« Quand du
fleuve Océan a fui ma nef sonore,
Elle rentre, en
croisant la mer aux larges flots,
Dans l'île Circéenne,
où la brillante Aurore
A son dôme, ses
chœurs et le char d'Hélios.
Arrivés, nous
traînons la quille sur le sable,
Et nous descendons
tous au rivage marin ;
L'on y dort,
attendant le jour indispensable.
Dès que nous
éblouit son lever purpurin,
J'envoie une
escouade au palais de la Dive
Pour ravoir
d'Elpénor le cadavre gisant.
Nous coupons des
troncs d'arbre aux talus de la rive,
Et l'ensevelissons,
pleins d'un chagrin cuisant.
Le mort et son
armure achevés par la flamme,
On élève un tombeau
qu'un cippe a rehaussé ;
Puis au sommet du
tertre on implante sa rame.
Tels sont nos
soins pieux. Mais, pimpante, Circé,
Nous sachant revenus
du royaume horrifique,
Survient rapidement;
ses nymphes, doux régal,
Portent du pain, des
mets, un vin noir magnifique.
Aussitôt la Déesse
au pouvoir sans égal :
« Malheureux, qui
vivants courûtes au Cocyte,
Vous, doublement
mortels, puisqu'on n'a qu'une mort,
Allons, goûtez ces
plats, buvez dans ce doux site
Jusqu'au soir, et
demain vous virerez de bord,
Au reluire auroral.
Je vous dirai la route,
Vous instruirai de
tout, pour qu'un funeste avis
Sur terre ou bien
sur mer ne vous tienne asservis. »
Notre cœur
généreux ne conçoit plus de doute ;
Nous employons le
jour, jusqu'au soleil éteint,
A savourer la viande
et le vin délectable.
Quand l'astre a
disparu, que l'ombre nous atteint,
Mes amis de
s'étendre alentour du gros câble.
Circe alors, par la
main me tirant à l'écart,
Se couche à mes
côtés, en plein me questionne ;
Moi, de chaque
détail dûment je lui fais part,
Et la dive en
échange ainsi me passionne :
« Cette œuvre
est accomplie. Écoute maintenant
D'autres
instructions ; qu'elles soient souveraines !
Tu parviendras
d'abord au séjour des Sirènes,
Qui séduisent tout
homme en leurs eaux cheminant.
L'imprudent qui
s'avance, ému de leur voix tendre,
Jamais ne reverra,
dans un retour joyeux,
Sa femme et ses
bambins à son cou se suspendre.
Assises dans un pré,
par leurs chants captieux,
Sirènes le perdront
; autour d'elles se dresse
Un amas d'os
humains, de pourrissantes chairs.
Vogue sans t'arrêter
; clos d'une cire expresse
L'oreille de tes
gens, pour dérober ces airs
A chacun d'eux. Mais
toi, si tu veux les entendre,
Fais-toi de pied en
cap, sur ton léger bateau,
Lier contre le mât
de maint et maint cordeau ;
Aux concerts ton
ouïe alors pourra se tendre.
Dis-tu, commandes-tu
qu'on t'enlève ces nœuds,
Vite que les
compains t'enchaînent de plus belle.
Quand vous aurez
franchi ce parage épineux,
Je ne t'indiquerai
d'une façon formelle
La voie à parcourir
; mais ton cœur doit opter :
Car sur tes deux
chemins je vais être explicite.
Vous trouverez des
rocs saillants, que vient heurter
L'infatigable flot
de la bleue Amphitrite.
Ces rocs, nos
Immortels les surnomment Errants.
Nul oiseau ne les
double, aucun ramier célère
Apportant
l'ambroisie à Zeus, le divin Père.
Toujours la roche
lisse en retient d'expirants,
Et le Père toujours
répare ces dommages.
Pas un vaisseau qui
puisse en paix s'en approcher ;
Des vagues sans
merci, de fulgurants orages
Emportent les marins
et leur frêle plancher.
Seul le célèbre Argo,
cinglant de chez Éète,
Sortit franc du
passage avec sa cargaison.
L'onde l'aurait
aussi jeté contre une arête,
Mais Junon le
guidait, car elle aimait Jason.
Voilà ces deux
écueils : l'un, en fière colonne,
Au ciel monte,
coiffé de nuages épais,
Dans tous les temps
; jamais un sourire de paix
N'éclaire son piton,
ni l'été ni l'automne.
Eût-il vingt pieds,
vingt bras, un mortel assoupli
Ne pourrait le
gravir et n'en saurait descendre,
Car son granit
luisant ne forme pas un pli.
Une caverne sombre
au milieu vient le fendre,
A l'ouest, vers l'Érébe.
Amène sur ce point
Ta galère profonde,
ô magnanime Ulysse.
Un archer musculeux,
visant cet orifice,
De son dard acéré ne
l'enfilerait point.
Là réside Scylla
dont la bouche funeste
D'une jeune lionne a
le rugissement.
C'est un monstre
fatal ; nul, pas même un Céleste,
A l'entendre, à le
voir, n'aurait de l'agrément.
Ses pieds antérieurs
sont au nombre de douze ;
Il darde six longs
cous ; chacun est affublé
D'une tête
effroyable où grince un rang triplé
D'interminables
dents qu'emplit la mort jalouse.
Plongeant jusqu'à
mi-corps dans l'abri caverneux,
Scylla hors du
barathre avance au loin ses crêtes,
Fouille de tous
côtés le courant poissonneux,
Et saisit chiens de
mer, dauphins, puis ces grands cèles
Que nourrit
Amphitrite au sein retentissant.
Quel liante se vanta
que sa nef sortit seule
Intacte du danger ?
chaque vorace gueule
Prélève un matelot
sur tout bateau passant.
Tu verras l'autre
roche un peu plus bas, Ulysse ;
Elle est assez
voisine, et ton arc l'atteindrait.
Celle-ci, de sa
feuille un figuier la tapisse ;
Dessous, l'âpre
Charybde engloutit l'eau d'un trait.
Trois fois par jour,
bruyante, elle engloutit, rejette ;
Ah! quand elle
engloutit, garde-toi d'arriver !
Neptune même alors
ne pourrait te sauver.
Effleure donc plutôt
le roc de Scylle, et fouette
La mer à coups
hâtifs : il vaut mieux regretter
Six de tes
compagnons que tout ton équipage. »
La déesse
termine, et moi de l'inciter :
« Divine, encore
un mot, mais clair et sans ambage.
Comment puis-je
esquiver l'atroce Charybdis
Et débeller Scylla
sur les miens venant fondre ? »
L'exquise déité
s'empresse de répondre :
« Malheureux,
quoi ! toujours des luttes, de hardis
Coups de main ! tu
prendras les dieux mêmes pour cible !
Scylla ne peut
mourir, le monstre est immortel.
Féroce, impétueux,
sanguinaire, invincible.
Contre lui, nul
recours ; fuis, il n'est rien de tel.
Si, pour te
harnacher, sous son roc tu t'arrêtes,
Je crains que, sur
tes bancs derechef envahis,
L'hydre n'enlève
autant d'hommes qu'elle a de têtes.
Nage à toute
vitesse, implore Crataïs,
La mère de Scylla,
cette plaie homicide ;
Elle t'eximera de
massacres nouveaux.
Tu mouilleras enfin
à l'île Thrinacride,
Où paissent du
Soleil les superbes troupeaux :
Sept de grands
bœufs, et sept de brebis lanigères,
Tous de cinquante
fronts. Ils ne s'accroissent pas
Ni ne meurent ; ils
ont des Nymphes pour bergères,
Phaétuse et Lampète,
aux célestes appas,
Que Néère conçut du
Soleil Hypérie.
L'auguste mère,
après les soins originels,
Envoya ces deux
sœurs au loin, dans Thrinacrie,
Garder la brebiaille
et les bœufs paternels.
Si tu n'y touches
point et qu'au retour tu tiennes,
Vous rejoindrez
Ithaque, au bout d'un long pâtir.
Mais si ta main leur
nuit, tu verras s'engloutir
Ta nef, tes
compagnons ; pour toi, que tu reviennes,
Ce sera tard et mal,
et sans aucun des tiens. »
Sur ces mots
apparaît l'Aurore chrysotrône,
Et dans l'île
s'enfuit ma nymphale patronne.
Je retourne au
navire et j'exhorte les miens
A s'embarquer de
suite, à détacher l'amarre.
Ils montent
vivement, reprennent l'aviron,
Et la mer, à leurs
chocs, d'écume se chamarre.
Derrière la trirème
au bleuâtre éperon
Circe, la dive
euphone, à belle chevelure,
Expédie un vent
tiède, en ami nous suivant.
Lorsque tout est
en ordre, et grément et voilure,
Nous repartons,
guidés par le naute et ce vent.
Alors à mes
compains je dis, plein de tristesse :
« Amis, il ne
sied pas qu'un ou deux seulement
Sachent ce qu'a
prédit Circé, noble déesse.
Je vais donc vous
l'apprendre, afin que sciemment
On sombre ou l'on
échappe aux Kéres inhumaines.
Elle veut que
d'abord nous évitions les voix
Et la prairie en
fleurs des deux belles Sirènes.
Seul, je puis
écouter ; mais de liens étroits
Qu'on m'attache
debout au pied de la mâture,
Pour que je reste là
sans faire un mouvement.
Que si de les briser
soudain je vous adjure,
Redoublez-en le
nombre impitoyablement. »
Je découvrais
ainsi chaque chose à ma troupe.
Pendant cet
entretien le solide voilier
A l'île Sirénide
arrivait vent en poupe.
La brise bientôt
cesse, un calme régulier
Lui succède ; un
démon vient assoupir les lames.
Mes marins, se
levant, roulent en mille plis
La toile, que reçoit
l'entrepont, et les rames
Fendent ensuite
l'eau de leurs tranchants polis.
Moi, de mon fer je
coupe un grand amas de cire,
Qu'en boules je
pétris dans mes doigts vigoureux.
La substance mollit
à l'effort chaleureux,
Comme aux rais du
Soleil, le flamboyant Messire ;
Puis de tous mes
guerriers j'en bouche les tympans.
Pour eux de pied en
cap, au mât de la carène
Ils me tiennent lié
de nœuds enveloppants ;
Après quoi l'aviron
retord l'onde sereine.
Venus à la distance
où peut s'entendre un son,
Nous ramons vite ;
mais la couple charmeresse,
Découvrant notre
marche, entonne une chanson :
« Viens,
populaire Ulysse, étoile de la Grèce !
Arrête ton vaisseau
pour savourer nos chants.
Nul encor n'a plus
loin poussé sa coque noire
Avant d'avoir ouï
des accords si touchants ;
Il en repart Hatté,
plus riche en sa mémoire.
Nous savons tous les
maux qu'en la vaste Ilion,
Par le vouloir des
dieux, Grecs et Troyens souffrirent ;
Et nous connaissons
tout de l'humain tourbillon. »
Les magnifiques voix
en ces termes soupirent.
Mon cœur est
transporté, je fais signe à mes gens
De m'élargir :
penchés, ils battent la mer glauque,
Cependant que, d'un
bond, Périmède, Euryloque
Me chargent de liens
encor plus exigeants.
Quand on a dépassé
les chantantes merveilles,
Que l'on ne perçoit
plus leurs sons vertigineux,
Mes comités chéris
du creux de leurs oreilles
Ôtent la cire
épaisse et détachent mes nœuds.
Presque au même
moment, je vois de la fumée,
D'énormes flots,
j'entends un immense fracas.
La rame glisse aux
mains de l'équipe alarmée
Et flotte pesamment
sur le liquide amas.
Faute d'impulsion,
la nef reste immobile.
Moi, parcourant le
pont, j'anime mes compains,
En tenant à chacun
ce langage tranquille :
« Très chers,
nous sommes faits à ces dangers soudains ;
On en vit de plus
grands, alors que Polyphème
Par force nous
retint dans son antre profond.
Pourtant je vous
sauvai, sage et brave à l'extrême.
Donc vous rirez un
jour de ce qui vous confond.
Allons ! obéissez
trétous à votre maître ;
Raffermis sur vos
bancs, frappez à tour de bras
Le dos tumultueux de
la mer : Zeus peut-être
Nous permettra de
fuir, d'éviter le trépas.
Toi, pilote, voici
mes ordres ; dans ton âme
Grave-les, car tu
tiens le timon rassurant :
Fuis loin de ces
brouillards, de ce gouffre qui brame ;
Pousse vers l'autre
écueil, de peur que le courant
Ne nous porte
là-bas, que par toi l'on n'y reste ! »
Je dis ; tous
d'obéir, à leur rôle attachés.
Point ne parlai de
Scylle, inévitable peste,
Craignant que mes
marins, leurs avirons lâchés,
N'allassent se
blottir au fond de la trirème.
Mais de Circé
j'oublie un pénible conseil,
Celui de m'abstenir
d'une armure suprême.
Ayant donc revêtu
mon bellique appareil,
Pris en main deux
longs dards, je m'avance à la proue
Du vaisseau : là
j'espère apercevoir d'abord
La rocheuse Scylla
qui nous promet la mort.
Je ne puis la
trouver; mon œil en vain se cloue
Aux différents
contours de ses quartiers maudits.
Nous croisons le
détroit, l'âme bien désolée :
D'une part est
Scylla ; de l'autre Charybdis
Avec un bruit
terrible engouffre l'eau salée.
Lorsqu'elle la
vomit, la mer, en se gonflant,
Gronde comme un
cuvier sur les flammes ardentes,
Et des deux rocs
l'écume atteint le pic tremblant.
Mais quand elle
engloutit les vagues corrodantes,
Tout son être
bouillonne ; autour de la paroi
Résonnent d'affreux
chocs ; entr'ouverte, la terre
Montre un sable
azuré. Mes preux sont blancs d'effroi.
Nous regardions
Charybde, anxieux de notre erre,
Quand Scylle tout à
coup ravit du bâtiment
Six hommes, les
meilleurs au moral, au physique.
Me tournant vers mon
bord et ma troupe nautique,
Je les vois agiter
en l'air éperdûment
Leurs jambes et
leurs bras ; par mon nom, tout en larmes,
Ils m'appellent,
hélas ! pour la dernière fois.
Comme un pêcheur,
muni de ses flexibles armes,
Tend, d'un roc, aux
poissons un aliment sournois,
En plongeant dedans
l'onde une corne bovine ;
Bientôt il en prend
un, l'amène palpitant :
Tels mes six vont
heurter la pierre en sanglotant,
Et l'hydre les
dévore au seuil de sa ravine,
Tandis qu'en leur
détresse ils me tendent les mains.
Je n'assistai jamais
à de plus noir spectacle,
Depuis que je
parcours les humides chemins.
Sauvés de
Charybdis, comme de la débâcle
De Scylla, nous
rasons l'île heureuse du Dieu.
Là vivent les
taureaux, à l'encolure altière,
Et les grasses
brebis du Prince au char de feu.
J'avais ouï déjà, de
mon gaillard d'arrière,
Le meuglement des
bœufs, dans leur enclos prochain.
Joint à maint
bêlement ; alors j'eus souvenance
Du vieux Tirésias,
le prophète thébain,
Et de Circé d'Éa qui
me fit la défense
D'aborder aux
terrains de l'Astre bienfaisant.
Aussi dis-je, l'air
triste, à mes bons camarades :
« Écoutez,
compagnons, malgré tant d'algarades,
Ce que Tirésias
m'alla prophétisant,
Ce que Circé d'Éa
vint surtout me prescrire.
De l'Astre
bienfaiteur il faut fuir les terrains ;
C'est là que nous
attend le pire des chagrins.
Au large chassez
donc notre poisseux navire.»
L'équipage
surpris trouve mon ordre amer.
Euryloque aussitôt
aigrement me riposte :
« Quelle
rigueur, Ulysse ! énergique à ton poste,
Infatigable en tout,
ton corps semble de fer.
Quoi ! lorsque l'on
succombe au sommeil, à la peine,
Tu nous sommes de
fuir ces insulaires bords,
Où l'on préparerait
une agréable cène !
Et tu veux qu'au
hasard, voile et rames dehors,
On erre dans la
nuit à travers le flot sombre !
Les nocturnes
souffleurs sont durs, perdent les nefs.
Ah! comment se
peut-il que la nôtre ne sombre,
Si sur ses flancs
lassés fondent à délais brefs
Le Notas, le
fougueux Zéphyre, qui d'emblée
Fracassent les
vaisseaux, même en dépit des dieux ?
Allons vite, qu'on
cède à l'ombre accumulée ;
Faisons près du
navire un repas copieux.
A l'aube démarrant,
l'eau nous sera rouverte.
Ainsi le mutin
parle, et mes gens d'approuver.
Dès lors je
reconnais qu'un dieu veut notre perte,
Mais par ces mots
précis j'entends me préserver :
« Je suis seul,
Euryloque, on me fait violence.
Hé bien ! jurez-moi
tous, par un pieux serment,
Que si, poil ou
toison, à nous vient quelque immense
Troupeau, nul
d'entre vous, dans un fol mouvement,
N'égorgera ni bœuf
ni brebis ; mais, paisibles,
Nourrissez-vous des
mets de l'illustre Circé. »
Je dis, et mes
compains s'engagent impassibles.
Le serment solennel
en règle prononcé,
Nous mouillons le
bateau dans un port circulaire.
A côté d'une source,
et les miens, descendant,
Apprêtent un souper
capable de nous plaire.
Lorsqu'ils ont
satisfait le gosier et la dent,
Ils versent de longs
pleurs en songeant aux désastres
De leurs frères
saisis et mangés par Scylla.
Le doux somme a
fermé leurs yeux sur ces pleurs-là.
Mais, au tiers de la
nuit, quand déclinent les astres,
Jupin l'ennuageur
soulève en tourbillons
Les vents
tempétueux, puis de voiles funèbres
Couvre la terre et
l'eau ; tout n'est plus que ténèbres.
Sitôt que l'Aube
éclate en lumineux sillons,
On lire la carène au
sein d'une ample grotte,
Où des Nymphes du
lieu siègent les chœurs dansants.
Réunissant alors
chaque compatriote :
« Fils, la nef a
boisson et vivres suffisants ;
Donc, crainte d'un
malheur, des bœufs qu'on ne dispose,
Ni des moutons
dodus, car ce sont les troupeaux
D'un dieu grand, le
Soleil, qui voit, sait toute chose. »
Ma troupe généreuse
accède à ce propos.
Durant un mois
entier Nolus souffle avec rage ;
Tout autre vent se
tait ; seul, l'accompagne Eurus.
Tant que mes
matelots ont le pain, le breuvage,
Ils respectent les
bœufs, charmés de plats congrus.
Mais lorsque du
bateau tous les vivres s'épuisent,
Ils poursuivent
ensemble et par nécessité
Des oiseaux, des
poissons, tout ce que leurs mains puisent
Au bout de l'hameçon
pour leur ventre irrité.
Dans l'île, moi, je
vais prier le ciel utile,
Afin qu'un
dénouement d'en haut me soit dicté.
Une fois loin des
bords, vers le centre de l’île,
M'étant lavé les
mains dans un site abrité,
J'implore tous les
dieux que l'Olympe renferme.
Et ceux-ci sur mon
front versent un pur sommeil.
Or, Euryloque
aux miens chante ce vil conseil :
« Amis,
écoutez-moi, quoique vous trimiez ferme !
Il n'est point de
trépas qui ne soit odieux ;
Mais expirer de faim
est le sort le plus triste.
Donc sur des bœufs
de choix tombons à l'improviste,
Et sacrifions-les
aux Divins radieux.
D'Ithaque si jamais
nous revoyons les landes,
Nous bâtirons un
temple à l'Astre Hypérion
Et comblerons
l'autel de mille et mille offrandes.
Si le dieu, se
plaignant de l'immolation,
Veut noyer notre
nef, et qu'on vote sa perte,
J'aime mieux,
coulant bas, en un clin d'œil périr
Que de traîner
longtemps dans cette île déserte. »
Ainsi parle
Euryloque, et mes gens d'applaudir.
Ils poussent à
l'instant la fleur des bœufs Solaires
Vers le port, car
non loin du vaisseau spacieux
Broutait la grosse
herde aux dards orbiculaires.
Puis, de cerner leur
prise et d'invoquer les Dieux,
En offrant les
bourgeons d'un chêne à cime épaisse :
L'orge blanche
manquait dans nos sacs généraux.
Les vœux faits,
égorgeant, dépouillant les taureaux,
Ils coupent les
fémurs, les enduisent de graisse
Doublement, et sur
eux posent des morceaux crus.
Le vin manquait
aussi pour arroser la flamme,
Mais, les boyaux au
feu, l'eau coule à filets drus.
Les fémurs consumés,
la tripaille s'entame ;
A la fin on dépèce,
on embroche les chairs.
Alors le gai
sommeil délaisse mes prunelles ;
Je regagne ma nef,
les rives solennelles.
Comme je
m'approchais du bateau, des flots clairs,
Un doux parfum de
graisse arrive à mes narines.
Navré, je lance un
cri jusqu'aux dieux sacro-saints :
« 0 père Zeus,
et vous, déités nectarines,
Vous m'avez endormi
pour d'effrayants desseins !
Ma troupe en mon
absence a commis un grand crime. »
Or, Lampète au
long voile a vite dénoncé
Le meurtre du bétail
au Soleil altissime.
Soudain aux
Immortels l'Astre dit, courroucé :
« Père Jupin, et
vous, éternelle milice,
De l'errant Laërtide
accablez les compains.
Cruels, ils ont
occis ces bœufs qu'avec délice
J'admirais, en
montant aux cieux fraîchements peints,
Et quand je
descendais vers les terrestres plages.
S'ils ne subissent
pas la peine de leurs torts,
Chez Pluton je
m'enfonce et brille pour les morts. »
En ces mots répondit
l'Assembleur de nuages :
« Soleil, brille
toujours parmi les Bienheureux
Et pour les
occupants de la terre féconde.
Tantôt je
foudroierai ce bâtiment véreux ;
Sa carcasse en
débris disparaîtra sous l'onde. »
J'appris ces
choses-là de l'aime Calypso,
Qui me dit les tenir
du messager Mercure.
Après avoir
rejoint la mer et le vaisseau,
J'apostrophe les
miens, leur darde mainte injure.
Inutile fureur ! les
taureaux sont tués.
Lors des signes
divins confirment mes reproches :
Les peaux rampent,
la chair mugit autour des broches,
Cuite ou non ; par
les bœufs nous semblons conspués.
Mes pauvres
compagnons pendant six jours de suite
Mangent les plus
beaux corps des troupeaux du Soleil ;
Mais, grâce à
Jupiter, au septième réveil,
La colère des vents
est tout à coup réduite.
Rembarques, nous
lançons la nef au gouffre amer,
Et, la mâture en
place, on tend la blanche voile.
Quand l'île a
fui, qu'au loin nul sol ne se dévoile,
Que l'on no voit
plus rien, si ce n'est ciel et mer,
Kronide fait planer
une lourde nuée
Sur le navire creux,
tourne au noir l'armogan.
La route ne saurait
être continuée,
Car Zéphyre accouru
déchaîne un ouragan.
Son branle immédiat
rompt les haubans rigides ;
Le mât tombe en
arrière, entraînant les agrès
Dans la cale ; il
atteint notre pilote, auprès
De la poupe, en
plein crâne, et sème en jets livides
Sa cervelle et ses
os. A l'instar d'un plongeur,
Le corps choit du
tillac, sans un souffle de vie.
Mais Zeus tonne et
sur nous lance un carreau vengeur.
La nef tournoie, au
choc de sa foudre assouvie,
Et de soufre
s'empreint ; mes gens roulent dans l'eau.
Ainsi que des
pétrels, leur essaim se lamente
Autour du bâtiment :
la mer est leur tombeau.
Moi, j'arpentais
le pont, quand l'affreuse tourmente
Disloque le
vaisseau, que l'onde emportait nu.
Elle arrache le pied
de mou mât où pendille
Un long et souple
cuir, lambeau d'un bœuf charnu.
Je l'empoigne,
j'unis ce tronçon à la quille,
Et, m'asseyant
dessus, j'erre au gré des vents noirs.
De Zéphyre
pourtant s'éteint l'ardeur rapace ;
Mais quoi ! Notus
revient croître mes désespoirs,
Car sous l'âpre
Charybde il faut que je repasse.
Je vais toute la
nuit ; aux lueurs du matin,
J'effleure, après
Scylla, l'autre récif accore,
Au moment que sa
bouche engloutissait encore.
D'un élan, je me
hisse à son figuier hautain
Et m'y tiens
cramponné comme un hibou sauvage,
Mais sans pouvoir
fixer mes talons, ni monter,
Car trop loin est sa
base, et trop loin le branchage
Dont l'orde
Charybdis ose s'agrémenter.
Impavide, j'attends
que le monstre vomisse
La quille et le
tronçon : enfin je les revois.
A l'heure où va
souper le juge en exercice
Qui règle les
discords des jeunes gens grivois,
Du trou Charybdien
ressortent mes épaves.
Ouvrant bras et
genoux, un preste effort de reins
Me porte au flot
hurlant, prés des poutres concaves,
Et, sur elles
rassis, je rame avec les mains.
Le Père universel ne
permet pas que Scylle
M'aperçoive ; sans
quoi j'aurais été détruit.
Je vogue ainsi
neuf jours ; dans la dixième nuit,
Les dieux vont me
poussant vers Ogygie, asile
De Calypse au beau
front, à l'organe parfait.
Elle m'admet,
s'éprend. Mais pourquoi ces redites ?
A toi, comme à la
reine, hier même en effet,
Là-dessus j'ai
fourni tous les détails licites.
J'ai peine à revenir
sur un récit bien fait. »