Chant XXIII
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     La vieille Euryclée, en éclatant de joie, regagna l'étage où était sa maîtresse, pour lui annoncer que son cher époux était dans la demeure ; ses genoux avaient recouvré leur vigoureuse allure et ses pieds bondissaient. S'arrêtant auprès du chevet de la reine, elle lui dit ces paroles :

    — Réveille-toi, Pénélope, ma chère enfant, afin que tes yeux voient ce qui fait chaque jour l'objet de ton désir. Ulysse est de retour ; il est dans le palais, bien qu'il ne soit venu qu'après de trop longs jours. Il a tué les altiers prétendants qui affligeaient sa maison,  dévoraient ses richesses et violentaient son fils. »    

    La sage Pénélope lui répondit alors :

    — Ma bonne nourrice, les dieux t'ont rendue folle, eux qui peuvent rendre insensé l'homme le plus sensé, et rappeler la raison chez le déraisonnable. Ce sont eux qui t'ont troublé la tête, car tu étais jusqu'ici d'une âme équilibrée. Pourquoi viens-tu, en débitant de telles extravagances, te jouer d'un cœur déjà rempli dune si grande détresse ? Pourquoi m'éveiller de ce doux sommeil, qui m'avait enchaînée en voilant mes paupières ? Jamais je n'avais dormi d'un somme aussi profond, depuis le jour où Ulysse s'en alla voir cette Ilion maudite, qu'on ne doit pas nommer. Mais allons ! descends et sans tarder retourne en la grande salle. Si toute autre des femmes qui me servent était venue m apporter ce message et m'éveiller du sommeil, je l'aurais aussitôt congédiée d'une horrible façon, en la renvoyant dans le fond du palais. Mais toi, c'est la vieillesse, en cette circonstance, qui te vaut d'être avantagée.»

    Euryclée, la bonne nourrice, lui répondit alors :

    — Je ne me joue pas de toi, chère enfant, mais c'est en vérité qu'Ulysse est revenu et qu'il est de retour au palais, comme je te le dis. C'est l'étranger, que tous outrageaient dans cette demeure. Télémaque savait depuis longtemps sa présence en ce lieu, mais il tenait prudemment cachés les desseins de son père, en attendant qu'Ulysse eût châtié la violence de ces hommes arrogants. »

    Ainsi parla-t-elle, et Pénélope, transportée de joie, s'élança de son lit, prit la vieille en ses bras et laissa s'échapper des larmes de ses yeux. Puis, prenant la parole, elle dit ces mots ailés :

    — En bien ! bonne nourrice, parle-moi en toute sincérité. S'il est vraiment de retour au foyer, ainsi que tu le dis, comment donc a-t-il pu porter son bras sur ces prétendants éhontés, car il était seul, tandis qu'eux restaient toujours groupés ensemble au sein de ce palais ? »

    Euryclée, la bonne nourrice, lui répondit alors :

    — Je n'ai rien vu, je n'ai rien appris, mais j'ai entendu le gémissement de ceux qu'on abattait. Pour nous, tremblantes de peur, nous restions assises au fond de nos appartements solidement construits ; les portes ajustées nous y tinrent enfermées, jusqu'à ce que ton fils me tirât de la salle, car son père l'avait chargé de m'appeler. Alors, je trouvai Ulysse debout au milieu des cadavres des prétendants tués ; tout autour de lui, ils gisaient les uns sur les autres sur le sol battu. Ton cœur se serait épanoui de joie, si tu l'avais vu souillé, tel un lion, de poussière et de sang. Ils sont tous à cette heure entassés non loin des portes de la cour. Ulysse, après avoir allumé un grand feu, purifie à la vapeur du soufre la magnifique salle, et c'est lui qui m'a chargée de t'appeler. Suis-moi donc, afin que vous fassiez entrer la joie en vos deux cœurs, après les maux nombreux que vous avez soufferts. Voici donc aujourd'hui que s'est réalisé le vœu que tu as si longtemps caressé. Ulysse est revenu lui-même en son foyer, Ulysse est plein de vie, et il a retrouvé son fils et toi au sein de sa demeure. Quant aux prétendants, fauteurs de tant de maux, il a pu s'en venger en sa propre maison. »

    La sage Pénélope lui répondit alors :

    — Bonne nourrice, contiens tes transports et tes éclats de joie. Tu sais combien tous seraient heureux de voir paraître Ulysse en ce palais, moi surtout et le fils qui nous a dû le jour. Mais il ne peut pas être en tout point véridique le récit que tu fais. C'est un des Immortels qui a massacré les altiers prétendants, un dieu que révoltaient leur violence féroce et leurs actes affreux. Car ils ne respectaient aucun des nommes qui vivent sur la terre, aucun de ceux, fussent-ils nobles ou vils, qui venaient auprès d'eux. Aussi, par leurs iniquités, ont-ils souffert d'un funeste trépas. Quant à Ulysse, bien loin d'Achaïe, il a perdu la journée du retour, et s'est perdu lui-même.»

    Euryclée, la bonne nourrice, lui répondit alors :

    — Mon enfant, quelle parole a fui la barrière de tes dents ! Eh quoi ! alors que ton époux se trouve ici auprès de son foyer, tu peux affirmer qu'il ne reviendra plus au sein de sa demeure ! Ton cœur s'obstine à rester incrédule. Eh bien ! je vais te parler d'un autre témoignage, d'un signe irrécusable : la cicatrice du coup que lui porta jadis la blanche défense d'un sanglier. J'en ai vu la marque en lui lavant les pieds ; et, comme je voulais aussi t’en prévenir, Ulysse, avec une âme emplie d'une grande prudence, me ferma la bouche avec ses mains et m'empêcha de proférer un mot. Suis-moi donc. Je mets ma propre vie en gage, et, si je te trompe, tu pourras me tuer en m'infligeant la mort la plus cruelle. »

    La sage Pénélope lui répondit alors :

    — Bonne nourrice, il t'est difficile de déjouer les desseins des dieux qui sont toujours, quelque grande que soit ta sagacité. Mais allons toutefois retrouver mon fils, afin que je voie les prétendants morts, et celui qui les a tués. »

    Ayant ainsi parlé, elle descendit de l'étage. Son cœur agitait mille pensées diverses. Allait-elle à distance interroger son époux bien-aimé, ou s approcher de lui, lui prendre et lui baiser la tête et les mains ? Lorsqu'elle fut entrée, après avoir passé le seuil de pierre, elle alla s'asseoir dans la clarté du feu, contre l'autre muraille, juste en face d'Ulysse. Le héros se tenait assis contre une haute colonne, les yeux baissés, attendant que sa vaillante épouse lui adressât la parole, une fois qu'elle l'aurait aperçu de ses yeux. Mais elle se tint longtemps silencieuse, car la stupeur s'était emparée de son cœur. Tantôt, fixant son regard sur la face d'Ulysse, elle cherchait à le dévisager ; tantôt, elle le méconnaissait sous les méchants haillons qu'il avait sur le corps. Télémaque prit enfin la parole, l'interpella et dit en la nommant :

    —Mère, ô ma méchante mère dont le coeur est cruel, pourquoi te tenir ainsi à l'écart de mon père sans venir t'asseoir auprès de lui, lui adresser la parole et le questionner ? Non, aucune autre femme ne saurait comme toi, d'un cœur si obstiné, se tenir éloignée d'un époux qui, après avoir enduré mille maux, reviendrait après vingt ans d'absence dans la terre de ses pères. Mais ton cœur est toujours plus dur que le rocher. »

    La sage Pénélope lui répondit alors :

    —Mon enfant, mon cœur est engourdi au fond de ma poitrine ; je ne puis, ni prononcer un mot, ni lui poser une interrogation, ni le regarder tout droit en plein visage. Si vraiment c’est Ulysse, et si c'est lui qui revient au foyer, nous nous reconnaîtrons aisément l'un et l'autre, car il est entre nous des signes secrets que nous savons tous deux et qu'ignorent les autres.»

    Ainsi parla-t-elle. Le divin et endurant Ulysse se prit à sourire, et aussitôt il dit à Télémaque ces paroles ailées :

    — Télémaque, laisse donc ta mère me mettre à l'épreuve au sein de ce palais, car bientôt elle me reconnaîtra avec plus d’assurance. Pour le moment, parce que je suis sale et que je n'ai sur le corps que de méchants haillons, elle me méprise et ne veut pas encore affirmer que je suis Ulysse. Pour nous, examinons quel sera le parti le meilleur. Lorsqu'un homme, en effet, n'a tué dans le pays qu’un seul des habitants, un habitant qui ne laisse après lui qu'assez peu de vengeurs, cet homme-là s'exile, abandonnant ses parents et la terre de ses pères, et nous, nous venons de tuer les soutiens de la ville, les plus nobles des jeunes gens d’Ithaque ! Je t'engage donc à réfléchir à cette situation. »

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

    — Songes-y toi-même, père chéri, car ta sagesse l'emporte, dit-on, sur celle de tous les hommes, et il n'est aucun autre mortel qui puisse te disputer un pareil renom. Pour nous, nous te suivrons pleins d'audace, et je te réponds, dans la mesure de nos forces, que la vaillance ne nous manquera point. »

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

    — Je vais donc te dire ce que je crois être le parti le meilleur. Allez d'abord au bain ; revêtez vos tuniques, et ordonnez aux femmes qui servent au palais de s'habiller. De son côté, que le divin aède, tenant sa lyre au son clair, conduise pour nous une danse enjouée, afin qu'à nous entendre du dehors, chacun de ceux qui passent dans la rue ou près de nous résident, puisse penser qu'on célèbre une noce, car il ne faut pas que la nouvelle ébruitée du meurtre des prétendants se propage en ville, avant que nous soyons parvenus dans notre domaine aux vergers plantureux. Là, nous verrons par la suite quel parti profitable l'Olympien viendra mettre à notre portée. »

    Ainsi parla-t-il, et tous l'écoutèrent et lui obéirent avec em­pressement. Tout d'abord, ils allèrent au bain, revêtirent leurs tuniques et firent parer les femmes. Le divin aède prit sa lyre évidée et fit lever en eux le désir de la douce cadence et de la danse parfaite. La vaste demeure retentissait sous les pas enjoués des danseurs et des danseuses à la belle ceinture, et chacun disait en entendant du bruit sortir de ce palais : « Sans aucun doute, voici qu'un prétendant a épousé la reine qui fut tant recherchée. L’insensée ! elle n'a pas eu la constance de garder jusqu'au bout cette vaste demeure, jusqu'à ce qu'arrivât l'époux de sa jeunesse. » Ainsi chacun disait, sans savoir comment les choses s'étaient faites. Cependant l'intendante Eurynome lavait et frottait d'huile le magnanime Ulysse en sa propre demeure, puis elle jeta sur lui un beau manteau ainsi qu'une tunique. De son côté, Athéna répandit sur sa tête une auguste beauté ; elle lui donna d'apparaître et plus grand et plus fort, et fit tomber de sa tête des boucles de cheveux semblables à la fleur d'hyacinthe. De même qu'un habile artisan, initié par Héphaestos et Pallas Athéna aux secrets de toutes sortes d'arts, coule sur de l’argent une enveloppe d'or et fait ainsi un chef-d'œuvre de grâce ; de même, Athéna fit couler une grâce charmante sur les épaules et la tête d'Ulysse. Il sortit du bain avec l'allure digne d'un Immortel, et il alla se rasseoir, en face de son épouse, sur le fauteuil d où il s'était levé. Puis, prenant la parole, il lui dit ces mots :

    —Malheureuse ! c'est à toi, entre toutes les femmes au cœur compatissant, que les dieux qui habitent les demeures de l'Olympe ont donné l’âme la plus impitoyable. Non, aucune autre

 

 

femme ne saurait comme toi, d'un coeur si obstiné, se tenir éloi­gnée d'un époux qui, après avoir enduré mille maux, reviendrait après vingt ans d'absence dans la terre de ses pères. Mais allons ! nourrice, dresse-moi un lit, afin que j’aille aussi moi-même me coucher, car cette femme garde un coeur de fer au fond de sa poitrine. »

    La sage Pénélope lui répondit alors :

    — Malheureux ! non, je n'ai ni mépris, ni dédain, et je ne suis point trop troublée par la surprise. Je sais fort bien l'homme que tu étais, quand tu partis d’Ithaque, sur un navire armé de longues rames. Mais allons ! dresse pour lui, Euryclée, en dehors de sa chambre solidement bâtie, le lit bien ajusté qu'il s'est construit lui-même. Transportez-y pour lui ce lit bien ajusté, et garnissez-le d'un matelas, de peaux de mouton, de couvertures et d'étoffes brillantes.»

    Ainsi parla-t-elle, pour éprouver son mari. Mais Ulysse irrité répondit alors à sa fidèle épouse :

    — Femme, l'ordre que tu viens de donner me déchire le coeur. Qui donc a déplacé mon lit ? L'homme le plus habile n'en serait point capable, à moins qu'un dieu décidé à le faire ne soit venu lui-même le transporter facilement ailleurs. Mais aucun mortel vivant parmi les hommes, fût-il plein de jeunesse, n'aurait pu le déplacer sans peine. La façon de ce lit est marquée d'un signe irrécusable. C'est moi, et non un autre qui ai peiné pour le faire. Un rejet d'olivier aux feuilles allongées avait poussé dans l'enclos de la cour ; sa croissance était en pleine force, et sa grosseur était d'une colonne. Tout autour de ce fût, je traçai la chambre que je bâtis en pierres étroitement serrées. La bâtisse finie, je la couvris soigneusement d'un toit, et la munis de portes consistantes fortement ajustées. Aussitôt après, je coupai la ramure de l'olivier aux feuilles allongées. Puis, tranchant avec le bronze le tronc jusqu'aux racines, je le polis avec habileté et soin, je l'équarris au cordeau et en fis un support. Avec une tarière, je le perçai de trous sur toute sa surface ; et, commençant par cheviller sur ce support les pièces de mon lit, j'en poursuivis l’achèvement, et je l’ornai d’appliques d'or, d'argent et d'ivoire. Je tendis ensuite dans l'intérieur du cadre, des sangles en cuir de bœuf d'un beau rouge éclatant. Tel est le signe que je te manifeste ; mais j’ignore, ô femme, si mon lit est encore affermi sur sa base, ou si quelque homme, pour le porter ailleurs, a coupé l'olivier de sa souche. »

    Ainsi parla-t-il, et Pénélope sentit se briser son cœur et ses genoux ; elle avait reconnu les signes irrécusables qu'avait décrits Ulysse. Tout droit sur lui elle fondit en pleurant, jeta ses bras autour d'Ulysse, le baisa sur le front et lui dit ces paroles :

    — Ne sois pas, Ulysse, irrité contre moi, puisque tu fus toujours le plus sage des hommes. Les dieux nous ont donné un destin lamentable, eux qui nous ont jalousé le bonheur de jouir de notre jeunesse en restant tous les deux l'un à côté de l'autre, et de parvenir ainsi au seuil de la vieillesse. Aujourd'hui donc, ne garde contre moi ni aigreur, ni rancune, si, dès que je te vis, je ne t'ai pas tout d'abord embrassé, comme présentement. Mon cœur tremblait toujours au fond de ma poitrine qu'un mortel ne vînt m'abuser par ses contes, car nombreux sont les hommes qui trament de coupables desseins. Jamais la fille de Zeus, Hélène d'Argos, ne se fût unie d’amour et de tendresse avec un étranger, si elle eût su que les belliqueux fils des Achéens dussent la ramener un jour en sa demeure et dans la terre de sa douce patrie. Ce fut assurément un dieu qui la poussa à commettre cet acte ignominieux, car le cœur d'Hélène ne prémédita point cette faute affligeante qui devait devenir également pour nous une source de deuils. Aujourd'hui donc, puisque tu m'as détaillé, sans conteste possible, les signes de notre lit — de ce lit que jamais ne vit aucun mortel en dehors de nous deux et de l'unique servante, Actoris, que me donna mon père lorsque je vins ici et qui gardait les portes de notre chambre solidement bâtie, — mon cœur est convaincu, quelque cruel que tu dises qu’il soit. »

    Ainsi parla-t-elle, en faisant lever dans le cœur d'Ulysse le désir de pleurer davantage. Il sanglotait en étreignant l'épouse qui plaisait à son cœur, sa fidèle compagne. De même que la terre apparaît douce aux yeux des naufragés, lorsque Poséidon, sous les assauts du vent et des flots démontés, a brisé sur la mer leur solide navire ; peu nombreux sont ceux qui échappent aux vagues écumantes en nageant vers la côte ; sur leurs corps s'épaissit une couche de sel ; échappés au désastre, c'est avec joie qu'ils prennent pied sur la terre ; de même, doux était, aux yeux de Pénélope, le contact de l'époux qu'elle considérait ; elle ne pouvait pas, du cou de ce héros, détacher ses bras blancs. Dès lors, ils se seraient lamentés jusqu'au moment où paraît l'Aurore aux doigts de rose, si Athéna, la déesse aux yeux pers, ne s'était décidée pour un autre parti. Elle prolongea la nuit qui touchait à sa fin, retint l'Aurore au trône d’or au bord de l'Océan, et ne lui permit pas d'atteler ses chevaux aux rapides sabots, les deux chevaux, Lampos et Phaéton, qui apportent aux hommes la lumière, car ce sont eux qui traînent le char de l'Aurore. A ce moment, l'ingénieux Ulysse dit à sa compagne :

    — Femme, nous ne sommes pas encore parvenus au terme de toutes nos épreuves, car l'avenir me réserve une tâche illimitée, une longue et difficile tâche, que je dois accomplir jusqu'au bout, car c'est là ce que m'a prédit l'âme de Tirésias, le jour où je descendis dans la maison d'Hadès pour chercher à assurer le retour de mes compagnons, ainsi que le mien. Mais viens, regagnons notre lit, femme, afin que nous puissions goûter en reposant la douceur du sommeil. »

    La sage Pénélope lui répondit alors :

    — Ton lit te recevra dès que ton coeur le voudra, puisque les dieux t'ont donné de revenir en ton palais solidement bâti et dans la terre de ta propre patrie. Mais, puisque l'idée t'en est venue et qu'un dieu t'a mis au cœur cette pensée, dis-moi quelle est cette épreuve, car je ne serai pas, je crois, sans en être informée dans la suite, et autant vaut que j'en sois tout aussitôt instruite. »

    L'ingénieux Ulysse lui répondit alors :

    — Malheureuse ! pourquoi si vivement me presser de parler ? Je vais pourtant te le dire et ne rien te cacher. Ton cœur n'aura pas lieu d'en être réjoui, car moi-même je ne m'en réjouis pas. Tirésias, en effet, m a prescrit d'aller de ville en ville chez de nombreux mortels, en portant dans les bras une solide rame, jusqu'à ce que je parvienne au milieu de ces hommes qui ignorent la mer, qui ne mangent aucun aliment assaisonné de sel, et qui par suite ignorent les navires aux joues vermillonnées et les rames solides, ces ailes des vaisseaux. Il me donna un indice infaillible, que je ne veux pas te cacher. Lorsque j'aurai rencontré un autre voyageur qui me dira que je porte sur mon illustre épaule une pelle à vanner, je dois alors planter ma rame en terre, offrir au roi Poséidon un parfait sacrifice, un bélier, un taureau, un verrat en état de saillir une truie ; puis il me faudra retourner au foyer et sacrifier de saintes hécatombes aux dieux immortels, maîtres  

du vaste ciel, à tous et en suivant exactement leur ordre. Après l’avoir évitée sur la mer, la plus douce des morts enfin viendra sur moi ; elle ne m emportera qu une rois épuisé par une radieuse vieillesse, laissant autour de moi des peuples fortunés. Tel est, me disait-il, tout ce qui doit s'accomplir. »

    La sage Pénélope lui répondit alors :

    — Si les dieux doivent t'accorder une vieillesse meilleure, tu peux avoir l’espoir d'être plus tard affranchi du malheur. »

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Pendant ce temps, la nourrice Euryclée, aidée par Eurynome, préparait, à la clarté des torches, une couche jonchée de moelleuses étoffes. Lorsqu'elles eurent, en faisant diligence, garni un lit épais, la vieille Euryclée s'en alla dormir en son appartement, tandis que la chambrière Eurynome, une torche à la main, précédait ses maîtres qui regagnaient leur lit. Dès qu'elle les eut introduits dans leur chambre, elle se retira. Dès lors, Ulysse et Pénélope retrouvèrent avec joie les droits conjugaux de leur ancienne couche. De leur côté, Télémaque, le bouvier et le porcher Eumée firent arrêter les pas des danseurs, dirent aux femmes de se tenir en repos et allèrent se coucher dans le fond du palais couvert d'obscurité.

    Or, les deux époux, après avoir goûté les charmes de l'amour, goûtèrent le plaisir de parler et de se faire de mutuelles confidences. Pénélope, divine entre les femmes, racontait tout ce qu'elle avait supporté au sein de ce palais, lorsqu'elle voyait l'abominable troupe de tous ces prétendants égorger à cause d'elle d'aussi nombreuses bêtes, bœufs et gros moutons, et puiser tant de vin dans les jarres. Ulysse issu de Zeus redisait tous les maux qu'il avait infligés aux humains, tous ceux qu'il avait lui-même endurés dans ses infortunes. Pénélope écoutait avec ravissement, et le sommeil ne vint pas tomber sur ses paupières avant que le héros n'eût achevé de tout lui raconter. Il commença par dire comment il avait vaincu les Cicones, puis il conta comment il était parvenu sur la plantureuse terre des Lotophages, quels crimes avait commis le Cyclope, et comment il avait vengé les valeureux compagnons que ce monstre avait dévorés sans pitié ; il dit en­suite son arrivée chez Éole, le bienveillant accueil qu'il y reçut et le retour qui lui fut préparé. Mais le destin ne voulait pas encore qu'il revînt dans la terre de sa douce patrie, car la tempête le saisit de nouveau et l'emporta, malgré tous ses gémissements, sur la mer poissonneuse. Il ajouta comment il arriva dans Télépyle, ville des Lestrygons, où ses vaisseaux se perdirent et tous ses compagnons aux belles cnémides ; le seul Ulysse, sur une nef noire, parvint à s'échapper. Il raconta la ruse et les artifices multiples de Circé, comment il descendit ensuite, sur un vaisseau garni de bonnes rames, dans la maison d'Hadès, pleine de moisissure, afin d'interroger l'âme du Thébain Tirésias, et comment il revit tous ses compagnons, ainsi que la mère qui l'avait mis au jour et qui avait pris soin de son enfance. Il dit comment il avait entendu la voix des Sirènes sonores, comment il parvint aux Roches Vacillantes, à la terrible Charybde et auprès de Scylla, que jamais les hommes n'avaient encore évitée sans dommage. Il ajouta comment ses compagnons avaient immolé les vaches du Soleil, comment Zeus altitonnant avait frappé le rapide vaisseau de sa foudre fumante, comment alors périrent tous à la fois ses braves compagnons et comment il put seul échapper au Génie ténébreux. Il raconta comment il aborda dans l'île d'Ogygie, chez la Nymphe Calypso, qui, dans son brûlant désir de l'avoir pour époux, le retint au fond de ses grottes profondes, le nourrit et lui promit de le rendre immortel et à tout jamais exempt de vieillesse ; mais elle ne put jamais persuader son cœur au fond de sa poitrine. Il dit enfin comment, après avoir enduré tant de maux, il arriva chez les Phéaciens qui, d'un cœur ardent, comme un dieu l’honorèrent, le renvoyèrent sur un de leurs navires dans la terre de sa douce patrie, après lui avoir offert en abondance du bronze, de 1’or et des étoffes. Il achevait ce dernier récit, lorsque le doux sommeil qui relâche les membres, fondit sur lui et vint donner relâche aux soucis de son cœur.

    Mais Athéna, la déesse aux yeux pers, prit un autre parti. Lorsqu'elle jugea que le cœur d'Ulysse s'était rassasié, auprès de son épouse, d'amour et de sommeil, elle fit en toute hâte sortir de l'Océan, la fille du matin, l'Aurore au trône d'or, pour apporter la lumière aux mortels. Ulysse se leva de sa couche moelleuse et adressa ces mots à sa compagne :

    — Femme, nous avons été saturés tous les deux de nom­breuses épreuves ; toi, tu pleurais ici sur mon retour chargé de multiples angoisses, et moi, Zeus et les autres dieux ne cessaient pas d'entraver par des maux innombrables mon désir de revoir la terre de ma patrie. Et maintenant, puisque nous avons retrouvé l'un et l'autre ce lit si désiré, il faut que tu veilles sur les biens qui me restent au fond de ce palais. Quant aux troupeaux que les prétendants à l'orgueil excessif m'ont dilapidés, je les remplacerai en faisant moi-même de nombreuses captures, et les Achéens m'en donneront d'autres, jusqu'à ce qu'ils aient rempli tous mes bercails. Mais je veux d'abord aller en mon domaine aux plantureux vergers revoir mon noble père, que le chagrin accable durement. Pour toi, femme, quelle que soit ta prudence, voici l'ordre que je te donne. Dès que le soleil sera levé, la rameur ébruitera que j’ai dans le palais tué les prétendants. Regagne ton étage avec ta suite de femmes, restes-y sans bouger ; ne vois personne et n'interroge personne. »

    Il dit, et il se couvrit les épaules de ses belles armes. Faisant ensuite lever Télémaque, le bouvier et le porcher Eumée, il ordonna à tous de prendre en leurs mains des armes de guerre. Ceux-ci, s'empressant d'obéir, se cuirassèrent de bronze, ouvrirent les portes et sortirent du palais, précédés par Ulysse. La lumière déjà éclatait sur la terre ; mais Athéna les cacha sous un voile de nuit, et promptement leur fit quitter la ville.