Le héros a
fini, tous gardent le silence ;
L'extase les
clouait dans l'édifice noir.
Enfin Alcinoüs
lève ainsi la séance :
« Puisque tu
vins. Ulysse, en mon riche manoir
Au seuil bronzé,
chez toi tu rentreras, j'espère,
Sans errer
davantage, après tant de revers.
A ma
prescription, pour vous, qu'on obtempère,
Vous qui buvez
toujours, dans mes salons ouverts,
Le rouge vin
d'honneur en écoutant l'aède.
Ce beau coffre
déjà contient pour l'étranger
Les habits, l'or
ouvré, tout ce qu'à titre d'aide
Le phéace Conseil
a fait ici ranger.
Hé bien !
ajoutons-y par tête un grand tripode,
Plus un bassin :
le peuple en paiera le montant ;
Car, les fournir
nous seuls, ce serait peu commode.
Alcinoüs a
dit ; l'auditoire est content,
Et chacun pour
dormir sous son toit se retire.
Quand l'Aube a
déployé son voile purpurin,
Ils portent vile
à bord l'ornemental airain.
Le monarque
sacré, parcourant le navire,
Sous les bancs
transversaux répartit l'ample tas,
Afin que chaque
rame ait son jeu libre et leste.
Puis tous vont au
palais s'occuper du repas.
En leur
honneur Alcine immole un bœuf agreste
A Zeus, l'allier
Kronide au bras dominateur.
Les fémurs
consumés, ils font avec délice
Un long festin ;
près d'eux chante le doux chanteur
Démodoque, honoré
des peuples. Mais Ulysse
Vers le soleil
luisant tourne souvent les yeux,
Souhaitent son
déclin, car de partir il brûle.
Comme au souper
repense un homme dont la mule
A tiré tout le
jour le soc laborieux ;
De l'astre il
voit gaiment s'achever la carrière
Et, les genoux
brisés, regagne son buron :
Tel Ulysse bénit
la mourante lumière.
Lors aux
Phéaciens, amants de l'aviron,
Il s'adresse en
ces mots, mais surtout au monarque :
« Alcinoüs,
grand chef sur ce peuple établi,
Ton vin offert,
adieu ! sain et sauf qu'on m'embarque.
Le rêve de mon
cœur est vraiment accompli,
Conduite, beaux
présente : fassent les dieux célestes
Qu'ils me rendent
heureux ! chez moi puisse-je, au bout,
Trouver ma moitié
chaste et mes amis debout !
Quant à vous qui
restez, de vos femmes modestes,
De vos fils
jouissez ! Que le ciel, vous comblant,
Épargne à ce pays
les malheurs domestiques ! »
Il dit ; tous
d'applaudir, de vouloir, sympathiques,
Qu'au plus tôt
l'on ramène un hôte si galant.
Le maître
Alcinoüs appelant son céryce :
« Mêle un
crater, Pontone, et verse le bon vin
A la ronde ; en
priant notre Père divin,
Nous rendrons
l'étranger à sa terre nourrice. »
Pontonoüs
alors mélange un vin fervent,
Sert tous les
commensaux ; eux, de leurs sièges mêmes,
Font des
libations aux habitants suprêmes
Du vaste ciel. Le
noble Ulysse, se levant,
Dans les mains
d'Arête met la coupe à deux anses,
Et d'elle
vivement, comme il suit, prend congé :
« 0 Reine,
puisses-tu goûter des biens immenses
Jusqu'à l'âge
sénile et le terme obligé !
Moi, je pars :
sois heureuse, en ce cher édifice,
Par tes enfants,
ton peuple et ton royal mari ! »
A ces mots du
salon sort le fameux Ulysse.
D'Alcine
impératif le héraut favori
L'accompagne au
vaisseau, prés du rivage humide.
Sur ses pas vont
aussi trois serves d'Arête :
L'une tient un
chiton, une blanche chlamyde ;
L'autre porte le
coffre au couvercle ajusté ;
La troisième a le
pain et le pourpre vinage.
Quand le
groupe a gagné la plage et le bateau,
Les illustres
marins, recevant le cadeau,
Déposent dans la
cale aliments et breuvage.
Au bas de la
dunette ils tendent, cela fait,
Un tapis et du
lin, pour que nul bruit n'offense
Le passager : lui
monte et se couche en silence ;
Puis, les rameurs
assis dans un ordre parfait,
De la borne
trouée on détache le câble.
Courbés, ils
frappent l'eau d'un mutuel accord,
Tandis que le
guerrier jouit, inviolable,
D'un sommeil
doux, profond, presque égal à la mort.
Ainsi que dans
l'arène un vigoureux quadrige,
Excité tout à
coup par de mordants cinglons,
S'enlève, et
rondement vers le but se dirige,
Ainsi la poupe
vole aux liquides vallons,
Et derrière
blanchit le flot qu'on entend geindre.
La nef va
toujours droit, et l'épervier tournant,
Le plus prompt
des oiseaux, ne pourrait pas l'atteindre,
Si vite elle
parcourt l'abîme frissonnant,
En portant ce
mortel, divin par sa sagesse.
Lui dont l'âme
jadis souffrit mainte douleur
A travers les
combats et la mer piperesse,
Dort en paix
maintenant, oublieux du malheur !
A l'heure où
resplendit l'étoile adamantine,
Qui de la fraîche
Aurore annonce le réveil,
D'Ithaque
s'approcha le vogueur sans pareil.
En l'île
ithacéenne est le port de Phorcyne,
Vieillard marin :
ce port offre des deux côtés
De gigantesques
rocs surplombant son passage.
Au dehors les
grands flots sont par eux abrités
Des vents noirs,
et dedans, une fois au mouillage,
Les nefs sans une
amarre y bercent leurs agrès.
Un olivier au
fond déroule ses feuillades,
Et prés de lui se
trouve un antre obscur et frais,
Cher aux Nymphes
des eaux qu'on appelle Naïades.
Là brillent des
craters et des vases pierreux
Où les sucs de
l'abeille en gâteaux se pétrissent ;
Là des métiers de
marbre, où ces Nymphes ourdissent
De purpurins
tissus, ouvrage merveilleux.
L'eau vive y
coule en plein. Deux portes ferment l'antre ;
L'une, mirant
Borée, accueille tout humain ;
L'autre, sise au
Notus, est plus divine : il n'entre
Aucun mortel par
là ; des dieux c'est le chemin.
Dans ce port
connu d'eux les nautonniers s'engagent.
La galère à
moitié sur le sable atterrit,
Telle est
l'impulsion des bras qui l'encouragent.
L'équipe,
descendant du bateau bien construit,
Premièrement
enlève Ulysse de sa place,
Avec le souple
lin et le tapis brillant,
Et le dépose à
terre encore sommeillant,
Puis débarque les
dons que le noblois Phéace,
Mû par l'aime
Athéné, lui fit à son départ.
On range ces
trésors en dehors de la route,
Au pied de
l'olivier, pour que ne les filoute
Un passant, si le
preux se réveille trop tard.
Après quoi les
marins de partir.
Or Neptune,
Qui n'a point
oublié la haine qu'il nourrit
Contre le grand
héros, de Zeus sonde l'esprit :
« Dieu père,
désormais je n'aurai gloire aucune
Parmi les Étemels,
car les Phéaciens
Cessent de
m'honorer, quoique étant de ma race.
Je savais bien
qu'Ulysse irait revoir les siens,
Au bout de mille
maux ; je n'avais pas l'audace
D'interdire un
retour par toi promis, juré.
Mais voilà que
ces gens, sur un navire agile
L'entraînant
endormi, l'ont laissé dans son île
Nanti de plus
d'effets, d'airain, d'or préparé,
Qu'il n'en eût
rapporté du sac de la Troade,
En revenant
indemne avec son propre lot ! »
Jupin l'ennuageur
répond à la tirade :
« 0 ciel ! que
m'as-tu dit, puissant maître du flot ?
Nul ici ne
t'insulte ; il serait difficile
De manquer au
meilleur, au plus antique dieu.
Si quelque homme
là-bas, en sa fougue imbécile,
Te nuit, tu peux
toujours l'abattre en temps et lieu.
Agis comme il te
plaît, comme ton cœur préfère. »
Neptune
ébranle-sol s'empresse d'ajouter :
« Je m'en vais
t'obéir, Recteur de l'atmosphère,
Car, craignant
ton courroux, je cherche à l'éviter.
Tantôt dans la
mer sombre, au retour sur ses côtes,
Je prétends
engloutir leur superbe transport,
Afin qu'ils
n'aillent plus reconduire des hôtes ;
Puis sous un
vaste mont je cacherai leur port. »
Immédiatement
l'Ennuageur du pôle :
« Frère, ton
plan me semble absolument correct.
Quand le peuple
verra, du haut de l'acropole,
La barque
s'approcher, en roc de même aspect
Change-la prés du
bord, pour ébahir les masses ;
Et puis sous un
mont vaste éclipse la cité. «
L'ébranle-sol
Neptune, ainsi réconforté,
S'achemine vers
Schere, au pays des Phéaces.
Il attend. Le
navire, allègrement conduit,
Rentre au port :
aussitôt le roi de la marine
Accourt, le
pétrifie, aux bas-fonds l'enracine,
D'un soufflet de
sa main ; ensuite au large il fuit.
Mais les
Phéaciens, ces princes de la rame,
Entre eux vont
échangeant de rapides propos ;
Regardant son
voisin, chaque témoin s'exclame :
« Las ! qui
donc a figé sur la vague en repos
Cette carène
entrante ? elle émergeait entière. »
On jase, et
d'ignorer comment s'est fait le tour.
Alcinoüs, prenant
la parole à son tour :
« Dieux ! je
vois s'accomplir les vieux dits de mon père.
Il contait que
Neptune un jour nous punirait
De reconduire
saufs tous les gens de passage ;
Il contait que ce
dieu dans l'abîme noierait
Un de nos forts
bateaux revenant d'un voyage,
Et sous un vaste
mont cacherait nos remparts.
Ainsi parlait
l'ancien ; ses dires s'accomplissent.
Or bien, suivez
mon ordre, imberbes et vieillards.
Cessons de
ramener les forains qui surgissent
Parmi nous.
Immolons douze taureaux de choix
Au grand Poséidon
: peut-être, à nos requêtes,
Voudra-t-il du
mont vaste exonérer nos toits. »
Il dit ; tous,
effrayés, réunissent les bêtes.
Et, suppliant le
roi du terrible trident,
Les chefs, les
conducteurs de la gent Schérienne
Entourent son
autel. Ulysse cependant
S'éveille, et
déconnaît sa terre patrienne,
Si long fut son
exil. C'est que Minerve aussi,
Fille de Jupiter,
l'a ceinte d'un nuage,
Pour qu'inconnu
lui-même il reste à sa merci,
Et ne se montre
aux siens, femme, amis, voisinage,
Avant d'avoir
dompté l'orgueil des Poursuivants.
Tout se présente
au roi sous des faces nouvelles,
Les chemins
sinueux, les rades naturelles,
Les rochers
escarpés et les arbres mouvants.
Il se redresse,
il voit sa campagne natale,
Mais bientôt tout
en pleurs, et frappant énervé
Ses cuisses des
deux mains, sa peine ainsi s'exhale :
« Hélas ! chez
quelles gens suis-je encore arrivé ?
Est-ce un peuple
farouche, injuste, sacrilège,
Ou bien
hospitalier et redoutant les Dieux ?
Pourquoi m'être
chargé de ces biens ? Où m'en vais-je
Moi-même ? Les
laisser dans Schère eût été mieux.
J'aurais trouvé
de reste un prince magnanime
Qui m'eût bien
accueilli, très bien rapatrié.
Ce trésor, où le
mettre ? Abandonné, j'estime
Que bientôt chez
un autre il sera charrié.
Ah ! certe ils
n'étaient pas tout à fait bons et sages,
Ces chefs, ces
potentats des phéaces coteaux,
En me faisant
passer à d'étrangères plages.
Pourtant ils
m'assuraient Ithaque ! C'était faux.
Puisse Zeus
xénien châtier leurs prouesses,
Lui qui surveille
l'homme et confond les méchants !
Mais allons, je
veux voir et compter mes richesses,
De peur de
quelques vols commis par ces marchands.
Ulysse compte
alors les tripodes superbes,
Et l'or, et les
bassins, et les beaux vêtements.
Rien ne manque ;
ses pleurs n'en sont pas moins acerbes,
Et, plein de son
pays, sur les bords écumants
Il erre luctueux.
Soudain vers lui s'avance
Minerve déguisée
en jeune pastoureau,
Des rejetons
princiers respirant l'élégance.
La dive sur
l'épaule a double et lin manteau,
Sandale à ses
pieds blancs, en main une houlette.
Ulysse, réjoui de
son air printanier,
L'aborde, et lui
parlant d'une voix doucelelle :
« Ami, toi
qu'en ces lieux je trouve le premier,
Bonjour ! et
veuille bien ne m'être pas hostile !
Mais ces trésors
et moi, sur-le-champ sauve-nous.
Comme un dieu je
te prie et tombe à tes genoux.
Dis-moi la
vérité, car elle m'est utile.
Quel est ce sol,
quel peuple habite ses enclos ?
Est-ce une île
importante, ou le simple rivage
D'un continent
fertile incliné vers les flots ? »
L'Immortelle
aux yeux pers réplique à ce langage :
« Tu veux
rire, étranger, ou lu viens de très loin,
Toi qui vas
demandant quelle est cette contrée.
Elle est assez
connue, et marque en plus d'un coin,
Autant aux
régions de l'Aube diaprée
Que sur les pâles
bords du Couchant ténébreux.
C'est sans doute
un sol âpre, aux coursiers peu propice ;
Pourtant, quoique
réduit, il n'est pas malheureux.
Le blé dore ses
champs, la vigne les tapisse,
Car la pluie et
l'aiguail y tombent fréquemment.
Des chèvres et
des bœufs ses herbes font la joie ;
Il a mille
forêts, des sources constamment.
Aussi le nom
d'Ithaque alla-t-il jusqu'à Troie
Qu'on dit si loin
de Grèce, ô noble voyageur. »
A ces mots, le
guerrier éprouve un bonheur rare,
Fier de revoir
son île, ainsi que le déclare
Pallas-Minerve,
enfant de Jupiter vengeur.
Il lui darde en
retour ces phrases empennées,
Mais sans un mot
de vrai, narrant tout à l'envers,
Car les ruses
chez lui sont des choses innées :
« Oui, dans
l'immense Crète, au delà de ces mers,
L'on m'a parlé
d'Ithaque ; ores le ciel m'y mène,
Porteur de ces
trésors : aux miens j'en laisse autant.
Je fuis, ayant
tue le cher fils d'Idomène,
Orsiloque aux
pieds vifs, lequel courait, battant
Tous les autres
coureurs, dans cette Crète immense.
Il voulait me
ravir mon copieux butin
D'Ilion, juste
fruit du ma persévérance
A travers la
bataille et l'Océan mutin.
Moi, j'avais
dédaigné de servir sous son père,
Au siège de
Pergame, et je guidais mes preux.
Comme avec un
suivant il rentrait de sa terre,
Je l'occis de ma
lance, embusqué dans un creux.
Les cieux étaient
voilés complètement, personne
Ne nous vit; ma
vengeance échappait donc aux lois.
Mais quand l'eut
renversé ma pique belle et bonne,
J'allai sur un
vaisseau des Phénices courtois
Qui me prirent,
séduits par un cadeau splendide.
Je leur dis de me
mettre aux rives de Pylos,
Ou chez les
Épéens, dans la divine Élide.
L'ouragan dévoya
soudain mes matelots,
Malgré tous leurs
efforts, car ils étaient sincères.
Et nous voilà de
nuit en ces lieux abordant.
Nous gagnâmes le
port à grand'peine, et boudant
Aux aliments du
soir, bien que très nécessaires.
Descendus de la
nef, nous couchâmes ici ;
Un lourd sommeil
berça ma fatigue mortelle.
Eux, débarquant
mes biens de leur cale fidèle,
Les mirent près
de moi sur le sable épaissi.
Vers la riche
Sidon ensuite leur navire
Cingla, me
laissant seul, consumé de regrets. »
Il s'est tu ;
la déesse, à l'œil bleu, de sourire,
De lui tendre la
main ; elle a repris les traits
D'une femme
superbe, instruite aux beaux ouvrages,
Et riposte au
héros en taquinant son jeu :
« Il serait
leste et fin dans ses échafaudages,
Celui qui te
vaincrait en ruses, fût-ce un dieu.
Tu ne devais donc
pas, grand subtil, maître fourbe,
Même dans ton
pays renoncer à ces tours,
A ces récits
menteurs qu'aimé ta ligne courbe ?
Mais brisons
là-dessus, nous aux mêmes détours
Experts : si tu
n'as point en astuce, en faconde
De rival ici-bas,
moi, dans l'Olympe entier,
On vante mes
talents, ma souplesse féconde.
Vois, reconnais
Pallas, fille du Sire altier,
Qui dans tous tes
travaux t'assiste et te protège,
Et qui t'a rendu
cher à tous les Schériens.
Je viens pour
concerter notre double manège,
Cacher ces dons
galants que les Phéaciens
T'ont fait, à ton
départ, grâces à ma réclame,
Te dire enfin les
maux qu'en tes larges palais
Le sort t'a
réservés. Par devoir subis-les,
Et surtout
n'avertis nul homme, nulle femme
De ton retour
après de tels cheminements ;
Mais, passif,
bois l'affront, dévore ton supplice. »
En ces termes
repart l'ingénieux Ulysse :
« Dive, il
n'est pas aisé, vu tes déguisements,
Que l'on te
reconnaisse, encor qu'on soit habile.
Je sais
qu'auparavant tu me voulais du bien,
Lorsque nous
combattions, nous Grégeois, le Troyen ;
Mais dés que de
Priam tomba la haute ville,
Qu'on monta sur
les nefs, qu'un dieu scinda les Grecs,
En vain je le
cherchai, Jovienne déesse !
Tu ne vins sur ma
barque amortir mes échecs.
Et j'errai
longuement, le cœur rongé sans cesse,
Jusqu'au jour où
des dieux m'épargna la bonté.
Il est vrai que
ta voix de l'opulent Phéaque
Sut, en me
rassurant, m'entr'ouvrir la cité.
Or, dis-moi, par
ton Père (en effet dans Ithaque
Je n'ose pas me
croire, et c'est un autre bord
Que fouleront mes
pieds ; ta preste raillerie
S'essaie à
m'agiter d'un stérile transport),
Dis-moi si j'ai
rejoint ma très chère patrie. »
Minerve aux
clairs regards, prompte à le redresser :
« Toujours la
défiance existe en ta poitrine ;
Aussi dans ton
malheur je ne puis te laisser,
Car ta langue est
adroite et sage ta doctrine.
Après un temps si
long, un autre bondirait
Vers sa maison,
ses fils, son épouse modèle.
Toi, tu ne veux
rien voir, rien faire d'indiscret,
Avant que
d'éprouver ta femme, qui chez elle
Nourrit ton
souvenir, car ses nuits et ses jours
Se passent
lentement dans le deuil et les larmes.
Je savais en mon
âme, et j'y complais toujours,
Que tu
reviendrais seul, sans un compagnon d'armes.
Mais je n'osais
lutter contre Poséidon,
Mon oncle
rancuneux, dont la haine te traque
Depuis que tu
pris l'œil de son cher rejeton.
Or ça, pour
t'éclairer, que je te montre Ithaque !
De Phorcys, dieu
marin, voici l'antique port.
Au fond est
l'olivier déroulant ses feuillades,
Et tout auprès la
grotte au sombre et frais abord,
Vouée aux Nymphes
d'eau qu'on appelle Naïades.
C'est la grotte
ombragée où souvent t'attirait
Le soin de leur
servir de pures hécatombes.
Enfin vois le
Nérite, et ses bois et ses combes ! »
Elle dit,
rompt la nue, et la terre apparaît.
Le patient héros
tressaille d'allégresse
A ce tableau
réel, baise le gras terroir,
Puis, en joignant
les mains, aux Nymphes il s'adresse :
« Naïades,
que mes yeux n'espéraient plus revoir.
0 filles de Jupin,
envers moi bienveillantes,
Salut ! je vous
promets des dons comme jadis,
Si la céleste
vierge aux attaques vaillantes
Me laisse vivre
encore et fait croître mon fils. »
La déesse à
l'œil pers reprend de cette sorte :
« Courage, et
de ton cœur chasse de tels soucis.
Dans cet antre
divin allons, d'un bras précis,
Remiser tes
trésors, pour qu'on ne les emporte.
Ensuite à nos
projets nous penserons dûment. »
Pallas alors
pénètre en la caverne obscure,
Y cherche une
cachette. Ulysse vivement
Transporte tour à
tour l'or, et l'airain qui dure,
Et les souples
habits, ses présents somptueux.
Avec soin il les
place, et la fille guerrière
De Zeus Égiochus
plante au seuil une pierre.
Au pied de
l'arbre saint causant affectueux,
Ils combinent la
fin de l'intruse milice.
A ce sujet,
d'abord, la déesse aux yeux pers :
« Brave
Laërtiade, industrieux Ulysse,
Vois comment tu
pourras écraser ces pervers,
Qui jà depuis
trois ans régnent dans ta demeure,
Briguent ta
chaste épouse, offrent les dons d'hymen.
Elle, s'imaginant
t'embrasser d'heure en heure,
Donne à tous de
l'espoir, ajourne au lendemain,
Lance des
messagers ; mais ailleurs est son âme. »
A ce
commencement, le prince de renom :
« Grands
dieux ! dans mon palais, ainsi qu'Agamemnon,
J'allais donc
expirer d'une manière infâme,
Si tu ne m'avais
pas, ô Dive, tout conté !
Mais forme un
plan toi-même, afin que je les broie ;
Reste, souffle en
mon sein audace et fermeté,
Comme quand nous
brisions les fiers créneaux de Troie.
Supernelle à
l'œil bleu, si de toi j'étais sûr,
Je braverais le
choc de trois cents hommes même,
Fort de ton doux
appui, Divinité suprême. »
Aussitôt la
déesse aux prunelles d'azur :
« Va, je
t'escorterai, tu seras sous mon aile,
Lorsque nous en
viendrons aux prises, et plus d'un,
Parmi ce lâche
essaim qui te gruge en commun,
Aux parquets
laissera son sang et sa cervelle.
Mais, sus, que je
te rende inconnaissable à tous :
Je vais rider ta
peau sur tes membres flexibles,
Découronner ton
front de ses beaux cheveux roux,
Te couvrir clé
haillons pour tout le monde horribles,
Enfin rougir tes
yeux au rayon enchanteur.
Ainsi tu
choqueras tes rivaux pêle-mêle,
Et ta femme, et
le Dis que tu quittas si frêle.
Tu t'en iras
d'emblée au quartier du pasteur
Qui garde tes
pourceaux et, de toi l'âme infuse,
Chérit ta
Pénélope et ton adolescent.
Il sera vers les
porcs ; ceux-ci s'en vont paissant
Au rocher du
Corbeau, prés la font d'Aréthuse,
Et mangent le
gland doux, boivent le flot bourbeux,
Bons pour
entretenir leurs rondeurs corporelles.
Gîte là,
questionne, à ton aise verbeux,
Pendant que, moi,
j'irai dans Sparte aux femmes belles
Rappeler
Télémaque, objet de ton amour.
L'enfant, chez
Ménélas qui tient Lacédémone,
De toi
s'enquiert, Ulysse, et si tu vois le jour. »
L'ingénieux
guerrier, que ce discours étonne :
« Et
pourquoi, sachant tout, ne l'as-tu renseigné ?
Fallait-il qu'à
son tour sur l'onde infructueuse,
Alors qu'on le
ruine, il errât malmené ? »
La déesse aux
yeux pers répond majestueuse :
« Que son
destin n'occupe à ce point ton esprit ;
Je l'ai conduit
là-bas pour qu'il obtint sa palme.
Nul ennui ne le
trouble ; au contraire il vit calme
Dans le palais
d'Atride, et, choyé, refleurit.
En fait, d'un
noir vaisseau les Prétendants le guettent,
Désireux de
l'occire avant qu'il soit rentré.
Mais non! maint
de ces fous qui sur tes biens se jettent,
Sous l'herbe
auparavant s'allongera frustré. »
Minerve au
même instant d'une verge le frappe,
Ride le blanc
tissu de son flexible corps,
Flétrit ses beaux
cheveux dont la masse s'échappe,
Et lui donne
l'aspect d'un vieillard maigre et tors.
Elle rougit ses
yeux à la vue animée,
L'affuble d'un
chiton et d'un bout de manteau,
Vêtements laids,
puants et noircis de fumée.
Par-dessus d'un
grand cerf elle adapte la peau
Sans poil, et lui
remet, avec une matraque,
Un vieux bissac
qu'attache une corde en sautoir.
Leurs plans
faits, tous les deux se disent au revoir,
Et Pallas vole à
Sparte, auprès de Télémaque.