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Préface de l'Odyssée établit par Eugène Ripert d'après la traduction de Mme Dacier, Bordas 1948

 On sait qu'après être descendu dans l'Érèbe pour y consulter Tirésias de T,hèbes, Ulysse rencontra, voici quelque vingt ans, un autre devin, Victor Bérard de Paris, qui lui ravit le secret de ses itinéraires, secret gardé pendant vingt-cinq siècles. C'étaient trois augures en un seul qui s'attaquaient au passé odysséen, le professeur à l'École des Hautes Études philologiques, l'ancien professeur à l'École de Guerre navale, le sénateur, membre de la Commission des Affaires extérieures. Durant quarante années d'inlassables études, le philologue scruta I'Odyssée, l'émonda des interpolations greffées par des scribes zélés, désireux d'ajouter quelque ornement à leur copie, ou par des éditeurs avisés, soucieux — déjà ! — de plaire à leur clientèle, en enrichissant le texte primitif d'autres belles histoires. En même temps, le professeur de navigation suivait à la trace les navires ou les radeaux du héros, retrouvait, à quelques milles près, sa route, la retraçait sur la carte en lignes brisées, pointait chacune de ses escales. Enfin, le diplomate s'embarquait pour vérifier sur place la topographie du poème, et sa qualité lui permettait de visiter librement les alentours de Gibraltar, interdits pour l'ordinaire, et de débarquer à plusieurs reprises sur la côte riffaine, en des temps où les autorisations étaient rares et mesurées. Qu'est-il résulté de cette triple enquête?

  En ce qui concerne le texte, une triple cassure. Il faut désormais professer que l'Odyssée, telle que nous la connaissons, est formée de trois poèmes, écrits à des époques différentes par des auteurs différents, et arbitrairement raccordés: les Récits chez Alkinoos, Le Voyage de Télémaque, Le Retour d'Ulysse. Victor Bérard nous apprenait encore que I'Odyssée n'a pas été composée pour être récitée, mais jouée par des troupes d'acteurs, qu'elle est une succession de drames, bien plus qu'une épopée.

  Mais la découverte qui fit sensation fut celle des sites odysséens, tous identifiés avec exactitude au cours d'obstinées recherches. La carte du périple se lut désormais en clair. Les îles fantastiques prirent des noms familiers à tous les capitaines au cabotage méditerranéen. Les Lotophages furent naturalisés Tunisiens de Gabès; le Cyclope, pas plus qu'à Ulysse, ne put dérober à Bérard l'entrée de sa caverne: « Juste en face de Nisida, la côte napolitaine est une falaise friable, sous laquelle des habitations humaines et des étables ont toujours été soit creusées dans la roche tendre, soit aménagées dans les cavernes naturelles. L'une de ces cavernes, prolongée par le travail de l'homme, est devenue un véritable tunnel. C'est l'ancienne grotte de Polyphème; devant elle, une cour profonde répond de point en point à notre description. » Entendez la description homérique.

  L'île d'Éole, c'est Stromboli, « la roche polie, en pointe vers le ciel ». Mais elle flotte, assure le poème. Qu'à cela ne tienne ! L'homme aux mille tours — le nom me paraît convenir autant à Victor Bérard qu'au héros qu'il dépiste — en tient un en réserve pour expliquer cette flottaison : « Tout autour de Stromboli et des autres îles Lipari flottent parfois des bancs de pierre ponce.»

  Calypso se rendit la dernière. Son nom ne veut-il pas dire « la voilée »? Délogée de l'île d'Ogygie, en mer Ionienne, où l'avait établie reine la critique ancienne, repoussée par Victor Bérard jusqu'aux Colonnes d'Hercule, elle se vengea en lui dérobant pendant vingt-cinq ans le secret de sa demeure. Elle l'égara dans les touffes de fenouil de Péréjil, dans les grottes desséchées de Gibraltar. Mais un jour de 1912, dans le golfe de Benzus, sur la côte africaine, grâce à un mot en l'air jeté par un officier espagnol, le Chercheur découvrait enfin la grotte, les quatre sources de Calypso, jusqu'au cap des Arbres-Morts, où Ulysse besognait de la hache pour construire son radeau. Le périple était bouclé. Une seconde Odyssée sans lacune s'inscrivait en marge de la première.

  On accepte plus facilement le doute sur les vérités éternelles que sur la vérité du jour. Si les systèmes scientifiques sont volontiers regardés comme des explications provisoires, satisfaisantes dans l'état actuel des connaissances, mais résignées à céder la place aux jeunes, les auteurs de théories littéraires sont convaincus d'avoir apporté à une question jusque-là pendante la réponse définitive. J'avoue cependant me rappeler toujours, à leur propos, ce mot de Ribot, lisant dans son journal une réclame pour un médicament à la mode: « Dépêchons-nous d'en prendre pendant que cela guérit!... » Dépêchons-nous  de croire aux « navigations d'Ulysse » pendant qu'elles sont vraies. Les termites de l'exégèse les rongent déjà silencieusement, et nous pourrions bien être réveillés un de ces prochains jours par un fracas d'écroulement...

  En attendant, l'Odyssée sort très diminuée du laminoir. Si les Récits chez Alkinoos sont, au dire de Victor Bérard, un indiscutable chef-d'œuvre, Le Voyage de Télémaque n'est qu'une copie honorable, et l'élégante facilité du Retour d'Ulysse, d'ailleurs farci d'interpolations bavardes ou incohérentes, sent déjà sa basse époque. « Elle me semble bien inférieure aux Récits, et même au Voyage de Télémaque... Ce n'est qu'une tragédie de Voltaire, comparée à des œuvres de Corneille ou de Racine... Plus précisément encore — sans vouloir donner trop de valeur à cette comparaison, — c'est à trois comédies de Molière, de Regnard et de Marivaux que je comparerais, pour la date et pour la facture verbale, nos trois poèmes odysséens. » Ainsi dépréciée, toute cette partie du poème, que l'on pourrait appeler terrienne, est aujourd'hui souvent négligée par la critique, au profit de la geste marine des Récits. Celle-ci a vu s'enfler, avec quelque démesure semble-t-il, son importance. On y voit « la somme des connaissances accumulées par l'expérience des navigateurs égyptiens, crétois, phéniciens à l'aube de la civilisation hellénique » (P. Michaud).

  C'est le Poème des Portes de la Méditerranée occidentale, proclame Victor Bérard. Ulysse lui-même serait d'accord, qui parle de son voyage comme d'une exploration des «passes» (Les  maux que m'a  valus  sur  mer  la recherche  des passes).

  Jusqu'à Bérard, on traduisait : « Quand j'interrogeais les chemins de la mer », en sous-entendant : « pour découvrir celui qui me ramènerait chez moi ». Mais Ulysse est désormais promu explorateur et amiral. l'Odyssée devient Lusiades.  Le poète aurait chanté la recouverte de terres nouvelles, la détente des Grecs, assis jusque-là au bord de la mer, comme des grenouilles au bord d'un étang, les Colonnes d'Hercule et l'Atlas. Le souci géographique obsède aujourd'hui l'exégèse homérique.

  Sans aucun doute, à se trouver ainsi identifiés, les lieux légendaires gagnent un caractère d'authenticité bien fait pour séduire les esprits précis des philologues. La glose topographique éclaire le texte et lui confère cette vertu du réel à laquelle nous sommes peut-être exagérément sensibles. Il n'est point assuré en effet que les îles enchantées et les grottes des déesses n'aient rien à perdre à se situer sur une carte comme à livrer leurs dimensions exactes, et avoir vu de ses yeux ce qu'on a rêvé ne signifie pas toujours un gain...

  Mais surtout, à s'hypnotiser ainsi sur les sites et leurs coordonnées géographiques, l'exégèse moderne perd trop souvent de vue le héros lui-même. A force d'étudier le décor, que l'on sait maintenant peint d'après nature, de se récrier sur sa fidélité, elle en arrive à négliger le personnage qui se meut, qui vit, devant la toile de fond. On oublie trop que I'Odyssée est le poème d'un homme, dont elle porte le nom.

 Un découvreur, un navigateur, soit... Mais d'un caractère et de dispositions qui obligent à restreindre singulièrement le sens de ces mots dès qu'on prétend les lui appliquer.

  La première image d'Ulysse que nous livre l'Odyssée est celle d'un homme assis au bout d'un cap et qui pleure : « II pleurait sur le cap, le héros magnanime, promenant ses regards sur la mer inféconde, perdant la douce vie à pleurer le retour. » II ne faudra jamais égarer, à travers les méandres du poème, cette image initiale : esprit, cœur et regard, Ulysse tout entier est tourné vers le port, vers cette Ithaque d'entre-deux-mers où il saura revenir, fût-il lié d'une chaîne de fer.

  Il est trop naturel qu'il ait hâte de rentrer chez lui. Il a commencé par dix ans de guerre, continué par dix autres années de navigation forcée. Vingt ans d'absence! Cela peut, à la longue, user, puis effacer le souvenir des patries. Des naufragés se sont ainsi résignés, puis adaptés à l'île lointaine où le flot les avait jetés, et encore, ils n'y étaient pas recueillis par des déesses ! Ceux qui les attendent savent qu'ils risquent l'abandon:

On demande : Où sont-ils ? Sont-ils rois dans quelque île ? Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ?

  Mais, chez ceux qui se refusent à l'oubli, le souvenir devient bientôt tyrannique et les jette aux tentatives désespérées. L'image du pays les obsède. Sans cesse interposée entre leurs yeux et le réel, elle leur interdit de se laisser séduire par les plus riants séjours, les femmes, fussent-elles divines, qui les attendent aux escales, Ithaque, pour Ulysse, ferme toutes les avenues de la mer et de l'âme.

  Il la voit, pourtant, telle qu'elle est, telle que nous l'avons vue, nous les anciens de l'armée d'Orient, quand elle se dressait devant nous, entre Tarente et Itéa, île tabulaire, montueuse et noire, falaise à pic et nue, battue du ressac, croupes stériles, tachées par plaques d'un maigre gazon. « Elle n'est que rochers, mais nourrit de beaux gars. » Et Télémaque, de son côté, d'avouer à Ménélas : « Ithaque est sans prairies, sans places où courir. Ce n'est qu'une île à chèvres... Ce n'est que talus de mer. »

  Si pauvre qu'elle soit, c'est vers ses rivages escarpés que, sitôt quitte du siège de Troie, Ulysse se hâte de mettre le cap. Après une descente malheureuse chez les Kikones et une tempête qui l'oblige à s'échouer à la côte, le temps redevient beau et l'on appareille. « L'on n'a qu'à s'asseoir et à laisser mener le vent et les pilotes. J'allais donc, sain et sauf, revenir au pays. »

  Voilà, dès le départ d'Asie, la pensée qui le possède, pensée du retour rapide et direct. Pas un instant il ne songe à faire de ce retour une croisière d'agrément, à choisir, dans la corbeille éclatante des îles échelonnées sur sa route, celle oit il s'arrêtera pour en respirer le parfum, y amuser sa curiosité. L'aède, dès ses premiers vers, le loue d'avoir visité les cités de tant d'hommes et connu leur esprit: il n'y est pour rien !

 

    Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage...

 

  Personne, dans l'Odyssée, ne s'avise de lui faire ce compliment, qu'il eût fort mal accueilli.

  Regardez sa route: de la côte bulgare où le suroît l'a dépanné, il pique droit sur le cap Malée, la pointe orientale du Péloponnèse. Aucune escale dans les îles. Il pourrait s'arrêter à Argos, à Athènes: il n'y songe point. Quand il aura passé le détroit de Cithère, il doublera au plus près Ténare-Matapan, puis remontera le long de la côte occidentale vers Zacynthe et Ithaque. Au cap Malée, qu'il atteint, il a fait les deux tiers de la route. Il lui reste trois cent cinquante kilomètres, une semaine de mer, avant de voir fumer les toits de son île. Il n'a pas tenu à lui que le retour ne se fît par les routes les plus courtes et dans un temps record. C'est un officier d'infanterie, tout au plus d'infanterie de marine, qui, la campagne d'Orient terminée, embarque sur un croiseur, et n'a qu'une hâte: rentrer chez lui. Et c'est là, dès l'abord, on l'avouera, un singulier état d'esprit chez celui dont on veut faire le héros d'une épopée de découvertes.

  Mais peut-être le goût de l'aventure lui viendra-t-il en chemin. Jeté, malgré lui, aux plus étranges bords, et jusqu'aux frontières du monde connu, plongeant même aux rives des morts, pourra-t-il ne point concevoir quelque orgueil de découvreur, même s'il ne les explore que par force? Pourra-t-il interdire à son esprit agile quelque intérêt pour les lieux qu'il visite, à son cœur quelque trouble sous les baisers de ses amantes divines, quelque regret de l'immortalité qu'elles lui offrent?

  Absolument rien de tout tibia. Tout pays visité lui est hostile, que ce soit par les dangers qu'il recèle, ou les attraits qui risquent de l'y retenir. Pas un n'éveille sa curiosité. Il ne les explore rapidement que pour se garder des embûches qu'ils pourraient lui tendre. Il ne songe qu'à en repartir, dès que la mer sera devenue maniable, à en arracher ses compagnons, plus sensibles que lui aux charmes exotiques. S'il cède à l'amour de l'Atlantide ou de la Magicienne, c'est sans plaisir, afin de ne point les irriter, puis de monnayer son départ contre les complaisances de son corps, mais, en secret, il trempera, pendant sept ans, chaque soir, de ses larmes, les vêtements magnifiques dont Calypso l'a revêtu. « La nuit, il fallait bien qu'il rentrât auprès d'elle, au creux de ses cavernes : il n'aurait pas voulu, c'est elle qui voulait. » C'est Hermès, le dieu aux rayons clairs, qui s'arrête, les yeux charmés, à contempler la grotte de la déesse, sertie d'aunes et de cyprès, fleurie de vigne et bruissante de vols d'oiseaux: pour Ulysse, ce n'est qu'une prison creuse où l'enferme une amoureuse importune. Il semble plus séduit par la richesse de la terre des Cyclopes, la sûreté de son port clos, tout le charme de Capri. Mais, sur ce rivage enchanteur, il se heurte au plus féroce des monstres et, une fois de plus, ne respirera que la fuite. Fuite, encore, hors de la maison aux pierres lisses de Circé. Les servantes peuvent étendre les draps de pourpre, approcher les tables d'argent chargées de corbeilles d'ors: « J'avais l'esprit ailleurs et voyais tout en mal. »

  Ce sont peut-être là les maîtres mots, les mots clés de toute cette partie du poème qui traite des « errances ». Pas une fois ne les contredisent l'attitude ou les paroles du héros.  Il apparaît sans cesse « l'esprit ailleurs » qu'aux lieux où l'ont jeté les traîtrises des vents. Il maudit en son cœur chacune de ses découvertes involontaires et ne jette les yeux sur les terres nouvelles que pour découvrir l'issue par où il s'en échappera, les ressources qu'elles offrent pour la reprise de l'interminable voyage.

  Tout cela, on l'a tant dit qu'on ne le dit plus, et qu'il faut le redire. C'est à Ulysse lui-même, explorateur malgré lui, qu'il faut en appeler de l'exagération qui range d'autorité parmi les « Discobradores » le plus casanier des héros. Assurément, la tentation est forte pour nos scoliastes de rajeunir un vieux chef-d'œuvre en le considérant d'un point de vue nouveau. Encore faut-il que l'interprétation neuve ne fausse point le caractère même des personnages. Or, entre un Ulysse acharné à la recherche des passes et l'Ulysse de Giono, inventant ses contes fantastiques afin d'éberluer les auditoires d'Ithaque et de leur donner le change sur dix ans de joyeuses bordées, je choisirais encore le second si la logique profonde devait avoir, en l'occurrence, le dernier mot.  

  Le héros de cette épopée, que nos hellénistes réduiraient volontiers à un roman d'aventures maritimes, est-il au moins marin ?

  Qu'il ne l'ait point été par choix, cela est évident, mais la nécessité,  comme il arrive souvent, a-t-elle révélé chez lui des aptitudes, un caractère marins ? II a couru dix ans la Méditerranée, construit des vaisseaux, commandé des flottes, échappé à des naufrages : ce sont là des états de service ! Regardons-y cependant de plus près, en nous aidant, on nous le permettra, de ce que peut nous avoir appris la fréquentation des vieux long-courriers qui, revenus, eux aussi, à leur Ithaque natale, y revivent volontiers, en longues rapsodies, leurs navigations et leurs dangers...

  Ulysse n'aime pas « la mer vineuse », et il la craint. S'il la contemple sans fin du haut de son cap, ce n'est pas afin de jouir de ses reflets, de ses couleurs, de ses souples mouvements, mais parce qu'elle est un chemin, celui qui conduit à la maison. Si la vague est « divine », c'est qu'un Dieu l'habite, quel dieu!... On ne voit nulle part qu'il soit sensible aux spectacles que déploie le large : « Tout le jour nous courons sur la mer, voiles pleines. Le soleil se couchait... » Vous attendez le tableau d'un de ces couchants magiques, au bout desquels s'enfonce dans l'horizon la flèche du rayon vert? Non... « C'était l'heure où l'ombre emplit toutes les rues. » L'image inopinée d'une ville survient, rompant la séquence, il ne voit vraiment et ne décrit que les tempêtes. Par bon vent, il s'hypnotise sur les bourrelets écumants soulevés par l'étrave, car c'est le signe même de la vitesse heureuse qui l'emporte au pays.

  Certes, pas un marin ne lui fera grief de ne pas s'abandonner en poète ou en peintre aux séductions des flots. Le marin ne jouit pas plus de la mer que le paysan ne jouit de la campagne : il y travaille. S'il se laisse imprégner par elle, au point de ne plus pouvoir, même après la retraite, se passer de sa vue, c'est sans le savoir et surtout sans le dire.

  Pas un vieux torcheur de toile ne s'étonnera non plus de voir Ulysse peupler la mer de divinités et de sortilèges, invoquer les dieux avant l'appareillage, les remercier d'un vent favorable, étreindre, en coulant, le voile magique d'ino. Mettez, là où il faut, messe ou pardon, médaille de la Vierge, revenants, bateaux fantômes, tout concorde. Le marin vit naturellement, quoiqu'il s'en défende, dans le surnaturel. La colère de Poséidon, c'est le mauvais sort qui s'attache, tous vous le diront, à certains bateaux, à certains capitaines, et contre lequel on ne peut rien.

  D'ailleurs, contre les colères brutales de la mer, Ulysse est infiniment plus désarmé que le long-courrier d'hier. Il n'a point appris, lui, l'industrieux, à ruser avec le vent, à lui opposer toutes les finesses de la manœuvre, à progresser contre lui, dans son lit même, à ne lui céder que ce qu'il faut de la route. Il ne sait ni orienter ses voiles au plus près, ni diminuer de toile pour fuir. Il lui faut vent arrière et jolie brise. Certes, il est de son temps, et l'on ne saurait exiger de lui la science d'un capitaine de clipper. Mais il a parfois des idées bien curieuses.

  Circé vient de lui expliquer longuement la manœuvre pour passer entre Charybde et Scylla. Il l'interrompt : « Dis-moi... Si j'allais me dresser contre Scylla quand je le verrai s'attaquer à mes gens ? — Pauvre ami, répond la déesse, amusée et navrée à la fois d'une telle naïveté, tu ne vois toujours que guerre et lutte. »

  Mais il le fait comme il l'a dit, et, devant les brisants de l'écueil, « ses dents serrées, imbriquées, toutes pleines des ombres de la mort », il empoigne deux piques et va se poster au gaillard d'avant. Réaction de « biffin », pas de matelot !

  Mais il y a plus grave, l'absence complète chez lui du sens marin  jamais capitaine n'a moins su « renifler le temps ». La bourrasque le surprend toujours et le déshabille en un clin d'œil de sa toile, qu'il n'a pas su amener au moment voulu: elle emporte le mât de surcroît. Alors il se précipite sur ses rames et se jette à la côte, oubliant qu'elle est souvent plus dure que la mer !

  II faut dire à sa décharge qu'il a de détestables équipages. Ses gars lâchent les avirons aux instants les plus critiques. Ils profitent de son absence ou de son sommeil pour lui jouer les pires tours, ouvrent l'outre des vents, égorgent les vaches du Soleil... Il s'en fait très mal obéir: c'est qu'il les harangue, au lieu de commander, en appuyant à l'occasion son ordre d'un coup de ses poings solides. Quelques « gueules » cassées à propos, selon la tradition des vieux long-courriers, eussent amariné ses gens, assis son autorité et raccourci le voyage.

  Par contre, c'est un naufragé modèle, un nageur d'une admirable endurance et d'un courage surhumain, qui ne s'abandonne pas, même la mort entre les dents, un athlète capable de se rétablir aux branches du figuier qui pend au-dessus de Charybde et de s'y accrocher jusqu'à ce que le gouffre lui ait rendu son radeau.

  Mais est-ce un marin, celui qui aborde endormi, sur un vaisseau étranger, aux rives de cette Ithaque poursuivie pendant dix ans sur la mer? On serait tenté de conclure avec Euryale : « Si jamais sur les bancs d'un vaisseau tu montas, ce fut pour commander des marins au commerce, noter la cargaison et surveiller le fret. »

  C'est injuste, sans doute, mais il n'est pas sûr que le pilote phéacien n'ait pas ainsi marqué au navigateur de hasard la place la plus convenable à ses capacités comme à ses goûts inavoués.

  Marin, mais d'occasion, explorateur, mais par force, Ulysse déploie dans ces deux états, bien mieux que des qualités professionnelles, des qualités humaines, de celles qui semblent le moins faites pour coexister, obstination et souplesse, habileté méfiante et ardente, sensibilité, énergie inflexible et délicatesse subtile, patience redoutable et spontanéité charmante. Quel que soit le bien-fondé  des théories amenées à la surface de la mode par les glossateurs, le sens profond et la valeur éternelle de l'Odyssée résident vraiment en ceci : qu'elle est le poème d'un homme, et des plus humains qu'ait animés la poésie.

 

                                         Roger VERCEL.