Lorsque
la nef eut quitté le cours du fleuve Océan, traversé le flot de la
mer aux larges passages, elle aborda dans l'île d'AEa, où se
découvrent les maisons de l'Aurore, fille du matin, ses choeurs de
danse, et les levers du Soleil. Arrivés là, nous tirâmes notre
vaisseau sur le sable, nous débarquâmes où se brise la mer, et nous
nous endormîmes en attendant le retour de la divine Aurore.
Dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose,
j'envoyai mes compagnons dans le palais de Circé pour
rapporter le corps du défunt Elpénor. Sans tarder nous
coupâmes des troncs et, sur le
sommet d'une saillie de la côte, nous le brûlâmes, le cœur
plein d'affliction, versant un flot de larmes abondantes. Lorsque la
flamme eut consumé le mort et les armes du mort, nous entassâmes un
tertre, sur lequel une stèle fut ensuite dressée ; enfin, au sommet
du tombeau, nous plantâmes sa rame facile à manœuvrer.
Tandis
que nous accomplissions chacun de tous ces rites, Circé ne fut pas
sans apprendre que nous étions revenus de la maison d'Hadès. Bien
vite elle accourut, après s'être parée. Ses servantes suivaient,
apportant du pain, des viandes abondantes et du vin rouge d une
couleur de feu. Debout au milieu de nous tous, la divine déesse nous
adressa ces mots :
— Infortunés, qui venez de descendre vivants dans la maison d'Hadès,
et qui mourrez deux fois quand tous les autres hommes ne meurent
qu'une fois ! Allons ! mangez ces mets et buvez ce vin, en restant
ici tout au cours de ce jour ; demain, dès que poindra l'aurore,
vous reprendrez la mer. Je vous indiquerai la route en vous
signalant tout, afin que vous n'ayez à souffrir sur mer ou sur terre
d'aucun autre malheur, que vous apporterait un factieux guet-apens.
»
Ainsi parla-t-elle, et mon cœur généreux se laissa convaincre
une fois de plus. Durant le jour entier, jusqu'au soleil couchant, nous
restâmes assis à savourer des profusions de viandes et du vin
délectable. Lorsque le soleil se fut enfoncé, et qu'après lui
l'obscurité survint, mes rameurs se couchèrent à côté des amarres
de notre vaisseau. Mais Circé, me prenant par la main, me fit
asseoir à l'écart de tous mes compagnons, s'étendit près de moi, et
m'interrogea sur chaque point du voyage. Je lui racontai tout
par le menu détail, selon la
vérité. A ce moment, l'auguste Circé
m'adressa ces paroles :
— Ainsi donc, toutes ces épreuves ont été surmontées. Mais écoute ce
que je veux te dire, et ce dont un dieu te fera souvenir.
Tu arriveras d'abord chez les Sirènes, qui charment tous les hommes
qui arrivent chez elles. Or, quiconque a l'imprudence d'approcher
des Sirènes et d'écouter leur voix, ne voit plus jamais, à son
retour au foyer, sa femme et ses petits enfants se tenir près de lui
et l'accueillir avec un coeur heureux. Mais alors les
Sirènes le charment par leur
chant mélodieux. Elles sont assises en un pré, et l'on voit
autour d'elles un grand amas d'ossements humains, de corps
décomposés dont la peau se dessèche. Passe sans t'arrêter ; amollis
de la cire douce comme le miel et enduis
les oreilles de tes compagnons,
afin qu'aucun d'eux ne puisse les entendre. Pour toi, écoute-les, si
tu veux ; mais qu'ils te lient par les mains et les pieds sur
ta nef rapide, debout contre le mât où
ils noueront les cordes. Tu
pourras ainsi goûter la joie d'entendre les Sirènes. Mais si tu en
viens, suppliant tes compagnons, à leur ordonner de te
détacher, qu'ils te chargent aussitôt de liens plus
nombreux. Puis, lorsque tes
rameurs auront poussé ta nef au delà des Sirènes, je ne te
dirai point d'une façon précise lequel des deux trajets il faudra
que tu suives : c'est ton propre coeur qui en décidera. Mais je vais
te parler de l'une et l'autre route. D'un
côté, ce sont des roches en
surplomb, autour desquelles rugissent et se brisent les
grands flots d'Amphitrite aux sombres yeux d'azur. Les dieux
bienheureux les appellent les Roches Vacillantes. Aucun volatile ne
peut effleurer l'une, pas même les frémissantes colombes qui vont
porter l'ambroisie à Zeus Père ; mais, à chaque passage, la roche
lisse en prend une, et le Père
est contraint d’en envoyer une autre pour compléter leur nombre.
Jamais un navire monté par des hommes ne s'approche de l'autre
sans courir à sa perte, car les flots de la mer et les
tourbillons du feu dévastateur emportent les planches du vaisseau et
les corps des marins. Le seul vaisseau qui ait pu la longer, c'est
la nef Argo connue de tous les hommes, lorsqu'elle revenait du pays
d'AEétès, et le flot l'eût alors aussitôt jetée contre ces grandes
roches, si Héra ne l’eût point fait passer, parce qu'elle aimait
Jason. Sur l'autre route se dressent deux écueils. L'un, de son
faîte aigu, atteint au vaste ciel ; une nuée d'un bleu sombre de
partout l'environne ; jamais il n'en sort, et jamais son sommet,
l'été comme l'automne, ne baigne dans l'azur. Aucun mortel ne
saurait y monter ni atteindre sa cime, pas même s'il avait vingt
bras et vingt pieds, car la roche est lisse, comme si elle eût été
de tout côté polie. A mi-hauteur de l'écueil, s'ouvre une caverne
brumeuse tournée vers le couchant, du côté de l'Erèbe. C'est
sur elle, illustre Ulysse, que
vous devrez diriger votre nef creuse.
Aucun homme, si vigoureux fût-il,
en lançant une flèche du creux de son navire, ne pourrait
toucher le fond de la caverne. C'est là que gîte Scylla aux
aboiements terribles. Sa voix glapit comme celle d'une chienne
encore toute petite, mais c’est un monstre hideux, qu'aucun mortel
n'aurait plaisir à voir, fût-ce un dieu même qui en fît la
rencontre. Elle a douze pieds qui sont tous difformes ; elle a six
cous très longs, qui supportent chacun une tête effrayante, où trois
rangées de dents, serrées et contiguës, sont toutes pleines des
ombres de la mort. Enfoncée à mi-corps dans le creux de la caverne, elle allonge ses têtes hors du gouffre
terrible, et, fouillant avec avidité tout autour de l'écueil, elle
pêche dauphins et chiens de mer, et se saisit parfois d'un de ces
gros poissons que nourrit par milliers la bruyante Amphitrite.
Jamais matelot ne s’est encore vanté d'avoir pu sans dommage passer
là sur sa nef, car chaque tête du monstre se saisit d'un homme et
l’arrache au navire à la proue d’un lieu sombre.
L’autre
écueil, Ulysse, est beaucoup plus bas, comme tu le verras. Ils sont
voisins l'un de l'autre, à une portée de ton arc. Sur celui-ci se
trouve un grand figuier au luxuriant feuillage, et, au pied de la
roche, la divine Charybde engloutit une eau noire. Trois fois par
jour elle la fait remonter, et trois fois aussi elle l'engloutit
avec un bruit terrible. Ne te trouve point là, lorsqu'elle
l'engloutit, car le dieu lui-même qui ébranle la terre ne pourrait
point alors t’arracher au malheur. Or donc, rapproche-toi de très
près du rocher de Scylla, en poussant au plus vite ton navire au
delà. Il est bien préférable d’avoir à regretter six compagnons de
ta nef, que de vous perdre tous ensemble à la fois.
»
Ainsi
parla-t-elle, et je répondis en lui disant alors :
— Eh
bien ! déesse, sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. Si je parvenais à éviter la funeste Charybde, ne pourrais-je pas
repousser Scylla, lorsque je la verrais s'attaquer à mes gens ? »
Ainsi
parlai-je, et la divine déesse répondit aussitôt :
—
Malheureux ! tu ne penses donc toujours qu'aux travaux de la guerre
ainsi qu à ses fatigues, et tu ne céderais pas, même aux dieux
immortels ! Scylla ne peut mourir ; c'est un monstre immortel,
terrible et dangereux, un féroce fléau impossible à combattre. Toute
force est stérile, et le plus sûr est de fuir. Si tu t'attardes à
t'armer en longeant son rocher, je crains qu'elle ne t’atteigne en
s’élançant une seconde rois, et qu’elle ne te ravisse autant de
compagnons qu'elle allonge de têtes. Passe à toute
vitesse ; appelle Crataïs a ton
aide, la mère de Scylla ; c’est d’elle que naquit ce fléau
des mortels, et c'est elle qui peut de nouveau l'empêcher de
s'élancer sur vous. Tu toucheras ensuite l'île de Thrinacie. Là,
paissent en grand nombre les bœufs et les gras moutons du Soleil,
sept troupes de vaches et autant de beaux troupeaux de brebis,
composés chacun de cinquante têtes. Ces animaux ne se reproduisent
point et ne dépérissent pas. Des déesses les gardent, deux Nymphes
aux belles boucles, Phaéthousa et Lampétie, que la divine Néère
conçut du Soleil fils d'Hypérion. L'auguste mère, qui les avait
enfantées et nourries, les relégua loin d'elle et leur fit habiter
l'île de Thrinacie, pour servir de gardiennes aux brebis de leur
père et à ses vaches aux cornes recourbées. Si tu laisses ces
troupeaux sans dommage, si tu ne songes qu'à assurer ton retour,
vous pourrez alors, en dépit des maux qu'il vous faudra souffrir,
parvenir en Ithaque. Mais si vous leur nuisez, je te prédis la perte
de ton navire et de tes compagnons. Et si toi-même tu viens à
échapper, tu ne rentreras que tardivement, sur une nef étrangère,
après avoir subi maintes traverses et perdu tous tes gens.
»
Ainsi
parla-t-elle, et aussitôt parut l'Aurore au trône d'or.
La divine déesse alors s'en retourna en traversant son île. Et moi,
revenant à ma nef, j’invitai mes gens à monter avec moi, et à
larguer les câbles de la poupe. Aussitôt alors, ils s'embarquèrent
et prirent place à leurs bancs. Une fois tous assis, ils frappèrent
de leurs rames la mer blanche d'écume. Pour nous alors, de l'arrière
du vaisseau à la proue d'un bleu sombre, un bon vent
favorable enfla notre voilure ;
c’était un vaillant compagnon, que nous envoyait Circé aux
belles boucles, la terrible déesse à voix retentissante. Dès lors,
après avoir à bord rangé tous nos agrès, nous restâmes assis ; le
vent et le pilote dirigeaient notre nef. Le cœur plein d'affliction,
j'adressai alors la parole à mes gens :
— Amis,
il ne faut pas qu'un ou deux seulement connaissent les oracles que
m'a transmis Circé, la divine déesse. Je vais
donc vous les dire, afin que nous
sachions ce qui peut nous perdre ou ce qui peut nous
permettre d'éviter et de fuir la mort et le trépas. Circé tout
d'abord nous ordonne d'éviter la voix et la prairie en fleurs des
merveilleuses Sirènes. Elle m'engage seul à écouter leur voix. Mais
il faut que vous m'attachiez avec des
liens solides, que je reste
immobile, debout contre le mât, où vous nouerez les cordes.
Et si j'en venais à vous supplier et à vous ordonner de me détacher,
serrez-moi sur-le-champ en des liens
plus nombreux. »
C'est
ainsi qu'en parlant j'expliquai à mes gens tout ce que je savais.
Pendant ce temps, le vaisseau bien construit parvenait promptement à
l'île des Sirènes, car il était poussé par une brise sûre. Soudain,
le vent tomba, et le calme régna dans les airs apaisés ; un dieu
assoupissait les flots. Les matelots se levèrent, carguèrent les
voiles de la nef, et les placèrent dans le creux du vaisseau. Puis,
s'asseyant à leurs bancs, ils firent écumer l’onde
sous les coups de leurs rames en
sapin bien lissé. Pour moi, coupant avec le bronze aigu un
gros gâteau de cire, j’en pétris les morceaux en mes mains
vigoureuses. Bientôt la cire s’amollit sous l'action de ma force
puissante et de l'éclat du roi Soleil fils
d'Hypérion. Les uns après les
autres, j'enduisis les oreilles de tous mes compagnons.
Ceux-ci alors, par les pieds et les mains, me
lièrent sur la nef, debout
contre le mât, où ils nouèrent les cordes. Puis, s'asseyant à
leurs bancs, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume.
Lorsque la nef ne fut qu'à la distance où peut porter la voix, les
rameurs redoublèrent de vitesse ; mais le navire qui bondissait sur
la mer en passant tout près d'elles, n'échappa point aux regards des
Sirènes. Elles improvisèrent un chant mélodieux :
— Viens ici, Ulysse si prôné, grande gloire achéenne ; arrête ton
vaisseau pour écouter nos voix. Jamais un nomme avec sa nef
noire ne passe près d'ici sans écouter la voix mélodieuse qui sort de
notre bouche ; il s'en retourne ensuite charmé et plus instruit. Car
nous savons tout ce que, dans la vaste Troade, Argiens et Troyens
eurent à souffrir par volonté des dieux. Et nous savons aussi tout
ce qu'il advient sur la terre nourricière. »
Ainsi
chantaient les Sirènes, en déployant la beauté de leur voix. Mon
cœur était rempli du désir d'écouter. En fronçant les
sourcils, je signifiais à mes
gens l'ordre de me délier. Mais ceux-ci se courbèrent pour
tirer sur leurs rames, tandis que Périmède et
Euryloque se levaient aussitôt,
me chargeaient de liens plus nombreux
et me serraient davantage. Lorsque nous eûmes dépassé les
Sirènes et que nous n'entendîmes plus ni leur voix ni leur chant,
mes fidèles compagnons se
hâtèrent d'enlever la cire avec laquelle
j'avais enduit leurs oreilles,
et de me détacher des liens qui m'enserraient.
Mais à peine avions-nous laissé l'île en arrière, que j'aperçus
la fumée d’un embrun, des vagues énormes, et que j'entendis un
sinistre fracas. Mes compagnons,
pris de peur, laissèrent les rames s'envoler de leurs mains ;
elles allèrent toutes tomber avec fracas et suivre le courant. Le
vaisseau s'arrêta, car leurs mains ne manœuvraient plus les rames
allongées. Dès lors, parcourant la nef, allant de l'un à l'autre,
j'exhortai mes gens par de douces
paroles :
— Amis,
nous ne sommes pas sans expérience des maux. Le danger à courir
n'est pas plus grand que celui que nous avons subi, lorsque le
Cyclope, par violence et par force, nous tenait enfermés dans le
creux de son antre. Toutefois, même de là, grâce à mon courage, à
mes décisions et à ma sagacité, nous avons pu nous tirer ; vous vous
souviendrez, je crois, de ces instants. Maintenant donc, allons
l’obéissons tous à ce que je vais dire. Vous, assis sur vos bancs,
frappez la mer en enfonçant vos rames sous le brisant des flots, et
voyons si Zeus nous donnera d'éviter et de fuir ce désastre. Pour
toi, pilote, voici quels sont mes ordres ; jette-les dans ton cœur,
puisque c'est toi qui manies le gouvernail de notre nef creuse.
Tiens le navire à distance de cette fumée d'embrun et de ce flot
bouillonnant ; appuie vers l’autre écueil, de peur que ton vaisseau
ne t’échappe en s'élançant là-bas, et que tu ne nous jettes dans le
malheur. »
Ainsi
parlai-je, et mes compagnons obéirent sans retard à mes ordres. Je
ne leur dis pas un mot de Scylla, épreuve inéluctable, car je
craignais que mes compagnons, saisis par la peur, n'abandonnassent
les rames pour se blottir au fond de leur vaisseau. Quant à moi,
j'oubliai la navrante prescription de Circé, qui m'avait ordonné de
ne point m'armer. Or donc, je revêtis mes armes glorieuses, je pris
en mains deux longues javelines, et j'allai me poster sur le
gaillard d'avant, à la proue du vaisseau. De là, j'attendais de voir
tout d'abord apparaître cette rocheuse Scylla, qui devait apporter
le malheur à mes gens. Mais je ne pus nulle part la découvrir, et
mes yeux se lassèrent à jeter leurs regards sur toutes les faces de
la roche embrumée.
Engagés
dans la passe, nous voguions angoissés. D'un côté se trouvait Scylla
; et de l'autre, la divine Charybde engloutissait l'eau salée de la
mer avec un bruit terrible. Lorsqu'elle la vomissait, elle
bouillonnait tout entière en grondant, comme un bassin
posé sur un grand feu ; l'écume
jaillissait et retombait sur les crêtes de l'un et l'autre
écueil. Mais, lorsqu'elle engloutissait l'eau salée de la mer, son
gouffre paraissait bouillonner tout entier ; un
mugissement effrayant s'élevait
tout autour du rocher, et la terre, au fond de cet abîme,
laissait apparaître le sable d'un bleu sombre. Nous regardions
Charybde et redoutions la mort. Pendant ce temps, Scylla nous
enleva six hommes du creux de notre nef, six compagnons robustes aux
bras des plus vaillants. Tournant alors les yeux vers ma nef rapide
et sur mes compagnons, je vis les pieds et les mains de ceux que le
monstre avait déjà enlevés dans
les airs. Le cœur plein d'affliction, ils criaient, m'appelaient
et redisaient mon nom pour la dernière fois. De même que, sur un roc
avancé, un pêcheur jette avec sa longue gaule un appât trompeur aux
petits poissons, et lance dans la mer la corne d'un bœuf agreste ;
dès qu'il prend un poisson, il le jette
hors de l’eau encore tout
palpitant ; de la même façon, mes compagnons
frétillaient en se sentant soulevés contre ce rocher. Là, à la porte
de l'antre, Scylla les dévora ; ils poussaient des cris et me tendaient les mains en cette lutte atroce. Mes yeux virent alors la
plus navrante de toutes les horreurs que j'eus à supporter, en
explorant les passes de la mer.
Lorsque nous eûmes échappé aux Roches Vacillantes, à la
terrible Charybde et à Scylla, nous arrivâmes dans l'île incomparable
du dieu. Là, se trouvaient les belles vaches au large entre-œil et
les nombreuses et grasses brebis du Soleil fils d'Hypérion. J'étais
encore en mer et sur ma nef noire, lorsque j’entendis
meugler les vaches dans leurs
parcs et bêler les brebis. Mon âme se souvint aussitôt des
paroles de l'aveugle devin, du Thébain Tirésias, et de Circé d'AEa,
qui m'avaient l'un et l'autre si instamment prescrit d'éviter cette
île du Soleil enchanteur des mortels. Le cœur plein d'affliction,
j'adressai alors la parole à mes gens :
— Écoutez mes paroles, ô mes compagnons, quels que soient
les maux qui vous accablent ! Je veux vous avertir des prophéties
de Tirésias et de Circé d'AEa, qui m'ont l'un et l'autre si
instamment prescrit d'éviter cette île du Soleil enchanteur des
mortels, car il m'a été dit que là nous attendait le plus affreux
malheur. Ainsi donc, poussez la nef noire au large de cette île. »
Ainsi parlai-je, et le cœur de mes compagnons se brisa. Euryloque me
répondit aussitôt par ces rudes paroles :
— Tu es cruel, Ulysse. Ta force est sans mesure, et tes membres ne
se lassent jamais. En vérité, c'est avec du fer que tout entier tu
as été forgé, toi qui ne permets pas à tes compagnons qu'accablent
la fatigue tout comme le sommeil, de mettre pied à terre. Là, dans
cette île entourée par le grand flot du
large, nous aurions pu préparer
un succulent repas. Mais tu veux, quel que soit notre état,
que nous allions errer à travers la nuit prompte, égarés loin de
l'île dans la brume des mers. C'est de la
nuit que
naissent les vents dangereux qui perdent les vaisseaux. Et comment
échapper à une mort abrupte, si tout à coup survient une bourrasque
de vent, que ce soit du Notos ou du Zéphyre au souffle désastreux,
eux qui surtout s'entendent à briser un navire, en dépit du vouloir
souverain des dieux. Pour l'instant donc, cédons à la nuit noire et
préparons notre repas du soir, en restant auprès du rapide vaisseau.
Demain, dès l'aurore, nous reprendrons le bord, et nous pousserons
au large de la mer. »
Ainsi parla Euryloque, et tous mes autres compagnons l'approuvèrent.
Dès lors, sentant les maux qu'un dieu nous préparait,
je pris la parole et dis ces mots ailés :
— Euryloque, seul contre vous tous, force m'est de céder à votre
rude contrainte. Soit ! mais jurez-moi tous, par le plus fort
des serments, que si nous trouvons une troupe de bœufs, ou bien
un grand troupeau de moutons, aucun de nous ne commettra la fatale
imprudence de tuer bœuf ou mouton ; tenez-vous tranquilles, et
consommez les vivres que vous a fournis l'immortelle
Circé. »
Ainsi parlai-je, et mes compagnons jurèrent aussitôt le serment
demandé. Dès qu’ils eurent juré et scellé leur serment, nous
mouillâmes dans un port encaissé le vaisseau bien construit, tout
auprès d'une eau douce. Mes compagnons alors descendirent de la nef,
et préparèrent avec dextérité leur repas du soir. Lorsqu'ils eurent
chassé le désir de boire et de manger, ils eurent un souvenir
pour les chers disparus, et ils pleurèrent ceux des leurs que Scylla avait dévorés, en les enlevant du creux de leur navire. Ils
pleuraient encore, quand vint sur eux l'invincible sommeil.
Nous étions aux deux tiers de la nuit et les astres penchaient
vers leur déclin, lorsque Zeus assembleur de nuées déchaîna la
violence d'un vent qui soufflait en affreuses rafales, et recouvrit
de brume et la terre et la mer. La nuit tomba du ciel. Mais, dès que
parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, nous
mouillâmes la nef après l'avoir tirée dans le creux d'une grotte,
où se trouvait l'asile des beaux
choeurs et du repos des Nymphes. A ce moment, je réunis mes
bommes et je dis à eux tous :
— Amis, puisque nous avons dans la nef rapide nourriture
et breuvage, abstenons-nous des bœufs, de crainte d'un malheur.
Car terrible est le dieu qui possède ces bœufs, et ces grasses
brebis, le Soleil qui voit tout, le dieu qui entend tout. »
Ainsi
parlai-je, et leur cœur généreux se laissa convaincre une fois de
plus. Tout un mois, sans aucune relâche, le Notos
souffla, et aucun autre vent, si
ce n'est l'Euros ainsi que le Notos, ne se leva jamais. Tant
que mes compagnons eurent vivres et vin rouge, ils s'abstinrent les
bœufs, malgré leur ardeur à se ravitailler.
Mais, lorsque les provisions du bord furent toutes épuisées, la nécessité les contraignit d'errer et de donner la chasse à tout
ce qui pouvait leur tomber sous la main, attrapant des oiseaux,
jetant aux poissons des hameçons crochus, car la faim tenaillait
leurs entrailles. Je partis pour lors dans l’intérieur de l'île,
afin de prier les dieux, et de voir si l'un d'eux ne m'indiquerait
pas le chemin du retour. Mais lorsque, marchant à travers l'île,
j'eus perdu de vue mes compagnons, je me lavai les mains dans un
lieu situé à l'abri de tout vent, et me mis à prier tous les dieux
qui habitent l'Olympe. Les dieux versèrent sur mes paupières un
suave sommeil, et Euryloque fut alors le premier à donner à mes gens
un funeste conseil :
Écoutez mes paroles, ô mes compagnons, quels que soient
les maux qui vous accablent ! Toutes les morts sont odieuses aux
malheureux mortels, mais mourir de faim et achever ainsi sa
destinée, est le plus pitoyable de tous les trépas. Mais allons !
pourchassons les plus belles vaches du Soleil, et sacrifions-les
aux dieux immortels, maîtres du
vaste ciel. Et si jamais nous parvenons dans Ithaque, dans
la terre de nos pères, nous dresserons sans tarder en l'honneur du
Soleil fils d'Hypérion, un riche sanctuaire, où nous entasserons de
précieuses offrandes. Mais si ce dieu, nous gardant rancune à cause
de ses vaches aux cornes relevées, veut perdre notre nef, et si les
autres dieux l'approuvent, j'aime mieux d'un coup perdre la vie,
touche ouverte dans l'eau, que de rester longtemps à dépérir dans
une île déserte ! »
Ainsi parla Euryloque, et tous mes autres compagnons l'approuvèrent. Ils se mirent aussitôt à pourchasser les plus belles des
vaches du Soleil. Elles étaient tout près d’eux, car les belles
génisses aux cornes recourbées,
au large entre-oeil, paissaient non loin de la nef à la proue
d'un bleu sombre. Ils entourèrent les victimes, et prièrent les
dieux, après avoir cueilli les tendres feuilles d'un chêne à cime
chevelue, car ils n'avaient plus d'orge blanche à bord du navire
solidement charpenté. Lorsqu'ils eurent achevé leurs prières, ils
égorgèrent les bœufs, les écorchèrent,
détachèrent les cuisses, les enveloppèrent d'une couche de graisse
sur l'une et l'autre face, et placèrent sur elles des
morceaux de chair vive. Comme ils n'avaient pas de vin pur à verser
sur les victimes brûlantes, ils y versèrent des libations d'eau, et
firent griller toutes les entrailles. Aussitôt que les cuisses
furent consumées et que les viscères eurent été mangés, ils
découpèrent en menus morceaux le reste des victimes et de part en
part les percèrent de leurs
broches. A ce moment, l'invincible sommeil s'enfuit de mes
paupières. Je repris le chemin de la nef rapide et du bord de la
mer. J'allais arriver auprès du vaisseau roulant d'un
bord à l'autre, lorsque
l’agréable fumet de la graisse m'enveloppa.
Je gémis alors, et je criai vers
les dieux immortels :
— Zeus
Père, et vous, autres dieux bienheureux qui existez
toujours ! c'est donc pour mon
malheur que vous m'avez endormi d'un sommeil sans pitié, et
que les compagnons, qui restaient à m'attendre, ont songé à
commettre un monstrueux forfait ! »
Or, rapide messagère, Lampétie au long voile, vint annoncer au Soleil fils d'Hypérion, que nous avions immolé ses génisses.
Aussitôt, le cœur plein de colère, le Soleil s'adressa aux dieux
immortels :
— Zeus
Père, et vous, autres dieux bienheureux qui existez
toujours, punissez les
compagnons d'Ulysse fils de Laërte. Ils ont eu l’intolérable
insolence de massacrer mes bœufs, que je voyais avec joie lorsque je
m'élevais dans le ciel étoile, et lorsque, du haut du firmament, je
descendais de nouveau vers la terre. S’ils ne sont pas punis d'un
juste châtiment, je plonge dans la maison d'Hadès et brille sur les
morts. »
Zeus
assembleur de nuées lui répondit et dit :
— Soleil, continue à briller parmi les Immortels et parmi les
mortels répandus sur la terre porteuse de froment. Quant aux
coupables, je vais aussitôt, d'un coup de foudre éclatante, frapper leur rapide vaisseau et
le fendre en morceaux au milieu de la mer couleur de lie de vin. »
Toutes
ces paroles, c'est de Calypso, la Nymphe aux beaux
cheveux, que je les ai apprises ; elle affirmait que c'était du
messager Hermès qu'elle-même les tenait.
Lorsque
je parvins auprès du vaisseau et sur le bord de la mer, j'accablai
tous mes gens, en me portant en face des uns comme des autres, des
plus violents reproches. Mais nous ne
pouvions plus trouver aucun
remède, car les boeufs étaient morts. Aussitôt alors, les
dieux firent éclater des prodiges à nos yeux ; les peaux rampaient,
les chairs cuites ou crues meuglaient autour
des broches ; on aurait cru
entendre la voix même des bœufs.
Pendant
six jours de suite, mes compagnons eurent de quoi festoyer, car ils
avaient pourchassé les plus belles génisses du Soleil. Mais lorsque
Zeus, le fils de Cronos, eut amené le septième
jour, le vent cessa de souffler en furieuses rafales. Aussitôt,
nous remontâmes à tord de la nef que nous lançâmes au large
de la mer, après avoir dressé le mât, hissé les voiles manches.
Nous
avions laissé l’île en arrière ; aucune autre terre ne nous
apparaissait, et nous n'apercevions que le ciel et la mer.
quand le fils de Cronos arrêta sur notre nef creuse, une nuée
d'un bleu sombre qui obscurcit la mer. Le vaisseau ne courut pas
longtemps. Car bientôt s'éleva le sifflement aigu d'un Zéphyre qui
soufflait en furieuses rafales. La violence du vent brisa les deux
étais du mât. Le mât se renversa, et tous les agrès churent à fond
de cale. En s'abattant sur la poupe, le mât frappa le crâne du
pilote et broya du coup tous les os de sa tête. Tel un plongeur, il
tomba du gaillard, et son âme vaillante abandonna
ses os. Zeus en même temps
tonna, et lança sa foudre sur la nef. Frappé par la foudre de
Zeus, le vaisseau tout entier tournoya
sur lui-même, et se remplit
d'une fumée de soufre. Mes compagnons
sautèrent du navire à la mer. Semblables à des cormorans, ils
étaient emportés par les flots autour du vaisseau noir, car un dieu
leur rendait le retour impossible. Pour moi, j’allais et je venais à
travers le navire, jusqu'à ce que le tumulte des flots
disloquât de la quille les
parois de la nef. La tourmente emporta la quille sans carène.
Brisant alors le mât, elle le rabattit à plat contre la quille. Mais
une courroie d'antenne, faite d'un cuir de bœuf, y restait attachée.
Je m'en servis pour ajuster ensemble et la quille et le mât. Assis
sur ces débris, j’étais emporté au gré
des vents funestes.
A ce moment, le Zéphyre cessa de souffler en rafales. Mais aussitôt
le Notos survint, en me jetant l'angoisse au fond du cœur, car il me
reportait vers la périlleuse Charybde. Tout au cours de la nuit, je
fus emporté, et le soleil se levait, lorsque j'arrivai sur le rocher
de Scylla et sur les bords de la terrible Charybde, qui
engloutissait l'eau salée de la mer. Me soulevant alors, je
m'élançai vers le grand figuier, et, tel une chauve-souris, je m'y
tenais suspendu. Mais je ne pouvais en
aucune façon, ni poser mes pieds
sur un appui solide, ni m'élever plus haut, car les racines
se trouvaient être loin, et les hautes, les fortes branches de
l'arbre qui ombrageaient Charybde, montaient
dans les airs, hors de toute portée. Je m'agrippai donc avec
acharnement, jusqu'à ce que le monstre revomît de son sein et la
quille et le mât. Ils reparurent enfin pour combler mon désir. Ce
fut à l'heure où le juge, après avoir tranché maints différends
entre hommes en procès, quitte l'agora pour son repas du soir, que
je vis apparaître et sortir de Charybde les bois de mon vaisseau.
Me jetant pieds et mains sur ces bois qui devaient me porter, je
m'abattis avec un bruit sourd au milieu de la passe, près de ces
longues poutres, et, m'asseyant sur elles, je ramais des deux mains.
Le Père des hommes et des dieux ne voulut pas que je fusse aperçu de
Scylla, car je n'aurais pas échappé à un abrupt trépas.
De là, je fus durant neuf jours emporté par les flots. Dans
la nuit du dixième, les dieux me
conduisirent dans l'île d'Ogygie, où résidait Calypso aux
belles boucles, terrible déesse à voix
retentissante. Elle m'accueillit
et me combla de biens. Mais pourquoi répéter ce récit ?
Hier, dans ton palais, je te l'ai déjà fait, à
toi et à ta noble épouse. Je n aime pas répéter, une fois dit clairement,
un récit déjà fait. »