L’ingénieux
Ulysse lui répondit et dit :
— Puissant Alkinoos, honneur de tous ces peuples,
il est
beau d’écouter un aède tel que celui-ci, sa voix est comparable à
celle qu'ont les dieux. J'affirme, quant à
moi, qu'il ne saurait être
rien de plus agréable que de voir tout un peuple possédé par
la joie, que de voir des convives écouter un aède dans la salle d'un
palais, lorsqu'ils sont assis en longues
files, que les tables sont
chargées devant eux de pain et de viandes, et qu'un échanson,
puisant du vin dans un cratère, en remplit les
coupes et vient le leur
offrir. C'est là ce que mon âme trouve être
le plus beau. Mais, puisque
ton coeur a cru devoir m'interroger sur
mes chagrins et mes
gémissements, mes réponses ne feront qu'augmenter
mes sanglots et mes plaintes. Par où donc commencer, par
où terminer, quand les dieux du
ciel m'ont donné tant de peines ?
Je vais débuter en vous disant
mon nom, pour que vous le sachiez et que, si jamais j'évite
le jour impitoyable, je reste votre hôte,
bien que j'habite de lointaines
demeures. Je suis Ulysse, le fils de
Laërte, celui dont les ruses
ont occupé tous les hommes et dont la gloire s'est élevée
jusqu'au ciel. J'habite Ithaque qui s'aperçoit de loin. Dans cette
île s'élève une montagne superbe, le Nériton aux feuilles agitées.
Tout en son voisinage se situent en grand nombre des îles habitées,
très rapprochées les unes des autres :
Doulichion, Samé et Zacynthe
boisée. Quant à Ithaque, c'est une île qui, assez basse sur
flot, est la plus avancée du côté du couchant ; les autres regardent,
dans son voisinage, l'aurore et le
soleil. L'île est rocheuse,
mais elle nourrit une heureuse jeunesse, et je ne puis rien
contempler d'aussi doux que ma terre natale. Or, Calypso, la divine
déesse, me retenait là-bas dans ses
grottes profondes, car elle
brûlait du désir de m'avoir pour époux.
Circé de même, me retenait au
fond de sa demeure, et la perfide
habitante d'Aéa brûlait aussi du désir
de m'avoir pour époux, mais jamais
elles ne purent persuader mon
cœur au fond de ma poitrine, tant il est vrai que rien n'est
plus doux que ne le sont à chacun, sa patrie, ses parents, même si
l'on habite un plantureux domaine
dans une terre étrangère, loin
de tous les siens. Mais, puisque tu le veux, eh bien ! je
vais te raconter mon retour et les tourments
sans nombre que Zeus m'envoya,
dès que je quittai Troie.
En partant d'Ilion, le vent qui me poussait me fit aborder à Ismaros,
dans le pays des Cicones. Là, je saccageai la ville et massacrai les
hommes. Ayant fait ensuite sortir de la cité les
femmes et les nombreux trésors que nous avions saisis, nous fîmes
le partage, et personne ne put me reprocher de s'en aller frustré de
sa part légitime. J'exhortai alors mes compagnons à fuir d'un
pied rapide, mais ces insensés
ne m'écoutèrent pas. Là, buvant du vin en abondance, ils
égorgèrent tout le long du rivage, quantité
de moutons et de bœufs
tourne-pieds, aux cornes recourbées. Pendant ce temps, les
Cicones s'en allèrent crier au secours auprès
des autres Cicones, qui
étaient leurs voisins, et qui, plus nombreux et plus forts,
habitaient dans les terres et savaient combattre l'ennemi du haut de
leurs chevaux, et même à pied, quand il était besoin. Ils arrivèrent
donc dans la brume de l'aube, aussi
nombreux que les fleurs et les
feuilles qui naissent au printemps. Zeus nous infligea dès
lors un funeste destin, qui, pour notre malheur, devait nous
apporter mille maux à souffrir. Prenant
position, ils engagèrent la
bataille sur le flanc de nos nefs rapides, et, les uns
donnant contre les autres, nous nous frappâmes avec nos javelots de
bronze. Tant que dura l'aurore et que grandit le jour sacré, nous
nous défendîmes et nous résistâmes, sans plier sous le nombre. Mais
quand, vers l'heure où l'on délie les bœufs,
le soleil déclina, les Cicones
mirent en déroute les Achéens domptés. Chacun de nos
vaisseaux perdit six guerriers aux belles cnémides ; quant à nous
autres, nous échappâmes au trépas et au
triste destin.
Dès lors, nous voguâmes plus loin, le cœur plein d'affliction,
heureux d'avoir évité le trépas, mais navrés d'avoir perdu nos
compagnons. Aussi, nos vaisseaux roulant d'un bord à l'autre ne
prirent point le large, avant que nous eussions appelé par trois
fois à voix haute, chacun des
malheureux compagnons qui étaient morts dans la plaine, tués
par les Cicones. Sur nos vaisseaux
ensuite, Zeus assembleur de
nuées fit lever un Borée qui soufflait en affreuses rafales, et
recouvrit de brume et la terre et la mer. La nuit tomba du
ciel. Nos vaisseaux soulevés par l'avant allaient à la dérive, et la
violence du vent déchira leur voilure en trois ou
quatre morceaux. Nous dûmes
alors amener les voiles sur les nefs, par crainte de périr,
et nous nous hâtâmes à grands efforts de
rames, de les pousser jusque
vers le rivage. Là, durant deux jours et deux nuits de suite, nous
restâmes toujours étendus sur la terre, le coeur rongé de
fatigue et de peine. Mais quand l'Aurore aux belles boucles eut
amené le troisième jour, après avoir dressé les mâts, hissé les
voiles blanches, nous restâmes assis ; le vent et les pilotes
dirigeaient nos vaisseaux. J’espérais dès lors arriver sain et sauf
dans la terre de mes pères, mais les flots, le courant et Borée me
détournèrent, comme je doublais Malée, et me firent dévier de l'île
de Cythère. De là, durant neuf
jours, je fus emporté par des vents pernicieux sur la mer poissonneuse.
Dans le cours du dixième, nous atteignîmes la terre des Lotophages,
qui se nourrissent du fruit que mûrit une fleur. Là, nous
descendîmes à terre, nous puisâmes de l'eau, et nos compagnons
aussitôt s'empressèrent de prendre leur repas près des nefs rapides.
Dès que nous eûmes mangé notre pain et bu notre boisson, je résolus
d'envoyer des compagnons reconnaître quels
mangeurs de pain vivaient sur
cette terre ; je choisis deux hommes,
et je leur adjoignis pour
troisième un héraut, lis partirent aussitôt, et se mêlèrent
avec les Lotophages. Mais les Lotophages, bien loin de méditer la
perte de nos gens, leur donnèrent du lotos à manger. Or, tous ceux
qui goûtaient au fruit d'une douceur de
miel que portait le lotos, ne
voulaient plus, ni rapporter leur message, ni revenir en arrière ;
mais ils s'obstinaient à rester là, parmi les Lotophages, à
manger du lotos dans l'oubli du retour. Je dus moi-même, en dépit de
leurs larmes, les ramener de force à bord
de nos vaisseaux, les traîner
au fond des nefs creuses et les attacher sous les bancs des
rameurs. Puis, j'ordonnais aux autres, aux compagnons
fidèles, de se hâter de remonter à bord de leurs nefs rapides, car
je craignais que l'un d'eux, en mangeant du lotos, n'oubliât le
retour.
Aussitôt
alors, ils s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Une fois
tous assis, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume.
Dès lors nous voguâmes plus loin, le cœur plein d'affliction.
Nous
atteignîmes la terre des Cyclopes, de ces géants farouches et sans
justice qui, s'en remettant aux dieux immortels, ne font
avec leurs bras aucune
plantation ni aucun labourage. Tout pousse
chez eux sans qu'il soit
besoin d'ensemencer ou bien de labourer :
le froment, l'orge et la vigne
qui donne un vin de grosses grappes,
que fait pour eux gonfler la
pluie de Zeus. Ils n'ont pas d'assemblée qui juge ou
délibère. Ils habitent le faîte des grands monts, dans des grottes
profondes, et chacun, sans s'occuper des autres,
régit à sa guise ses enfants et
ses femmes. Or, vis-à-vis du port, ni
trop près ni trop loin de la
terre des Cyclopes, s'étend une île aux
arêtes rocheuses. Elle est
boisée et des chèvres sauvages s'y multiplient
sans fin. Jamais le pas des hommes ne vient les y troubler,
et jamais les chasseurs ne pénètrent en cette île, eux qui sont
capables d'endurer la fatigue à travers la forêt, en parcourant le
sommet des montagnes. Elle n'est occupée, ni par des troupeaux
ni par des champs cultivés.
Mais, sans jamais recevoir semences
ni labours, elle reste veuve
d'hommes et ne nourrit que des chèvres bêlantes. Car, chez
les Cyclopes, il n'est point de navires aux joues vermillonnées, ni
d'artisans capables de construire de ces
vaisseaux solidement
charpentés, qui fourniraient à tous leurs besoins, en
visitant les villes des humains, comme le font le plus
souvent les hommes qui, montés
sur des vaisseaux, traversent la
mer pour se lier entre eux. Ces
artisans auraient fait de leur île un
séjour enchanteur. Car elle
n'est point stérile, et elle pourrait porter tous les fruits
des saisons. Elle possède, en effet, sur les bords de la mer
écumante, des prairies humides et meubles, où les plants
de vigne seraient
impérissables. Les champs qu'elle contient sont d'un labour
uni, et la moisson la plus dense, à la saison venue, pourrait y être
levée, car le fond du terrain est extrêmement gras. Elle possède
encore un port d'un bon mouillage, où il n'y a nul besoin de filer
des amarres, de jeter les ancres de pierre, de lier des câbles à la
poupe. Dès qu'ils y sont entrés, les nautoniers
peuvent y relâcher longtemps,
jusqu'à ce que leur coeur les pousse à repartir et que les
vents se lèvent. A la tête du port, coule une
eau limpide, d'une source sous
roche, que des peupliers entourent. C'est là que nous
abordâmes, conduits par un dieu à travers la
nuit sombre. Rien de visible
ne nous apparaissait ; un épais brouillard enveloppait nos
nefs, et la lune, du haut du ciel, ne nous éclairait pas, car elle
était voilée par des nuages. Là, les yeux d'aucun de nous
n'aperçurent cette île, et nous ne vîmes point les
énormes vagues qui roulaient
vers la terre, avant que nos vaisseaux solidement charpentés
n'eussent abordé au port. Les vaisseaux à
l’abri, nous amenâmes toute
leur voilure et nous débarquâmes où se brise la mer. Là, nous
nous endormîmes en attendant le retour de la divine Aurore.
Lorsque
parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose,
nous admirâmes l'île, que nous
explorâmes en errant ça et là. Les
Nymphes filles de Zeus
porte-égide firent lever des chèvres montagnardes,
pour que mes compagnons puissent avoir à dîner. Sans
le moindre retard, nous
allâmes chercher en nos vaisseaux des arcs recourbés, des
épieux à longue hampe ; puis, répartis en trois
groupes, nous attaquâmes. Un
dieu nous donna sans attendre une agréable chasse. Douze
vaisseaux me suivaient, et chacun d'eux
reçut neuf chèvres en partage
; j'en choisis dix pour moi tout seul. Aussi, durant un jour
entier, jusqu'au soleil couchant, nous restâmes
assis à savourer des profusions de viandes et du vin délectable. Car
nous n'avions pas encore épuisé le vin rouge embarqué sur nos nefs ;
il en restait toujours, tant chacun de nous, remplissant
des amphores, en avait à profusion puisé, lorsque nous prîmes
la citadelle sacrée des Cicones. Nos regards se portaient sur la
terre des Cyclopes, qui était près de nous ; nous voyions leur
fumée, nous entendions leur voix, et le bêlement des brebis et des
chèvres. Lorsque le soleil se fut enfoncé et qu'après lui
l'obscurité survint, nous nous couchâmes où se brise la mer.
Mais quand parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, je
réunis mes hommes et je leur dis à tous :
— Restez ici, vous autres, mes compagnons fidèles, pendant
que moi,
prenant ma nef et mes rameurs, j'irai tenter de savoir quels peuvent
être ces hommes, s'ils sont violents, sauvages et sans justice ou
bien s'ils sont d'esprit hospitalier, et si leur cœur a la crainte
des dieux. »
Ayant ainsi parlé, je montai sur ma nef, et j'ordonnai à
mes gens de monter avec moi et
de larguer les câbles de la poupe. Aussitôt alors, ils
s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Une fois tous assis,
ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume. Lorsque nous
touchâmes au pays dont nous étions si près, nous aperçûmes là, à son
extrême pointe, tout près de la
mer, une haute caverne ombragée de lauriers. Elle servait d'étable
à de nombreux troupeaux de brebis et de chèvres. A 1’entour
se voyait une cour élevée, dont l'enceinte était faite de blocs
enfoncés dans le sol, de pins
élancés et de chênes aux cimes chevelues. C'était là le gîte
d'un homme monstrueux, qui seul, loin des autres Cyclopes, menait
ses brebis au pacage. Ne fréquentant personne, il restait à l'écart
et n'était versé que dans l'iniquité. C'était, en effet, un monstre
surprenant ; il ne ressemblait pas à un mangeur de pain, mais au
sommet boisé qui se détache seul sur de hautes montagnes.
J’ordonnai alors aux fidèles rameurs de rester là, auprès de
mon vaisseau, et de garder la
nef. Puis, ayant choisi douze des plus
braves, je partis avec eux.
J'emportais avec moi une outre en peau
de chèvre, pleine d'un vin
noir, au goût délicieux, que Maron fils d'Évanthès, prêtre
d'Apollon protecteur d'Ismaros, m'avait naguère offert pour l'avoir
épargné, lui, sa femme et son enfant. Nous l'avions respecté, car il
habitait sous les arbres du bois de
Phœbos Apollon. Aussi me fit-il
des présents magnifiques ; il me donna sept talents d'or bien
travaillé ; il me fit don d'un cratère
en argent massif, et enfin
d'un lot de douze amphores, qu'il avait
remplies d'un vin liquoreux,
d'une boisson divine et sans mélange. Des servants ou
servantes, personne en sa maison n'en savait la cachette, si ce
n'est lui, sa femme, et la seule intendante. Lorsqu'ils buvaient de
ce sombre vin à la douceur de miel, ils en
remplissaient une seule coupe
et la versaient dans vingt mesures d'eau. Une odeur
délicieuse s'exhalait du cratère, un bouquet si divin qu'il eût
semblé cruel de refuser d'en boire. J'emportais de
ce vin une grande outre pleine.
J'emportais aussi des vivres en un sac, car mon cœur généreux
pressentit aussitôt qu'il rencontrerait un homme revêtu d'une force
puissante, un être sauvage, ne connaissant ni justice, ni
lois. En peu de temps nous arrivâmes à l'antre. Nous ne l'y
trouvâmes point. Il faisait au pacage paître
ses gras troupeaux. Pénétrant
alors dans la caverne, nous considérâmes chaque chose en
détail ; les claies ployaient sous le poids des fromages ; les
étables étaient encombrées d'agneaux et de chevreaux, séparés
pourtant par des enclos distincts : à part, se
tenaient les plus vieux ; à
part, ceux d'un âge moyen ; à part enfin, les dernier-nés. Le
petit lait détordait dans tous les récipients
fabriqués, jattes et seilles
qui lui servaient à traire. Là, mes compagnons tout d'abord
me supplièrent avec force paroles de leur
laisser prendre quelques
fromages avant de s'en aller. Ils voulaient ensuite, après
avoir fait sortir des étables agnelets et chevreaux, les pousser à
la bâte vers la nef rapide, et voguer aussitôt sur
l'onde salée. Je ne crus pas
alors devoir les écouter, et cela pourtant eût beaucoup mieux
valu. Je tenais à voir le Cyclope, et à
savoir s'il m'offrirait les
dons de l’hospitalité. Mais son apparition
ne devait pas être aimable
envers mes compagnons.
Ayant donc allumé du feu, nous fîmes un sacrifice, et nous mangeâmes
les quelques fromages que nous prîmes alors. Assis dans la caverne,
nous l'attendîmes jusqu'au moment où il revint
du pacage. Il portait une
charge énorme de bois sec pour apprêter son repas du soir. Il
le jeta à l'intérieur de l'antre avec un tel fracas, que la peur
nous chassa au fond de la caverne. Il poussa ensuite, dans cette
vaste grotte, toutes les bêtes repues qu'il trayait d’habitude,
tandis qu'il laissait les mâles à la porte, à l'intérieur de la
spacieuse cour, qu'il réservait aux béliers et aux
boucs. Puis, soulevant en
l'air un gros bloc de pierre, un énorme rocher qui lui
servait de porte, il le mit à sa place. L'attelage de vingt-deux
solides chariots à quatre roues n'aurait pas pu l'ébranler du sol,
tant était gigantesque le bloc de pierre qu'il plaça sur sa porte.
Il s'assit alors, afin de traire son troupeau bêlant de brebis et de
chèvres, faisant tout selon l'ordre ; puis
sous chaque mère, il envoya
téter un nouveau-né. Aussitôt après,
il fit cailler la moitié de son
lait éclatant de blancheur, le recueillit et le plaça sur des
éclisses de jonc ; quant à l'autre moitié, il la laissa dans les
vases, pour n'avoir qu'à la prendre pour se désaltérer et la
consommer à son repas du soir. Lorsqu'il eut activé et fini ces
besognes, il ranima son feu, nous aperçut et nous interrogea
:
— Étrangers, qui êtes-vous ? D'où venez-vous sur les routes
des eaux ? Est-ce en vue d'un négoce, ou bien errez-vous à l'aventure,
comme font les pirates qui errent sur la mer, exposant leur vie et
portant le désastre sur les côtes étrangères ? »
Ainsi parla-t-il, et nos coeurs se brisèrent sous la peur de ce
monstre et de sa voix terrible. Malgré tout, je pris la parole
et répondis ces mots :
— Nous sommes Achéens ; nous revenons de Troade, et toutes sortes de
vents nous ont égarés sur le grand gouffre des mers. Nous
retournions chez nous, quand, par une autre route et par d'autres
chemins, c'est ici-même que nous sommes venus. Telle était sans
doute la volonté de Zeus. Nous nous glorifions d'être des guerriers
de l'Atride, d'Agamemnon dont la gloire est immense aujourd'hui sous
le ciel, tant était grande la ville qu'il a mise à sac, et nombreux
les peuples dont il causa la perte. Pour nous, puisque nous sommes
ici, nous venons embrasser tes genoux, espérant recevoir ton
hospitalité, et surtout les présents qu'il est d'usage de présenter
aux hôtes. Crains les dieux, brave ami, car c'est en suppliants que
nous venons à toi. Zeus est le
vengeur des suppliants et des notes, Zeus hospitalier qui accompagne
les notes et veut qu'on les respecte.»
Ainsi parlai-je, et le Cyclope me répondit aussitôt, d'un
cœur impitoyable :
— Il faut que tu sois un naïf, étranger, ou que tu viennes de loin,
pour m'exhorter à craindre les dieux et à leur échapper ! Les
Cyclopes ne se soucient point de Zeus porte-égide, ni des dieux
bienheureux. Nous sommes, en effet, de beaucoup plus puissants. Non,
ce ne serait point pour échapper à la haine de Zeus, que je
t'épargnerais, toi et tes compagnons, si mon cœur ne m'y engageait
point. Mais dis-moi : où donc, en arrivant ici,
as-tu fait mouiller ton solide
vaisseau ? Est-ce à la pointe de l'île ?
Est-ce près d'ici ?
Je veux savoir où il est. »
Ainsi
parlait-il, en voulant me sonder. Mais j'en savais trop long pour ne
pas être en garde. Aussi, contrairement à toute vérité, je lui
répondis par ces mots trompeurs :
— Poséidon, l'ébranleur de la terre, a brisé mon navire ;
il l'a fait approcher du cap, et l'a jeté sur les roches du bout
de votre terre. Le vent du large en a dispersé les débris, et
seuls, mes compagnons et moi, nous avons évité un abrupt
trépas. »
Ainsi
parlai-je, et le Cyclope au cœur impitoyable ne me
répondit rien. Mais il bondit
et jeta les bras sur mes compagnons ; un par chaque main, il
en saisit deux qu'il frappa contre terre, comme de jeunes chiens.
Leur cervelle s'écoula sur le sol et détrempa la terre. Puis,
découpant leurs membres, il en fit son souper. Il les dévora comme
un lion nourri dans les montagnes ; il ne laissa rien, engloutissant
entrailles, chairs et os pleins de moelle. Pour nous, à la vue de
ces horribles forfaits, nous élevions
en pleurant nos mains vers Zeus, car notre coeur sentait son
impuissance. Lorsque le Cyclope eut rempli son énorme estomac,
en se gorgeant de chair humaine et en buvant du lait pur
pardessus, il se coucha au milieu de son antre et s'étendit à
travers ses troupeaux. Je pensais alors, dans le fond de mon cœur au
valeureux courage, à m'approcher de lui, à tirer le glaive aigu qui
touchait à ma cuisse, à le frapper au sein, à l'endroit où le foie s'étend sous le diaphragme, après que ma main aurait palpé la place.
Mais une autre pensée m'en empêcha. Enfermés là,
nous aurions, nous aussi,
succombé sous le coup d'un abrupt trépas, car jamais nos mains
n'auraient pu retirer de la porte élevée, la lourde pierre
qu'il y avait placée. Aussi, tout en gémissant, attendîmes-nous la
divine Aurore.
Dès que
parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose,
le Cyclope ranima son feu, et
se mit à traire son troupeau magnifique, faisant tout selon l'ordre
; puis sous chaque mère, il envoya téter un nouveau-né.
Lorsqu'il eut activé et fini ces besognes, il
saisit encore deux de mes
compagnons, et en fit son repas. Ayant ainsi déjeuné, il
poussa hors de l'antre son opulent troupeau, après avoir soulevé
sans effort la grosse pierre qui lui servait de porte. Aussitôt
après, il la replaça, comme un homme replace au
carquois son couvercle. Le
Cyclope alors, rugissant et sifflant, vers la montagne guida son
gras troupeau. Pour moi, je restai là, bâtissant dans le
fond de mon coeur de funestes desseins, afin de le
punir, si Athéna m'en accordait
la gloire. Or, voici la décision qui
parut la meilleure à mon cœur.
Une énorme massue, appartenant
au Cyclope, gisait près d'un
enclos ; c'était un bois d'olivier encore vert, qu'il avait
coupé pour s'en servir une fois qu'il serait sec. Lorsque nous
l'avions vu, nous l'avions comparé au mât d'un
vaisseau noir à vingt bancs de
rameurs, d'un de ces longs bâtiments
de transport qui franchissent le grand gouffre des mers ; telle nous
apparut, en longueur tout comme en épaisseur, cette
massue. Je m'approchai et j'en
découpai moi-même la longueur
d'une brasse ; puis, remettant
ce segment à mes compagnons, je
leur ordonnai de le dégrossir.
Lorsqu'ils l'eurent poli, je vins moi-même
l'aiguiser par un bout. Aussitôt après, ayant saisi ce pieu,
je le fis durcir dans un feu
ardent. Cela fait, je le mis en sûreté, en le cachant avec
soin sous le fumier épais, qui était répandu
en extrême abondance par toute
la caverne. J'enjoignis enfin à
mes compagnons de tirer au
sort ceux d'entre eux qui auraient à
courir le risque de soulever
avec moi cette barre, et de la vriller
dans l'œil du Cyclope, lorsque
le doux sommeil s'emparerait de
lui. Or, le sort désigna ceux
que moi-même j’aurais voulu choisir ; ils étaient quatre, et
je me désignai pour être le cinquième. Il revint vers le soir, en
ramenant son troupeau à la fine toison.
Aussitôt il poussa dans cette
vaste grotte toutes les bêtes grasses
que comptait son troupeau ; il
n'en laissa aucune dans l'intérieur
de la spacieuse cour, soit
qu'il eût une idée, soit qu'un dieu l'eût ordonné ainsi.
Soulevant ensuite le gros bloc de pierre qui lui
servait de porte, il le mit à
sa place. Il s'assit alors, afin de traire son troupeau
bêlant de brebis et de chèvres, faisant tout selon
l’ordre ; puis sous chaque
mère, il envoya téter un nouveau-né.
Lorsqu'il eut activé et fini
ces besognes, il saisit de nouveau deux de mes compagnons, et en fit
son souper. A ce moment, je m'approchai de lui et je dis au
Cyclope, en tenant à deux mains une seille en bois de lierre
qu'emplissait un vin noir :
—Tiens,
Cyclope, bois de ce vin, puisque tu t'es gorgé de
chair humaine ; tu sauras quel
breuvage recelait notre nef. Je t'en apportais une libation,
dans l'espoir que tu me prendrais en pitié et que tu voudrais me
renvoyer chez moi. Mais ta fureur dépasse
toutes bornes. Insensé ! qui
donc parmi les hommes innombrables voudrait encore venir
auprès de toi, lorsque tu agis contre toute
justice ? »
Ainsi parlai-je. Le Cyclope prit la seille et la but.
Il
ressentit
une
indicible joie à s'abreuver d'un breuvage aussi doux, et il m'en
demanda une seconde fois :
— Aie la
bienveillance de m'en donner encore, et dis-moi tout de suite ton
nom, afin que je te donne un présent d'accueil dont tu te
réjouisses. Ici, en effet, la terre porteuse de froment
produit aux Cyclopes un vin de
grosses grappes, que fait pour eux gonfler la pluie de Zeus.
Mais ton vin s'épanche d'une source de
nectar ainsi que d'ambroisie.
»
Ainsi parla-t-il, et je lui versai encore du vin couleur de feu.
Trois fois je lui en présentai, et trois fois l'insensé avala
jusqu'au bout ces nouvelles rasades. Lorsque le vin eut pénétré
jusqu'au cœur du Cyclope, je m'adressai à lui par ces douces paroles
:
—
Cyclope. tu me demandes mon nom le plus connu ? Je vais donc te le
dire. Mais toi, fais-moi un don d'accueil, comme tu m'as promis. Mon
nom est Personne, et c'est Personne que m'appellent ma mère, mon
père et tous mes compagnons.»
Ainsi parlai-je, et le Cyclope me répondit aussitôt d'un cœur
impitoyable :
— En
bien ! c'est toi, Personne, que je mangerai le dernier, après tes
compagnons. Les autres passeront avant toi, et ce sera là mon
présent d'accueil. »
Il dit, et il se renversa et tomba sur le dos. Il resta par la
suite étendu, ayant sa nuque
épaisse inclinée par côté, et le sommeil qui dompte tous les
êtres, vint alors le saisir. Du fond de son gosier, jaillissaient du
vin, des lambeaux humains, et, alourdi par l'ivresse, le Cyclope
rotait. A ce moment, j'enfonçai le pieu sous le monceau des cendres,
pour le rendre brûlant ; puis, j'exhortai par de pressantes paroles
tous mes compagnons, de peur que l'un d'eux ne cédât à la crainte et
ne se dérobât. Dès que le pieu
d'olivier se trouva sur le point de flamber dans le feu, et
que, tout vert qu'il était, il brillait déjà d'une terrible
lueur, je le tirai du feu et le
portai plus près ; mes compagnons restaient
groupés autour de moi. Un dieu nous animait d'une intrépide
audace. Saisissant alors ce pieu d'olivier, pointu par un côté, ils
l'enfoncèrent dans l'oeil du Cyclope, tandis que moi, appuyant
par le haut, je le
faisais tourner. Ainsi, lorsqu'un artisan pèse sur
sa tarière pour forer la poutre
d'une nef, les ouvriers qui sont au-dessous de lui la font mouvoir
avec une courroie qu'ils tirent des
deux côtés, et la tarière
tourne toujours en même place ; de même, après avoir saisi ce
pieu dont le feu avait rougi la pointe, nous le faisions tourner
dans l'oeil du Cyclope, et le sang ruisselait autour du bois
brûlant. Une vapeur grilla du tout au tout paupières et sourcils,
dès que le feu consuma la prunelle, et ses racines grésillaient sous
la flamme. De même qu'un forgeron plonge dans une eau froide,
lorsqu'il veut la tremper — et la
trempe est la force du fer — une grosse hache ou bien une doloire,
dont le fer rugit avec éclat ; de même, l'œil du Cyclope
sifflait autour de ce pieu d'olivier. Il se mit à gémir d'une voix
terrifiante ; la roche en retentit, et nous, saisis de peur, nous
nous hâtâmes de nous mettre à
distance. Cependant il arracha de son oeil ce pieu souillé de sang
et, d'une main forcenée, le jeta loin de lui. Il se mit alors
à appeler à grands cris les Cyclopes, qui
habitaient, dans son voisinage,
les grottes éparses sur les sommets
battus par les vents. A l'ouïe
de ces cris, ils accoururent de différents côtés, et, se
tenant debout à l'entour de la grotte, ils lui
demandèrent la cause de sa
peine :
— Pourquoi,
Polyphème, crier ainsi si fort en ton accablement, durant la nuit
divine, et nous arracher à notre sommeil ?
Est-ce qu'un mortel enlève tes
troupeaux malgré toi ? Est-ce qu il cherche à te tuer, par ruse ou
bien par force ? »
Du fond de
son antre, le puissant Polyphème leur répondit
alors :
— Amis,
Personne me tue, par ruse et non par force.»
Les Cyclopes alors lui
dirent en réponse ces paroles
ailées :
— Si
personne, seul comme tu es, ne te fait violence, tu dois être malade, et
il n'est pas possible d'échapper au mal que le grand Zeus envoie. Mais
invoque ton père, le roi Poséidon. »
Ayant ainsi
parlé, ils se retirèrent. Je me mis à rire dans le fond de mon cœur, en
voyant la façon dont mon nom et mon sûr artifice les avaient abusés.
Gémissant et souffrant des plus vives douleurs, il tâtonna des mains et
retira la pierre qui lui servait de porte. Puis, s'asseyant en travers
de l'entrée, il étendit les bras pour tâcher de saisir celui de nous qui
voudrait sortir dans le flot des
brebis. Il croyait sans doute au fond de son esprit, que j'étais
assez sot pour prendre ce parti. Mais je songeais alors au moyen le plus
sûr d arracher à la mort mes compagnons et moi.
Je tissais toutes sortes de ruses
et d'artifices, comme s'il s'agissait de sauver notre vie, car un
grand danger se tenait près de nous. Or, voici la décision qui parut la
meilleure à mon cœur. Là se trouvaient des béliers bien nourris, revêtus
d'une épaisse toison ; ils étaient grands et beaux, et leur laine se
colorait d'un violet de nuit sombre. Sans bruit, je les attachai
ensemble avec les brins des osiers flexibles sur lesquels se couchait ce
monstrueux Cyclope, qui n'était versé que dans l'iniquité, et ce fut
trois par trois que je les réunis.
Celui du milieu se chargeait d'un Homme ; de chaque côté
marchaient les deux autres, ceux qui assuraient le salut de mes gens.
Trois béliers en somme se chargeaient de chacun de mes compagnons. Pour
moi, comme il restait un bélier, le plus fort du troupeau tout entier,
je le pris par le dos, et, me pelotonnant sous son ventre velu, je m'y
tins immobile. Les deux mains enroulées dans la toison prodigieuse, je
restai suspendu avec acharnement, sans que faiblît mon cœur. Ainsi, tout
en gémissant, nous attendîmes la divine Aurore.
Dès que
parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, les béliers
s'élancèrent pour aller au pacage. Mais les brebis qui n'avaient pas été
traites, bêlaient à l'entour des enclos, car leurs mamelles se
trouvaient engorgées. Torturé par de violentes douleurs, le maître du
troupeau tâtait l'échine de toutes les bêtes qui se tenaient bien
droites. L'insensé ne s'aperçut pas que mes
compagnons avaient été liés sous
le poitrail des béliers à la toison touffue. Enfin, le dernier du
troupeau, mon bélier avança pour sortir, alourdi par sa laine et par moi
qui songeais à de lourdes pensées. Le puissant Polyphème le tâta et lui
dit :
— Doux bélier, pourquoi sortir ainsi de la caverne le dernier
du troupeau
? Jusqu'ici tu ne venais jamais en arrière des brebis, mais tu étais de
beaucoup le premier pour aller brouter, en marchant à grands pas, les
tendres pousses de l'herbe. Tu étais le premier à parvenir auprès du
courant des rivières, le premier à te hâter vers le soir de revenir à
l'étable, et tu es aujourd'hui le dernier des derniers ? Regretterais-tu
l'œil de ton maître, cet œil que m'a crevé ce lâche qu'aidaient de
maudits compagnons, après avoir
noyé mes sens dans le vin, ce misérable Personne qui n'a pas
encore, j'en ai la certitude, échappé à la mort ! Ah ! si tu pouvais
avoir mes sentiments, parler et me dire où cet homme esquive ma fureur !
En lui brisant le crâne sur le sol, d'un côté et d'autre j'éparpillerais
sa cervelle à travers la caverne, et mon cœur serait allégé des maux que
m'infligea ce bandit de Personne.
»
Ayant ainsi
parlé, il laissa le bélier sortir et s'éloigner. Or, dès que nous
arrivâmes à quelque distance de l'antre et de la cour, je fus le premier
à me dégager de dessous le bélier ; puis je déliai mes autres
compagnons. Sans tarder alors, devant nous
nous poussâmes ces troupeaux
trottinants, ces grosses bêtes grasses que nous conduisîmes par
de nombreux détours, jusqu'à ce que nous fussions parvenus au navire.
Mes compagnons nous virent
apparaître avec joie, nous qui venions d'échapper à la mort ; mais
ils gémirent et se lamentèrent sur ceux qui n'étaient plus. Or,
je ne leur permis pas de pleurer, et c'est à chacun, en fronçant les
sourcils, que je le défendis. J'ordonnai en outre de jeter promptement
à bord de notre nef tous ces nombreux moutons à la belle toison, et de
naviguer sur l'onde salée. Aussitôt alors, ils s'embarquèrent et
prirent place à leurs bancs. Une fois tous assis, ils frappèrent de
leurs rames la mer blanche d'écume. Mais, lorsque je fus à la distance où
peut porter la voix, j'adressai au Cyclope
ces mordantes paroles :
— Cyclope,
ce n'était donc pas d'un nomme sans vaillance, que tu devais manger les
compagnons, en abusant de ta force sauvage dans le creux de ton antre.
Le châtiment de tes crimes devait t'atteindre à coup sûr, puisqu'en ta
cruauté tu ne redoutes point de dévorer tes hôtes au fond de ta demeure.
Voilà pourquoi Zeus et les autres dieux viennent de te punir. »
Ainsi parlai-je. Mais le cœur du Cyclope redoubla de colère.
Il arracha
le faîte d'une haute montagne et le jeta sur nous. Le roc s'abattit près
des flancs du navire à la proue d'un bleu sombre, et peu s'en fallut
qu'il n'atteignît le haut du gouvernail.
La chute du rocher bouleversa la
mer ; le flot par son reflux soudain emportait notre nef du côté
de la terre, et ce grand flot de
mer la mit sur le point de toucher à la côte. De mes deux mains,
je me saisis alors d'une longue gaffe, et je dégageai mon vaisseau
de la rive. Puis, exhortant mes rameurs, je leur ordonnai
par des signes
de tête de peser sur leurs rames,
pour qu'il nous fût donné d'éviter un désastre.
Ils se courbèrent pour tirer
sur leurs rames. Et quand, ayant repris la mer,
nous fûmes deux fois plus
loin, je voulus encore m'adresser
au Cyclope. Mais, par de douces paroles, chacun de son côté,
mes compagnons me retinrent :
— Malheureux ! pourquoi veux-tu exaspérer ce sauvage ? Il vient à
l'instant de lancer dans la mer un si énorme rocher, qu'il
a ramené
notre nef à la côte, et nous avons cru que nous allions y périr. S'il
entend des cris ou des paroles, il brisera nos têtes et les bois du
vaisseau, en les frappant avec un rocher raboteux, tant son bras porte
loin. »
Ainsi
parlèrent-ils ; mais ils ne purent persuader mon cœur au valeureux
courage. Le cœur plein de colère, je lui adressai donc de nouveau la
parole :
— Cyclope, si quelqu'un des mortels te demande jamais qui
t'infligea
la honte de te priver de l'œil, dis-lui que c'est Ulysse saccageur de
cités qui te rendit aveugle, Ulysse fils de Laërte, qui réside en
Ithaque. »
Ainsi
parlai-je, et le Cyclope me répondit ces mots en
gémissant :
— Ah !
malheureux, voici donc que m'atteignent des antiques
oracles ! Il y avait en ces lieux un devin, un homme noble et
grand, Télémon fils d'Eurymos, qui excellait dans la divination et qui
rendit, jusque dans sa vieillesse, des oracles aux Cyclopes. Il avait
annoncé que tout ceci s'accomplirait un jour, et que les mains d'Ulysse
me priveraient de la vue. Mais j'attendais toujours un mortel grand et
beau, qui nous arriverait en étant revêtu d'une force puissante. Or,
voici qu'aujourd'hui c'est un gringalet, un lâche et un mollasse qui
vient me crever l'œil, après m'avoir terrassé par le vin ! Allons !
viens ici, Ulysse, afin que je t'offre les présents de 1'accueil, et que
je supplie l'illustre dieu qui ébranle la terre de t'escorter en route.
Je suis son fils, en effet, et il se flatte de passer pour mon père. Lui
seul me guérira, si tel est son désir, mais aucun autre, ni des dieux
bienheureux, ni des hommes mortels. »
Ainsi
parla-t-il, et je répondis en lui disant alors :
— Ah
!
puisse-je t'ôter et le souffle et la vie, et t'envoyer dans la maison
d'Hadès, aussi sûrement que ton œil ne pourra pas guérir, même par le
dieu qui ébranle la terre ! »
Ainsi
parlai-je, et aussitôt le Cyclope pria le roi Poséidon, en tendant ses
deux bras vers le ciel étoile :
—
Écoute-moi, Soutien de la terre, Poséidon aux cheveux d'un bleu sombre !
Si vraiment je suis tien, et si tu te flattes de
passer pour mon père, accorde-moi
que jamais Ulysse saccageur de cités ne puisse parvenir au sein
de sa demeure, Ulysse fils de Laërte, qui réside en Ithaque. Mais si le
sort veut qu'il revoie ses amis, qu'il rentre sous le toit de sa haute
demeure et dans la terre de sa propre patrie, qu'il n'y parvienne que
tard, sur une nef étrangère, après avoir subi maintes traverses, et
perdu tous ses gens, et qu il trouve la ruine en arrivant chez lui ! »
Il dit, et
le dieu aux cheveux d'un bleu sombre entendit sa prière. Polyphème
alors, saisissant de nouveau un rocher bien plus gros, le lança en le
faisant tournoyer, et lui imprima une vigueur sans mesure. Le roc
s'abattit en arrière du navire à la proue d'un bleu sombre, et peu s'en
fallut qu'il n'atteignît le haut du gouvernail. La chute du rocher
bouleversa la mer ; le flot poussa notre nef en avant et la mit sur le
point de toucher à la côte.
Dès que nous fûmes arrivés dans l'île, où nous avions laissé
le gros de
nos vaisseaux solidement charpentés, nous trouvâmes nos compagnons assis
aux alentours, qui pleuraient et restaient sans cesse à nous attendre.
Arrivés là, nous échouâmes le vaisseau sur les sables, et nous
débarquâmes où se brise la mer. Du creux du navire, ayant alors tiré les
brebis du Cyclope, nous fîmes le partage, et personne ne put me
reprocher de s'en aller frustré de sa part légitime. Au cours de ce
partage, nos compagnons aux belles cnémides m'accordèrent par honneur un
bélier pour moi seul. Je l'immolai sur la grève au fils de Cronos, à
Zeus dieu des sombres nuées, qui commande sur tout, et j'en
brûlai les cuisses. Mais le dieu n'eut aucun souci d'accueillir mon offrande ; il songeait au moyen
de perdre tous nos vaisseaux solidement charpentés, ainsi que mes
fidèles compagnons.
Durant le jour entier, jusqu'au soleil couchant, nous restâmes
assis à savourer des profusions de viandes et du vin délectable.
Lorsque le soleil se fut enfoncé et qu'après lui l'obscurité survint,
nous nous couchâmes où se brise la mer. Mais, dès que parut la fille du
matin, l'Aurore aux doigts de rose, exhortant mes rameurs, je leur
ordonnai de monter à bord et de larguer les câbles de la poupe. Aussitôt
alors, ils s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Une fois tous
assis, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume. Dès lors,
nous voguâmes plus loin, le coeur plein d'affliction, heureux d'avoir
évité le trépas, mais navrés d'avoir perdu nos compagnons.
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