Muse, dis-moi ce chef aux manœuvres
subtiles
Qui, vainqueur de Pergame, erra si
longuement
De maint peuple il sonda les mœurs comme
les villes ;
Il souffrit mille maux sur l'Humide
élément
Pour conserver sa vie et ramener sa
troupe.
Mais nul ne se sauva, quels que fussent
ses vœux,
Car leur témérité les fit périr en
groupe,
Ces fous qui du Soleil dévorèrent les
bœufs ;
Et le Dieu leur ravit le jour de la
rentrée.
Déesse, enfant de Zeus, redis ces faits
connus.
Déjà les Grecs soustraits à la mort
exécrée,
Libres des camps, des Ilots, étaient tous
revenus.
Seul, Ulysse restait, pleurant patrie et
femme,
Aux mains de Calypso qui, noble déité,
Dans son antre nymphal le pressait de sa
flamme.
Quoique, au gré du Destin, le Temps
précipité
Eût marqué son retour vers Ithaque, sa
terre,
Il ne pouvait briser les nœuds qui
l'étreignaient,
Ni revoir ses amis : tous les dieux le
plaignaient,
Sauf Neptune jaloux, dans sa vieille
colère,
D'accabler jusqu'au port ce prince
olympien.
Or, d'agneaux, de taureaux une hécatombe
grasse
Avait conduit Neptune au sol éthiopien.
(Ce sol, le plus lointain, porte une
double race ;
L'une se tient à l'est, l'autre habite au
ponant.)
Tandis qu'il savourait un festin
bénévole,
Les autres dieux siégeaient chez Jupiter
tonnant.
Le roi de l'univers prit soudain la
parole
;
Il s'était rappelé qu'aux mânes paternels
Oreste dévoua le radieux Égisthe.
S'étant donc souvenu, Zeus dit aux
Immortels :
« Hélas ! à nous blâmer combien l'homme
persiste !
Tout le mal vient, dit-il, de la céleste
cour.
Mais, en dépit du Sort, l'orgueil fait sa
misère.
Ainsi, malgré le Sort, Égisthe prend
naguère
Sa femme au fils d'Atrée et le lue au
retour.
Son châtiment certain, il le savait
d'avance
Par le bourreau d'Argus, Hermès, notre
envoyé :
Épargne Agamemnon ! respecte sa moitié !
Car d'Oreste viendra l'implacable
vengeance,
Quand il voudra, grandi, rentrer dans son
palais...
Hermès ainsi parla : rien ne fléchit
l'inique,
Et son sang d'un seul coup paya tous ses
forfaits. »
La Déesse aux yeux pers, Minerve, alors
réplique :
« 0 mon père, ô Kronide, arbitre
souverain,
Certe, Égisthe a péri d'une mort méritée.
Périsse ainsi quiconque agira de ce train
!
Mais pour Ulysse, moi, mon âme est
attristée.
Ce sage malheureux gémit toujours au loin
Sur des rochers perdus que ceint la mer
épaisse.
C'est une île boisée où règne une Déesse,
Fille du sombre Atlas qui sait chaque
recoin
Du royaume marin, et, par sa force
unique,
Soutient les longs piliers séparant terre
et cieux.
Cette nymphe retient l'échoué pathétique,
Le berçant de discours tendres et
captieux
Pour lui faire oublier Ithaque ; mais
Ulysse,
Qui n'aimerait qu'à voir fumer son toit
natal,
Souhaite de mourir. Et sur toi cela
glisse,
Roi de l'Olympe ? Ou bien te parut-il
banal
En t'offrant, au camp grec, sur les
troyennes plages,
Des mets sacrés ? 0 Zeus, qu'as-tu donc
contre lui ? »
En ces mots riposta l'assembleur de
nuages :
« Ma fille, de tes dents quelle parole a
fui ?
Comment puis-je oublier notre divin
Ulysse,
Cet esprit sans rival, ce cœur si
généreux,
Dont le peuple immortel reçut maint
sacrifice ?
Mais le dieu marinier est pour lui
rigoureux,
Depuis qu'il creva l'œil, tout net, au
grandiose
Polyphême, cyclope effaçant par son poids
Tous les cyclopéens. — Or la nymphe
Thoose,
Rejeton de Phorcys, un des humides rois,
Sous l'onde aima Neptune et conçut
Polyphonie.
Pour ces motifs Neptune, au terrible
trident,
S'il ne supprime Ulysse, égare sa
trirème.
Mais allons, cherchons tous quelque moyen
prudent
De le rapatrier. Neptune à sa querelle
Renoncera : car seul, il serait sans
crédit
Pour combattre un vouloir de la cour
éternelle. »
La déesse aux yeux pers, Minerve,
répondit :
« 0 mon père, ô Kronide, arbitre si
suprême,
Puisque les dieux béats de mon sage
guerrier
Permettent le retour, lançons, à
l'instant même,
Le meurtrier d'Argus, Hermès, notre
courrier,
Dans l'île d'Ogygie, afin qu'il avertisse
La nymphe aux beaux cheveux que, tous,
formellement,
Nous voulons rendre aux siens le patient
Ulysse.
Moi, je voie en Ithaque, où de son fils
aimant
J'échaufferai le zèle, aiderai le cœur
morne.
J'entends qu'à son appel les Grégeois
chevelus
Chassent ces prétendants qui mangent tant
et plus
Ses moutons, ses bœufs lourds à tortueuse
corne.
Je le pousse vers Sparte, aux sables de
Pylos,
Pour que de son cher père il sache les
dédales,
Et lui-même chez l'homme obtienne honneur
et Iôs. »
Cela dit, à ses pieds elle mit des
sandales,
Divines, toutes d'or, faites pour la
porter
Sur la vague et le sol, comme un souffle
rapide.
Elle prit une lance à la pointe ahénide,
Lance rude, pesante, et propre à culbuter
Les rangs que veut punir la fille d'un
tel père.
Des sommets de l'Olympe alors plongeant
soudain,
D'Ithaque elle atteignit la demeure
princière
Et sous le vestibule attendit, pique en
main :
De Mentes, roi de Taphe, elle avait pris
la forme.
Aux jetons, près du porche, en fiers
habitués,
Accroupis sur les peaux des bœufs par eux
tués,
Les Prétendants jouaient une partie
énorme.
Autour d'eux des valets, de diligents
hérauts
Mêlaient l'onde et le vin dans les larges
cratères,
Sur les tables passaient des éponges
légères,
Les mettaient à portée et dépeçaient les
rôts.
Or, le beau Télémaque avant tous vit
Minerve,
Car il était assis parmi les Prétendants,
Et songeait à son père, et, tout triste
au dedans,
Souhaitait qu'il revînt pour traquer la
caterne,
Récupérer ses biens, gouverner en
vainqueur.
Tels étaient ses pensers, quand il vit
l'Immortelle.
Il courut au passage, indigné dans son
cœur
Qu'un hôte pût attendre, et, s'arrêtant
près d'elle,
Prit sa dextre, reçut la longue arme
d'airain,
Ensuite l'honora de cette phrase ailée :
« Salut ! nous t'hébergeons, gracieux
pérégrin ;
Tu peindras tes besoins, ta personne
attablée. »
Il dit ; Pallas-Minerve aussitôt suit ses
pas.
Lorsqu'ils furent au sein du palais
magnifique,
Télémaque posa contre un grand fût la
pique,
Dans une riche armoire où luisait un amas
D'autres lances d'airain, propriété
d'Ulysse.
Puis il mena Pallas vers un siège
pompeux,
Mit sous elle un tapis, à ses pieds un
banc lisse.
Il s'avança lui-même un fauteuil
somptueux,
Mais distant des Rivaux, de peur que leur
tumulte
N'effrayât l'étranger au même lieu
mangeant.
D'ailleurs l'enfant voulait une odyssée
occulte.
Une esclave bientôt, en un bassin
d'argent
Pour leurs mains vida l'eau d'une
aiguière dorée,
Et roula devant eux une table en bois
lin.
L'honorable intendante, à son zèle
livrée,
De pain, de mets divers la surchargeait
sans lin.
L'écuyer-découpeur leur servit force
viandes,
Et de calices d'or les pourvut tous les
deux ;
Un héraut y versait d'agréables buvandes.
Alors on vit entrer les Prétendants
fameux ;
Aux chaises, aux fauteuils ils marchaient
solidaires.
Et d'abord des hérauts ondoyèrent leurs
mains ;
Puis mainte domestique encorbeilla les
pains,
Puis maint jeune échanson empourpra les
cratères.
Les soupeurs bravement s'attaquèrent aux
plais.
Quand la faim et la soif furent bien
satisfaites,
Pour d'autres passe-temps se montèrent
les têtes :
C'était le chant, la danse, ornement d'un
repas.
Un page alla remettre une harpe splendide
A Phémius, contraint de rechanter des
airs.
Tandis qu'il préludait par un rythme
limpide,
Télémaque, penché vers la dive aux yeux
pers,
L'entretint doucement, craignant quelque
cynique :
« Cher hôte, à mon aveu pardonneras-tu
bien ?
Voilà ce qui leur plaît, la danse et la
musique.
C'est aisé, quand d'autrui l'on écume le
bien,
Le bien d'un trépassé dont le squelette
craque
Au vent, en terre ferme, ou roule aux
flots trompeurs.
Certes, s'ils le voyaient tout à coup
dans Ithaque,
Ils préféreraient tous être habiles
coureurs
Que pourvus d'or sonnant, vêtus d'habits
de fête.
Mais, je l'ai dit, Ulysse eut un sombre
trépas ;
Nous n'avons qu'à gémir, dût la voix d'un
prophète
Affirmer son retour : il ne reviendra
pas.
Mais allons, réponds-moi, parie sans
stratagèmes :
Oui donc es-tu ? quels sont tes parents,
ton berceau ?
Quelle nef t'a porté ? comment ceux du
vaisseau
T'ont-ils mis en Ithaque, et qui sont-ils
eux-mêmes ?
Car je ne pense pas qu'à pied tu sois
venu.
Tout cela, franchement dis-le pour ma
gouverne.
Est-ce un premier voyage, ou bien mon
toit paterne
Te reçut-il déjà ? Bien d'autres l'ont
connu,
Parce qu'Ulysse était d'humeur très
cordiale. »
La déesse aux yeux pers, Pallas, dit à
son tour :
« A ces questions-là je réponds sans
détour.
J'ai l'heur d'être Mentes, fils du brave
Anchiale ;
Je commande aux Taphiens, laboureurs de
la mer.
J'aborde ici du gouffre avec mon
équipage,
Et je vais chez un peuple, étranger de
langage,
Prendre à Tempsa du cuivre en échange de
fer.
Ma nef dort sur la grève, en dehors de
l'enceinte,
Dans le port Kéithron, sous le vert
Néïus.
Jadis, ton père et moi, l'hospitalité
sainte
Nous réunit ; tu peux consulter là-dessus
Le vieux héros Laërte. On dit qu'il
abandonne
A tout jamais la ville, et, constamment
peiné,
Vit seul à la campagne avec la vieille
bonne
Qui lui sert son repas, quand il s'est
bien traîné
Parmi les ceps touffus de sa glèbe
féconde.
J'étais venu, croyant ton père à son
foyer ;
Mais sans doute les dieux l'ont voulu
dévoyer,
Car le célèbre Ulysse est encor de ce
monde.
Oui! mais eu pleine mer il demeure
arrêté,
Dans une île orageuse, et des gens durs,
funestes,
Le gardent quelque part contre sa
volonté.
Pourtant je te l'annonce, inspiré des
Célestes,
Et de mon pronostic l'effet sera
prochain,
Quoique je sois profane en science
augurale :
Bientôt il reviendra dans sa terre
natale,
Eût-il le corps lié par des chaînes
d'airain.
Il saura s'échapper, étant plein
d'artifice.
Mais allons, réponds-moi, parle
sincèrement :
Es-tu, déjà si grand, le fils de cet
Ulysse ?
Ton front et tes beaux yeux sont les
siens mêmement.
C'est que nous échangions des visites
nombreuses,
Avant qu'il s'embarquât pour Troie, où,
fédérés,
D'autres preux ont couru sur leurs
galères creuses.
Depuis, Ulysse et moi, nous fûmes
séparés. »
En ces mots répliqua le prudent Télémaque
:
« Étranger, mon propos n'aura rien de
menteur.
Je suis, selon ma mère, enfant du roi
d'Ithaque ;
Pour moi, qu'en sais-je ? nul ne connut
son auteur.
Ah ! que ne suis-je né d'un bon
propriétaire,
Vieillissant dans la paix de son propre
manoir !
Mais je descends, dit-on, si tu veux le
savoir,
De l'homme qui souffrit le plus sur cette
terre. »
La déesse à l'œil bleu, Minerve, repartit
:
« Les dieux n'ont pas voulu que l'oubli
t'enveloppe,
Puisque tel qu'on te voit t'enfanta
Pénélope.
Mais allons, réponds vite et sois franc
au débit :
Pourquoi ces frais, ce monde ? et quel
besoin te presse ?
Est-ce une noce, un bal ? ce n'est pas un
écot.
Voilà chez toi des gens dont l'allure
transgresse
Les règles du bon ton ; tout homme comme
il faut
S'indignerait à voir turpitudes
pareilles. »
Le prudent Télémaque ainsi s'exécuta :
« Mon hôte, à ce sujet puisque tu
t'émerveilles,
Sache que riche et pur ce palais-ci
resta,
Tout le temps qu'y vécut son héroïque
maître.
Ores le ciel jaloux en décide autrement,
Lui qui l'a, sans indice, au loin fait
disparaître.
Sa fin ne me poindrait aussi
profondément,
S'il fût mort devant Troie, avec sa noble
suite,
Ou dans des bras amis, le siège terminé.
Par tous les Grecs sa tombe aurait été
construite,
Et toujours sur son fils sa gloire eût
rayonné.
Mais sans lustre à présent le tiennent
les Harpyes.
Son trépas inconnu m'arrache mille pleurs
;
Et ce n'est pas assez de tant de larmes
pics,
L'Olympe à mon chagrin mêle d'autres
douleurs.
Car les princes régnant dans les îles
voisines,
Dulichium, Samé, Zacynthe aux vastes
bois,
Et ceux qui de l'Ithaque occupent les
collines,
Recherchent tous ma mère et piétinent mes
droits.
Pénélope sans fuir un mariage extrême,
Hésite à le conclure ; eux dévorent
pourtant
Ma fortune, et bientôt ils me tueront
moi-même. »
Pallas-Minerve alors, dans son courroux
latent :
« Dieux ! que tu dois souffrir de
l'absence d'un père
Qui broierait d'une main ces Prétendants
couards !
Car, soudain revenu, s'il forçait la
barrière,
Casque en tête, tenant un bouclier, deux
dards,
Tel que, la prime fois, je vis cet
intrépide,
Buvant, riant chez nous, à son
débarquement
D'Éphyre, où l'accueillit Ilus le
Merméride
(Ulysse était allé, sur un prompt
bâtiment,
Quérir là des venins, bons pour ses
javelines
A la pointe de bronze ; il ne put en
avoir
D'Hus, qui redoutait les colères divines
;
Mais mon père, ami tendre, eut soin de
l'en pourvoir) :
Si, tel qu'il m'apparut, sur eux fondait
Ulysse,
Leur destin serait court et leur hymen
piteux.
Mais c'est aux Immortels à voir en leur
justice
S'il doit, dans son palais, de ces
galants honteux
Tirer vengeance ou non. Quant à toi, je
t'engage
A chercher le moyen de les chasser d'ici.
Écoute maintenant, et retiens-moi ceci.
Demain des héros grecs convoque
l'assemblage ;
Harangue-les, prenant tous les dieux à
témoin.
Somme chaque amoureux de gagner son
repaire,
Et si de convoler Pénélope a besoin,
Qu'elle rentre au pourpris de son notable
père.
Il trouvera l'époux et saura présenter
La belle dot qu'exigé une fille chérie.
Encore un sain conseil, si tu veux
m'écouter :
Sur une bonne nef, par vingt rames
servie,
Cours rechercher ton père, indécouvrable
absent.
Vois si quelqu'un t'en parle, ou si tu
peux entendre
Cette voix de Jupin qui fait l'homme
puissant.
A Pylos, chez Nestor, commence par te
rendre ;
Puis, dans Sparte, enquiers-toi près du
blond Ménélas,
Car des Grecs cuirassés il retourna
l'ultime.
Ton père est-il debout, cinglant vers ses
États,
Tu dois attendre un an, malgré ton deuil
intime.
Mais s'il est reconnu qu'enfin il a péri,
Dès lors, en vérité, ralliant tes
murailles,
Érige son tombeau, fais-lui des
funérailles,
Comme il convient, et donne à ta mère un
mari.
Tous ces soins achevés de manière
efficace,
Dans ton cœur, ton esprit, tu
détermineras
Les moyens de tuer les Prétendants sur
place,
Par ruse ou franchement ; car il ne te
sied pas
De jouer au bambin : tu n'es plus si
timide.
Ignores-tu qu'Oreste acquit un haut renom
En poignardant Égisthe, immolateur
perfide
De son père adoré, l'inclyte Agamemnon ?
Toi donc, ami, beau, grand, ainsi que je
t'admire,
Sois brave, pour passer à la postérité.
Moi, je vais retrouver mon rapide navire,
Et mes gens, que sans doute émeut ma
tardité.
Songe à tous mes avis, et montre-toi
capable. »
Le prudent Télémaque ajouta sur ce point
:
« Étranger, tu parlas dans un but
secourable,
Comme un père à son fils ; je ne
l'oublierai point.
Mais allons, reste encor, de ton temps
quoique avare.
Après un bain utile, un bienfaisant
repos,
Tu rejoindras ta nef, muni, le cœur
dispos,
En souvenir de moi, d'un don superbe et
rare,
Tel qu'en offre à son hôte un hôte
chaleureux. »
La déesse aux yeux pers, Minerve, à cette
invite :
« Cesse de m'attarder, je dois repartir
vite.
Mais daigne mettre à part ton cadeau
généreux,
Afin qu'en ma patrie, au retour, je
l'emporte.
Si précieux qu'il soit, le mien ira de
pair. »
Minerve, en achevant, disparut et dans
l'air
Fila comme un oiseau ; mais d'une âme
plus forte
Elle arma Télémaque et doubla les élans
De son cœur filial. Lui, secoué de reste,
Eut peur, car il flairait un visiteur
céleste.
Aussitôt, l'air divin, il joignit les
galants.
En cercle, ils écoutaient l'élu de
Calliope
Chantant le dur retour que
Minerve-Pallas,
A la chute de Troie, aux Grecs fournit,
hélas !
L'enfant d'Icarius, la chaste Pénélope,
Du palier de sa chambre entendit ces
beaux vers.
Vite elle descendit les marches
attenantes,
Non seule assurément, mais avec deux
suivantes.
Lorsque l'auguste femme approcha des
pervers,
S'arrêtant sur le seuil de la solide
salle,
Elle cacha ses traits sous son voile
éclatant ;
A ses côtés veillait chaque serve loyale.
Alors au noble aède elle dit, sanglotant
:
« Phémius, tu connais d'autres récits
magiques,
Exploits d'hommes, de dieux, familiers
aux chanteurs.
Donc sieds-toi, dis-en un durant que,
pacifiques,
Ceux-ci boiront ; mais trêve à ces chants
destructeurs
Qui me brisent toujours le cœur dans la
poitrine.
Mes chagrins personnels demeurent sans
égaux ;
Je pleure un front d'élite, en mon sein
j'enracine
L'être, honneur de l'Hellade et du pays
d'Argos. »
En ces mots intervint le prudent
Télémaque :
« Mère, pourquoi gronder l'aède
harmonieux
D'obéir à sa veine ? aux luths qu'on ne
s'attaque.
Qu'on blâme plutôt Zeus, des cœurs
ingénieux
Éternel suggesteur selon sa convenance.
Phémius peut des Grecs chanter le triste
sort,
Car la l'ouïe applaudit toujours de
préférence
Le chant qui le dernier excita son
transport.
Donc de calme et de force arme-toi pour
l'entendre.
Ulysse du retour n'est pas le seul
frustré ;
Sous Troie aussi mourut plus d'un brave
illustré.
Mais, chez toi remontant, active, va
reprendre
Ta toile et tes fuseaux, puis régir d'un
coup d'œil
Tes servantes ; parler sera l'œuvre des
hommes,
Et la mienne avant tout : je commande où
nous sommes.
»
Pénélope, interdite, abandonna le seuil,
Retenant de son fils la parole sensée.
Elle revint en haut, dans le même
appareil,
Et pleura son époux jusqu'à l'heure
avancée
Où Pallas sur ses yeux versa l'heureux
sommeil.
Cependant les intrus troublaient
l'enceinte obscure,
Et tous de Pénélope ils convoitaient le
lit.
Adonc l'enfant royal, dont le sens ne
faiblit :
« Poursuiveurs de ma mère, empressés à
l'injure,
Banquetons maintenant, mais cessez vos
abois ;
Car il est bon d'ouïr cet aède canore
Que l'on peut aux Divins comparer pour la
voix.
Demain à l'agora nous irons, dés
l'aurore,
Afin qu'ouvertement je vous somme trétous
De vider mon palais. Préparez d'autres
fêtes,
Vous ruinant ensemble en vos propres
retraites.
Mais si vous estimez plus pratique et
plus doux
De fondre impunément sur les biens d'un
seul homme,
Prenez-les : quant à moi, j'invoquerai
les cieux
Pour que, de vos forfaits rétribuant la
somme,
Zeus vous fasse expirer sans vengeance en
ces lieux. »
Il dit, et tous les chefs de se mordre la
lèvre,
Surpris que Télémaque eût ce langage
outré.
Soudain Antinoüs, par Eupithe engendré :
« Télémaque, des dieux tu tiendras cette
fièvre
D'éloquence subite et d'aperçus hautains.
Puisse Zeus t'empêcher de ceindre dans
Ithaque
Le bandeau paternel, malgré tes droits
certains ! »
Immédiatement l'avisé Télémaque :
« Antine, devrais-tu te fâcher du
propos,
Oui, je voudrais que Zeus m'accordât la
couronne.
Prétends-tu que régner soit le pire des
maux ?
Un roi n'est pas si mal ! chez lui
l'argent foisonne
A l'instant, et lui-même obtient doubles
égards.
Mais les Grégeois dans l'île ont toute
une milice
De candidats princiers, jeunes gens ou
vieillards.
Qu'on ensceptre l'un d'eux, puisque le
noble Ulysse
Est mort : moi, je serai maître de ma
maison
Et des serfs que m'acquit sa quote-part
bellique. »
L’héritier de Polybe, Eurymachus,
réplique :
« Il appartient aux Dieux de dire en leur
saison
Qui des Grecs régnera sur l'île
ithacéenne.
Pour toi, garde les biens, gouverne ton
palais ;
Ne crains pas que par force on t'en prive
jamais,
Tant que se peuplera cette terre
achéenne.
Mais je veux sur ton hôte, ami,
l'interroger :
D'où vient-il? de quel sol, d'après lui,
peut-il être ?
Quelle est donc sa famille, et quels murs
l'ont vu naître ?
Du retour de ton père est-il le messager,
Ou te réclame-t-il le paiement d'une
dette ?
Comme il est sorti vite et sans nous
avertir !
Sa physionomie était pourtant honnête. »
Le prudent Télémaque ainsi de repartir :
« Eurymache, c'en est fait du retour de
mon père.
Aussi je ne crois plus aux messages
verbaux,
Et m'inquiète peu des oracles fort beaux
Qu'entassent les devins appelés par ma
mère.
Or, d'Ulysse connu, cet homme est de
Taphos.
C'est le prince Mentes, fils du brave
Anchiale,
Commandant aux Taphiens, laboureurs des
grands flots.
Il se tut, bien fixé sur l'aide
minervale.
Les Prétendants joyeux, en attendant la
nuit,
Savouraient les douceurs du chant et de
la danse.
Tandis qu'ils s'amusaient, l'ombre se fit
intense ;
Lors chacun pour dormir alla vers son
réduit.
Télémaque à son tour, l'âme tumultueuse,
Gagna pour se coucher le haut appartement
Qu'il occupait, au fond du riche
bâtiment.
Avec lui, torche en main, marchait la
vertueuse
Euryclée, enfant d'Ops issu de Pisénor.
Elle était dans sa fleur, lorsque jadis
Laërte,
Au prix de vingt taureaux, l'acheta de
son or.
D'honneurs comme sa femme il la voulut
couverte,
Mais respecta son lit, en époux réservé.
Donc elle l'éclairait, et se montrait
accorte
Plus qu'aucune envers lui, l'ayant seule
élevé.
Quand de la belle chambre elle eut ouvert
la porte,
Il s'assit, enleva sa robe au fin duvet,
Et la remit aux mains de la soigneuse
vieille.
Eurycléa, l'étoffe arrangée à merveille,
La suspendit au mur près du brillant
chevet ;
Puis, sortant, tira l'huis par l'anneau
d'argyrose,
Et lâcha du levier le mobile cordon.
Lui, jusqu'au jour, nanti d'une molle
toison,
Rumina le trajet que Pallas lui propose.