
Nous
arrivâmes à l'île d'Éolie, où habitait le fils d'Hippotès, Éole, cher
aux dieux immortels. C'était une île flottante ; un mur de bronze
indestructible l'encerclait tout entière, et une roche lisse pointait
à son sommet.
Douze enfants, au fond de
son palais, étaient nés à Éole, six filles et six garçons florissants de
jeunesse. Dans l'île même, Éole
avait donné ses filles pour épouses à ses fils. Près de leur père
et
de leur digne mère, ils passaient tous ensemble leurs jours à festoyer
; les mets les plus variés figuraient devant eux. Durant le
jour, la maison qu'emplissait le fumet des rôtis, retentissait tout
autour de la cour ; durant la nuit, chacun dormait auprès de sa
chaste compagne, sur des tapis et des lits ajourés. Nous arrivâmes
donc dans leur cité et dans leur beau palais. Pendant un mois entier
Éole me choya, m'interrogeant sur tout, sur Ilion, sur les
vaisseaux argiens, sur le retour de
tous les Achéens. Je lui racontai tout par le menu détail, selon
la vérité. Enfin, lorsque je le priai de me laisser partir et que je
l'engageai à me donner congé, loin de s'y refuser, il aida mon départ.
Il me donna une outre faite avec la peau d'un bœuf de neuf ans qu'il
avait écorché, une outre dans
laquelle il avait attaché les aires des vents qui hurlent, car le
fils de Cronos lui avait imparti le régime des vents et le pouvoir
d'apaiser et de déchaîner celui de son bon gré. Dans le creux de ma nef,
il avait attaché cette outre avec un lien brillant,
une tresse d'argent, afin qu'aucun
vent, fût-ce le moindre souffle, ne pût s'en échapper. Mais il laissa
souffler l'haleine du Zéphyre, pour nous emporter, ainsi que nos
vaisseaux. La bienveillance d'Éole
ne devait pas aboutir, car nous fûmes perdus par nos propres folies.
Pendant neuf jours de suite, jour et nuit nous voguâmes. Dans le cours du dixième, les champs de la patrie apparaissaient
déjà, et déjà nous voyions, tant nous étions rapprochés du rivage, les
feux qu'on allumait. C'est là qu'un doux sommeil vint
se saisir de mes membres harassés,
car j'avais constamment tenu
le gouvernail, sans jamais le confier à aucun de mes compagnons,
afin que nous puissions arriver au plus vite dans la terre de nos
pères. Mes compagnons se mirent à
discuter entre eux ; ils prétendaient que je rapportais chez moi
de l'or et de l'argent, présents que m'avait faits le fils d'Hippotès,
le magnanime Éole. Chacun d'eux regardant son voisin, s'exprimait en ces
termes :
—
Grands dieux ! combien cet nomme est aimé et respecté
par tous, en quelque ville
et pays qu'il arrive ! Il ramène de
Troade les trésors innombrables d'un butin précieux, tandis que
nous, qui avons fait une aussi
longue route, nous revenons chez nous en ayant les mains vides.
Et aujourd'hui encore, voici les
présents qu'Éole lui fit en gage d’amitié. Mais allons ! voyons au
plus vite ce que sont ces
présents, et combien cette outre contient d'or et d'argent. »
Ainsi parlèrent-ils, et
cette funeste décision l'emporta. Ils
délièrent l'outre, et tous les vents s'échappèrent. Leur tourbillon
saisit aussitôt mon équipage éploré, et l'emporta vers le large, loin de
la terre de nos pères. Pour moi, je m'éveillai, et mon cœur sans
reproche se demandait s'il fallait
me jeter du vaisseau pour périr dans la mer, ou supporter en
silence et rester encore au milieu
des vivants. Je voulus supporter et rester. Roulé dans mon manteau, je m'étendis sur ma nef, tandis que le funeste tourbillon du
vent emportait de nouveau
notre flotte vers l'île d'Éolie, et que
mes compagnons ne cessaient de gémir.
Là, nous descendîmes à terre, nous puisâmes de l'eau, et mes compagnons
aussitôt s'empressèrent de
prendre leur repas près des nefs rapides. Dès que
nous eûmes mangé notre pain et bu
notre boisson, je m'adjoignis
un héraut et un compagnon, et je me
dirigeai vers le palais magnifique d'Éole. Je le trouvai en
train de festoyer, ayant à sa table
sa femme et ses enfants. Entrés dans le palais, nous nous assîmes
sur le seuil de la salle, près des
montants des portes. Les convives
en leur cœur furent tout étonnés, et
ils m'interrogèrent :
— Comment, Ulysse, as-tu pu
revenir ? Quelle divinité funeste t'assaillit ? Nous avions avec soin
préparé ton voyage, afin que tu parviennes dans ta patrie, dans ta
demeure, en quelque endroit qu'il te plaise d'aller. »
Ainsi parlèrent-ils. Je répartis alors, le cœur plein d'affliction :
— Mes imprudents compagnons m'ont fourvoyé, et, outre
ceux-ci, un sommeil malheureux. Mais
vous, amis, secourez-moi, car ce pouvoir est en vous. »
Ainsi parlai-je, cherchant à les toucher par de douces paroles.
Mais ils restèrent silencieux, et le père me répondit ces mots :
— Va-t'en ! sors de cette île au plus vite, opprobre des vivants ! Il ne
m'est pas permis de secourir ni de reconduire l'homme qu'ont pris en
haine les dieux bienheureux. Va-t'en ! puisque tu viens ici haï des
Immortels. »
Ayant ainsi parlé, il me chassa de sa demeure, moi qui poussais de
lourds gémissements. Dès lors, nous voguâmes plus loin, le cœur plein
d'affliction. Le cœur de mes rameurs était brisé à force de peiner sur
les rames, et, grâce à notre sottise, notre retour se dérobait encore.
Pendant six jours de file, jour et nuit nous voguâmes. Dans le cours du
septième, nous arrivâmes sous la citadelle élevée de Lamos, à Télépyle,
pays des Lestrygons, où l'on voit le berger qui rentre ses troupeaux
saluer de la voix le berger qui les sort, et celui qui les sort répondre
à son tour à celui qui les rentre. Là, un pâtre qui ne dormirait point
gagnerait deux salaires ; l'un, à
paître les bœufs, l'autre, les moutons blancs, car les chemins
de la nuit et du jour s'y touchent de très près. Nous arrivâmes là dans
un port magnifique, autour duquel la
roche escarpée formait des deux côtés un rempart continu ; deux
caps allongés, l'un en face de l'autre, s'avançaient dans la bouche du
port, et ne laissaient qu'un passage étranglé.
C’est là que tous mes
compagnons arrêtèrent leurs vaisseaux roulant d'un bord à l'autre. Ils
les attachèrent, les uns près des autres, dans l'intérieur de ce havre
encaissé, car jamais vague, ni grande ni petite, ne s'élevait en ce
port, et un calme argenté régnait en son enceinte. Je fus le seul à
tenir mon navire en dehors, sous la pointe d'un cap, où j'amarrai au
rocher les câbles de la poupe. Montant alors au guet, je m'arrêtai
debout sur un pic escarpé. On ne voyait en cette île, ni les travaux des
bœufs, ni les travaux des hommes ; nous n’apercevions que la seule fumée
qui montait de la terre. Dès lors, je résolus d'envoyer des
compagnons reconnaître quels mangeurs
de pain vivaient sur cette terre ; je choisis deux hommes et je
leur adjoignis pour troisième un héraut. Ils descendirent et
s'engagèrent sur un chemin battu, par où les chars conduisaient à la
ville le bois coupé sur les hautes
montagnes. Ils rencontrèrent en avant de la ville une jeune fille
qui puisait de l'eau ; c'était la forte fille du Lestrygon Antiphate.
Elle était descendue vers la source Artacie aux belles eaux courantes,
car c'était de là que les femmes venaient emporter vers la ville leur
provision d'eau. Mes compagnons s'arrêtèrent auprès d'elle, et, lui
adressant la parole, lui demandèrent quel était le roi des gens de ce
pays, et sur quels hommes s'exerçait son pouvoir. Tout aussitôt, elle
leur indiqua la demeure au toit haut que son père habitait. Lorsqu'ils
furent entrés dans l'illustre palais, ils y trouvèrent la reine, une
femme aussi haute que la cime d'un mont, et ils furent saisis d'horreur
à son aspect. Elle fit sur-le-champ venir de l'agora le fameux Antiphate, qui était son époux, et le roi médita pour mes hommes un
douloureux trépas. Saisissant aussitôt l'un de mes compagnons, il en
fit son repas. Les deux autres bondirent et regagnèrent leur navire en
fuyant. Mais Antiphate jeta le cri de guerre à travers la cité. Les
vigoureux Lestrygons l'entendirent, et par milliers accoururent, qui
d'ici, qui de là ; ils ressemblaient, non point à des hommes, mais à des
Géants. Du haut des falaises, ils nous lancèrent des quartiers de rocher
qui suffisaient à la charge d'un homme. Un horrible tumulte d'hommes
expirants et de vaisseaux brisés s'éleva sur les nefs. Harponnant mes
gens comme des thons, ils les emportaient pour s'en faire un écœurant
repas. Or, tandis qu'à l'intérieur de ce port très profond, les Lestrygons massacraient nos marins, je tirai le glaive aigu qui
touchait à ma cuisse, et je coupai les câbles de mon navire à la proue
d'un bleu sombre. Puis, exhortant aussitôt mes rameurs, je leur ordonnai
de peser sur leurs rames, pour qu'il nous fût donné d'éviter un
désastre. Tous alors, redoutant le trépas, firent jaillir l'onde amère.
Heureusement, en prenant le large, ma nef put quitter les rochers en
surplomb. Mais les autres vaisseaux périrent dans le port où ils étaient
groupés.
Dès
lors, nous voguâmes plus loin, le cœur plein d'affliction,
heureux d’avoir
évité le trépas, mais navrés d avoir perdu nos
compagnons. Nous arrivâmes dans
l’île d’AEa. Là résidait Circé aux belles boucles, terrible
déesse à voix retentissante, sœur d’AEétès aux pensées malfaisantes.
Tous les deux étaient nés du Soleil éclaireur des humains, et de Perse,
leur mère, que l'Océan avait eue pour enfant. Là, nous fûmes en silence
amenés par la nef jusque vers le
rivage, dans un port offrant un bon mouillage ; un dieu nous
conduisait. Débarquant alors, nous restâmes deux
jours et deux nuits étendus sur la
terre, le cœur rongé de fatigue et
de peine. Mais, dès que l'Aurore
aux belles boucles eut amené le
troisième jour, je pris ma pique et
mon glaive aigu et, m'éloignant
de ma nef, je montai prestement sur
un pic isolé, afin de savoir si je découvrirais les travaux des hommes,
et si je pourrais entendre quelque voix. Montant alors au guet,
je m'arrêtai debout sur un pic
escarpé, et j'aperçus dans le palais de Circé, à travers un bois
et une épaisse chênaie, une fumée qui montait de la terre aux larges
chemins. J'hésitai alors en mon âme et mon cœur si je devais avancer et
pousser mon enquête, puisque j'avais vu la fumée d'un feu. Tout bien
pesé, voici le parti qui me parut le plus avantageux : retourner d'abord
vers ma nef rapide et sur le bord de la mer, donner un repas à mes
compagnons, puis les envoyer en reconnaissance. J'étais arrivé non loin
de mon vaisseau roulant d'un bord à l'autre, quand un dieu, prenant
pitié de mon isolement, envoya sur ma route un grand cerf à la haute
ramure. De la forêt où il venait de paître, la bête descendait au fleuve
pour y boire, car l'ardeur du soleil l'avait déjà gagné. Comme il
sortait du bois, je le frappai sur l'échiné, au beau milieu du dos, et
ma pique de bronze tout droit le traversa. Il
s'abattit dans la poussière en
bramant, et sa vie s'envola. Mettant sur lui le pied, je retirai
de la plaie ma pique de bronze, que je laissai là, étendue sur la terre.
Puis, arrachant des joncs et des broussailles, j'en tordis une tresse,
longue d'une brasse, souple sur les
deux faces, et j'attachai les pieds de ce monstre étonnant. En le
portant sur la nuque, je me dirigeai vers ma nef noire en m'appuyant sur
ma javeline, car mon autre main n'aurait jamais
pu le tenir sur l'épaule, tant
l'animal était d une grosseur énorme. Je le jetai par terre en
avant du vaisseau. Faisant alors lever mes compagnons, allant de l’un à
l'autre, je les exhortai par de
douces paroles :
— Non,
mes amis, malgré notre affliction, nous ne descendrons
pas dans la maison d'Hadès, avant que le jour marqué par
le Destin ne soit arrivé. Mais allons ! tant qu'il reste à bord de
notre nef rapide nourriture et
breuvage, songeons à nous nourrir,
et ne nous laissons pas consumer par
la faim. »
Ainsi parlai-je, et mes
compagnons obéirent sans retard à mes
ordres. Découvrant leur visage, ils admirèrent le cerf étendu sur la
grève de la mer sans récolte, tant l'animal était d'une grosseur énorme. Lorsque leurs yeux se furent assez charmés de ce
qu'ils apercevaient, mes compagnons
se lavèrent les mains et se préparèrent un splendide repas.
Durant le jour entier, jusqu'au
soleil couchant, nous restâmes assis à savourer des profusions de
viandes et du vin délectable.
Lorsque le soleil se fut enfoncé et
qu'après lui l'obscurité survint,
nous nous couchâmes où se brise la mer. Mais, dès que parut la fille du
matin, l'Aurore aux doigts de rose, je réunis mes hommes et je
leur dis à tous :
—
Écoutez mes paroles, ô vous, mes compagnons qui souffrez
tant d'épreuves, car, amis, nous ne savons pas où est l'occident,
ni où est l’orient, ni de quel côté le Soleil éclaireur des humains,
descend sous la terre, ni de quel côté il doit remonter. Au plus
vite donc, examinons quelle résolution peut encore être prise. Pour
moi, je ne crois point qu'il
n'y en ait pas à prendre. En effet, étant monté au guet sur un pic
escarpé, j'ai découvert une île autour de
laquelle la mer étend sa couronne
infinie. C'est une île basse, et j'ai vu de mes yeux, au milieu de ses
terres, monter une fumée, à
travers un bois et une épaisse chênaie.»
Ainsi parlai-je, et le cœur
de mes compagnons se brisa au souvenir des forfaits du Lestrygon
Antiphate, ainsi que des violences du robuste Cyclope, qui dévore les
hommes. Ils se lamentaient avec des cris perçants, versaient un flot de
larmes abondantes ; mais aucun plan d'action ne sortait de leurs pleurs.
Je comptai donc en deux camps tous
mes compagnons aux belles
cnémides, et je donnai un chef à chacun des deux groupes. Je pris
moi-même la tête du premier, et Euryloque beau comme un dieu
se chargea du second. Aussitôt après,
nous agitâmes les sorts dans un casque de bronze, et le sort qui
sortit le premier fut celui
d'Euryloque au grand cœur. Il se mit donc en route, suivi de vingt-deux
compagnons qui pleuraient, et qui nous laissaient en arrière à gémir.
Ils trouvèrent dans le creux d'un vallon la maison de
Circé, bâtie en pierres lisses, en
un lieu découvert. Tout autour se voyaient les loups de montagne
ainsi que les lions, que la déesse avait ensorcelés en leur donnant de
funestes breuvages. A la vue de mes hommes, bien loin de s'élancer sur
eux, ces fauves s'approchèrent et les flattèrent avec leurs longues
queues. De même que les chiens se pressent en remuant la queue à
l'entour de leur maître qui revient
d'un festin, car il apporte toujours quelque douceur alléchante
; de même, les loups aux fortes griffes ainsi que
les lions, les flattaient de leurs
queues. Mes compagnons pourtant
furent saisis d'effroi, en voyant
ces monstres terribles auprès d'eux. Ils s'arrêtèrent sous le
porche de la déesse aux belles boucles, et ils entendaient Circé, dans
l'intérieur du palais, chanter à belle voix et tisser au métier une
grande toile, une toile divine, rappelant ces délicats ouvrages,
charmants et magnifiques, que tissent les déesses. Politès entraîneur de
guerriers, fut le premier à prendre la parole, Politès qui m'était le plus cher et le plus dévoué
de tous mes compagnons :
— Amis, dans l’intérieur du
palais, il est une femme, ou déesse ou mortelle, qui tisse au métier une
grande toile et qui chante à merveille ; le sol entier en frémit tout
autour. Allons ! crions sans plus
tarder. »
Ainsi parla-t-il, et les
autres crièrent pour jeter un appel. Aussitôt la déesse arriva, ouvrit
les portes éclatantes et les pria d'entrer. Tous ensemble suivirent
imprudemment ses pas. Seul, Euryloque resta, soupçonnant quelque ruse.
Les ayant introduits, Circé les fit asseoir sur chaises et fauteuils.
Battant alors dans du vin de Pramnos, du fromage, de la farine et du
miel vert, elle ajouta à ce breuvage épais des sucs pernicieux, afin qu'ils aient le
plus complet oubli de la terre de leurs pères. Dès qu'ils eurent
avalé ce qu'elle leur présentait, Circé les frappa soudain de sa
baguette, et les enferma dans une étable à porcs. Des porcs, en effet,
ils avaient la tête, la voix, les soies, le corps ; mais leur
intelligence restait aussi solide qu'elle l’était avant. Et c’est ainsi
qu ils furent enfermés en pleurant à grands cris. Circé leur jetait
à manger des glands de chêne et
d’yeuse, des baies de cornouiller,
tout ce que mangent toujours les
porcs qui se vautrent. Euryloque accourut aussitôt au noir
vaisseau rapide apporter des nouvelles
de ses compagnons et raconter leur sort infortuné. Mais il ne pouvait
pas proférer un seul mot, quel qu'en fût son désir ; son âme était
frappée d’un trop rude chagrin. Ses yeux étaient remplis de
larmes, et son cœur ne songeait qu'à gémir. Enfin, lorsqu'on notre
surprise nous l'eûmes tous pressé de questions, il nous narra la
perte de tous ses compagnons.

— Nous avions,
comme tu l'avais prescrit, traversé la chênaie, glorieux Ulysse. Nous
trouvâmes dans le creux d'un vallon la maison de Circé, bâtie en pierres
lisses, en un lieu découvert. Là,
une femme, ou déesse ou mortelle, tissait au métier une grande toile en
chantant à voix claire. Mes compagnons crièrent pour jeter un
appel. Aussitôt la déesse arriva, ouvrit les portes éclatantes et
les pria d'entrer. Tous ensemble
suivirent imprudemment ses pas. Seul, je restai, soupçonnant
quelque ruse. Ils ont alors disparu tous en groupe ; aucun n'est
ressorti, bien que je sois resté longtemps à les guetter. »
Ainsi
parla-t-il, et je jetai dès lors autour de mes épaules ma
grande épée de bronze, ornée de clous d'argent ; je pris aussi mon arc
sur le dos, et, sur-le-champ, j'engageai Euryloque à me conduire par le
même chemin. Mais lui, prenant mes genoux en ses
bras, me suppliait en m'adressant
ces paroles ailées :
— Ne
m'emmène pas là-bas malgré moi, nourrisson de Zeus ;
mais laisse-moi ici, car je
sais que toi-même tu ne pourras pas revenir, ni ramener aucun de tous
tes compagnons. Fuyons donc au plus vite avec ceux qui te restent,
puisqu'il nous est possible d'éviter encore le jour du malheur.»
Ainsi parla-t-il, et je
répondis en lui disant alors :
— Euryloque, reste donc
ici, à l'endroit où tu es, à manger et à boire près du creux vaisseau
noir. Pour moi, je veux partir ; une
impérieuse nécessité m'y pousse.»
Ayant ainsi parlé, je
m'éloignai du vaisseau et du bord de
la mer. Mais lorsque, dans ma marche à travers les vallons sacrés,
j’étais sur le point d'atteindre la vaste demeure de Circé aux nombreux
sortilèges, Hermès à la baguette d'or vint alors, sur le chemin du
palais, se présenter à moi ; il avait pris les traits d'un adolescent
à moustache naissante et dont la jeunesse est dans toute sa
fleur. Il me saisit la main, prit la parole et dit en me nommant :
— Où
vas-tu, malheureux, seul sur ces collines, à travers un
pays que tu ne connais point ? Tes compagnons sont ici enfermés
chez Circé, et parqués, comme porcs, dans une étable obscure
étroitement fermée. Est-ce pour les délivrer que tu viens en ces
lieux ? Crois-moi, tu n'en reviendras pas, et tu resteras, toi aussi,
où sont restés les autres. Mais allons ! je veux t'affranchir de ces
maux, et tu seras sauvé. Tiens ; dès que tu seras possesseur de
cette herbe de vie, tu pourras entrer dans le palais de Circé ; sa
vertu bienfaisante détournera de ta tête le jour du malheur.
Je vais te dire toutes les malfaisantes perfidies de Circé. Elle te
préparera une potion mélangée et jettera des sucs maléfiques en
ce breuvage épais. Mais elle ne pourra pas ainsi t'ensorceler, car
la vertu bienfaisante de l'herbe de vie que je te donnerai, ne le permettra point. Je vais ajouter tout
ce que tu devras faire. Aussitôt que Circé t'aura frappé de sa longue baguette, tire le glaive
aigu qui touche à ta cuisse, bondis sur la déesse, comme si ton
ardeur te poussait à l’occire. Tremblante de peur, elle te pressera
de partager sa couche. Garde-toi bien alors de refuser le lit d'une
déesse, si tu veux qu'elle délivre tes compagnons, et qu'elle te
fasse un accueil empressé. Mais fais-lui jurer par le redoutable
serment des Bienheureux, qu'elle ne
concevra aucun autre dessein
pour ton mal et ta perte, et qu'elle ne profitera pas de ce que
tu seras désarmé pour t'amoindrir et te
dénaturer. »
Ayant ainsi parlé, le
brillant Messager arracha de terre cette herbe de vie et me l’offrit en
m'expliquant sa nature. Sa racine
était noire, et sa fleur, blanche comme du lait. Les dieux l’appellent
Moly. Il est difficile aux nommes mortels de pouvoir l’arracher
; mais les dieux peuvent tout. Hermès repartit pour l’Olympe
élancé, en disparaissant dans les
forêts de l’île. Je me rendis alors
au palais de Circé. J'allais, et
mille pensées bouillonnaient en mon
coeur. Je m'arrêtai sous le porche
de la déesse aux belles boucles.
Là, me tenant debout, je me mis à
crier. Circé entendit mon appel.
Aussitôt la déesse arriva, ouvrit
les portes éclatantes et me pria
d'entrer. Je suivis ses pas, le
cœur plein d'affliction. Après m’avoir
introduit, elle me fit asseoir sur
un beau fauteuil orné de clous d'argent, habilement ouvré ; un
tabouret où reposer les pieds se
trouvait à sa base. Dans une coupe d'or, elle me prépara une
potion mélangée, pour me donner à boire ; et, méditant mon
malheur au fond de son esprit, elle
y jeta des sucs maléfiques.
Dès que j'eus avalé ce qu'elle me présentait, sans arriver pourtant
à ce qu'elle m'ensorcelât,
elle me frappa de sa baguette, prit la
parole et dit en me nommant :
— Va maintenant dans l'étable des porcs, et couche-toi
parmi tes compagnons ! »
Ainsi parla-t-elle. Tirant alors le glaive aigu qui touchait à
ma cuisse, je bondis sur Circé, comme si mon ardeur me poussait à l'occire. Elle s'effondra en jetant un grand cri, éteignit mes
genoux, et m'adressa, pleurante, ces
paroles ailées :
— Qui donc es-tu ? De quel pays viens-tu ? Quelle est ta
cité, et quels sont tes parents ? Je suis émerveillée de ce que tu
n’aies pas été ensorcelé par le breuvage que tu viens d'avaler.
Aucun autre homme, en effet, n'a jamais pu résister à ce charme,
dès qu'il en avait bu, et que cette potion avait franchi la barrière
de ses dents. Tu dois avoir au fond de ta poitrine un cœur inaccessible
à tous les sortilèges. Serais-tu cet Ulysse aux mille astuces, que le
brillant Messager à la baguette d'or m'a de tout temps prédit, en
m'annonçant qu'il viendrait, à son retour de Troie, sur sa rapide nef
noire ? Mais allons ! mets ton glaive au
fourreau, montons tous deux sur notre lit, afin qu’après nous être
amoureusement unis sur cette couche,
nous puissions avoir confiance l'un dans l'autre. »
Ainsi parla-t-elle, et je répondis en lui disant alors :
— Circé, comment peux-tu m'engager à être tendre envers
toi, toi qui as changé dans ta
demeure mes compagnons en porcs, et qui, me retenant ici,
m'invites par un dessein perfide à entrer dans ta chambre et à monter
sur ta couche, afin que tu profites
de ce que je serai désarmé pour m amoindrir et me dénaturer ? Non, je ne
saurais consentir à monter sur ta couche, à moins que tu n'aies
le courage, ô déesse, de me jurer par le serment redoutable, que
tu ne concevras aucun autre dessein pour mon mal et ma perte. »
Ainsi parlai-je, et la déesse aussitôt jura le serment demandé.
Lorsqu'elle eut juré et scellé son serment, je montai sur le lit somptueux
de Circé.
Pendant ce temps, les servantes vaquaient à leur ouvrage au-dedans
du palais. Elles étaient quatre à s'occuper du service de toute la
maison, et toutes étaient nées des fontaines, des bois et des fleuves
sacrés qui coulent vers la mer. L'une jetait sur les fauteuils de beaux
tapis de pourpre, qui recouvraient des voiles
étendus par-dessous. L'autre tirait
devant les sièges des tables en argent, sur lesquelles elle
plaçait des corbeilles en or. La troisième mêlait, dans un cratère en
argent, un vin suave et doux
comme
le miel, et répartissait les coupes d'or. La quatrième apportait
de l'eau et allumait un grand feu sous un large trépied, où cette onde
chauffait. Lorsque l'eau bouillit dans le bronze étincelant, elle me fit
entrer dans la baignoire ; puis, opérant un mélange agréable avec l'eau
qu'elle tirait du large trépied, elle m'inonda la tête et les épaules,
jusqu'à ce qu'elle eût dissipé de mes membres la fatigue épuisante.
Après qu'elle m'eut baigné et frotté d'huile fine, elle jeta sur moi un
beau manteau ainsi qu'une tunique. Me ramenant alors, elle me fit
asseoir sur un beau fauteuil orné de clous d'argent, habilement ouvré ;
un tabouret où reposer les pieds se trouvait à sa base. Une servante
apporta une belle aiguière en or, me versa de l’eau pour me laver les
mains sur un bassin d'argent, et allongea près de moi une table polie.
La vénérable intendante apporta le pain, le mit auprès de moi et plaça
sur la table toutes sortes de mets, faisant largesse de toutes ses
réserves. Circé m'invitait à manger ; mais
mon cœur ne pouvait y prendre aucun
plaisir. Je demeurais assis, pensant à autre chose, et mon esprit
prévoyait des malheurs. Dès que Circé vit que je restais assis sans songer à étendre mes mains sur
le pain, et que j'étais subjugué par une violente affliction, elle
s'approcha de moi et m'adressa ces paroles ailées :
— Pourquoi, Ulysse,
restes-tu donc ainsi, assis comme un muet, sans toucher au breuvage ni à
la nourriture ? Craindrais-tu par hasard quelque autre sortilège ? Tu
n'as plus rien à craindre, car je
t'ai juré le plus grand des serments. »
Ainsi
parla-t-elle, et je répondis en lui disant alors :
— Circé, quel homme, ayant
quelque raison, aurait le courage de goûter aliment ou boisson, avant
d'avoir délivré ses amis et de les voir apparaître à ses yeux ? Mais si
c’est de bon cœur que tu m'invites à
manger et à boire, délivre-les afin que mes yeux
voient mes compagnons fidèles. »
Ainsi parlai-je. Circé, sa
baguette à la main, sortit alors en traversant la salle ; elle ouvrit
les portes de l'étable à pourceaux,
et relâcha des gens qui ressemblaient à de gros porcs gras. Ils s
arrêtèrent vis-à-vis de Circé. La déesse alors, allant de l’un à
l’autre, les enduisit chacun d'un autre liniment. De leurs
membres tombèrent les soies que naguère y avait fait pousser le
pernicieux breuvage que leur avait
offert la vénérable déesse, ils redevinrent des hommes, mais des hommes
plus jeunes qu'ils n'étaient, beaucoup plus beaux et de plus
grande taille. Ils me reconnurent, et chacun d'eux vint me serrer la
main. Des gémissements de joie sourdaient de tous les cœurs, et toute la
demeure retentissait de leurs cris
effrayants. La déesse elle-même fut prise de pitié. S'approchant de moi, la divine déesse m adressa la parole :
—
Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, va
maintenant vers ton vaisseau rapide et sur le bord de la mer. Tirez
tout d'abord votre nef à la terre, remisez au fond des cavernes vos
richesses avec tous vos agrès, puis reviens sans retard en amenant
tes compagnons fidèles. »
Ainsi
parla-t-elle, et mon cœur généreux obéit aussitôt. Je me dirigeai vers
mon vaisseau rapide et sur le bord de la mer. Je trouvai
tout auprès de ma nef rapide mes compagnons fidèles ; ils
gémissaient lamentablement et versaient un flot de larmes abondantes.
De même que des veaux, parqués dans la campagne, bondissent tous
ensemble vers le troupeau des vaches qui rentrent à
leur litière, une fois gavées
d'herbages ; les barrières ne les contiennent plus,

et c'est avec de
bruyants beuglements qu'ils s en vont
courir tout autour de leurs mères ;
mes compagnons, de même, lorsque leurs yeux m'aperçurent,
m'entourèrent tout en pleurs. Leur cœur tressaillit, comme s’ils arrivaient dans leur propre patrie, dans
la cité même de la rocheuse Ithaque, où ils avaient vu le jour et
grandi. Tout en sanglotant, ils m'adressèrent ces paroles ailées :
— Ton retour, ô nourrisson
de Zeus, nous cause autant de joie que si nous étions parvenus dans
Ithaque, sur la terre de nos pères.
Mais allons ! dis-nous comment sont morts nos autres compagnons.»
Ainsi
parlèrent-ils, et je leur répondis par ces douces paroles :
— Tirons tout d'abord notre
nef à la terre, remisons au fond des
cavernes nos richesses avec tous nos agrès ; puis, tous tant que
vous êtes, hâtez-vous de me suivre dans les divines demeures de
Circé, afin de voir vos compagnons en train de manger et de boire,
car ils ont de tout en
abondance. »
Ainsi parlai-je, et mes
compagnons obéirent sans retard à mes ordres. Le seul Euryloque voulait
les retenir tous. Prenant alors la
parole, il dit ces mots ailés :
— Ah
! malheureux, où voulez-vous aller ? Pourquoi désirez-vous
ce que d'autres ont souffert, en descendant au palais de Circé ? Cette
déesse vous changera tous en porcs, en loups ou en
lions, pour vous confier la garde,
même par contrainte, de sa vaste demeure. Elle vous traitera
comme fit le Cyclope, lorsqu'en sa bergerie vinrent nos compagnons, que
l'intrépide Ulysse alors accompagna,
car c'est à sa folie qu'ils ont dû d être aussi entraînés
à leur perte.»
Ainsi parla-t-il. Et
aussitôt mon cœur se demanda s'il me
fallait tirer le glaive à pointe effilée qui touchait à ma cuisse musclée,
frapper Euryloque et envoyer sa tête sur le sol, bien qu'il fût mon très
proche parent. Mais, par de douces paroles, chacun de
son côté, mes compagnons me retinrent
:
—
Descendant de Zeus, laissons-le là, si tu veux, rester près
de la nef et garder
le vaisseau. Pour nous, conduis-nous dans les
demeures divines de Circé. »
Ayant ainsi parlé, ils
s'éloignèrent du navire et du bord de la mer. Euryloque lui-même ne
resta pas auprès du vaisseau creux ; il nous suivit, car mes furieuses
menaces l'avaient rempli de crainte. Pendant ce temps, Circé baignait en
sa demeure mes autres compagnons, les frottait d'huile fine, les vêtait
de tuniques et de manteaux laineux. Nous les trouvâmes tous à prendre en
la grande salle un somptueux repas. Dès qu'ils se virent les uns et
les autres et qu'ils se reconnurent
en se trouvant face à face, ils se mirent à pleurer et à se
lamenter, et toute la demeure se remplit
alors de leurs gémissements.
S'approchant de moi, la divine déesse
m'adressa la parole :
—
Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, ne
poussez plus d'aussi
longues plaintes. Je sais tous les maux que vous avez soufferts sur la
mer poissonneuse, et à quel point des hommes farouches vous ont mis à
mal sur la terre ferme. Mais allons ! mangez de ces mets et buvez de ce
vin, jusqu'à ce que vous ayez repris
en vos cœurs le même courage que vous aviez au début, lorsque
vous quittiez la terre de vos pères, la rocheuse Ithaque. Aujourd'hui,
vous voilà sans force et sans courage, vous souvenant sans cesse de vos
rudes errances, et votre cœur ne
connaît plus la joie pour avoir tant souffert. »
Ainsi parla-t-elle, et nos
cœurs généreux s'empressèrent d'obéir. Nous restâmes là durant toute une
année, assis chaque jour à savourer des profusions de viandes et du vin
délectable. Mais, lorsqu'un an se fut écoulé et que le cours des mois
eut ramené le printemps et parfait les longs jours, mes fidèles
compagnons me prirent à part et me dirent alors :
— Malheureux, voici
l'instant de te ressouvenir de la terre de tes pères, s'il est de ton
destin d'être sauvé et de revenir sous le toit de ta haute demeure et
dans la terre de ta propre patrie. »
Ainsi
parlèrent-ils, et mon cœur généreux s’empressa d’obéir.
Durant le jour entier jusqu'au soleil couchant, nous restâmes assis
à savourer des profusions de viandes et du vin délectable. Lorsque
le soleil se fut enfoncé et qu'après lui l'obscurité survint, ils
s'endormirent dans le palais assombri. Pour moi, je montai sur le lit
somptueux de Circé, je la suppliai en prenant ses genoux, et la déesse
voulut bien m'écouter. Prenant alors la parole, je dis ces
mots ailés :
— Circé, tiens la promesse
que tu m'as faite, de me laisser rentrer en mon foyer. Déjà mon âme
bondit d'impatience, tout comme celle de tous mes compagnons, qui me
rongent le cœur, quand je les vois
pleurer autour de moi, pour peu que tu t'écartes. »
Ainsi
parlai-je, et la divine déesse me répondit alors :
—
Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, ne
restez plus
désormais, si c'est de mauvais gré, au sein de ma demeure. Mais il faut
d'abord que vous accomplissiez un autre voyage et que vous vous rendiez
dans la maison d'Hadès et de
Perséphone, la terrible déesse, afin de consulter l'âme du Thébain
Tirésias, de ce devin aveugle dont l'intelligence demeure inébranlée.
A lui seul, en effet, Perséphone a donné, quoique mort, clairvoyance et sagesse ; les autres ne sont que des ombres flottantes. »
Ainsi
parla-t-elle, et mon cœur se brisa. Assis sur le lit, je me
mis à pleurer ; mon âme ne voulait plus vivre, ni voir encore la lumière
du soleil. Lorsque je fus saturé de pleurer en me roulant
sur le lit, je répondis alors à la déesse en lui disant ces mots :
—
Circé, qui donc en ce voyage nous servira de guide ? Personne ne s'est
jamais rendu chez Hadès sur une nef noire. »
Ainsi parlai-je, et la
divine déesse me répondit alors :
— Descendant de Zeus, fils
de Laërte, artificieux Ulysse, que
le désir d un guide à bord de ton vaisseau ne te tourmente pas. Dresse
le mât, déploie les voiles blanches, et reste assis. Le souffle
de Borée portera ton vaisseau. Lorsque ta nef aura traversé l’Océan, tu
verras alors la côte hirsute, le bois de Perséphone,
avec ses hauts peupliers et ses
saules ingrats. Une fois là, tire ton navire sur le bord de
l'Océan aux profonds tourbillons, et prends le chemin de la maison
d'Hadès, pleine de moisissure. Avance jusqu'au lieu où l’Achéron reçoit
le Pyriphlégéthon ainsi que le Cocyte, dont les eaux s'épanchent du
Styx. Une roche s'élève au pied du confluent de ces deux fleuves aux
eaux retentissantes. Dès que tu seras parvenu tout près de cette roche,
comme je te l'ordonne, creuse une fosse, héros, d'une coudée environ et
de long et de large. Sur le pourtour
de la fosse, répands trois libations pour honorer tous les morts
: la première avec du lait miellé, la
seconde avec du vin délectable, et la troisième avec de l'eau pure.
Saupoudre par-dessus une blanche farine. Puis, implorant par de
longues prières les têtes vacillantes des morts, promets-leur, à ton
retour en Ithaque, de leur immoler au sein de ta demeure une
vache stérile, la plus belle de tes vaches, et de remplir le bûcher
de précieuses offrandes. Promets en
outre, au seul Tirésias, de lui sacrifier en particulier un
bélier tout noir, le bélier le plus beau de ceux de ton troupeau.
Lorsque tu auras adressé suppliques et prières aux tribus illustres des
défunts, songe à leur immoler un agneau mâle et une brebis noire, en
leur tournant la tête du côté de l'Érèbe. Pour toi, écarte-toi et porte
tes regards sur les courants du
fleuve. Alors, tout autour de la fosse, accourront en foule les
âmes des défunts que la mort a saisis. A ce moment, commande et ordonne aussitôt à tes compagnons d'écorcher les moutons
qu'étendit sur le sol et qu'égorgea le bronze sans pitié, de les brûler
et d'implorer les dieux, le puissant Hadès et Perséphone, la
terrible déesse. Quant à toi, après
avoir tiré le glaive aigu qui touche
à ta cuisse, reste là, et empêche les têtes vacillantes des morts de
s'approcher du sang, avant que tu n'aies consulté Tirésias. Dès
lors, entraîneur de guerriers, tu verras bientôt arriver le devin ; il
te dira ta route, la longueur du chemin et comment tu pourras
assurer ton retour en t'engageant sur la mer poissonneuse. »
Ainsi parla-t-elle, et aussitôt parut l'Aurore au trône d'or. Circé me
vêtit en m'offrant et tunique et manteau. La Nymphe à son tour se drapa
d'un grand châle d'une blancheur éclatante,
d'un tissu léger et d'une grâce
charmante ; elle se ceignit les reins d une belle ceinture en or,
et se couvrit la tête d un voile retombant. Pour moi, parcourant le
palais pour réveiller mes gens,
allant de l'un à l'autre, je les exhortai tous par de douces paroles :
— Ne restez plus à dormir, en vous laissant aller aux douceurs
du sommeil. Partons, car l'auguste déesse a songé pour moi à ce qu'il
faut que je fasse ! »
Ainsi parlai-je, et leur cœur généreux s'empressa d’obéir. Toutefois,
même de chez Circé, je ne devais pas ramener mes compagnons indemnes. Le
plus jeune d'entre eux, un certain Elpénor, qui n était ni vaillant au
combat ni solide d’esprit, s’était écarté de tous ses compagnons.
Alourdi par le vin, voulant chercher le frais, il s'était couché sur la
divine demeure de Circé. Entendant le tumulte des cris et des pas de ses
compagnons s'apprêtant au départ, il se leva d'un bond et, oubliant en
son for intérieur de revenir en arrière et de redescendre par le grand
escalier, il alla tout droit tomber du haut du toit. Il se rompit les
vertèbres du cou, et son âme se rendit chez Hadès. Lorsque mes
compagnons furent prêts à partir, je leur dis ces paroles :
— Vous croyez sans doute rentrer en vos foyers, dans la terre de votre
douce patrie. Mais Circé nous assigne un tout autre voyage ; elle nous
envoie dans la maison d'Hadès et de Perséphone, la terrible déesse, pour
consulter l'âme du Thébain Tirésias.
»
Ainsi parlai-je, et leur cœur se brisa. Restant là sans bouger,
ils gémissaient et s'arrachaient les cheveux ; mais aucun plan d'action
ne sortait de leurs pleurs. Enfin, comme nous nous rendions
auprès de notre nef et sur le bord de la mer, le cœur plein d'affliction
et répandant un flot de larmes abondantes, Circé se dirigea aussi, dans
le même moment, vers notre nef noire et vint y attacher un agneau mâle
et une brebis noire. Elle était passée en échappant sans peine à nos
regards. Qui pourrait de ses yeux apercevoir un dieu, quand il ne le
veut point, de quelque côté qu'il revienne ou qu'il aille ?