécageux.
L'ombre vint, noire,
affreuse, avec d'âpres murmures ;
En givre se
changeaient mille flocons neigeux.
Autour des boucliers
s'amoncelait la glace.
Tous les autres,
portant chlamydes et chitons,
Paisiblement
dormaient, leurs rondaches en place.
Moi, j'avais
sottement laissé dans nos cantons
Mon manteau, sans
provoir ce nocturne supplice.
Écu, riche plastron
me couvraient simplement.
Mais au tiers de la
nuit, les astres s'abîmant,
J'adressai la parole
à mon voisin Ulysse,
En le piquant du
coude ; il m'ouït empressé :
«
Industrieux Ulysse, ardent fils de Laërte,
Tantôt je vais
mourir, le froid cause ma perte.
Je n'ai pas de
chlamyde ; un dieu faux m'a lancé
Avec mon chiton
seul. C'en est fait, je trépasse ! »
Je me tus, et voici
la ruse du héros
Aussi leste au
conseil qu'à l'attaque dispos.
Vite il me répondit
ces deux mots à voix basse :
« Tais-toi, de
peur qu'un Grec n'entende clairement. »
Ensuite, se
penchant, il forgea ce mensonge :
« Amis, je viens
d'avoir un très céleste songe.
Nous sommes loin des
nefs ; qu'un de nous promptement
Aille dire au
suprême Agamemnon Atride
D'envoyer des
vaisseaux un renfort déluré. »
Il dit, et tout d'un
coup Thoas Andrémonide,
Se levant, déposa
son manteau purpuré
Pour courir à la
flotte ; en sa relique auguste,
Ravi, je
m'enfonçai... puis parut l'Aube en feu.
Si j'étais
maintenant ainsi jeune et robuste,
De sa mante un
pasteur me couvrirait sous peu,
Par tendresse et
respect pour un citoyen brave;
Mais, hélas ! un
drilleux suscite le dégoût. »
Pasteur de porcs
Eumée, alors ta bouche grave :
« 0 vieillard,
ton récit est convenable en tout ;
Tu n'as pas prononcé
de parole inutile.
Donc tu ne manqueras
ni d'un accoutrement
Ni des soins que
mérite un suppliant débile.
Au jour tu
reprendras ton vieil habillement,
Car nous ne
possédons tunique ni pelisse
De rechange ; l'on
n'a qu'un habit par valet.
Mais lorsque
reviendra le fils chéri d'Ulysse,
Il saura te pourvoir
d'un vêtement complet
Et te rendre au pays
que nommeront tes lèvres. »
Cela dit, il se
dresse, il met près du foyer
Un lit couvert de
peaux de brebis et de chèvres.
Le roi s'y couche ;
Eumée a soin de déployer
Sur lui l'épais
manteau qu'il revêt d'habitude,
Chaque fois qu'au
dehors règne un temps rigoureux.
Le prince dort ainsi
; la jeune servitude
A ses côtés
s'allonge. Or, son chef vigoureux
Ne veut pas rester
là, dormir loin de ses bêtes ;
Il sort, et va
s'armer. Ulysse voit content
La spontanéité de
ces mesures nettes.
Eumée à son flanc
dur ceint un glaive éclatant,
S'affuble d'un
surtout solide, impénétrable,
D'une chèvre de
poids saisit l'immense peau,
Et prend sa pique,
aux chiens, aux hommes redoutable.
Puis il court
reposer près du soyeux troupeau
Qui dort, narguant
Borée, à l'abri d'un coupeau.