Chant I

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1 Invocation. 2. Les dieux, Neptune excepté, ont pitié d'Ulysse retenu, malgré lui, dans l'île de Calypso. Minerve propose à Jupiter d'envoyer Mercure porter à Calypso l'ordre de laisser partir le héros; elle-même se rendra à Ithaque pour encourager Télémaque et l'envoyer à la recherche de son père. — 3. Minerve arrive dans le palais d'Ulysse sous la figure de Mentes, roi des  Taphiens et ancien hôte d'Ulysse. Télémaque reçoit la déesse et la fait asseoir à l'écart, tandis que les prétendants se livrent au jeu. — 4. Télémaque se plaint à son hôte de l'absence de son père et de l'insolence des prétendants qui dévorent son bien; il lui demande son nom, son pays, le but de son voyage. — 5. Minerve, après avoir satisfait à ses questions, l'assure qu'Ulysse vit encore et qu'il sera bientôt de retour. Elle lui conseille de chasser les prétendants, et d'aller à Pylos et à Sparte chercher des nouvelles de son père ; puis, elle disparaît après avoir refusé les présents de Télémaque. — 6. Après le départ de la déesse, Télémaque rejoint les prétendants, Phémius chantait au milieu d'eux le funeste retour des Grecs : Pénélope descend de l'étage supérieur, et le prie de cesser un chant qui lui brise le cœur ; mais Télémaque, prenant la parole, invite sa mère à se retirer : c'est aux hommes, à lui surtout, qu'il appartient de commander. — 7. Il annonça aux prétendants que, le lendemain, il tiendra une assemblée et leur donnera l'ordre d'évacuer le palais. Antinoüs s'étonne du langage hardi de Télémaque ; Eurymaque l'interroge sur l'hôte qu'il a reçu ; quel est-il et que veut-il ? Télémaque répond que cet étranger est Mentes, le Taphien et que, pour lui, il ne croit plus au retour de son père. — 8. Les chants et la danse durent jusqu'à la nuit : les prétendants se retirent, et Télémaque, retiré dans son appartement, rêve aux paroles de la déesse. 
 

  

    1. Muse, dis-moi ce guerrier, fécond en ressources, qui erra si longtemps, après avoir renversé la ville sacrée de Troie : il vit les cités de bien des peuples, et s'instruisit de leurs mœurs; sur la mer, il souffrit en son cœur des peines sans nombre, dans le but d'assurer et son salut et le retour de ses compagnons, Mais il ne sauva pas, même à ce prix, ses compagnons, quelque désir qu'il en eût : car ils périrent victimes de leur propre folie, les insensés, qui mangèrent les bœufs du Soleil, fils d'Hypérion ; et le Dieu leur ravit le jour du retour. Déesse, fille de Jupiter, dis-nous, à nous aussi, une partie de ces aventures. 

    2. Déjà tous les autres Grecs, qui avaient échappé à la mort cruelle, étaient rentrés dans leurs foyers, quittes de la guerre et de la mer ; Ulysse seul, malgré son vif désir de revoir sa patrie et son épouse, était retenu dans des grottes profondes par une nymphe auguste, Calypso, noble entre les déesses, qui souhaitait de l'avoir pour époux. Mais, bien que le cours des années eût déjà amené l'époque marquée par les dieux pour son retour dans Ithaque, sa patrie, il ne se voyait pas quitte encore de ses épreuves et au milieu de ses amis ; et tous les dieux avaient pitié de lui, à l'exception de Neptune, qui ne cessait d'en vouloir à Ulysse, semblable aux dieux, avant qu'il rentrât dans son pays. Cependant le dieu s'était rendu dans la terre lointaine des Éthiopiens ( les Éthiopiens, les plus reculés des hommes, sont séparés en deux peuples qui habitent les uns à l'occident, les autres à l'orient ), pour recevoir une hécatombe de taureaux et d'agneaux. Tandis qu'il se délectait, assis à un festin, les autres divinités se réunirent dans le palais de Jupiter Olympien. Le père des hommes et des dieux prit la parole au milieu d'eux : car il avait présent à la pensée le souvenir de l'irréprochable Égisthe, que le fils illustre d'Agamemnon, Oreste, avait tué naguère. Jupiter, s'étant donc souvenu de lui, adressa ces mots aux Immortels : « Hélas! comme les mortels accusent les dieux! c'est de nous, disent-ils, que viennent les maux ; mais d'eux-mêmes aussi, et par leur propre folie, ils ont des peines, en dépit du destin. Ainsi, naguère encore, en dépit du destin, Égisthe a épousé la femme légitime du fils d'Atrée, et l'a tué lui-même après son retour : il savait la mort terrible qui l'attendait, puisque nous lui avions dit d'avance en lui envoyant Mercure, le meurtrier d'Argus au regard perçant, de ne pas tuer Agamemnon et de ne pas convoiter son épouse : car Oreste vengerait le fils d'Atrée, quand il aurait grandi et voudrait revoir son pays. Ainsi parla Mercure; mais ces sages conseils ne fléchirent pas l'âme d'Égisthe, qui a payé aujourd'hui tous ses forfaits d'un seul coup. » Minerve, la déesse aux yeux étincelants, lui répondit alors : « 0 notre père, fils de Saturne, ô le plus puissant des souverains : celui-là, certes, a péri d'une mort bien méritée. Ainsi périsse encore quiconque oserait commettre de pareilles actions! Mais mon cœur saigne, à moi, quand je songe au prudent Ulysse, à cet infortuné qui souffre depuis longtemps, loin de ses amis, dans une île enveloppée par les flots et située au centre de la mer. C'est une île boisée, où habite et demeure une déesse, fille du farouche Atlas, qui connaît les abîmes de toute la mer et soutient à lui seul les hautes colonnes qui séparent et la terre et le ciel. Sa fille relient Ulysse, malheureux et gémissant ; elle ne cesse de le charmer par de douces et séduisantes paroles, pour lui faire oublier Ithaque; mais lui, qui ne demanderait même qu'à voir s'élever la fumée de sa terre natale, souhaite de mourir. Et ton cœur n'est point ému, roi de l'Olympe Ulysse n'a donc pas su te plaire en t'offrant des sacrifices, près des vaisseaux des Grecs, devant la vaste Troie ? Pourquoi donc es-tu si fort irrité contre lui, Jupiter ? » Jupiter, qui rassemble les nuages, prenant la. parole à son tour, lui répondit : « Ma fille, quelle parole s'est échappée de tes lèvres? Comment oublierais-je ja­mais le divin Ulysse, qui surpasse en intelligence tous les mortels, et qui a offert de nombreux sacrifices aux dieux immortels, habitants du vaste ciel ? Mais Neptune, qui soutient la terre, lui garde une éternelle rancune, pour avoir crevé l'œil au cyclope Polyphème, semblable aux dieux, qui l'emporte en force sur tous les cyclopes. Or, la nymphe Thoosa, fille de Phorcys, un des souverains de la mer stérile, s'étant unie à Neptune dans ses grottes profondes, enfanta Polyphème. Depuis lors, Neptune, qui ébranle la terre, s'il ne fait point périr Ulysse, le repousse du moins loin de sa terre natale. Mais allons, nous tous qui sommes ici, avisons aux moyens d'assurer son retour : Neptune renoncera à sa colère : car il ne pourra lutter seul contre la volonté de tous les dieux immortels. » Minerve, la déesse aux yeux étincelants, lui répondit alors : « 0 notre père, fils de Saturne, ô le plus puissant des souverains : s'il plaît maintenant aux dieux bienheureux que le sage Ulysse rentre dans ses foyers, envoyons alors le meurtrier d'Argus, messager des dieux, dans l'île d'Ogygie, pour annoncer au plus tôt à la nymphe, aux belles tresses, notre ferme volonté que le patient Ulysse effectue son retour. Moi, je me rendrai à Ithaque, afin de stimuler le zèle de son fils et de mettre la force dans son cœur : je veux qu'il appelle à l'assemblée les Grecs chevelus, et congédie tous ces prétendants, qui ne cessent d'égorger en foule ses moulons et ses bœufs, à la marche pénible et aux cornes recourbées. Je l'enverrai à Sparte et à la sablonneuse Pylos, pour qu'il recueille tout ce qu'il entendra dire sur le retour de son père chéri, et pour qu'il obtienne lui-même une bonne renommée parmi les hommes. »

     3. Après avoir ainsi parlé, elle attacha sous ses pieds de belles sandales, divines et toutes d'or, qui la portaient, comme le souffle du vent, sur les eaux et sur la terre immense; elle saisit une forte lance, armée d'une pointe d'airain : lance lourde, grande et pesante, qui dompte les phalanges des guerriers, contre lesquels veut se courroucer cette fille d'un père puissant; puis, s'élançant à la hâte des sommets de l'Olympe, elle s'arrêta dans le pays d'Ithaque, devant le vestibule d'Ulysse, sur le seuil de la cour : elle tenait à la main sa lance d'airain, et avait pris la figure de Mentes, hôte d'Ulysse et chef des Taphiens. Elle trouva donc les fiers prétendants, qui se récréaient à jouer aux jetons, assis aux portes sur les peaux des bœufs qu'eux-mêmes avaient tués. Autour d'eux étaient des hérauts et des serviteurs empressés, dont les uns mêlaient dans des cratères le vin et l'eau, tandis que les autres essuyaient les tables avec des éponges à mille trous, les plaçaient devant les convives et découpaient des viandes en abondance. Or, Télémaque, semblable aux dieux, vit de beaucoup le premier la déesse : car il était assis parmi les prétendants ; et, le cœur affligé, il songeait en lui-même à son noble père, et souhaitait qu'il revînt pour disperser les prétendants à travers le palais, jouir de son litre et rentrer en possession de ses biens. Telles étaient ses pensées, lorsqu'assis parmi les prétendants il aperçut Minerve. Il alla droit au vestibule, et s'indigna dans son cœur qu'un étranger attendit si longtemps aux portes ; et, s'arrêtant près de la déesse, il lui prit la main droite, reçut la lance d'airain ; puis, élevant la voix, il lui adressa ces paroles ailées: « Salut, étranger ! tu seras reçu en ami chez nous ; et, après que tu auras mangé, tu diras ce dont tu as besoin. »  A ces mots, il marcha le premier, et Pallas-Minerve le suivit. Quand ils furent arrivés dans l'intérieur du palais élevé, Télémaque alla poser la lance contre une haute colonne, dans une armoire bien polie, où se voyaient beaucoup d'autres lances, appartenant au sage Ulysse. Il mena la déesse vers un siège élevé, où il la fit asseoir, après avoir étendu sous elle une étoffe belle et artistement travaillée ; un escabeau était sous ses pieds. Il plaça pour lui-même, à côté d'elle et à distance des prétendants, un fauteuil bien façonné : il craignait que l'étranger, importuné par le bruit, n'eût point de goût au repas, en compagnie de ces insolents ; il voulait aussi le questionner sur l'absence de son père. Alors une servante, apportant l'eau pour laver les mains, la versa d'une belle aiguière d'or dans un bassin d'argent, et plaça devant eux une table bien polie. Là vénérable intendante vint leur apporter du pain, et leur servit une foule de mets, sans ménager les provisions. [ L'écuyer tranchant prit dans ses mains et leur servit des plats de viandes de toute sorte, et mit près d'eux des coupes d'or ]. Un héraut allait et venait, leur versant fréquemment du vin.

      4. Alors entrèrent les fiers prétendants, qui s'assirent successivement sur des fauteuils et sur des sièges. Et d'abord des hérauts leur versèrent l'eau sur les mains ; puis, des servantes entassèrent du pain dans des corbeilles, et des jeunes gens couronnèrent les cratères de vin ; et les convives étendaient les mains vers les mets préparés et servis devant eux. Mais, la faim et la soif apaisées, les prétendants passèrent à d'autres soins, et songèrent au chant et à la danse : car ce sont là les ornements d'un festin. Un héraut mit une cithare magnifique entre les mains de Phémius, qui ne chantait que par force devant les prétendants ; et, tandis qu'il préludait à ses chants par des accords mélodieux, Télémaque adressa la parole à Minerve, aux yeux étincelants, en approchant sa tête de celle de la déesse, pour ne pas être entendu des autres : « Cher hôte, seras-tu offensé de ce que je vais dire ? Voilà ce qui les occupe, la cithare et le chant ; et cela leur est facile, puisqu'ils dévorent impunément let bien d'autrui, le bien d'un homme dont les os blanchis et gisant sur la terre ferme pourrissent sans doute quelque part à la pluie, ou roulent au sein de l'onde amère. Certes, s'ils le voyaient de retour à Ithaque, tous aimeraient mieux être rapides à la course que pourvus d'or et vêtus de riches habits. Mais aujourd'hui Ulysse a péri, comme je disais, d'une mort funeste ; et il n'est plus de consolation pour nous, dût quelqu'un des hommes, habitants de la terre, affirmer qu'il reviendra : c'en est fait pour lui du jour du retour. Mais allons, réponds-moi et parle sincèrement : qui es-tu, et quel peuple est le tien ? où est ta ville, où tes parents ? sur quel navire es-tu arrivé ? comment les matelots t'ont-ils amené à Ithaque ? Qui prétendent-ils être eux-mêmes ? car je ne suppose pas que tu sois venu à pied jusqu'ici. Et dis-moi tout cela avec franchise, afin que je sache à quoi m'en tenir. Est-ce pour la première fois que tu nous visites, ou bien es-tu un hôte de mon père ? Bien d'autres, en effet, sont entrés dans notre demeure, parce qu'Ulysse aussi aimait à fréquenter les hommes. » Alors Minerve, la déesse aux yeux étincelants, lui dit à son tour : « Oui, je vais répondre à tes questions en toute sincérité. Je me glorifie d'être Mentes, fils du sage Anchialus ; et je règne sur les Taphiens, habiles à manier la rame. Aujourd'hui j'ai abordé ici avec mon vaisseau et mes compagnons, en naviguant sur la sombre mer : je vais chez des hommes qui parlent une langue étrangère, à Témèse, pour chercher du cuivre, et j'y mène du fer étincelant. Mon navire est à l'ancre sur une grève fertile, à distance de la ville, dans le port Réithron, au pied du Néion, couvert de forêts. Depuis longtemps l'hospitalité nous unit l'un à l'autre, ton père et moi : tu le sauras, pour peu que tu ailles interroger le vieux Laërte. Ce héros, dit-on, ne vient plus à la ville, et vit retiré à la campagne, en proie au chagrin, avec une vieille servante, qui lui sert à manger et à boire, quand il s'est fatigué les membres à se traîner au milieu des vignes de son fertile enclos. Or, je suis venu aujourd'hui, parce qu'on disait ton père au milieu des siens ; mais les dieux sans doute font obstacle à son retour. Car le divin Ulysse n'est pas mort encore sur la terre ; au contraire, il vit retenu, au sein de la vaste mer, dans une île enveloppée par les flots ; peut-être est-il aux mains d'hommes cruels, sauvages, qui l'arrêtent malgré lui. Toutefois, je te le prédis aujourd'hui, selon la pensée que me suggèrent les Immortels ; et ma prédiction s'accomplira, je pense, quoique je ne sois ni devin ni habile dans les augures : il ne sera plus longtemps éloigné de sa chère patrie, fût-il chargé de chaînes de fer ; il avisera aux moyens de revenir : car il est fécond en expédients. Mais allons, réponds-moi et parle avec franchise : vois-je en toi, grand comme tu es, le fils de ce même Ulysse ? En effet, tu lui ressembles extraordinairement : je reconnais sa tête et ses beaux yeux : car nous avions de fréquentes relations l'un avec l'autre, avant qu'il s'embarquât pour Troie, où d'autres princes des Grecs sont allés aussi sur des vaisseaux creux : depuis lors, Ulysse et moi, nous ne nous sommes pas vus.» Alors le prudent Télémaque lui répondit : « Oui, étranger, je te parlerai avec une entière franchise : ma mère, il est vrai, dit que je suis fils d'Ulysse ; pour moi, je n'en sais rien : car personne jusqu'ici n'a connu par lui-même son père. Que ne suis-je plutôt le fils d'un père opulent, que la vieillesse ait atteint au milieu de ses domaines ! mais c'est à celui des hommes mortels qui a été le plus malheureux que je dois, dit-on, la naissance, puisque-tu m'interroges sur ce point. » Minerve, la déesse aux yeux étincelants, lui répondit : « Certes, les dieux n'ont pas voulu que ta famille restât sans nom dans la postérité, puisque Pénélope t'a enfanté tel que je te vois. Mais allons, réponds-moi et parle avec franchise : quel est ce repas ? quelle est cette foule ? qu'as-tu besoin de ces convives ! Est-ce une fête, une noce ? car ce n'est point là un festin par écot. Voilà des gens qui me paraissent manger dans ta demeure avec une insolence qui passe la mesure : tout homme sensé, qui entrerait ici, serait indigné à la vue de toutes ces turpitudes. » Le sage Télémaque lui répondit alors : « Étranger, puisque tu m'interroges et me questionnes là-dessus, sache que cette maison paraît avoir été jadis opulente et magnifique, alors que ce héros était au milieu des siens; mais aujourd'hui les dieux, animés de funestes desseins, en ont décidé autrement, eux qui l'ont entièrement dérobé à la connaissance de tous les hommes. Je ne serais pas affligé à ce point de sa mort, s'il avait péri aux champs de Troie, ou s'il avait expiré entre les bras de ses amis, après avoir terminé la guerre : les Grecs, te us ensemble, lui eussent élevé un tombeau, et son fils eût hérité de lui une grande gloire pour l'avenir. Mais aujourd'hui les Harpyes l'ont enlevé sans gloire; il a disparu, sans qu'on sache ou apprenne rien de lui, et il m'a laissé l'affliction et les gémissements; et, dans ma douleur, ce n'est pas sur lui seul que je pleure, parce que les dieux m'ont causé d'autres peines cruelles. Car tous les princes qui règnent dans les îles, à Dulichium, à Samé, à Zacynthe, couverte de forêts, et tous ceux qui commandent dans la rocailleuse Ithaque, recherchent ma mère en mariage et ruinent ma maison. Pénélope, sans repousser un hymen odieux, ne peut se résoudre à l'accomplir; eux cependant dissipent et dé­vorent mon bien; et bientôt, assurément, ils me feront périr aussi moi-même. » 

     5. Pallas-Minerve, indignée, lui répondit : « Grands dieux! combien tu dois regretter qu'Ulysse ne soit pas là pour appesantir ses mains sur ces prétendants sans pudeur ! Car s'il était de retour, et qu'il parût en ce moment aux portes du palais, tenant une hache, un bouclier et deux javelots, tel enfin que je le vis pour la première fois, buvant et se réjouissant dans notre demeure, lorsqu'il revenait d'Éphyre, de chez Illus, fils de Mermérus ( Ulysse y était allé sur un rapide vaisseau chercher un poison mortel, pour en frotter ses dards à la pointe d'airain; mais Illus, craignant le courroux des dieux immortels, ne lui en donna pas : ce fut mon père qui lui en donna, parce qu'il l'aimait extraordinairement ) ; si, tel que je le vis, Ulysse: tombait sur les prétendants, ils auraient tous une courte existence et de tristes noces. Mais c'est aux dieux qu'il appartient de décider s'il reviendra ou non se venger dans son palais. Pouf toi, je t'engage à chercher les moyens de chasser les prétendants hors du palais. Écoute-moi donc et tiens compte de mes paroles. Demain, convoque en assemblée les héros grecs, et adresse-leur à tous un discours en prenant les dieux à témoin. Invite les prétendants à rentrer chacun dans leurs domaines, que ta mère, si son cœur la pousse à se marier, retourne dans le palais de son père tout-puissant : ses parents lui trouveront un époux, et lui prépareront une dot considérable, égale à celle que doit emporter une fille chérie. Pour toi, j'ai un sage conseil à te donner, si toutefois tu veux m'entendre. Pars, sur un vaisseau excellent et monté par vingt rameurs, à la recherche de ton père, absent depuis si longtemps : vois si quelqu'un des mortels te parlera de lui, ou si tu entendras celte voix, venue de Jupiter, qui, plus que tout le reste, contribue à la renommée des hommes. Rends-toi d'abord à Pylos et interroge le divin Nestor, de là, va à Sparte, chez le blond Ménélas : car c'est lui qui est revenu le dernier de tous les Grecs, à la cuirasse d'airain. Or, si tu apprends l'existence de ton père et son retour, tu devras, malgré ton impatience, attendre encore un an; mais, si tu entends dire qu'il est mort et qu'il n'existe plus, alors, de retour dans la patrie, tu lui élèveras un tombeau et célébreras ses funérailles avec la magnificence qui convient ; puis, tu donneras un époux à ta mère. Ces soins accomplis, cherche en toi-même et dans ta pensée les moyens de tuer les prétendants au sein de ton palais, soit par la ruse, soit ouvertement ; il ne faut pas que tu t'amuses à des jeux d'enfants : car tu n'es plus d'âge à cela. Ne sais-tu point quelle gloire a conquise parmi tous lés hommes le divin Oreste, pour avoir tué le meurtrier de son père, l'artificieux Égisthe qui avait assassiné son illustre père ? Toi aussi, mon ami, car je te vois beau et grand, montre du cœur, pour mériter comme lui les éloges de la postérité. Pour moi, je vais rejoindre mon rapide vaisseau et mes compagnons, qui s'impatientent sans doute beaucoup en m'attendant. Toi, songe à ce que j'ai dit, et tiens compte de mes paroles. » Le sage Télémaque lui répondit alors : « Étranger, c'est assurément dans des intentions bienveillantes que tu me parles, et comme un père à son fils : aussi n'oublierai-je jamais tes conseils. Mais, allons, attends encore, quelque pressé que tu sois de poursuivre ta route ; et, quand tu auras pris un bain, et que lu te seras réjoui le cœur, tu retourneras à ton vaisseau, l'âme satisfaite, emportant un don précieux, magnifique, en souvenir de moi, et tel que les hôtes affectueux en offrent à leurs hôtes. » Minerve, la déesse aux yeux étincelants, lui répondit alors : « Cesse de me retenir maintenant : car j'ai hâte de me mettre en route. Le présent que ton cœur te pousse à me faire, tu me le donneras à mon retour, pour que je l'emporte dans ma patrie : et, si beau que tu l'aies choisi, il t'en sera fait un d'égale valeur. »

     6Après avoir ainsi parlé, Minerve, aux yeux étincelants, disparut et s'envola dans les airs comme un oiseau ; mais elle mit dans le cœur de Télémaque le courage et l'audace, et le fît souvenir de son père plus encore qu'auparavant. Télémaque, réfléchissant en lui-même, eut l'âme saisie d'effroi : car il crut reconnaître une divinité. Aussitôt le héros, semblable à un dieu, rejoignit les prétendants. Au milieu d'eux chantait un aède illustre, et ils l'écoutaient assis en silence. Il chantait le retour funeste que Pallas-Minerve avait préparé aux Grecs au sortir de Troie. Du haut de l'étage supérieur, la fille d'Icarius, la prudente Pénélope entendit ces chants divins : elle descendit le haut escalier qui conduisait à son appartement ; elle n'était pas seule : deux suivantes l'accompagnaient. Lors donc que Pénélope, la plus noble des femmes, fut arrivée auprès des prétendants, elle s'arrêta sur le seuil de la salle, solidement construite, en ramenant sur ses joues son voile resplendissant : ses fidèles suivantes se tenaient l'une et l'autre debout à ses côtés. Alors toute en larmes, elle adressa la parole au divin aède : « Phémius, tu connais assez d'autres récits, propres à charmer les mortels tu sais les actions des hommes et des dieux que célèbrent les aèdes : chante-leur donc quelqu'un de ces hauts faits, et qu'eux boivent le vin en silence : mais cesse ce chant lamentable, qui toujours me brise le cœur dans la poitrine, car un deuil immense m'accablé plus que personne : je regrette une tête si chère, et me souviens toujours de ce héros, dont la gloire est répandue dans la Hellade et jus­qu'au centre d'Argos. » Le sage Télémaque lui répondit alors : « Ma mère, pourquoi reprocher à l'aède harmonieux de nous charmer, selon ce que lui inspire son esprit ? Ce ne sont pas les aèdes qu'il faut accuser, mais Jupiter, qui distribue les biens et les maux aux mortels industrieux, et fait à chacun sa part. Il n'y a pas lieu d'en vouloir à Phémius, parce qu'il chante le triste sort des Grecs : car les hommes applaudissent de préférence au chant qui vient le dernier frapper leurs oreilles. Aie donc assez de cœur et de courage pour l'entendre. Car Ulysse n'est pas le seul a qui le jour du retour ait été ravi devant Troie ; bien d'autres guerriers ont péri comme lui. Mais rentre dans ton appartement et vaque à tes travaux ; reprends ta toile, ton fuseau, et ordonne à tes femmes d'accomplir leur lâche; parler sera le partage des hommes, et le mien avant tout : car c'est moi qui suis le maître céans. » Pénélope, interdite, retourna dans son appartement, l'esprit pénétré des sages paroles de son fils : elle remonta à l'étage supérieur avec les femmes, ses suivantes, et pleura son cher époux, Ulysse, jusqu'à l'heure où Minerve, aux yeux étincelants, versa le doux sommeil sur ses paupières.

    7. Cependant les prétendants remplissaient de tumulte le palais obscur, et tous désiraient partager le lit de Pénélope. Le sage Télémaque prit le premier la parole et leur dit : « Prétendants de ma mère, qui poussez l'insolence à l'excès : réjouissons-nous présentement en faisant bonne chère ; mais que les clameurs cessent : car il est juste d'écouter un aède tel que celui-ci, comparable aux dieux pour la voix. Demain matin, allons tous siéger en assemblée, afin que je vous déclare sans détour ma volonté que vous sortiez de ce palais. Préparez d'autres festins, et dévorez vos biens en vous traitant tour à tour dans vos propres demeures. Mais s'il vous semble meilleur et plus avantageux de consumer impunément les ressources d'un seul homme, dissipez-les ; moi, j'invoquerai les dieux immortels, et je demanderai à Jupiter de vous rétribuer selon vos œuvres et de vous faire périr tous sans vengeance au sein de ce palais. » Il dit; et tous, se mordant les lèvres, s'étonnaient d'entendre Télémaque parler avec cette audace. Antinoüs, fils d'Eupithès, lui répondit : « Ce sont les dieux eux-mêmes, sans aucun doute, qui te soufflent ce ton hautain et ce langage hardi. Puisse le fils de Saturne ne point te faire roi de l’île d'Ithaque, malgré les droits que tu tiens de ton père, en raison, de ta naissance ! » Le sage Télémaque lui répliqua : « Antinoüs, peut-être trouveras-tu mauvais ce que je vais dire ? Oui, je voudrais recevoir la royauté des mains de Jupiter. Prétends-tu que la royauté soit le pire des maux parmi les hommes ? Un roi, certes, n'est pas malheureux : sa maison devient à l'instant opulente, et lui-même est plus honoré. Mais les Grecs ont bien d'autres princes, jeunes et vieux; dans l'île d'Ithaque : l'un d'eux peut s'emparer de l'autorité, puisque le divin Ulysse est mort. Pour moi, je serai le maître de notre maison et des esclaves que le divin Ulysse m'a acquis à la guerre. » Eurymaque, fils de Polybe, lui répondit alors : « C'est aux dieux qu'il appartient de décider qui des Grecs régnera dans l'île d'Ithaque; pour toi, garde tes biens et gouverne ta maison. Ne crains pas qu'un homme vienne jamais, par force et malgré toi, te dépouiller de tes biens, tant qu'Ithaque sera habitée. Mais je veux, mon cher, t'interroger sur cet étranger : d'où est cet homme, et de quel pays se vante-t-il de tirer son origine ? Où est donc sa famille et la terre de sa patrie ? T'apporte-t-il la nouvelle du retour de ton père, ou vient-il ici pour réclamer le payement d'une dette ? Comme il s'en est allé soudain et précipitamment, sans nous laisser le temps de le connaître ! Et pourtant il n'a pas l'air d'un homme de rien. » Le sage Télémaque lui répondit alors : « Eurymaque, c'en est fait du retour de mon père. Aussi je ne crois plus aux nouvelles qui m'arrivent, et je ne m'inquiète pas des prédictions que font à ma mère les interprètes des dieux, mandés au palais. Or, cet homme, hôte de mon père, est de Taphos. Il se vante d'être. Mentes, fils du belliqueux Anchialus, et il règne sur les Taphiens, habiles à manier la rame. » Ainsi parla Télémaque ; mais, en lui-même, il avait reconnu la déesse immortelle. 

    8. Les prétendants savouraient les charmes de la danse et de la musique, en attendant que le soir fût arrivé; et, tandis qu'ils se divertissaient, survinrent les ombres du soir. Alors donc chacun d'eux se retira dans sa demeure pour dormir. Télémaque, l'esprit agité de mille pensées, gagna, pour se mettre au lit, l'appartement élevé qui avait été construit pour lui dans une partie isolée de la magnifique habitation. Avec lui, marchait, portant des flambeaux allumés, la vertueuse Euryclée, fille d'Ops et petite-fille de Pisénor. Elle était à la fleur de l'âge, lorsque Laërte l'acheta jadis de ses deniers, au prix de vingt bœufs. Il l'honora dans son palais, à l'égal de sa chaste épouse ; mais il n'entra point dans sa couche, craignant la colère de sa femme. Elle accompagnait Télémaque, portant des flambeaux allumés, et l'aimait plus que les autres servantes, et l'avait élevé, quand il était tout enfant. Lorsqu'elle eut ouvert les portes de la chambre, solidement construite, il s'assit sur le lit, ôta sa tunique moelleuse, et la remit aux mains de la sage vieille. Euryclée plia et arrangea avec soin la tunique, et la suspendit à une cheville, près du lit bien façonné; puis, elle sortit de la chambre, et tira la porte avec l'anneau d'argent, et lâche la courroie qui retenait le levier. C'est là que Télémaque, durant la nuit entière, enveloppé de la fine laine d'une brebis, réfléchit en lui-même au voyage que lui avait conseillé Minerve.