Préface de l'Odyssée
traduite par Victor Bérard, édition Gallimard, 1949 |
Toute
grande entreprise poétique naît et s'arrange autour de la touche~mère
J'entends par là ce foyer lumineux dans la peinture classique qui commande
autour de soi le concert des valeurs, des lignes et des volumes, et je pense
aussi à cette étincelle séminale de la conception qui met en branle toute la
construction de l'être vivant. Le poète seul a le secret de cet instant
sacré, où la piqûre essentielle vient soudain introduire au travers d'un
monde en nous suspendu de souvenirs, d'intentions et de pensées, la
sollicitation d'une forme. C'est là ce que je nomme l'âme de l'œuvre, et
l'art du réalisateur à quoi ne saurait suppléer aucune habilité, mais c'est
un dieu qui le guide, est de trouver pour elle la position indispensable. Cette
position dans les deux grands poèmes homériques, et c'est une des raisons,
outre le génie, qui me font croire à l'unicité de la main ouvrière, elle est
aménagée de manière à lui conférer ce que j'appelle le maximum
d'efficacité rétroactive: dans l'Iliade, c'est la mort de Patrocle au XVII°
chant, dans l'Odyssée la trouvaille se place au XXIII°. A la résonance tout
à coup de cette note magistrale, tout le poème se coordonne. Tous les
événements, tous tes thèmes locaux ont pris direction, rapport, équilibre,
tous les dessous s'éveillent et se justifient, tout se met à chanter à la
fois, tout le champ poétique à la fois jusqu'à ses suprêmes limites subit
l'enchantement de cette voix nue, dans la concaténation des syllabes
accélérées, qui le soutire vers le dénouement. La racine de l'Odyssée,
c'est un olivier.
Cet olivier, Homère, j'en suis sûr, l'a
rencontré dans un de ses voyages, et pourquoi pas à Ithaque même ? Quel bel
arbre ! Aussi fier, aussi pur, aussi radieux, j'allais dire presque aussi
saint, dans la force de sa fibre tendue, que l'un de ces êtres parfaits, de ces
irréprochables plants humains, dont l'art hellène a perpétué au milieu de
nous le témoignage. On parle d'un marin qui jette l'ancré, dit le poète, et
moi, je vois ici un être vivant qui est capable de m'enraciner pour à jamais
avec lui à ce coin de propriété. De quelle intensité il est attaché à ce
qu'il aime et quelle éloquence de ce feuillage d'argent dans la lumière à
parler de ses racines ! Arbre sacré, enfant de Zeus, médiateur entre la
substance et l'azur, ah! je le sens ! désormais ce n'est plus à une autre
industrie que la tienne que je demanderai cette grâce qui est l'huile ! Ah! si
les dieux m'avaient accordé une autre épouse que celle-ci invisible, la Muse,
en qui m'est dénié tout ce qui fait la vie des autres hommes, c'est à ton
fût, immortel, que je voudrais amarrer la couche nuptiale. De tes branches je
ferais mon toit et j'en enclorais l'ombre par un mur. Nul dans ce sanctuaire
dont tu es l'âme ne serait admis à pénétrer que moi seul et celle que
j'aurais choisie. Et si le sort, un jour, pèlerin d'un rêve inextricable, ne
refusait pas au bâton de l'aveugle ce qu'il accorda à la rame du navigateur,
c'est là que m'attendrait, inviolablement fidèle entre les prétendants à
l'époux, Pénélope, ma patrie !
Mais pourquoi me plaindre ? A défaut de la fidèle
qui m'attend n'ai-je point l'assidue qui m'accompagne, jamais lasse de conseil
et de protection ? C'est toi que je veux dire, enfant du père, olivier
spirituel, Sagesse au regard changeant, ceci que l'on appelle Athéna !
Cet Homère qui vient d'achever I'Iliade, encore
frémissant de l'immense entreprise, plein de héros et de dieux, et de combats,
avec Ilion dans sa mémoire qui n'en aura jamais fini de brûler, qu'est-ce
qu'il va faire maintenant de tout ce personnel inemployé, de tous ces récits
entre-croisés dont, depuis bien des mois, il s'est fait l'avide écho et qui,
peu à peu, se sont mis à chanter tout seuls dans sa tête ? Le ressac, le
contrecoup, l'égarement de tous ces acteurs licenciés qui n'arrivent plus à
retrouver le port natal et que le pays abandonné se refuse à réintégrer.
C'est Ajax, à son roc accroché, vomissant la foudre et le blasphème, c'est
Agamemnon que sa femme attend, l'épée à la main, pour l'égorger comme un
porc, c'est Ménélas à tout un rivage bordé de veuves et d'orphelins ramenant
Hélène. « Et pourtant, dit Homère, moi, l'éternel vagabond, je sais qu'il y
a un retour possible, un vrai retour, l'aventure immense du vrai retour à
réussir. Il y a là-bas, pour moi, quelque part, profondément enracinés en un
lieu irremplaçable, est-ce une femme ? est-ce un olivier ? une source d'huile,
le secret sacramentel, l'exclusion du monde entier au profit de ceci que j'ai
enfin réussi à récupérer entre mes bras. Errant, persistante, lequel a le
plus de peine à rejoindre l'autre ? 0 patrie ! ce n'était rien pour moi
de t’étreindre avant que de t'avoir méritée ! Ce n'était pas trop de ces
vingt ans d'absence et de tribulations, et de tous ces inutiles camarades à
dépouiller, quoi encore? les Lotophages, les Lestrygons, et ces monstres qui ne
se servent pas d'autre chose que de leurs yeux pour voir, et de ces deux amères
déesses à l'extrémité du monde, et cette exploration qu'il m'a fallu
conduire jusqu'aux rivages de la mort, et de ces troupeaux fabuleux que l'on m'a
donnés à égorger dans le soleil couchant, pour qu'enfin, seul, nu, meurtri,
je me réveille sur un sol farouche pour demander à ce pâtre compatissant qui
me recueille : « Ce lieu où je suis, étranger, c'est Ithaque ? Et n'est-ce
pas ici qu'un certain Ulysse, jadis, fut l'époux d'une certaine Pénélope ? »
Le moment est venu qu'Athéna prenne le commandement, Les deux cordes à
la fois s'éveillent dans le cœur du héros qu'est devenu le poète, celle de
l'arc et celle de la lyre.
Car le maître est rentré chez lui et les siens ne
l'ont pas reconnu. Mais si fait ! Il y a eu tout de même ce pauvre vieux chien,
avant de mourir, qui agite la queue ! Et puis il y a eu, longs comme les bêtes
et les arbres à rester les mêmes, ces serviteurs de l'héritage, le porcher et
le bouvier. Il y a eu la nourrice qui, sur la jambe de l'Errant, reconnaît la
cicatrice antique. Il y a ce fils inconnu qui apparaît silencieusement entre
les bras de son père et tous deux se baisent sur la bouche. Au milieu de
l'insolent vacarme des prétendants, le danger s'est introduit sous la forme de
ce mendiant en loques, insoucieux des coups, qui regarde sans rien dire. Les
plus sages d'entre ces étourdis apprennent de cet œil fixé sur eux qu'il y a
quelque chose de plus redoutable que la haine, c'est la patience.
Et puis l'heure est venue. Le maître a ordonné
tout bas de fermer toutes les portes. Le soir tombe et l'orage se met à
gronder. Les cent huit condamnés à mort serrés l'un contre l'autre à la
table du festin, ils se sont mis à rire! Et c'est à ce moment que le premier
éclair, d'un seul coup, les a photographiés. Ils rient et la viande se met à
saigner toute vivante entre leurs dents, un incoercible éclat de rire comme un
sanglot les heurte l'un contre l'autre. Soudain, avec un cri aigu, Athéna, sous
la forme d'un oiseau noir, à tire-d'aile traverse la haute salle, et elle ne
s'est pas plus tôt là-bas perchée sur son chevron que, simultané cette fois
avec le tonnerre, le second éclair, pareil à l'épouvantable déploiement de
l'égide, a rempli cette antichambre de la mort. Le voici qui se dresse
maintenant, hors de ses haillons, les armes à la main, il se dresse de toute sa
hauteur, le hideux inconnu, ah ! il n'y a plus moyen d'échapper !
«
C'est moi ! Je suis Ulysse ! »
La lumière du jour est revenue et la salle, en bas, est remplie de ces
cadavres entassés, maculés de vomissures et de sang, pareille à la cale d'un
bateau qui revient de la pêche aux thons. Télémaque regarde son père... Mais
non, il faut d'abord refaire l'ordre dans la maison. Qu'on enlève ces cadavres,
c'est à quoi seront employées ces servantes infidèles qui se sont souillées
avec l'occupant. Qu'on nettoie tout soigneusement avec l'eau et le sable, et la
brosse et le soufre!
Maintenant Pénélope peut venir.
Les douze servantes, sous la galerie, on les voit
suspendues à la même corde, comme les pièces de gibier après la chasse.
Leurs pieds se sont agités un faible moment.
Pénélope est là, debout, les yeux baissés. Il
fait nuit. Ulysse non plus ne dit rien. Et tout à coup le voilà qui s'est mis
à sangloter.
Demain, après une longue nuit employée à tout
apprendre et à tout raconter, ce sera le vieux père à qui il s'agira de
démontrer que le pire n'est pas toujours sûr. Et puis il y a cette Athéna de
qui le moment est venu de prendre congé. C'était bon, ce quelqu'un de divin
avec nous qui ne cesse de nous accompagner. Socrate, plus tard, aura ce qu'il
appelle son démon. « Mais moi, dit Ulysse, j'ai choisi pour amie la Sagesse.
C'est cette fille du Dieu éternel avec moi qui ne cesse de m'accompagner. »
Paul
Claudel. 9 juillet 1947.