Chant II

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1.Télémaque se plaint, dans l'assemblée, de l'audace des prétendants, et fait appel à la pitié du peuple. Antinoüs déclare que les prétendants ne se retireront pas avant que Pénélope ait choisi un époux. Télémaque répond qu'il ne chassera pas sa mère du palais, et appelle sur les prétendants la vengeance des dieux. — 2. Jupiter envoie à Télémaque un présage favorable. Le vieillard Halitherse, habile dans l'art des augures, annonce aux prétendants qu'un grand malheur les menace. Eurymaque répond que les prétendants ne craignent personne, et qu'ils continueront de dissiper les biens d'Ulysse, tant que Pénélope différera son mariage. Télémaque leur demande un vaisseau, pour aller chercher à Pylos et à Sparte des nouvelles de son père. Mentor reproche aux Ithaciens leur ingratitude. Léocrite répond que les prétendants ne redoutent même pas Ulysse; et il congédie l'assemblée. — 5. Télémaque, seul, sur le bord de la mer, invoque Minerve. La déesse lui apparaît sous la figure de Mentor : elle le console, l'encourage et lui conseille de tout préparer pour son départ. — 4. Télémaque rentre au palais : Antinoüs l'invite à prendre part à leurs festins ; le fils d'Ulysse refuse et annonce sa ferme volonté de partir. — 5. Les prétendants tournent en ridicule le projet de Télémaque. — 6. Télémaque se rend auprès d'Euryclée et lui ordonne de préparer pour le soir les provisions nécessaires à son voyage. — 7. Minerve se procure un vaisseau, et recrute des compagnons : puis, elle endort les prétendants, et revient chercher Télémaque.: on embarque les provisions, et le navire, poussé par un vent favorable, part pour Pylos.  
  

       1. Quand parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rosé, le fils chéri d'Ulysse, s'élança hors de sa couche, après avoir revêtu ses habits il suspendit à son épaule un glaive acéré, attacha sous ses pieds brillants de belles sandales, et sortit de sa chambre ; ouvertement semblable à un dieu. Aussitôt il ordonna aux hérauts, à la voix per­çante, d'appeler à l'assemblée les Grecs chevelus : les hérauts obéirent, et les Grecs s'assemblèrent en toute haie. Lorsqu'ils furent réunis, Télémaque se rendit à l'assemblée : il tenait dans sa main une lance d'airain, et n'était pas seul : deux chiens, aux pieds agiles, suivaient ses pas. Minerve avait répandu sur sa personne une grâce divine, et le peuple tout entier fut saisi d'admiration en le voyant s'avancer. Il s'assit sur le trône de son père, et les vieillards s'écartèrent devant lui. Ensuite le héros Égyptius prit le premier la parole : courbé par la vieillesse, il savait une foule de choses : car le belliqueux Antiphus, son fils, s'était embarqué avec le divin Ulysse sur les vaisseaux creux qui le conduisirent à Ilion, féconde en coursiers; mais le cruel Cyclope le tua dans son antre profond, et en fît son dernier repas. Égyptius avait encore trois fils : l'un, Eurynomus était au nombre des prétendants, elles deux autres cultivaient assidûment les champs paternels. Cependant le vieillard, qui n'avait pas pour cela oublié Antiphus, se lamentait et pleurait; et alors il prit la parole en versant des larmes et leur dit : « Écoutez-moi maintenant, habitants d’Ithaque, quoi que j'aie à dire. Nous n'avons eu ni assemblée, ni séance, depuis le jour où le divin Ulysse est parti sur ses vaisseaux creux. Qui donc nous a rassemblés aujourd'hui? A quel besoin pressant a cédé un de nos jeunes gens ou de nos vieillards ? A-t-il reçu quelque nouvelle du retour de l'armée, et veut-il nous dire clairement ce qu'il a appris le premier ? ou bien a-t-il quelque mesure utile au public à proposer et développer ? c'est, à ce qu'il me semble, un honnête homme, un homme avisé. Puisse Jupiter mener à bonne fin le projet qu'il roule dans son esprit ! » Il dit ; elle fils chéri d'Ulysse se réjouit du présage. Il ne resta pas longtemps assis ; mais il se prépara à prendre la parole. Debout au milieu de l'assemblée, il reçut le sceptre des mains du héraut Pisénor, animé de sages pensées ; puis, s'adressant d'a­bord au vieillard, il lui dit : « 0 vieillard, il n'est pas loin, l'homme dont tu parles : lu le connaîtras bientôt toi-même : c'est moi qui ai convoqué le peuple : car la douleur la plus grande m'accable. Je n'ai reçu aucune nouvelle du retour de l'armée, et je ne veux rien vous dire clairement que j'aie appris le premier. Je n'ai pas non plus de mesure utile au public à proposer et développer. C'est une affaire qui me regarde personnellement. Un double malheur est tombé sur ma maison : d'abord, j'ai perdu ce bon père, qui régnait jadis sur vous tous avec une douceur paternelle ; puis, ce qui est bien plus malheureux, ce qui perdra bientôt complètement toute ma maison et ruinera entièrement ma fortune, c'est que des prétendants, fils des hommes qui sont ici les plus puissants, ont assailli ma mère contre son gré. Ils n'ont point osé se rendre à la maison de son père Icarius, pour qu'il dotât lui-même sa fille et la donnât à celui qu'il voudrait choisir et dont la personne lui agréerait. Mais ils viennent tous les jours dans notre demeure, égorgeant bœufs, brebis et chèvres grasses, ils festinent et boivent follement le vin, plein de feu : la plus grande partie de mon bien est déjà consumée. C'est qu'il n'y a point ici d'homme, tel qu'était Ulysse, pour écarter ce fléau de ma maison ; nous ne sommes point du tout en état de le faire (et sans doute, après cet aveu, nous passerons pour faibles et inhabiles à nous défendre); certes, je me vengerais, si j'en avais le pouvoir. Car de tels actes ne se peuvent plus supporter, et ma maison périt sans honneur. Témoignez donc, vous aussi, votre indignation, et craignez les peuples voisins, qui nous entourent ; redoutez la colère des dieux, et gardez qu'irrités de ces méfaits ils n'en fassent tomber la peine sur vous. Je vous en conjure, au nom de Jupiter Olympien et de Thémis qui convoque et dissout les assemblées des hommes : cessez, mes amis, et laissez-moi seul en proie à ma douleur cruelle. Si jamais le vaillant Ulysse, animé de sentiments hostiles, a maltraité les Grecs, aux belles cnémides, vengez-vous sur moi, et maltraitez-moi, à votre tour, en excitant les prétendants. Il me serait plus avantageux que vous consommassiez mes provi­sions et mes troupeaux : si c'était vous qui dévoriez mon bien, j'obtiendrais peut-être satisfaction : car je vous poursuivrais d'invectives par la ville en réclamant mon avoir, jusqu'à ce que tout me fût rendu; mais aujourd'hui vous accablez mon cœur de douleurs sans remède. » C'est ainsi qu'il parla, courroucé, et il jeta son sceptre à terre en pleurant à chaudes larmes. Le peuple entier fut saisi de compassion. Alors tous les autres restèrent silencieux, et nul n'osa répondre à Télémaque par de dures paroles. Seul, Antinoüs prit la parole et lui dit : « Télémaque, harangueur hautain, dont la colère ne connaît pas de frein, quel langage est le tien ? Pourquoi nous outrager ? Veux-tu donc nous couvrir d'opprobre? Ce ne sont pas les prétendants grecs qu'il te faut accuser, mais ta propre mère, qui se connaît si bien en ruses. Car, voici déjà trois ans, il y en aura bientôt quatre, qu'elle frustre le cœur des Grecs. Elle nous donne à tous de l'espoir, et fait des promesses à chacun, en nous envoyant des messages ; mais son cœur nourrit d'autres pensées. Voici le nouveau stratagème que son esprit a imaginé. Sur un métier dressé dans le palais, elle s'est mise à tisser un voile fin et démesurément grand, et aussitôt elle nous a dit : « Jeunes gens, qui prétendez à ma main, puisque le divin Ulysse est mort, attendez, au lieu de presser le moment de mon hymen, que j'aie terminé ce voile funèbre, destiné au héros Laërte (puisse l'ouvrage de mes mains n'être pas entièrement perdu !), lorsque la Parque fatale de la mort l'aura couché dans le tombeau. Plus d'une femme grecque, dans le pays, s'indignerait contre moi, si je laissais gisant sans linceul un homme qui a possédé tant de biens. » Elle dit ; et notre cœur généreux se laissa encore une fois persuader. Et alors elle ourdissait, pendant le jour, cette grande toile ; et, la nuit, à la clarté des flambeaux, elle la défaisait. C'est ainsi que durant trois années elle tint sa ruse cachée, et séduisit les Grecs. Mais quand le cours des saisons eut amené la quatrième année, alors une de ses femmes, instruite de la vérité, nous avertit, et nous surprîmes Pénélope défaisant le superbe tissu. Voilà comment elle l'a terminé, malgré elle et par contrainte. Or, écoute ce que les prétendants te déclarent, afin que tu le saches au fond de ton âme ainsi que tous les Grecs. Renvoie ta mère, et ordonne-lui d'épouser celui que son père désignera et qu'elle-même agréera. Si longtemps encore elle fatigue les fils des Grecs, et qu'elle se fie en son âme aux dons excellents de Minerve, à son habileté à faire de beaux ouvrages, à son esprit inventif, à ses ruses ( nous n'avons ouï-dire rien de semblable des femmes d'autrefois, de ces Grecques, aux belles tresses, qui furent jadis, et Tyro, et Alcmène, et la belle Mycéné : nulle d'entre elles n'égalait Pénélope en adresse ), sache qu'elle a pris là une résolution funeste. Car les prétendants consumeront tes biens et tes richesses, tant qu'elle persistera dans la pensée que les dieux lui inspirent aujourd'hui. Si elle acquiert par là une grande gloire, elle te fera perdre de regretter une partie de les biens. Nous ne retournerons point à nos champs, ni ailleurs, avant qu'elle ait pris parmi les Grecs un époux à son gré. » Le sage Télémaque lui répondit à son tour : « Antinoüs, il ne m'est pas permis de chasser, malgré elle, de la maison, celle qui m'a enfanté et qui m'a nourri. Ou mon père vit sur la terre étrangère, ou il est mort : il serait dur pour moi de payer une forte somme à Icarius, si je prenais sur moi de congédier ma mère. Outre que mon père me maltraiterait, la divinité m'infligerait un autre châtiaient : car ma mère, en quittant la maison, invoquerait les terribles Furies ; la vengeance des hommes tomberait aussi sur moi : aussi jamais ne prononcerai-je cette parole. Si votre âme s'en indigne, sortez de mon palais ; préparez d'autres festins et dévorez vos biens en vous traitant tour à tour dans vos propres demeures. Mais s'il vous semble meilleur et plus avantageux de consumer impunément les ressources d'un seul homme, dissipez-les ; moi, j'invoquerai les dieux immortels, et je demanderai à Jupiter de vous rétribuer selon vos œuvres, et de vous faire périr tous sans vengeance au sein de ce palais. »

 

    2. Ainsi parla Télémaque ; et Jupiter, aux vastes regards, fit partir, à son intention, du sommet élevé de la montagne deux aigles, qui, s'abandonnant au souffle des vents, volèrent d'abord l'un près de l'autre, les ailes déployées ; mais, lorsqu'ils furent arrivés au milieu de l'assemblée bruyante, ils battirent plusieurs fois des ailes en tournoyant, et, les yeux attachés sur la tête de tous les prétendants, ils annoncèrent leur perte; puis, se déchirant avec les ongles les joues et le cou, ils s'envolèrent à droite, à travers les demeures et là ville des Ithaciens. A la vue de ces oiseaux, les Grecs furent saisis d'étonnement, et méditèrent en leur âme sur les événements qui devaient s'accomplir. Alors se leva le héros Halitherse, fils de Mastor : ce vieillard excellait entre tous ceux de son âge à connaître le vol des oiseaux et à prédire l'avenir. Plein du désir de leur être utile, il prit la parole et leur dit : « Écoutez-moi maintenant, Ithaciens, quoi que j'aie à dire. C'est aux prétendants surtout que s'adresse mon discours : car un grand malheur les menace. Non, Ulysse ne sera plus longtemps séparé de ses amis; mais peut-être est-il déjà près d'ici, préparant la perte et la mort de tous ceux-ci; il arrivera malheur aussi à plusieurs d'entre nous qui habitons Ithaque, exposée au couchant. Eh bien songeons longtemps à l'avance aux moyens de les réprimer. Qu'eux-mêmes se contiennent : il y a là pour eux profit immédiat. Car je ne suis pas un devin inexpérimenté : je parle avec certitude. Or, j'affirme que toutes choses s'accompliront ainsi que je l'annonçais quand les Grecs s'embarquèrent pour Ilion et qu'avec eux partit l'ingénieux Ulysse : je lui dis qu'après avoir souffert bien des maux et avoir perdu tous ses compagnons, il reviendrait dans sa patrie, au bout de vingt ans, inconnu de tout le monde : tout cela s'accomplit aujourd'hui. » Eurymaque, fils de Polybe, lui répondit alors : « Vieillard, va-t'en chez toi prédire l'avenir à tes enfants, de peur qu'il ne leur arrive malheur plus tard : sur ce point, je suis bien meilleur prophète que toi. On voit une foule d'oiseaux voler aux rayons du soleil, et tous ne présagent pas l'avenir. D'ailleurs Ulysse est mort loin d'ici, et plût aux dieux que tu eusses péri avec lui! tu ne débiterais pas tant de choses d'un ton d'oracle, et tu n'animerais pas ainsi Télémaque irrité, dans l'espoir qu'il fera quelque don à ta famille. Mais je te le dis, et ma parole s'accomplira : si tu emploies ta vieille et longue expérience à tromper ce jeune homme, et que par ton langage tu l'excites à sévir, sa destinée d'abord n'en sera que plus funeste [ et il ne tirera aucun profit de tes prédictions. ] Pour, toi, vieillard, nous t'infligerons une peine que tu ne subiras pas sans gémir au fond de ton cœur : et tu ressen­tiras une douleur cruelle. Voici ce que je proposerai moi-même à Télémaque en présence de tous : qu'il ordonne à sa mère de retourner chez son père : ses parents lui trouveront un époux, et lui prépareront une dot considérable, égale à celle que doit emporter une fille chérie. Car je ne crois pas que les fils des Grecs renoncent au­paravant à leur pénible poursuite. En effet, nous ne crai­gnons personne absolument, pas même Télémaque, tout grand parleur qu'il est ; nous ne nous soucions pas non plus, vieillard, des prophéties que tu débites en vain, et qui ne font qu'accroître notre haine. Nous consumerons méchamment les richesses d'Ulysse ; et jamais elles ne seront restituées, tant que Pénélope amusera les Grecs en différant son mariage. Pour nous, attendant chaque jour, nous luttons à cause de sa vertu, et nous n'allons, pas trouver d'autres femmes, qu'il siérait à chacun de nous d'épouser. » Le sage Télémaque lui répondit alors : « Eurymaque, et vous tous, nobles prétendants, je ne vous adresse plus à ce sujet ni prière, ni aucune parole : car les dieux et tous les Grecs savent désormais ce qu'il en est. Mais, allons, donnez-moi un vaisseau rapide et vingt compagnons, pour parcourir avec moi la mer en tous sens. Car je vais à Sparte et à la sablonneuse Pylos, m'informer de mon père, absent depuis longtemps, et voir si quelqu'un des mortels me parlera de lui, ou si j'entendrai cette voix, venue de Jupiter, qui, plus que tout le reste, contribue à la renommée des hommes. Si j'apprends l'existence de mon père et son retour, alors, mal­gré mon impatience, j'attendrai encore un an. Si j'entends dire qu'il est mort et qu'il n'existe plus, je lui élèverai un tombeau, une fois de retour dans ma patrie, et je célèbrerai ses funérailles avec la magnificence qui convient; puis, je donnerai un époux à ma mère. » Après avoir ainsi parlé, il s'assit, et Mentor se leva : c'était le compagnon de l'irréprochable Ulysse, qui, le jour où il s'embarqua, lui confia toute sa maison, commit tous ses biens à sa garde et voulut qu'on obéît au vieillard. Mentor, plein du désir de leur être utile, prit la parole et leur dit : « Écoutez-moi, maintenant, Ithaciens, quoi que j'aie à dire. Que nul roi, porteur du sceptre, ne se montre désormais bienveillant, affable, animé de bons sentiments ; mais qu'il soit toujours cruel et pratique l'injustice, puisqu'il n'y a personne, parmi le peuple qu'il gouvernait, qui se souvienne du divin Ulysse et de sa douceur paternelle ! Après tout, je n'empêche pas les prétendants superbes de commettre, par méchanceté d'âme, des actes de violence : car c'est au péril de leurs têtes qu'ils ruinent par force la maison d'Ulysse, dans la pensée qu'il ne reviendra plus. Mais c'est au reste du peuple que j'en veux, parce que vous demeurez tous sans voix, et que vous ne réprimez point par de sévères paroles ce petit nombre de prétendants, quoique vous soyez plus nombreux. » Léocrite, fils d'Événor, lui répondit : « Mentor, vieillard insensé dont l'esprit est troublé par la passion, qu'as-tu dit là, pour exciter le peuple à nous réprimer ?  Il serait difficile même à des guerriers plus nom­breux de lutter contre nous à l'heure du festin. Si le roi d'Ithaque, Ulysse lui-même, trouvant, à son arrivée, les fiers prétendants à table dans sa maison, concevait la pensée de les chasser du palais, sa femme ne se réjouirait pas de son retour qu'elle souhaite bien vivement : car il rencontrerait ici-même une mort honteuse, s'il attaquait des ennemis plus nombreux. Tu as donc parlé contre toute raison. Mais, allons, séparez-vous et retournez chacun à vos travaux. Mentor et Halitherse, qui sont depuis longtemps les compagnons d'Ulysse, presseront le voyage de son fils. Mais je pense qu'assis longtemps encore dans Ithaque il apprendra des nouvelles, et qu'il n'accomplira jamais ce voyage. » C'est ainsi qu'il parla, et il se hâla de congédier l'assemblée. Les Grecs se dispersèrent et retirèrent chacun dans sa maison ; les prétendants retournèrent au palais du divin Ulysse.

 

    3. Télémaque, s'en alla, seul, sur le rivage de la mer ; et, après avoir lavé ses mains dans l'écume amère, il invoqua Minerve : « Entends-moi, déesse, toi qui vins hier dans notre palais. Tu m'ordonnas de m'embarquer sur la sombre mer, pour chercher des nouvelles de mon père absent depuis longtemps. Mais les Grecs s'opposent à tout cela, et surtout les prétendants, dont la coupable insolence est sans bornes. » Telle fut sa prière ; et Minerve, prenant la figure et la voix de Mentor, s'approcha de lui ; et élevant la voix, elle lui adressa ces paroles ailées : « Télémaque, tu ne seras à l'avenir ni lâche, ni insensé. Si ton père t'a donné avec la vie cette mâle énergie qui assurait l'effet de ses actions et de ses paroles, ton voyage ne sera pas stérile et sans résultat. Mais si tu n'es pas le rejeton d'Ulysse et de Pénélope, je n'espère pas que tu viennes un jour à bout du projet que tu mé­dites. Car peu d'enfants ressemblent à leurs pères ; la plupart sont pires, et peu sont meilleurs que leur père. Mais comme tu ne seras à l'avenir ni lâche ni insensé, et que la sagesse d'Ulysse ne t'a pas du tout abandonné, j'espère que tu mèneras à fin ton entreprise. Ainsi donc méprise aujourd'hui les desseins et les manœuvres de ces prétendants insensés : car ils ne sont ni raisonnables ni justes. Ils ne voient pas la mort et la Parque noire qui est déjà près d'eux et va les perdre tous en un même jour. Le voyage que tu as résolu ne sera pas longtemps différé : car moi, l'ancien compagnon de ton père, j'équiperai pour toi un vaisseau rapide, et je t'accompagnerai moi-même. Va dans ton palais te mêler aux prétendants. Prépare les provisions et enferme le tout dans des vases ; mets le vin dans des amphores, et la farine, moelle des hommes, dans des outres épaisses ; moi, je réunirai à l'instant parmi le peuple des compagnons de bonne volonté. Il y a dans l'île d'Ithaque une foule de vaisseaux, neufs et vieux : je choisirai dans le nombre celui qui est le meilleur ; et, après l'avoir rapidement équipé, nous le lancerons sur la vaste mer. »

 

    4. Ainsi parla Minerve, fille de Jupiter ; et Télémaque ne s'arrêta pas longtemps, après avoir entendu la voix de la déesse. Il retourna au palais, le cœur plein de tristesse. Or, il trouva les fiers prétendants, qui dépouillaient des chèvres et flambaient des porcs dans la cour. Antinoüs vint droit à Télémaque, en riant ; il lui saisit la main, prit la parole et dit : « Télémaque, harangueur hautain, dont la colère ne connaît pas de frein, ne songe plus désormais en ton cœur à rien faire, à rien dire de mal: viens-t'en plutôt manger et boire, comme par le passé. Les Grecs prépareront toutes choses pour ton dé­part, un vaisseau et des compagnons choisis, afin que tu arrives au plus vite à la divine Pylos pour t'informer de ton illustre père. » Le sage Télémaque lui répondit alors : « Antinoüs, il ne m'est plus permis de manger avec vous, hommes arrogants, et de me divertir tranquillement. N'est-ce pas assez que jusqu'à présent vous ayez dissipé mes nombreuses et belles richesses, alors que j'étais encore un enfant ? Mais aujourd'hui que je suis grand, que je m'instruis en écoutant parler les autres, et que la volonté se développe en moi, je tâcherai de lancer sur vous les Parques cruelles, que j'aille à Pylos ou que je reste ici, dans ce pays. Je partirai, et le voyage que j'annonce ne sera pas vain ; je partirai, simple passager : car je ne possède ni vaisseau, ni rameurs : sans doute il vous a semblé plus avantageux qu'il en fût ainsi. »

 

     5. A ces mots, il arracha sa main de la main d'Antinoüs. Dans le palais, les prétendants préparaient leur festin : ils se répandaient en railleries blessantes et en propos injurieux. Voici comment parlait un de ces jeunes insolents : « Assurément Télémaque médite notre mort. Il ramènera des auxiliaires de la sablonneuse Pylos ou même de Sparte : car il en a furieusement envie. Peut-être aussi veut-il aller à Éphyre, cette terre fertile, pour en rapporter des poisons mortels, les mêler dans le cratère, et nous faire tous périr. » Un autre de ces jeunes insolents disait encore : « Qui sait, si, parti sur un vaisseau creux et errant à l'aventure, il ne périra pas lui-même loin de ses amis, comme Ulysse ? Mais alors il nous donnerait un surcroît de peines : car nous partagerions tous ses biens, et donnerions sa maison à sa mère, pour qu'elle la possédât avec l'homme qu'elle épouserait. »

 

    6. C'est ainsi qu'ils parlaient. Télémaque descendit dans le cellier de son père : pièce vaste, à la voûte élevée, où se trouvaient des monceaux d'or et d'airain, des coffres pleins de vêtements, et de l'huile parfumée en abondance. On y voyait en outre, rangés en ordre contre la muraille, des tonneaux contenant du vin vieux et doux à boire : breuvage sans mélange et digne des dieux, destiné à Ulysse, s'il revenait jamais dans ses foyers, après avoir souffert bien des maux. Des portes à deux battants, solidement assujetties, fermaient cette pièce, où nuit et jour se tenait une intendante, qui veillait sur tous, ces trésors avec une grande prudence : c'était Euryclée, fille d'Ops et petite-fille de Pisènor. Télémaque l'appela alors dans le cellier et lui dit : « Bonne vieille, puise-moi dans les amphores un vin délectable, le plus doux après celui que tu gardes en attendant ce héros in­fortuné : si toutefois le noble Ulysse revient jamais, après avoir échappé à la mort et aux Parques. Remplis douze vases, et garnis-les tous de couvercles. Verse-moi de la farine dans des outres bien cousues : je veux vingt mesures de farine d'orge, broyée par la meule. Que toi seule sache mon projet ; et rassemble toutes ces provisions : car je les prendrai ce soir, quand ma mère sera montée dans son appartement et songera à se coucher. En effet, je vais à Sparte et à la sablonneuse Pylos, chercher des nouvelles d'un père chéri et voir si j'entendrai parler de lui. » Il dit ; et sa tendre nourrice Euryclée se lamenta ; et elle lui adressa en gémissant ces paroles ailées : « Comment, mon cher enfant, ce dessein est-il entré dans ton esprit? Pourquoi veux-tu parcourir une grande étendue de pays, toi, fils unique et tendrement aimé ? Le noble Ulysse est mort, loin de sa patrie, sur une terre étrangère. Tu ne seras pas plutôt parti, que les prétendants conspireront contre tes jours, pour te faire traîtreusement périr et se partager tous tes biens. Reste donc ici, tran­quille au milieu des tiens : il ne faut pas t'exposer à mille maux ni errer au hasard sur la mer stérile. » Le sage Télémaque lui répondit alors : « Rassure-toi, bonne vieille : car ce dessein ne m'est pas venu sans l'inspiration d'une divinité. Mais jure-moi que lu ne le découvriras point à ma mère avant onze ou douze jours, à moins qu'elle ne regrette mon absence et n'ait appris mon départ. Car alors je craindrais qu'elle ne gâtât son beau corps en pleurant. » Il dit ; et la vieille jura par le grand serment des dieux. Quand elle eut juré et achevé son serment, elle puisa aussitôt après le vin dans les amphores, et versa la farine dans des peaux bien cou­sues. Télémaque, rentrant au palais, se mêla aux préten­dants.

 

    7. Cependant Minerve, la déesse aux yeux étincelants, imagina autre chose. Sous la figure de Télémaque elle parcourait la ville en tous sens, et, adressant la parole à chacun de ceux qu'elle rencontrait, elle les invitait à se rassembler sur le vaisseau rapide. D'ailleurs, elle deman­dait un rapide vaisseau à Noémon, fils illustre de Phronius, qui le lui promettait avec empressement. Le soleil se coucha, et toutes les rues se couvrirent de pénombres. Alors elle tira à la mer le vaisseau rapide, et le pourvut de tous les agrès que comportent les navires garnis de bons rameurs. Elle le plaça à l'extrémité du port ; et, autour d'elle, se rassemblèrent ses vaillants compagnons, et la déesse encouragea chacun d'eux. Alors Minerve, la déesse aux yeux étincelants, imagina autre chose. Elle se rendit au palais du divin Ulysse, et répandit le doux sommeil sur les yeux des prétendants : ils buvaient, quand, abusés par la déesse, ils laissèrent les coupes glisser de leurs mains. Ils se hâtèrent donc de traverser la ville pour aller dormir, et ne restèrent plus longtemps assis, une fois que le sommeil eut appesanti leurs paupières. Alors Minerve, aux yeux étincelants, sous la figure de Mentor dont elle avait pris et la taille et la voix, adressa la parole à Télémaque, après l'avoir invité à sortir du superbe palais : « Télémaque, voilà tes compagnons, aux belles cnémides, assis déjà près des rames et n'attendant plus que ton arrivée. Mais allons, et ne différons pas davantage notre départ. » Après avoir ainsi parlé, Pallas-Minerve marcha la première d'un pas rapide, et Télémaque suivit les traces de la déesse. Puis, quand ils furent arrivés au vaisseau et à la mer, ils trouvèrent sur le rivage leurs compagnons, à la longue chevelure. Or, le divin et courageux Télémaque leur adressa ces mots : « Allons, amis, apportons les provisions : car tout est déjà rassemblé dans le palais. Ma mère ne sait rien de mon projet, non plus que les autres femmes : une seulement a reçu ma confidence. » Après avoir ainsi parlé, il marcha le premier, et ses compagnons le suivirent : alors, ils apportèrent toutes les provisions, et les déposèrent dans le navire, au solide tillac, comme l'ordonnait le fils chéri d'Ulysse. Puis, Télémaque monta sur le navire ; Minerve le précédait, et elle prit place sur la poupe, et Télémaque s'assit près d'elle. Les matelots délièrent les câbles, et, montant à leur tour, s'assirent sur les bancs. Minerve, aux yeux étincelants, leur envoya un vent favorable, le Zéphire au souffle puissant, qui retentissait sur la sombre mer. Télémaque, excitant ses compagnons, leur ordonna de mettre la main aux agrès ; eux, dociles à sa voix, élevèrent et dressèrent le mât de sapin au milieu de la traverse creuse, et l'assujettirent avec des cordages ; puis, ils tendirent les voiles blanches avec des courroies bien tordues. Le vent enfla le milieu de la voile ; et, taudis que le navire avançait, la vague empourprée mugissait autour de la carène, et le vaisseau courait sur les flots, en poursuivant sa route. Lorsqu'ils eurent enfin attaché les agrès dans le rapide et noir navire, ils dressèrent des cratères de vin, remplis jusqu'aux bords, et firent des libations aux dieux immortels qui sont de toute éternité, mais surtout à la fille de Jupiter, la déesse aux yeux étincelants. Durant toute la nuit, et même au retour de l'aurore, elle parcourut la route avec eux.