Chant III

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1.Télémaque, à son arrivée à Pylos, trouve Nestor et ces fils en train d'offrir un sacrifice à Neptune : il invoque avec eux le dieu et prend part à leur festin; après quoi, il supplie Nestor de l'instruire du sort de son père.— 2. Nestor raconte à Télémaque le retour des Grecs, contrarié par la division des deux Atrides il n'a point de nouvelles d'Ulysse. — 5. Télémaque déplore sa destinée; Nestor le console, et Minerve proclame la toute-puissance des dieux. — 4. Télémaque prie Nestor de lui raconter la mort tragique d'Agamemnon. Récit, de Nestor : il conclut, en conseillant à Télémaque de ne pas rester trop longtemps absent ; qu'il aille néanmoins trouver Ménélas. — 5. Le sacrifice achevé, Télémaque et Minerve veulent retourner à leur vaisseau. Nestor décide le fils d'Ulysse à passer la nuit dans son palais ; et, Minerve, après avoir prié Nestor de fournir à Télémaque, pour son voyage, un char et un guide, s'envole et disparaît. Nestor reconnaît la déesse, et lui promet un sacrifice. — 6. De retour au palais, Nestor fait des libations à Minerve, et chacun se relire dans son appartement. Le lendemain, une génisse, aux cornes dorées, est immolée en l'honneur de Minerve. Description du sacrifice. — 7. Nestor l'ait atteler un char ; et Télémaque, accompagné de Pisistrate, quitte Pylos. Ils passent la nuit à Phères, et arrivent le lendemain, au coucher du soleil, à Lacédémone.
  

    1. Le Soleil, ayant quitté son lac d'une admirable beauté, s'élança vers le ciel tout d'airain, pour éclairer les Immortels et les hommes mortels répandus sur la terre féconde : c'est alors qu'ils arrivèrent à Pylos, la ville bien bâtie de Nélée. Sur le rivage de la mer, les Pyliens offraient en sacrifice à Neptune, aux cheveux azurés, des taureaux entièrement noirs. Il y avait neuf bancs, sur chacun desquels étaient assis cinquante personnes, et chaque groupe présentait neuf taureaux. Ils avaient déjà mangé les entrailles, et brûlaient les cuisses en l'honneur du dieu, lorsque les Ithaciens abordèrent directement, carguèrent les voiles du navire, aux flancs égaux, entrèrent dans le port et débarquèrent. Télémaque descendit aussi du vaisseau ; Minerve le précédait. La déesse, aux yeux étincelants, lui dit ces mots la première : « Télémaque, il ne faut plus que tu sois timide le moins du monde. Tu n'as traversé la mer que pour savoir en quel coin de la terre est caché ton père, et quelle destinée il a subie. Eh bien ! va-t'en droit à Nestor, dompteur de coursiers : apprenons quelle pensée il cache dans son cœur. Prie-le de te dire l'exacte vérité. Il ne te fera point de mensonge: car il est doué d'une grande sagesse. » Le sage Télémaque lui répondit alors : « Mentor, comment l'aborderai-je ? comment entrerai-je en rapport avec lui ? Je ne suis point encore expert en paroles avisées ; et j'ai honte, moi jeune homme, de questionner un vieillard. » Minerve, la déesse aux yeux étincelants, lui dit à son tour : « Télémaque, tu trouveras de toi-même en ton cœur une partie de ce qu'il faut dire : une divinité te suggérera le reste : car ce n'est point malgré les dieux, je pense, que tu es né et que tu as été élevé. » A ces mots, Pallas-Minerve marcha la première d'un pas rapide, et Télémaque suivit les traces de la déesse. Ils arrivèrent à l'endroit où siégeait l'assemblée des Pyliens. Là, Nestor était assis avec ses fils et autour de lui ses compagnons, occupés des apprêts du festin, rôtissaient une partie des viandes et embrochaient l'antre. Lors donc qu'il virent les étrangers, ils allèrent tous ensemble à leur rencontre, leur serrèrent, affectueusement la main et les invitèrent à prendre place. Le premier de tous, Pisistrate, fils de Nestor, s'étant approché, leur prit la main à tous deux, et les fit asseoir au banquet sur des peaux moelleuses, le long des sables du rivage, entre son frère Thrasymède et son père. Il leur donna une part des entrailles, et leur versa du vin dans une coupe d'or ; puis, buvant à leur santé, il dit à Pallas-Minerve, fille de Jupiter qui porte l'égide : « Invoque maintenant, étranger, le puissant Neptune, puisque vous arrivez au milieu d'un repas offert à ce dieu. Quand tu lui auras fait des libations et des prières, comme c'est l'usage, donne alors à celui-ci la coupe de vin, doux comme le miel, pour qu'il l'épanché à son tour : je suppose que lui aussi invoque les Immortels : car tous les hommes ont besoin des dieux; mais, plus jeune que toi, il est de mon âge : aussi est-ce à toi que je donnerai d'abord la coupe d'or. » A ces mots, il lui mit dans les mains la coupe, pleine d'un vin délicieux. Minerve fut satisfaite de la sagesse et de la justice du héros, parce qu'il lui avait présenté la coupe d'or à elle la première. Aussitôt elle invoqua longuement le puissant Neptune : « Exauce-moi, Neptune, toi qui soutiens la terre, et ne nous refuse pas, à nous qui te prions, de mener à bonne fin cette entreprise. Avant tout, comble de gloire Nestor et ses fils; puis, accorde à tous les Pyliens une gracieuse compensation de cette magnifique hécatombe. Donne-nous encore, à Télémaque et à moi, de retourner dans noire pairie, après avoir exécuté le dessein qui nous a conduits ici sur un rapide et noir vaisseau. » Tels sont les vœux qu'elle adressa à Neptune et qu'elle accomplit tous elle-même ; ensuite, elle passa la double coupe à Télémaque, et le fils chéri d'Ulysse répéta la même prière. Quand ils eurent rôti les chairs supérieures et qu'ils les curent tirées du feu, ils distribuèrent les parts, et firent un splendide festin. Dès qu'ils eurent apaisé la faim et la soif, Nestor, le cavalier de Gérénia, prit le premier la parole au milieu d'eux : « Maintenant que nos hôtes sont rassasiés de bonne chère, il convient mieux de les questionner et de leur demander qui ils sont. Étrangers, qui êtes-vous ? D'où venez-vous à travers les plaines humides ? Est-ce pour une affaire, ou bien errez-vous à l'aventure, comme font sur mer les pirates qui exposent leur vie et apportent Je malheur aux étrangers ? » Le sage Télémaque lui répondit alors avec assurance : car Minerve elle-même avait mis la confiance clans son cœur, pour qu'il l'interrogeât sur le compte de son père absent [ et s'acquît une bonne renommée parmi les hommes.] « 0 Nestor, fils de Nèlée, grande gloire des Grecs, tu demandes d'où nous sommes : je vais te le dire. Nous venons d'Ithaque, située au pied du Néion. C'est une affaire privée, et non publique, dont j'ai à te parler. Je vais chercher des nouvelles de mon glorieux père, m'informer du divin et courageux Ulysse, qui, dit-on, combattit jadis avec toi et renversa la ville des Troyens. Car tous les autres héros qui ont fait la guerre aux Troyens, nous savons en quel lieu chacun d'eux a subi une mort cruelle ; mais le fils de Saturne a laissé la destinée d'Ulysse inconnue. En effet, nul ne peut dire avec certitude où il a péri, s'il a succombé sur le continent aux efforts de ses ennemis, ou s'il est mort dans la mer, au sein des flots d'Amphitrite. C'est pourquoi j'embrasse maintenant tes genoux et te supplie de me raconter sa fin déplorable, soit que tu l'aies vue de tes propres yeux, soit que tu l'aies apprise de la bouche d'un autre guerrier errant comme lui : car sa mère l'enfanta malheureux entre tous. Ne va point me flatter par respect ou par compassion ; mais dis-moi bien comment tu as assisté à ce spectacle. Si jamais mon père, le vaillant Ulysse, t'a servi, comme il l'avait promis, en parole ou en action, au milieu de ce peuple troyen, où vous autres Grecs avez souffert tant de maux, souviens-t'en, je te conjure  aujourd'hui, et dis-moi  l'exacte vérité. »

     2. Nestor, le cavalier de Gérénia, lui répondit alors : « 0 mon ami, tu m'as remis en mémoire les souffrances que nous avons endurées chez ce peuple, nous autres fils des Grecs, au courage invincible, soit lorsque nous errions avec nos vaisseaux sur la mer brumeuse, à la recherche du butin, partout où nous conduisait Achille, soit lorsque nous combattions autour de la grande ville du roi Priam. C'est là que furent tués alors tous les plus braves : là est tombé le vaillant Ajax, et Achille, et Patrocle, com­parable aux dieux par la sagesse de ses conseils ; là est tombé mon cher fils, aussi noble que brave, Antiloque, vite à la course et bon guerrier plus que personne. Nous avons souffert bien d'autres maux encore : quel est celui d'entre les hommes mortels qui pourrait les raconter tous ? Dusses-tu rester ici cinq ans, six ans même, à me demander tout ce que là-bas ont enduré de maux les nobles Grecs, que, fatigué de mon récit, tu retournerais avant la fin dans ta patrie. Car durant neuf années nous machinâmes la perle des ennemis, en les enveloppant dans toute sorte de ruses ; et c'est à grand'peine que le fils de Saturne fit aboutir notre entreprise. Là, personne ne prétendit jamais s'égaler ouvertement au divin Ulysse en prudence : car ton père ( puisque vraiment tu es issu de ce héros ) l'emportait infiniment sur les autres par ses ruses de toute sorte. Je suis frappé de surprise en te regardant : car tu parles comme lui, et l'on ne saurait croire qu'un jeune homme eût un langage si conforme au sien. Là, tant que dura la guerre, nous ne fûmes jamais partagés de sentiment, Ulysse et moi, ni dans l'assemblée, ni dans le conseil ; mais, animés tous deux du même esprit, nous cherchions avec réflexion et avec prudence tout ce qui devait être le plus avantageux aux Grecs. Cependant, quand nous eûmes saccagé la ville élevée de Priam, et que nous nous fûmes embarqués, un dieu dispersa les Grecs. Dès lors, Jupiter prépara aux Grecs, dans sa pensée, un funeste retour, parce que tous n'avaient été ni sages ni justes. C'est pourquoi beaucoup d'entre eux ont subi une affreuse destinée, victimes du courroux pernicieux de la déesse aux yeux étincelants, fille d'un père tout-puissant, qui avait semé la discorde entre les deux Atrides. Or, ceux-ci ayant, sans réflexion et contre l'usage, convoqué en assemblée tous les Grecs, au soleil couchant ( et les fils des Grecs y vinrent, appesantis par le vin ), exposèrent pour quelle raison ils avaient assemblé le peuple. Alors donc Ménélas invita tous les Grecs à songer au retour sur le vaste dos de la mer ; mais Agamemnon ne goûta pas du (out cet avis : car il voulait retenir l'armée et immoler des hécatombes sacrées, pour apaiser le terrible courroux de Minerve : l'insensé ! il ignorait qu'il ne devait point la fléchir : car l'esprit des dieux éternels ne change pas tout d'un coup. Ainsi les deux Atrides échangèrent là de rudes paroles ; puis, les Grecs, aux belles cnémides, se levèrent en poussant une clameur immense : car ils hésitaient entre deux partis. Nous passâmes la nuit, en cet état, roulant dans notre esprit de fatals projets les uns contre les autres : car Jupiter apprêtait contre nous le fléau du malheur. Au retour de l'aurore, la moitié d'entre nous tira ses navires dans la mer divine, et embarqua ses trésors et les femmes, à la large ceinture : l'autre moitié de l'armée resta sur les lieux avec Agamemnon, fils d'Atrée et pasteur des peuples. Pour nous, qui étions parmi les premiers, une fois embarqués, nous levâmes l'ancre ; et les vaisseaux voguaient très-vite : car un dieu avait aplani la mer immense. Arrivés à Ténédos, nous offrîmes aux dieux des sacrifices, impatients que nous étions de revoir notre patrie ; mais Jupiter n'avait pas encore décidé notre retour. Ce dieu cruel suscita de nouveau parmi nous la discorde funeste. Les compagnons d'Ulysse, ayant fait rebrousser chemin à leurs mobiles vaisseaux, s'en retournèrent avec ce roi prudent et artificieux, pour plaire à Agamemnon, fils d'Atrée. Moi, je partis avec les navires qui m'avaient suivi, tous marchant de conserve, parce que j'avais le pressentiment .des maux que nous préparait la divinité. Le vaillant fils de Tydée partit aussi, et excita ses compagnons à le suivre. Le blond Ménélas ne nous rejoignit que vers le soir, et nous trouva dans l’île de Lesbos à délibérer sur notre long voyage, incertains que nous étions si nous devions passer au-dessus de la rocailleuse Chio près du Mimas, exposé aux vents. Nous demandions au dieu de faire paraître un signe à nos yeux : il nous l'envoya en effet, et nous ordonna de fendre le milieu de la mer, dans la direction de l'Eubée, afin de pouvoir éviter au plus tôt notre ruine. Cependant un vent sonore commença de souffler, et les navires, qui suivaient d'une course rapide les sentiers poissonneux, abordèrent dans la nuit à Géresse. Alors nous plaçâmes sur le feu, en l'honneur de Neptune, plusieurs cuisses de taureaux, après avoir traversé la mer immense. Ce fut le quatrième jour que les compagnons de Diomède, dompteur de coursiers, mirent à la côte, dans Argos, leurs vaisseaux bien proportionnés ; pour moi, je me dirigeai vers Pylos : car le vent favorable n'était point tombé encore, depuis le moment où un dieu l'avait fait souffler pour la première fois. Voilà comme je suis arrivé, mon cher enfant, sans rien apprendre : je ne sais pas du tout ni ceux des Grecs qui ont été sauvés, ni ceux qui ont péri. Tout ce que j'ai entendu raconter sans sortir démon palais, je t'en instruirai et ne te cacherai rien. Ainsi l'on dit que les Myrmidons, habiles à manier la lance, et que conduisait le fils illustre du magnanime Achille, sont heureusement revenus; heureusement aussi est rentré Philoctète, le noble fils de Pœan. Idoménée a ramené en Crète tous ses compagnons qui avaient échappé à la guerre, sans que la mer lui en ait enlevé un seul. Quant au fils d'Atrée, vous avez ouï dire, malgré la distance, comment, à son arrivée, Égisthe trama son trépas lamentable; mais ce misérable a payé son forfait par un terrible châtiment : Il est heureux pour le héros qui meurt assassiné de laisser un fils après soi : car celui-là ! aussi a puni le meurtrier de son père, l'artificieux Égisthe, qui avait tué l'illustre auteur de ses jours. Et toi, mon ami ( car je te vois beau et grand ), sois vaillant, afin que la postérité parle de toi avec éloge. »

     3. Le sage Télémaque lui répondit alors : « 0 Nestor, fils de Nélée, grande gloire des Grecs, Oreste a bien vengé son père, et les Grecs lui départiront une ample gloire, qui passera aux races à venir. Ah ! si les dieux me donnaient également le pouvoir de châtier la cruelle insolence de ces prétendants, qui m'outragent et trament des actions criminelles! Mais les dieux ne m'ont point filé une semblable destinée, non plus qu'à mon père : je dois maintenant me résigner à tout. » Nestor, le cavalier de Gérénia, répondit ensuite : « 0 mon ami, que dis-tu là, et quel souvenir tu me rappelles ! on raconte en effet qu'un grand nombre de prétendants à la main de ta mère, réunis dans ton palais, malgré toi, t'accablent de maux. Dis-moi si c'est volontairement que tu te soumets, ou si les peuples du pays, en te haïssant, obéissent à la voix d'un dieu. Qui sait ? peut-être ton père, de retour dans Ithaque, les punira-t-il de leur violence, soit seul, soit de concert avec tous les Grecs. Car si Minerve, aux yeux étincelants, voulait te chérir, comme elle s'intéressait au glorieux Ulysse, au milieu de ce peuple troyen, où les Grecs enduraient tant de maux ( car je n'ai jamais vu les dieux chérir un héros aussi ouvertement que Pallas-Minerve protégeait ton père ), si Minerve, dis-je, voulait te témoigner la même affection, le même intérêt de cœur, plus d'un sans doute parmi ces prétendants ne songerait plus à l'hymen. » Le sage Télémaque reprit à son tour : « 0 vieillard, je ne crois pas que cette parole s'accomplisse jamais : tu me parles d'un bonheur trop grand : j'en suis frappé de surprise. Non, je n'oserais espérer qu'une pareille chose arrive, lors même que les dieux y consentiraient. » Minerve, la déesse aux yeux étincelants, lui dit alors : « Télémaque, ah! quelle parole s'est échappée de les lèvres! un dieu, si telle est sa volonté, peut aisément sauver un homme, même de loin. Pour moi, j'aimerais mieux, même après avoir souffert bien des maux, revenir dans ma patrie et voir le jour du retour, que de périr, en rentrant, dans mes foyers, comme est mort Agamemnon par la perfidie d'Égisthe et de sa propre femme. Mais les dieux eux-mêmes ne peuvent exempter de la mort, commune à tous, le héros qui leur est cher, lorsqu'une fois l'a voulu la Parque fatale, qui couche l'homme dans le tombeau. »

 

    4. Le sage Télémaque lui répondit alors : « Mentor, ne parlons plus de cela, quelque affligés que nous soyons. Il n'est plus question de retour pour mon père ; mais les Immortels l'ont depuis longtemps livré à la sombre Parque de la mort. Maintenant je veux adresser d'autres questions à Nestor : car il surpasse beaucoup les autres en justice et en prudence, et l'on dit qu'il a déjà régné sur trois générations d'hommes : aussi, quand je le regarde, je crois voir un des Immortels. 0 Nestor, fils de Nélée, dis-moi la vérité : comment est mort le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon ? où était Ménélas ? quel piège lui a tendu le perfide Égisthe ? car il a tué un héros bien plus vaillant que lui. Ménélas, absent d'Argos l'Achéenne, voyageait-il en quelque autre lieu, parmi les hommes, ce qui a enhardi l'assassin. » Nestor, le cavalier de Gérénia, lui répondit ensuite : « Oui, mon enfant, je te dirai toute la vérité. La chose s'est passée en effet ainsi que tu le supposes. Si le fils d'Atrée, le blond Ménélas, à son retour de Troie, eût trouvé dans le palais Égisthe encore vivant, jamais on n'eût amassé sur lui la terre du tombeau; mais les chiens et les oiseaux eussent déchiré son cadavre, gisant dans la plaine, loin de la ville; et pas une des femmes grecques ne l'eût pleuré : car il avait commis un grand forfait. Tandis que nous restions là-bas à soutenir de nombreux combats, lui, tranquille au fond d'Argos, mère des coursiers, séduisait à loisir par ses paroles l'épouse d'Agamemnon. La noble Clytemnestre refusa d'abord de consentir à cet acte infâme : car elle avait l'âme vertueuse, et près d'elle était un aède, auquel le fils d'Atrée, en partant pour Troie, avait instamment recommandé de veiller sur sa femme. Mais, quand la volonté des dieux la força de succomber, Égisthe alors transporta l'aède dans une île déserte, où il l'abandonna pour être la proie des oiseaux ; puis, au gré de leur désir mutuel, il emmena Clytemnestre dans sa maison. Il brûla bien des cuisses sur les saints autels, suspendit bien des offrandes, des tissus, de l'or, pour prix du grand succès qu'il avait obtenu, et qu'il n'avait jamais espéré au fond du cœur. Cependant Ménélas et moi, unis par l'amitié, nous naviguions ensemble au sortir de Troie. Mais, lorsque nous arrivâmes à Sunium, promontoire sacré des Athéniens, Phœbus-Apollon attaqua et tua de ses douces flèches le pilote de Ménélas, Phrontis, fils d'Onétor, qui tenait dans ses mains le gouvernail du vaisseau courant sur les flots : or, il n'avait pas son pareil parmi tous les hommes pour gouverner un navire, quand se déchaînaient les tempêtes. Ménélas, tout impatient qu'il était de continuer sa route, s'arrêta dans ces parages, pour enterrer son compagnon et lui rendre les honneurs funèbres. Mais lorsqu'en courant sur la sombre mer avec ses vaisseaux creux, il eut atteint le cap élevé des Maléens, Jupiter, aux vastes regards, résolut de rendre le trajet difficile, et déchaîna le souffle des vents sonores et les vagues s'enflèrent, énormes, pareilles à des montagnes. Alors le dieu, ayant dispersé les vaisseaux, poussa les uns vers la Crète, à l'endroit où habitaient les Cydoniens sur les bords du lardanus. A l'extrémité de Gortyne, au milieu de la mer brumeuse, est une roche lisse et élevée, qui s'avance dans les flots : là, le Notus pousse de grandes vagues à gauche, sur le cap Phœstus ; et un petit rocher arrête de grandes vagues. C'est là que vinrent échouer les navires : les hommes n'échappèrent qu'avec peine à la mort ; mais les flots brisèrent les navires contre les écueils. Quant aux cinq autres vaisseaux, à la proue azurée, le vent et l'onde les portèrent jusqu'en Égypte. Tandis qu'il amassait dans ce pays de grands biens et de l'or, en visitant sur ses vaisseaux les peuples étrangers, Égisthe consomma en Argos ce forfait déplorable, en égorgeant le fils d'Atrée ; et le peuple fut soumis à ses lois, et pendant cinq ans il régna sur l'opulente Mycènes ; mais, la huitième année, revint d'Athènes, pour son malheur, le noble Oreste ; et celui-ci tua le meurtrier de son père, le perfide Égisthe, qui avait assassiné l'illustre auteur de ses jours. Oreste, après l'avoir immolé, offrit aux Argiens le repas des funérailles de sa détestable mère et du lâche Égisthe. Ce fut ce jour-là qu'arriva Ménélas, habile à pousser le cri de guerre, apportant beaucoup de richesses, autant que ses vaisseaux pouvaient en contenir. Toi, mon ami, n'erre pas trop longtemps loin de ta demeure, laissant tes biens, dans ton palais, à la merci de ces hommes si arrogants : crains qu'ils ne consument tout ton avoir, après s'être partagé tes richesses, et que tu n'aies fait un voyage inutile. Mais je t'invite et t'engage à te rendre auprès de Ménélas : car il n'y a pas longtemps qu'il est arrivé de ces régions lointaines, d'où n'espérerait pas revenir tout homme que les tempêtes auraient d'abord égaré sur une si vaste mer, et d'où les oiseaux eux-mêmes ne reviennent pas en une année : tant le trajet est long et difficile. Pars donc maintenant avec ton vaisseau et les compagnons ; si tu veux faire la roule par terre, je mets à ta disposition un char et des chevaux ; mes fils sont là, qui te conduiront jusqu'à la divine Lacédémone, chez le blond Ménélas. Supplie-le de te dire la vérité : il ne te fera pas de mensonge : car il est doué d'une grande sagesse. »

 

    5. Il dit ; et le soleil se coucha, et les ténèbres survinrent. Minerve, la déesse aux yeux étincelants, leur adressa alors la parole : « 0 vieillard, tu as parlé comme il faut. Mais, allons, coupez les langues des victimes, et mélangez le vin, afin qu'après avoir fait des libations à Neptune et aux autres Immortels, nous allions nous coucher : car il en est temps : déjà la lumière a fait place aux ténèbres ; il ne convient pas de rester plus longtemps assis au sacrifice des dieux : il faut se retirer. » La fille de Jupiter ayant ainsi parlé, on obéit à sa voix. Des hérauts versèrent l'eau sur leurs mains, et des jeunes gens remplirent les cratères d'un vin qu'ils distribuèrent à tous, en buvant les premiers à chaque coupe ; ils jetèrent les langues dans le feu, et, debout, versèrent le vin sur la flamme. Quand ils eurent achevé les libations et bu au gré de leur désir, alors donc Minerve et Télémaque, semblable aux dieux, s'apprêtèrent tous deux à retourner au vaisseau creux ; mais Nestor, pour les retenir, leur parla en ces termes : « Que Jupiter et les autres dieux immortels ne permettent pas que vous me quittiez pour gagner votre rapide vaisseau, comme si j'étais un homme entière­ment dépourvu de hardes, pauvre et n'ayant chez lui ni tapis ni couvertures où lui-même et ses hôtes puissent dormir mollement. Au contraire, j'ai des tapis et de belles couvertures. Jamais le fils chéri d'un héros tel qu'Ulysse ne couchera sur le tillac d'un vaisseau, tant que je vivrai, et que je laisserai, après moi, des fils pour accueillir tous les hôtes qui entreront dans ma demeure. » Minerve, la déesse aux yeux étincelants, lui répondit alors : « C'est bien dit à toi, cher vieillard. Télémaque doit t'obéir : c'est de beaucoup le plus sage parti. Qu'il te suive donc maintenant, pour dormir dans ton palais : moi, je retourne au vaisseau noir, pour encourager nos compagnons et leur donner mes ordres. Je me glorifie d'être plus âgé qu'eux tous : les autres sont des jeunes gens, du même âge que le magnanime Télémaque, et l'ont suivi par affection. Je vais donc passer cette nuit dans le vaisseau noir, et, dès l'aurore, je partirai pour le pays des magnanimes Caucones, où m'appelle une dette qui n'est ni récente, ni modique. Pour toi, puisque Télémaque est entré dans ta demeure, fais-le partir avec un char et l'un de tes fils ; donne-lui ceux de tes chevaux qui sont les plus légers à la course et les plus vigoureux. » Après avoir ainsi parlé, Minerve, aux yeux étincelants, disparut sous la forme d'une orfraie : tous les assistants furent saisis d'effroi ; et Nestor, plein d'admiration, à la vue de ce prodige, saisit la main de Télémaque, prit la parole et lui dit : « 0 mon ami, je ne présume pas que tu deviennes jamais pervers et lâche, puisque, si jeune, tu as déjà des dieux pour conducteurs. Quelle autre divinité serait-ce, en effet, parmi les habitants de l'Olympe, sinon la fille de Jupiter, la meneuse de butin, Tritogénie, qui honorait aussi ton valeureux père entre tous les Grecs. Eh bien ! reine, sois-nous propice, et donne-moi une gloire brillante, à moi, à mes enfants et à ma vénérable épouse. De mon côté, je t'immolerai une génisse d'un an, au large front, indomptée et que personne n'aura encore soumise au joug : je te l'immolerai, après lui avoir doré les cornes. »

 

    6. Telle fut sa prière ; et Pallas-Minerve l'exauça. Ensuite Nestor, le cavalier de Gérénia, précédant ses fils et ses gendres, retourna dans son beau palais. Arrivés à la magnifique demeure du roi, ils s'assirent en ordre sur des fauteuils et sur des sièges. A peine furent-ils entrés, que le vieillard mélangea pour eux dans le cratère un vin, doux à boire, conservé depuis onze ans dans un vase dont une intendante brisa le couvercle. Le vieillard mélangea donc ce vin dans le cratère, et, faisant des libations, il adressa une fervente prière à Minerve, fille de Jupiter qui porte l'égide. Quand ils eurent achevé les libations et bu au gré de leur désir, ils allèrent se coucher, chacun dans son appartement. Nestor, le cavalier de Gérénia, fit dresser là, pour Télémaque, le fils chéri du divin Ulysse, un lit percé à jour, sous le portique retentissant : auprès de lui reposa Pisistrate, chef des guerriers, habile à manier la lance, le seul des enfants de sa maison qui ne fût pas marié. Quant à Nestor, il dormit dans la partie la plus reculée de

 

    7. Lorsque la faim et la soif furent apaisées, Nestor, le cavalier de Gérénia, leur adressa le premier la parole : « Allons, mes fils, amenez pour Télémaque les chevaux à la belle crinière, et attelez-les au char, afin qu'il accomplisse son voyage. » Il dit; eux, dociles à sa voix, s'empressèrent d'obéir : ils attelèrent rapidement au char les rapides coursiers. L'intendante y déposa le pain, le vin et les aliments que consomment les rois, nourrissons de Jupiter. Télémaque monta dans le char magnifique, et le fils de Nestor, Pisistrate, chef des guerriers, montant à côté de lui, prit les rênes dans ses mains, et fouetta pour lancer les chevaux, qui volèrent avec ardeur dans la plaine et s'éloignèrent des remparts élevés de Pylos. Durant tout le jour, ils secouèrent le joug qui les rassemblait. Le soleil se coucha et tous les sentiers s'obscurcirent. Ils arrivèrent à Phères, dans le palais de Dioclès, fils d'Orsiloque, issu lui-même d'Alphée. Ils y passèrent la nuit, et Dioclès leur servit les dons de l'hospitalité. Quand parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, ils attelèrent les chevaux, montèrent dans le char élégamment façonné [ et sortirent du vestibule et du portique retentissant ]. Pisistrate fouetta, pour lancer les coursiers, qui volèrent avec ardeur et entrèrent dans la plaine féconde. Ensuite ils arrivèrent au terme du voyage : tant les chevaux les emportaient avec rapidité. Le soleil se coucha et tous les sentiers s'obscurcirent.