Chant XXIV

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Les combats ont cessé. Les chefs et les soldats

Ont du soir sous la tente achevé le repas.

Du paisible sommeil ils savourent les charmes :

Tout dort. Achille seul veille encor dans les larmes ;

De Patrocle immolé l'image le poursuit ;

Il l'entend, il le voit, tant que dure la nuit :

Tour à tour il repasse au fond de sa mémoire

De celui qui n'est plus la vaillance et la gloire,

Les maux, les maux chéris qu'ensemble ils ont soufferts,

Leurs travaux, leurs périls, dans les champs, sur les mers :  

Alors de longs sanglots s'échappent de sa bouche ;

Il se roule, agité, sur sa pénible couche ;

Il se lève, s'assied ; lui-même se fuyant,

Il gagne à pas pressés le rivage bruyant,

Et l'aurore ; éclairant et le rivage et l'onde,

Le retrouve absorbé dans sa douleur profonde.

 

Il revole à son char : de nouveau l'attelant,

Il y suspend d'Hector le corps pâle et sanglant,  

Et le traîne trois fois dans sa rage cruelle,

Autour du monument de l'ami qu'il appelle,

Pleurant toujours Patrocle au tombeau descendu,

Il rentre, et laisse Hector sur la poudre étendu,

Les pieds gonflés des nœuds d'une triple courroie.

 

Apollon eut pitié du défenseur de Troie,

Couvrit le corps glacé de son bouclier d'or ;

Et la course du char n'offensa point Hector.

De cet affreux spectacle un moment consternée.

Des autres Immortels la troupe fortunée

D'enlever le héros a conçu le dessein

Ils engageaient Mercure à ce pieux larcin :

Junon, Pallas, Neptune, à leurs vœux sont contraires ;

Des déesses surtout les antiques colères

Se souviennent encor de ce funeste prix

Qu'à leur belle rivale a décerné Paris.

 

Quand la douzième aurore eut éclairé la terre ,

Apollon reparut au séjour du tonnerre :

Dieux injustes , dit-il, de ses dons solennels

Hector, durant sa vie, enrichit vos autels ;

Mort, aux chiens dévorans le laissez-vous en proie ?

Ses parens, son épouse et la plaintive Troie,

Ne goûteront-ils point le douloureux bonheur

De rendre à leur Hector quelque funèbre honneur ?

Dieux cruels ! n'avez-vous des yeux que pour Pélide ;

Lion sanglant, de meurtre et de carnage avide,

Barbare et furieux jusqu'en son amitié,

Il étouffe en son cœur le cri de la pitié

Plus de pitié pour lui ! Qu'à son tour il pâlisse :

Vengeons Hector, rendons supplice pour supplice.

Et qu'Achille expirant se ressouvienne alors

Qu'on outrage les dieux en outrageant les morts !

En effet, dit Junon, si nous voulons t'en croire,

D'Achille ton Hector doit partager la gloire.

Du fils de la Troyenne et du sang de Thétis

On verra désormais les destins assortis.

As-tu donc oublié dieu dont l'arc étincelle,

Qu'Achille ne sort point d'une race mortelle ?

Aux noces de Pelée, assis à nos festins,

Toi-même de son fils célébras les destins.

 

Le puissant Jupiter, dominateur suprême :

« De deux héros, dit-il, le rang n'est point le même

Apaise-toi, Junon. L'un est le fils des dieux,

Mais l'autre également était cher à mes yeux :

Chaque jour il m'offrait ses victimes nombreuses.

Et chargeait mes autels d'offrandes généreuses.

Ne le ravissons point à l'enfant de Thétis :

Mais que Thétis du moins aille fléchir son fils :

Volez, et dites-lui que Jupiter l'appelle. »

 

Il dit : la prompte Iris, messagère fidèle.

Côtoyant de Samos les rochers écartés,

Se plonge dans les flots, de sa chute agités,

Comme au sein de la mer tombe le plomb rapide :

Qu'attache le pêcheur à l'hameçon perfide.

Iris gagne la grotte inaccessible au jour,

Où Thétis, au milieu des nymphes de sa cour,

Pleure Achille promis à la flèche mortelle :

« Mère du grand Achille, ô Thétis ! lui dit-elle,

Le roi des dieux t'attend. » La déesse répond :

« Que me veut Jupiter ? Par mon chagrin profond

Des banquets immortels dois-je altérer les charmes

Et porter dans les cieux mes sanglots et mes larmes

Toutefois j'obéis. » Et son front désolé

D'un crêpe ténébreux à l'instant s'est voilé.

Elle part ; et, semblable au tourbillon rapide,

Iris légèrement vers l'Olympe la guide.

 

Les dieux ont accueilli la reine de la mer.

Pallas lui cède un trône auprès de Jupiter.

Consolant ses douleurs d'une voix complaisante.

Junon même, Junon de sa main lui présente

La coupe d'or où brille un nectar écumant.

A ses lèvres Thétis la porte tristement,

L'effleure, et la remet aux mains de la déesse.

A cette mère en pleurs le roi des dieux s'adresse :

« Depuis neuf jours, dit-il, déplorable Thétis,

Tous les dieux sont entre eux divisés pour ton fils.

On lui voulait ravir le fruit de sa victoire ;

Moi-même en ta faveur j'ai pris soin de sa gloire.

Cours le fléchir ; dis-lui qu'il offense les dieux,

Car l'homme inexorable est horrible à leurs yeux ;

Dis-lui qu'il rende Hector aux larmes de son père. »

Il a parlé. Thétis, d'une course légère,

Franchit les cieux, descend au séjour du héros,

Tendrement le caresse, et lui parle en ces mots :

« O mon fils ! mon cher fils ! veux-tu dans la tristesse :

User ce peu de jours que la Parque te laisse ?

Sans repos, sans sommeil, veux-tu fuir pour toujours

Le plaisir des festins, la douceur des amours,

Des amours, charme heureux des douleurs de la terre ?

Ta rage est en horreur au maître du tonnerre.

Si tu veux l'apaiser, il en est temps encor :

Rends au triste Priam la dépouille d'Hector,

— Puisqu'ainsi Jupiter l'a décidé lui-même,

Son désir, dit Achille, est un ordre suprême ;

J'obéirai. Priam peut paraître à mes yeux. »

Cependant, à la voix du monarque des cieux,

Prompte comme les vents, la messagère ailée

Va visiter Priam en sa cour désolée :

Elle y trouve les cris et les gémissemens.

Immobiles, de pleurs baignant leurs vêtemens,

Le reste de ses fils entoure sa misère :

Assis au milieu d'eux, l'inconsolable père

Serre autour de son corps la tunique aux longs plis :

Sa barbe et ses cheveux sont de poudre salis :

Se roulant sur la terre, il a chargé ses rides

De fange desséchée et de cendres arides.

Les veuves et les sœurs de ses fils massacrés

Se lamentaient, pleuraient ces héros adorés.

Mais Iris (car Priam est tremblant devant elle )

A tempéré l'éclat de sa voix immortelle,

Et dit: « Prends confiance, et fais trêve à tes pleurs,

Vieillard. Je ne viens point redoubler tes douleurs.

Je viens les consoler : Jupiter qui m'envoie,

Quoiqu'assis dans les cieux, n'est point absent de Troie

Jupiter te chérit : tes dons peuvent encor

D'Achille trop vengé racheter ton Hector.

Pars : qu'un héraut fidèle, appesanti par l'âge,

Soit le seul compagnon de ton triste voyage !

Ferme, ferme ton âme aux terreurs du trépas ;

Mercure doit lui-même accompagner tes pas ;

De la tente d'Achille il t'ouvrira l'entrée :

Achille épargnera ta vieillesse sacrée,

Car il n'est point impie, et son bras furieux

Dans l'homme suppliant respectera les dieux. »

 

A l'instant disparaît Iris aux pieds agiles.

« Attelez les coursiers et les mules dociles,

Dit le vieillard sévère à ses fils indolens ;

Et qu'au char soit lié le coffre aux larges flancs. »

Devant lui s'ouvre alors un réduit solitaire,

De trésors infinis riche dépositaire,

Dont le cèdre odorant à formé les lambris

Là, pour lui confier le message d'Iris,

Priam fait appeler sa compagne fidèle.

Hécube à ce récit: « Où vas tu ? lui dit-elle.

Quelle est ta folle audace ? et qu'est-il devenu

Ce roi par sa prudence autrefois si connu ?

Du meurtrier d'Hector, du farouche Eacide.

Toi, Priam ! affronter le regard homicide !

Ah ! demeure, et pleurons à l'ombre de nos tours

Ce fils qui dans mon sein fut promis aux vautours.

Ce fils qui, tout sanglant, traîné sous nos murailles...

Cruel, dont je voudrais déchirer les entrailles !

Hector devait-il être à ce point avili ?

Hector qui devant toi n'avait jamais pâli !

—Cesse de m'arrêter, cesse, je t'en conjure :

N'imite point l'oiseau de lamentable augure .

Répond sans s'ébranler le courageux vieillard.

Si la bouche d'un homme ordonnait mon départ,

Je pourrais soupçonner d'odieux artifices ;

Mais l'avis est des dieux. Les dieux sont mes auspices :

Leur auguste parole est exempte d'erreur.

Au vaste camp des Grecs je marche sans terreur.

Que je rachète un fils, que du moins je le voie :

Vienne ensuite la mort ! je l'accepte avec joie ! »

 

Il dit, et, retirant des coffres embaumés

Douze voiles pompeux avec soin renfermés,   

Choisit un nombre égal de tapis magnifiques, 

De manteaux éclatans, de légères tuniques ,   

De longs tissus, gardés pour la couche d'Hector.

A ces superbes dons il joint dix talens d'or,

Que lui-même soumet à la balance austère ;

Deux urnes, deux trépieds ; et le riche cratère,

Présent que, décoré du nom d'ambassadeur,

Il reçut chez le Thrace, aux jours de sa splendeur.

Hélas ! pour obtenir le seul bien qu'il implore,

Donnant tout, il croirait trop peu donner encore.

 

Assailli de Troyens autour de lui pressés,

Contre eux Priam éclate en ces mots courroucés:

« Loin d'ici, malheureux ! allez, foule importune,

Pleurer dans vos maisons votre propre infortune :

Songez à votre deuil, et laissez-moi le mien,

A moins que toutefois vous ne comptiez pour rien

Les immenses douleurs que Jupiter m'envoie.

Malheur à vous ! malheur à la superbe Troie !

Ses murs à mon Hector survivront peu de jours,

Et la flamme argienne embrasera ses tours :

Plus d'Ilion ! Pour moi, grâce aux dieux, mon vieil âge

De ces affreux destins m'épargnera l'image. »

 

Son sceptre alors les chasse, elles fait trembler tous.

Bientôt contre ses fils il tourne son courroux.

Aux reproches amers aucun ne se dérobe ;

Antiphon, Hélénus, Agathon, Déiphobe ,

Pammon, Polite, Agave, Hippotoüs, Pâris,

Pâris surtout, d'un père excitent les mépris :

« Que tardez-vous, dit-il, vile et timide race ?

Ah ! que du grand Hector n'occupez-vous la place !

Suis-je assez malheureux ? des fils que j'ai comptés,

Les vaillans ont vécu, les lâches sont restés.

O de mes cheveux blancs espérance trompée !

Mars vous a renversés sous sa pesante épée,

Magnanimes héros, intrépide Mestor, Troïle,

instruit dans l'art cher au divin Castor,

Hector, rival des dieux !... et le sort ne me laisse

Que des cœurs dégradés, perdus dans la mollesse, 

Que d'impurs ravisseurs dans la fraude nourris,

De leur lâche parure uniquement épris,

Chanteurs efféminés , guerriers sans énergie ,

Dont l'oisive existence est une longue orgie.

Mon char!  que j'aille enfin retrouver, loin de vous

Celui qui dans mon cœur, seul, vous balançait tous. »

 

Le front baissé, confus des reproches d'un père,

Ils vont choisir deux chars à la course légère,

Solides, éclatans, et naguère essayés,

Où les coffres profonds de leurs mains sont liés.

On détache les jougs des murailles prochaines,

Et le siège solide assujettit les rênes ;

La bossette étincelle, et les longs traits égaux

Du robuste timon vont joindre les anneaux.

Les richesses déjà brillent accumulées ;

Les mules, au pied sûr, s'avancent accouplées ;

Honorable présent des riches Mysiens.

Bientôt à l'autre char de superbes liens

Unissent de Priam les cavales chéries,

Qui naguère ont quitté d'abondantes prairies.

 

Vers Priam cependant vient la mère d'Hector.

Elle est triste ; sa main tient une coupe d'or :

« Accepte, lui dit-elle, accepte ce breuvage ;

Et, puisqu'à mes conseils résiste ton courage,

Sur la terre, du moins, viens épancher le vin,

Et réclamer l'appui du monarque divin,

Qui, des sommets d'Ida commandant à la nue,

Parfois sur Ilion daigne abaisser sa vue.

Qu'il t'accorde un présage, et que l'oiseau sacré

Confirme tes destins par un signe assuré.

Si, propice à tes vœux, son essor se déploie,

Pars ; sinon, crois Hécube, et ne sors point de Troie.

 

— Sans doute, dit Priam, au maître des humains

Tout mortel malheureux doit élever ses mains.

Jupiter recevra ma prière fervente. »

Et, dans le vase offert par l'active suivante

Purifiant ses mains, debout, et l'œil aux cieux,

Il épanche la coupe : « O toi, père des Dieux

Dont brille sur l'Ida le front inaccessible !

Rends le fils de Pelée à mes larmes sensible ;

Que ton aigle, élancé dans les champs de l'éther,

M'annonce la faveur du puissant Jupiter ! »

Telle était sa prière : elle ne fut point vaine ;

L'oiseau du roi des dieux, au plumage d'ébène,

Chasseur infatigable, augure révéré,

S'élançant des hauteurs de l'empire azuré,

Ouvre avec majesté ses deux immenses ailes :

Tel un temple ouvrirait ses portes solennelles ;

Il vole vers la droite, et sa prédiction

Rend un instant de joie aux enfans d'Ilion.

 

Priam, prenant congé de ses dieux domestiques,

Monte. et son char roulant ébranle les portiques.

Le fidèle Idéus, conducteur prévoyant,

Tient les rênes ; tandis qu'armé du fouet pliant,

Au milieu des soupirs, des cris et de la plainte.

De sa triste cité Priam franchit l'enceinte.

Ses enfans et son peuple, environnant ses pas,

Pleuraient tous, et semblaient le conduire au trépas.

Il est sorti des murs, et la foule éplorée

Au sein de ses remparts à pas lents est rentrée.

 

Le dieu dont veille au loin le suprême regard,

Aux champs du Simoïs aperçut le vieillard :

Son cœur en fut touché. « Pars, Messager fidèle

Qu'attendrissent les pleurs de la race mortelle ;

Pars, dit-il, va guider le vieux père d'Hector. »

Et Mercure, attachant ses talonnières d'or,

Qui, rivales des vents à la rapide haleine,

Le portent sur la terre et sur l'humide plaine,

Saisit le sceptre ailé qui vers les sombres bords

Conduit incessamment le vain peuple des morts.

Il prend d'un jeune roi le port et le visage,

Part, et de l'Hellespont touche bientôt la plage.

 

Priam avait d'Hus passé le monument;

Au fleuve il abreuvait l'attelage écumant.

Déjà l'ombre naissante obscurcissait la route.

Idéus voit Mercure, et s'écrie : « Ah ! sans doute,

O Priam! ce mortel est armé contre nous ;

Rassemble ta prudence, et détourne ses coups. »

 

Les cheveux de Priam se dressent sur sa tête,  

Et, glacé de terreur, immobile il s'arrête.

Mais le dieu le rassure, et lui prenant la main :

«Mon père, lui dit-il, quel périlleux chemin

Oses-tu suivre à l'heure où tout dort sur la terre ?

Ne crains-tu point les Grecs, ils respirent la guerre

Ils sont les ennemis, ils jurent ton trépas :

-C'en est fait de tes jours s'ils découvrent tes pas.

Laisse-moi te guider, ô vieillard ! ton grand âge

D'un père chargé d'ans m'a retracé l'image. »

…………………………………………

 

Sur le char du vieillard le fils de Jupiter

S'élance, et dans sa main le fouet siffle et fend l'air.

Le dieu souffle aux coursiers une ardeur inconnue :

Déjà vers les fossés leur course est parvenue :

Là, du repas du soir se dresse l'appareil.        

Sur tous les yeux Mercure épanche un prompt sommeil

Lève les lourds barreaux de la porte docile,

Et guide le vieillard vers la lente d'Achille,

Tente vaste, élevée, ouvrage industrieux.

Des chefs thessaliens les bras laborieux.

Pour former son enceinte et ses nobles portiques,

Ont dépeuplé les bois de leurs sapins antiques,

Et, tranchant pour son toit les joncs et les roseaux,

Ont promené long-temps l'infatigable faux,

De pieux serrés, aigus, la cour est entourée ;

Une solive énorme en protège l'entrée.

A peine de trois Grec , la vigoureuse main

L'ébranlé : au seul Achille elle obéit soudain ;

Le dieu descend du char et dit: « Je suis Mercure ;

Mais la faveur divine aime à rester obscure ;

Je te laisse : d'Achille embrasse les genoux ;

Fais parler à son cœur des noms sacrés et doux :

Leur pieux souvenir fléchira sa colère ;

Tu n’auras point en vain attesté son vieux père. »

En achevant ces mots, il échappe aux regards.

Priam laisse Idéus à la garde des chars ;

Il ose pénétrer l'inviolable asile

Où, tel qu'un dieu, veillait le formidable Achille.

Il le voit : son œil fixe est baissé tristement.

Ses fiers Thessaliens sont dans l’éloignement ;

Debout à ses côtés, Automédon, Alcime,

Seuls, prévenaient les vœux du héros magnanime.

Son repas solitaire est à peine achevé,

Et l'appareil encor n'en est point enlevé :

Priam approche ; il tombe aux genoux d'Eacide ;

Il saisit cette main désastreuse, homicide,

Encor teinte du sang de ses enfans nombreux,

Et sa bouche y dépose un baiser douloureux.

Quand, loin de ses pareils, de sa terre natale,

L'assassin, que poursuit la sentence fatale,

Exilé par son crime en un pays lointain,

Cherche au palais du riche un refuge incertain,

Les assistans entre eux s'observent en silence :

Tel Achille interdit et s'étonne et balance ?

Tels ses soldats, muets, s'interrogent des yeux.

Priam enfin, Priam, long-temps silencieux,

Suppliant, en ces mots exhale sa misère :

 

« Achille, égal aux dieux, souviens toi de ton père !

Ton père ainsi que moi touche à ses derniers jours.

En ce moment peut-être, isolé, sans secours,

Par des voisins puissans opprimé dans Larisse,

Vainement il appelle une main protectrice :

Mais il le sait vivant, son cœur de te revoir

De jour en jour, du moins, nourrit encor l'espoir.

Et moi, j'avais des fils!... Dans la superbe Troie

Leur nombre fit long-temps mon orgueil et ma joie ;

L'impitoyable Mars les a tous immolés :

Mes vieux ans par leurs soins ne sont pas consolés.

Un seul, hélas ! un seul, le plus cher à mon âme,

Soutenait les destins et les murs de Pergame :

Tu l'as tué, ce fils qui me restait encor,

Ce rempart des Troyens, ce héros, mon Hector !

C'est pour lui qu'à genoux t'implore ma misère.

Achille, égal aux dieux, souviens-toi de ton père ;

Prends pitié d'un vieillard, d'un roi jadis fameux :

Le fils des immortels doit pardonner comme eux.

En est-ce assez ? J'ai pu, de mes lèvres tremblantes,

Du meurtrier d'un fils presser les mains sanglantes ! »

 

Ainsi parle Priam ; et le héros, troublé,

Repousse doucement le vieillard accablé.

Tous deux versaient des pleurs : de leur perte cruelle

Tous deux se retraçaient l'image mutuelle :

Priam, son cher Hector dans la tombe endormi ;

Achille, son vieux père, et souvent son ami ;

Et leurs cris douloureux, et leurs sanglots funèbres

S'élevaient confondus au milieu des ténèbres.

Achille cependant, de pleurs rassasié

Laisse au fond de son cœur pénétrer la pitié :

Il se lève ; à ses pieds long-temps il considère

Le front, les cheveux blancs du misérable père ;

Et lui tendant la main : « O prince infortuné !

A combien de revers le sort t'a condamné !

Quoi ! seul parmi les Grecs, dans la nuit ténébreuse

Chercher le destructeur de ta race nombreuse !

Ah! ton cœur est d'airain. Renfermons nos douleurs.

Vieillard ! sachons souffrir : l'homme est né pour les pleurs !

Le destin des dieux seuls d'heureux jours se compose.

Il est au pied du trône où Jupiter repose,

Deux urnes où ce dieu va puisant de ses mains

L'irrévocable sort qu'il réserve aux humains :

De nos biens passagers l'une est dépositaire,

L'autre enferme en son sein tous les maux de la terre :

Lorsque de toutes deux les tributs sont égaux,

La vie est l'assemblage et des biens et des maux.

Frémisse le mortel dont les jours de misère

Sont puisés sans mélange au fond de l'urne amère !

Proscrit, chargé de maux, d'opprobre environné,

Des hommes et des dieux il vit abandonné.

Eh ! qui fut plus heureux, plus puissant que Pelée !

De tous les dons du ciel sa vie était comblée ;

D'une couche divine il mérita l'honneur...

Mais les dieux ont borné le cours de son bonheur :

Mais il n'a vu jamais une race chérie,

Sous les yeux paternels, dans son palais nourrie :

Misérable, il n'obtint pour fruit de ses amours

Qu'un fils à qui le ciel refusa de longs jours :     

Encore de ce fils, si cher à sa tendresse,

La présence est ravie à sa triste vieillesse,

Et, tandis que mon père invoque mon appui,

La chaîne du destin m'attache loin de lui :

Un dieu fatal, causant mes douleurs et les tiennes,

Me retient, pour ta perte, aux rives phrygiennes.

Tu fus heureux toi-même, ô Priam !.., Autrefois

Tu voyais les deux mers obéir à tes lois ;

Tes fils brillaient en foule aux rires du Scamandre :

Ils sont morts ! Ta cité n'est bientôt plus que cendre.

Supporte les revers : tout mortel sous les cieux

Doit payer ce tribut imposé par les dieux.

Sèche tes pleurs, vieillard : tes pleurs et ta prière

Ne rendront point ton fils à la douce lumière.

Crains plutôt l'avenir et ses adversités...

Lève-toi cependant, et siège à mes côtés.

— Sans que j'obtienne un fils couché sans sépulture

Dois-je des supplians quitter l'humble posture ?

Daigne de quelques jours prolonger mes vieux ans,

Noble Achille ! D'un père accepte les présens,

Et long-temps puisse encor ton âme consolée

En jouir dans Larisse auprès du vieux Pelée ! »

 

Achille, lui lançant un terrible regard,

S'écrie : « Oses-tu bien, téméraire vieillard,

D'une importune voix réveiller ma colère,

Au sanglant souvenir de ma propre misère ?

Je te rendrai ton fils, je l'avais résolu :

Rien ne saurait changer ce qu'Achille a voulu.

Les dieux ont commandé, j'obéis: car sans doute

Un dieu seul de ce camp pouvait t'ouvrir la route.

Cesse ta plainte, ou crains qu'Achille, s'oubliant,

Malgré l'ordre des dieux, n'outrage un suppliant ! »

Priam, tremblant, s'incline, et garde le silence.

Achille aux pieds légers comme un lion s'élance :

Alcime, Automédon, compagnons favoris,

Hélas! qu'après Patrocle il a le plus chéris,

Dételant à sa voix les coursiers et les mules.

Font asseoir Idéus sous les hauts vestibules ;

Ils enlèvent du char les dons de pourpre et d'or

Les urnes, les trépieds, noble rançon d'Hector,

Et, pour envelopper sa dépouille mortelle,

Des tuniques sans nombre y laissent la plus belle.

Leur sage prévoyance ordonne qu'à l'écart

On parfume le corps loin des yeux du vieillard,

De peur qu'à cet aspect sa douloureuse plainte

Ne vienne rallumer une fureur éteinte.

Quand ces soins sont rendus au corps pâle et glacé,

Au lit funèbre Hector par Achille est placé.

Achille alors : « Patrocle ! ombre plaintive et chère !

Pardonne si ma main rend Hector à son père.

Ces dons sont précieux : j'en retiens peu vers moi ;

Je partage le reste entre les dieux et toi. »

Il dit, et tout à coup rentre, d'un pas agile,

Dans la tente où Priam l'attendait immobile :

« Vieillard, dit-il, ton fils à tes vœux est rendu,

Sur l'un de tes deux chars par moi-même étendu,

Tu le verras demain quand naîtra la lumière.

Accepte, en attendant la coupe hospitalière ;

Cesse de demeurer en ton deuil absorbé,

Prends un léger repas. Alors que Niobé,

Expiant les transports d'un orgueil téméraire . .

Vit les traits de Diane et d'Apollon son frère

Lui ravir douze enfans moissonnés à la fois,

De ses pénibles jours elle soutint le poids.

Imite-la : tes pleurs au sein de tes murailles

Couleront à loisir durant les funérailles. »

Il dit ; d'une brebis le sang a ruisselé ;

On l'apprête : son corps, par lambeaux étalé,

Déjà fume étendu sur les flammes actives;

Et bientôt le banquet rassemble les convives.

Dans la riche corbeille Alcime offre le pain ;

Achille aux assistans présente de sa main

La fumante brebis par ses soins divisée.

Mais, lorsque par degrés sa faim s'est apaisée,

Frappé d'étonnement, le père infortuné

Promène sur Achille un regard étonné.

Il admire, pensif, sa stature divine,

Et son front où rayonne une auguste origine.

Du vieux roi d'Ilion le vénérable aspect

Au héros à son tour imprime un saint respect,

Et, dans le trouble égal dont leur âme est saisie

D'un lugubre plaisir leur œil se rassasie.

 

Le vieillard dit enfin : « Achille, fils des dieux !

Le bienfaisant sommeil n'a pas touché mes yeux

Depuis que mon Hector a perdu la lumière ;

Permets qu'en ces instans ma pesante paupière

Aille enfin sur la couche essayer le repos. »

Ainsi parle Priam, Eacide, à ces mots,

Donne l'ordre ; et soudain ses zélés domestiques

Dressent des lits moelleux sous les vastes portiques.

Leur diligente main étend de toute part

La dépouille du tigre ou du fier léopard,

Déroule les tapis aux brillantes teintures,

Et le soyeux duvet des molles couvertures.

 

« C'est trop peu, dit Achille, et pour toi ma pitié,

Priam, ne sera point généreuse à moitié.   

Pour rendre au grand Hector les honneurs qu'il ordonne

Parle, combien de jours faut-il que je te donne ?

Je veux durant ce temps suspendre les combats.

— Achille ! un long trajet, tu ne l'ignores pas,

Sépare la cité des bois et des montagnes.

Nous pleurerons neuf jours auprès de nos compagnes ;

En l'honneur de mon fils, le dixième soleil

Doit du repas funèbre éclairer l'appareil ;

Nos mains, le jour suivant, le rendront à la terre ;

Ensuite (s'il le faut) nous reprendrons la guerre.

— Vieillard, il sera fait selon ta volonté.

J'accorde à ta douleur le terme souhaité.

Tous ces jours, enchaînant les transports de l'armée,

Je veux que des combats la lice soit fermée.

Appuyant ce discours d'un gage plus certain,

Dans la main de Priam Achille met sa main.

Priam va, triste encor, sur la couche étrangère

Attendre du sommeil la faveur passagère ;

Achille goûte enfin les charmes du repos,

Et Briséis repose à côté du héros.

 

La nuit règne : les dieux, les guerriers, tout sommeille.

Seul le fils de Maïa prolonge encor sa veille,   

Au retour de Priam il garde son appui :

« Tu dors, tu dors ! dit-il en se penchant vers lui :

Quelle sécurité de tes esprits s'empare ?

Et si du roi des rois la vigilance avare

Découvrait ta présence au sein de ses états !

Dix semblables rançons ne lui suffiraient pas. »

Ces mots ont du vieillard épouvanté l'oreille ;

Il se lève : à sa voix Idéus se réveille.

Les deux chars préparés partent comme l'éclair ;

Ils ont touché le Xanthe, enfant de Jupiter ;

Et le dieu, que l'Olympe en ses parvis rappelle,

Prend son vol, aux clartés de l'aurore nouvelle.

 

Cassandre la première aperçut, d'une tour,

De Priam et d'Hector le funèbre retour,

A cet aspect, les cris que dans l'air elle envoie

Ont porté la terreur dans les quartiers de Troie :

«  Troyennes et Troyens, qui vîntes si souvent

Recevoir votre Hector glorieux et vivant,

Dît-elle, accourez tous ! Venez, foule empressée,

Accueillir, cette fois, sa dépouille glacée ! »

A ces accens, guerriers, femmes, enfans, vieillards,

Remplissant de clameurs la ville et les remparts,

Se sont précipités vers le char lamentable.

A leur tête, d'Hector la mère respectable

Et son épouse en pleurs hâtant leurs pas tremblans,

S'attachent à grands cris sur les débris sanglans....

Il s'éteindrait ce jour qui ne vient que d'éclore,

Qu'aux portes de la ville où gémirait encore.

Mais Priam : « Sous ces murs laissez-moi pénétrer :

Là, vous pourrez le voir et librement pleurer. »

A la voix du monarque ou obéit sur l'heure,

Et Priam est rentré dans sa triste demeure.

Sur un lit, par le tour avec art façonné,

Hector est étendu, d'un chœur environné :

Chœur plaintif ! sur le luth sa main s'égare et tremble :

Il soupirait, chantait, et pleurait tout ensemble.

Près de lui cependant les femmes gémissaient ;

Aux funèbres accords leurs sanglots s'unissaient.

D'Hector entre ses bras serrant la noble tête,

Son Andromaque ouvrait la douloureuse fête, Et disait :

« Tendre époux! tu péris en ta fleur ;

Et moi, dans ton palais tout plein de mon malheur,

Inconsolable veuve, à mon cœur il ne reste

Qu'un fils, timide enfant, né dans un jour funeste !

Ce gage triste et doux de nos amours constans,

Je ne me flatte point de l'embrasser long-temps :

Eu son adolescence avant que je le voie,

Sans doute il périra sous les débris de Troie.

Son père de nos murs était le ferme appui,

Il est tombé ; nos murs tomberont avec lui.

Eh ! quel bras désormais prendra notre défense,

De nos fils au berceau protégera l'enfance ?

Avant peu nos vainqueurs, nous chargeant de liens.

Emmèneront au loin les veuves des Troyens.

Je serai de ce nombre, et toi, malgré ton âge,

Tu me suivras, mon fils, en un dur esclavage ;

Ou qui sait si d'un Grec la main barbare, un jour,

Ne doit pas te lancer du sommet d'une tour,

En te demandant compte ou d'un fils ou d'un frère,

Égorges au combat par ton terrible père ;

Car ses coups t'ont laissé des ennemis nombreux !

Hector ! objet sacré de nos pleurs douloureux !

Oh ! dans quel désespoir tu plonges ta patrie,

Ton vénérable père, et ta mère chérie ,

Et ton épouse, hélas ! plus malheureuse encor !

Je perds tout avec toi. Si du moins mon Hector

M'avait tendu la main sur le bord de sa couche ;

Si j'avais recueilli quelques mots de sa bouche,

Ces mots, ces deniers mots, et les nuits et les jours,

Reviendraient de mes pleurs entretenir le cours. »

 

Telles sont ses clameurs ; et ses femmes gémissent,

Et les plaintes d'Hécube à leur tour retentissent :

« Hector, ô mon Hector, de mes fils le plus cher !

Tu fus durant ta vie aimé de Jupiter ;

Jusqu'au sein de la mort sa faveur se déclare.

Mes autres fils, vendus par ton vainqueur avare,

Dans l'île de Vulcain, dans Imbre, ou dans Samos,

Se courbent sous un maître insensible à leurs maux :

Plus heureux, tu péris d'un trépas honorable.

En vain dans la poussière Achille inexorable

Te traîna demi-nu, pendant au char d'airain :

Ton corps est sans outrage et ton front est serein ;

Il semble qu'Apollon, d'une flèche invisible,

Ait fermé sans douleur ta paupière paisible. »

 

Elle dit, et sa plainte excite les sanglots.

Hélène lui succède en proférant ces mots :

« Des frères de Pâris toi qui seul fus mon frère !

Jamais depuis le jour de trouble et de misère,

Où mon nouvel époux me guida vers ces bords,

(Que n'ai-je avant ce jour vu l'empire des morts ! )

Jamais , depuis vingt ans que je vis dans Pergame,

D'un seul mot dédaigneux as-tu blessé mon âme ?

Quand tes frères, tes sœurs, ou ta mère, en courroux,

(Car Priam fut pour moi le père le plus doux)

Me prodiguaient le blâme ou l'injure hautaine,

Par des mots indulgens, qui tempérait leur haine ?

Toi seul, Hector, toi seul. Ah ! reçois tous mes pleurs.

Quel autre daignera consoler mes douleurs ?

Dans Troie, où tu n'es plus, proscrite, abandonnée,

De la commune horreur je marche environnée. »

 

De plaintives clameurs répondent à sa voix.

Priam alors : « Portez la hache au sein des bois

Peuple. Ne craignez rien de la troupe argienne ;

Achille, dont la main s'est unie à la mienne,

Jusqu'au douzième jour suspendra les assauts :

Sa voix me l'a promis près de ses noirs vaisseaux. »

 

Le jour avait neuf fois écarté les ténèbres,

Qu'ils s'occupaient encor de ces apprêts funèbres.

Vers la dixième aurore, aux flammes du bûcher

Un vin religieux commence à s'épancher.

Les pleurs des assistans inondent leur visage.

Les frères, les amis, viennent, suivant l'usage,

Ramasser avec soin les os blanchis d'Hector,

Que leur pieuse main confie à l'urne d'or;

Et sous la pourpre, au sein de la terre creusée,

Du héros qui n'est plus la cendre est déposée.

Chargé de plus d'un roc, avec peine enlevé,

Son monument s’éléve, à la hâte  achevé ;

Et, le pleurant toujours, les Troyens chez son père

Vont s’asseoir en silence au repas funéraire.

Au magnanime Hector, mortel semblable aux dieux,

De son pays en deuil tels furent les adieux