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Ainsi combattaient-ils, à la façon d'un
feu qui multiplie ses flammes. Cependant Antiloque, rapide
messager, parvint
auprès d'Achille. Il le trouva devant ses nefs aux
cornes relevées, méditant au fond de son esprit sur ce qui
déjà venait de s'accomplir. Il s'irritait et disait à son
âme au valeureux courage:
— Malheur à moi ! pourquoi les Achéens aux têtes chevelues
se
pressent-ils vers les nefs en désordre et sont-ils encore
éperdus dans
la plaine ? Je tremble que les dieux n'accomplissent les maux
si cruels à mon cœur, que ma mère un jour clairement m'annonça,
lorsqu'elle
me dit que, de mon vivant même, le plus brave d'entre
les
Myrmidons quitterait sous les mains des Troyens la lumière
du soleil ! Oui certes, il a déjà succombé le fils vaillant
de Ménoetios. L'infortuné
! je lui avais cependant ordonné, une fois repoussé le feu
dévastateur, de revenir aux nefs et de ne pas combattre vaillamment contre Hector. »
Tandis qu'il agitait ces pensées en son âme et son cœur, le
fils de l'admirable Nestor, versant de chaudes larmes, s'avança
près de lui, et lui annonça son douloureux message :
— Hélas à moi ! fils de Pelée à l'âme illuminée, c'est d'une
affreuse nouvelle que tu vas être informé, d'un événement
qui jamais n aurait dû survenir. Il gît, Patrocle, et le combat
sévit autour de son cadavre nu, puisque ses armes, c'est Hector
au casque à panache oscillant
qui les détient. »
Ainsi parla-t-il, et un sombre nuage de douleur enveloppa
Achille. Prenant alors de ses deux mains la poussière brûlée
de son foyer, il la versa sur sa tête, et déshonora son visage
charmant. La cendre noire
s'étala sur sa divine tunique. Et lui-même, grand corps étendu
sur un grand espace, gisait dans la poussière, et déshonorait,
en l'arrachant de ses mains, sa chevelure. Les servantes,
qu'Achille et Patrocle s'étaient acquises au butin, poussèrent
de grands cris, le cœur plein d'affliction. Passant la porte,
elle accoururent auprès d'Achille à l'âme illuminée ; toutes,
de leurs mains, se frappaient la poitrine, et la force
des membres se rompit à chacune. Antiloque, d'autre part,
se lamentait, versant des larmes, serrant les mains d'Achille,
dont le noble cœur gémissait
d'angoisse, car il craignait qu'Hector avec le fer ne vînt
à couper la gorge
de Patrocle.
Achille alors jeta un cri affreux. Son auguste mère l'entendit
du fond des abîmes marins où elle était assise auprès de son
vieux père. Elle se prit alors à gémir à son tour. Les déesses
se rassemblèrent autour d'elle, toutes les Néréides qui habitaient
l'abîme marin. Là se trouvaient Glaucé, Tnalie, Cymodocé ;
Nésée, Spéio, Thoé et
Halié aux grands yeux de génisse ; Cymothoé, Actée
et Limnoréia ; Mélité, laira, Amphithoé et Agave ; Dotô, Protô,
Phérouse et Dynamène ; Dexamène, Amphinome et Callianira ;
Doris, Panopé et Galatée très illustre ; Némertès, Apseudès
et Callianassa ; là se trouvaient aussi Clymène, lanire et
lanassa ; Maïra, Orythyie et Amathye aux belles boucles, et
toutes les autres Néréides qui habitaient l'abîme marin. La
grotte argentée en était remplie. Toutes ensemble se frappaient
la poitrine, et Thétis entonna la lamentation :
— Écoutez, Néréides, mes sœurs, afin que vous sachiez toutes
bien, après m'avoir entendue, de combien de chagrins mon cœur
est affligé. Hélas à moi ! infortunée. Hélas à moi ! malheureuse
mère du plus brave des hommes ! Après avoir enfanté un fils
irréprochable et fort, supérieur aux héros, ce fils a grandi
comme une jeune pousse ; je l'ai soigné comme un plant sur
un coteau de vignes et, sur des vaisseaux aux poupes recourbées,
je l'ai envoyé vers Ilion combattre les Troyens. C'est lui
que je ne dois jamais plus
accueillir, à son retour au foyer, dans la maison de
Pelée. Et, tandis que je l'ai, qu'il subsiste et qu'il voit
la lumière du soleil, il vit dans l'affliction, et je ne puis
lui être d aucune aide en allant près de lui. J'irai cependant,
afin que je voie mon enfant
chéri, et que j apprenne quelle souffrance lui est survenue,
pendant qu'il se tenait éloigné du combat. »
Ayant ainsi parlé, elle quitta sa grotte. Les Néréides en
pleurant la suivirent,
et le flot de la mer se fendait autour d'elles. Dès
qu'elles arrivèrent sur les plantureuses terres de la Troade,
elles montèrent sur le
rivage les unes après les autres, à l'endroit où, tirés au sec, les nombreux vaisseaux des Myrmidons se pressaient
autour du rapide Achille. Il gémissait lourdement, quand son
auguste mère s'arrêta près de lui. Alors, poussant des cris
aigus, elle prit la tête de son enfant et, tout en se lamentant,
lui adressa ces paroles
ailées :
— Mon enfant, pourquoi pleures-tu ? Quelle affliction est
entrée dans ton cœur ?
Parle sans détour, ne me cache rien. Zeus, selon tes
vœux, a tout accompli de ce que naguère, levant les mains
au ciel, tu lui demandais : que tous les fils des Achéens
fussent refoulés près des nefs, et que, privés de ton secours,
ils souffrissent de bouleversants
revers. »
Après avoir profondément gémi, Achille aux pieds rapides lui
répondit alors :
— Ma mère, il est bien vrai que l'Olympien a exaucé tous ces
vœux, mais quel profit m'en revient-il, puisqu'il est mort
mon cher ami Patrocle,
celui que j'estimais au-dessus de tous mes compagnons,
et autant que ma tête. Je l'ai perdu, et c'est Hector qui,
après l'avoir immolé, l'a dépouillé de ses belles armes, armes prodigieuses
qui étonnaient la vue, et que les dieux donnèrent à Pelée
en présents magnifiques, le jour même où ils te jetèrent dans
le lit d'un mortel. Comme tu aurais dû rester là, au milieu
des déesses marines, et Pelée emmener une épouse mortelle
! Mais aujourd'hui, c'est pour que tu aies, toi aussi, à souffrir
en ton cœur d'une détresse infinie, que tu ne pourras plus,
ton fils étant
mort, le recevoir encore à son retour au foyer, puisque mon
cœur
m'incite à ne plus vivre, à ne plus désormais rester parmi
les hommes,
à moins qu'Hector, frappé le premier par ma lance, ne perde
le souffle de la vie, et ne paie pour la proie qu'il se fit
de Patrocle fils de Ménoetios.
»
Thétis, versant des larmes, lui répondit alors :
— Prompt sera ton destin, mon enfant, à la façon dont tu parles,
car aussitôt après celui d'Hector, ton trépas sera prêt.»
Violemment irrité, Achille aux pieds rapides lui répondit
alors :
— Que je meure à l'instant, puisque je ne devais pas secourir
le compagnon qui vient de m'être tué ! Il est mort fort loin
de sa patrie, et il n'a pas eu en moi de protecteur
contre la perdition. Et maintenant, puisque je ne retournerai
plus dans la terre de ma douce patrie, puisque je n'ai pas
été la clarté du salut
pour Patrocle, ni pour ceux de mes autres amis que le divin
Hector en grand nombre a domptés, tandis que je restais
assis auprès des nefs, vain fardeau de la terre, moi qu'aucun
des Achéens aux tuniques de bronze n'égale à la bataille,
s'il en est d'autres, au sein de l'assemblée, qui valent mieux
que moi ; ah ! puisse la
discorde, de chez les dieux comme de chez les hommes, disparaître,
ainsi que la colère qui pousse à s'irriter l'homme le plus
sensé, et qui, beaucoup plus douce que des gouttes de miel,
croît comme une fumée dans le cœur des humains ! C'est d'une
telle colère que m'a rempli
jusqu'ici le roi des guerriers Agamemnon. Mais laissons au passé, malgré notre affliction, ce qui est
du passé, et domptons notre cœur au fond de la poitrine,
sous le coup de la nécessité. J'irai donc maintenant à la
rencontre d'Hector,
du meurtrier d'une tête si chère. Je recevrai le Génie de
la mort, lorsque Zeus et les autres dieux immortels voudront
bien qu'il arrive. Car le puissant Héraclès lui-même n'évita
pas le Génie de la mort, lui qui était si cher au fils de
Cronos, à Zeus souverain.
Le Destin le dompta, et le courroux implacable d'Héra. Pour
moi, si un destin pareil m'est préparé, il en sera de même
: on me verra gisant,
lorsque je serai mort. Mais aujourd'hui, puisse-je
me saisir d'une gloire éminente, et forcer telle ou telle
des Troyennes, ou des Dardaniennes aux robes qui retombent
avec des plis profonds,
à gémir avec force, en essuyant des deux mains les
larmes qui coulent sur ses joues délicates. Qu'elles s'aperçoivent
que je me suis longtemps abstenu de la guerre. Ne me retiens
pas de combattre, quel que soit ton amour ; tu n'arriverais
pas à me persuader. »
La déesse Thétis aux pieds d'argent lui répondit alors :
—
Oui, tu dis vrai, mon enfant ; il ne peut être mal, quand
ils sont épuisés, d'écarter de ses compagnons la mort abrupte.
Mais tes belles armes sont aux mains des Troyens, tes armes
de bronze, resplendissantes.
Hector au casque à panache oscillant se glorifie de
les porter lui-même sur ses propres épaules. Mais je t'affirme
qu'il n'aura pas longtemps à s'en targuer, puisque le meurtre
se tient auprès de lui. Toi cependant, ne plonge pas encore
dans le tumulte d'Arès ; attends que de tes yeux tu m'aies
vue revenir. Car, dès l'aurore, au lever du soleil, je reviendrai,
en t'apportant de la part du seigneur Héphœstos, de belles
armes. »
Ayant ainsi parlé, elle fit demi-tour sous les yeux de son
fils, et, une fois retournée, adressa ces mots à ses sœurs
marines :
—
Vous autres, maintenant, plongez dans le vaste sein de la
mer, afin d'aller voir le Vieillard de la mer et le palais
de mon père, et rapportez-lui tout. Pour moi, je vais dans
l'Olympe élancé, m'informer
auprès d'Héphœstos, l'illustre artisan, s'il consent
à donner à mon fils des armes illustres et resplendissantes.
»
Ainsi parla-t-elle. Et les Néréides s'enfoncèrent aussitôt
sous le flot de la mer. Quant à la déesse Thétis aux pieds
d'argent, elle partit pour l'Olympe, afin d'apporter à son
cher enfant des armes illustres.
Or, tandis que ses pieds la portaient vers l'Olympe, les Achéens,
sous les coups de l'homicide Hector, fuyaient au milieu d'horrifiantes
clameurs, et parvenaient aux nefs et près de l'Hellespont.
Quant à Patrocle, serviteur d'Achille, les Achéens aux belles
cnémides ne pouvaient pas aux traits dérober son cadavre, car déjà l'armée, les chevaux et le fils de Priam, Hector, d'une
vaillance pareille à celle de la flamme, l'avaient rejoint.
Trois fois, l'illustre Hector, brûlant de l'entraîner, le
saisit par les pieds et
à grands cris exhorta les Troyens ; trois fois, les deux Ajax,
revêtus d'impétueuse vaillance, le repoussèrent du cadavre.
Mais sans répit
Hector, confiant en sa vaillance, tantôt bondissait à
travers la ruée, tantôt s'arrêtait et poussait de grands cris,
mais jamais ne reculait d'un pas. Tout comme des bergers installés
dans les champs ne peuvent pas, du corps d'un animal, éloigner
un lion fauve que tourmente la faim ; de même, les deux Ajax
casqués ne pouvaient pas effrayer le Priamide Hector et l'éloigner du
mort. Et sûrement alors il l'eût entraîné et se fût saisi
d'une indicible gloire, si la rapide Iris aux pieds de vent
n'était alors, accourant de l'Olympe, venue annoncer au fils
de Pelée, à l'insu de
Zeus et des autres dieux, qu'il eût à s'armer. C'était Héra
qui l'avait envoyée. S'arrêtant près d'Achille, elle lui adressa
ces paroles ailées :
— Lève-toi, fils de Pelée, le plus redoutable de tous les
guerriers. Porte secours à Patrocle, pour lequel sévit une
terrible mêlée en avant des vaisseaux. De part et d'autre
on s'y entretue ; les uns défendent le cadavre du mort ;
les autres, les Troyens, se précipitent pour le traîner vers
Ilion battue par les vents. Le brillant Hector brûle entre
tous de s'en emparer, et son
cœur
le pousse à planter en haut des palissades la tête de Patrocle,
après l'avoir coupée de son cou délicat. Lève-toi donc, ne
reste pas inerte, et qu'arrivé en ton cœur la crainte sacrée
que Patrocle ne devienne un jouet pour les chiennes de Troie.
Quel opprobre pour toi,
si son cadavre revient déshonoré ! »
Le divin Achille aux pieds infatigables lui répondit alors
:
— Déesse Iris, quel est celui des dieux qui, en messagère,
vers moi t'a dépêchée
?»
La rapide Iris aux pieds de vent sur-le-champ répliqua :
— C'est Héra qui m'a dépêchée, la glorieuse compagne de Zeus.
Nul ne le sait, ni le fils de Cronos, le pilote suprême, ni
aucun des autres Immortels
qui habitent l'Olympe neigeux. »
Achille aux pieds infatigables lui répondit et dit :
— Comment irais-je à travers le tumulte ? Ils détiennent mes
armes, et ma chère mère
m a défendu de m'armer, avant que mes yeux ne l'aient vue
revenir, car elle a promis de m'apporter de la part d'Héphœstos
de belles armes. D'un autre guerrier, je ne sais pas si je
pourrais revêtir les armes illustres, si ce n'est le bouclier
d'Ajax fils de Télamon. Mais ce héros, j'espère, se trouve
aux premiers rangs, tuant avec sa pique pour le corps de
Patrocle ! »
La rapide Iris aux pieds de vent lui répondit alors :
— Nous savons bien, nous aussi, que tes armes illustres sont
aux mains ennemies. Mais,
tel que tu es, va vers le fossé, apparais aux Troyens, et
vois si, pris de peur, ces Troyens cesseront de combattre,
et si les belliqueux fils des Achéens reprendront le souffle
dans leur accablement. Il faut peu de temps à la guerre pour
reprendre le souffle. »
Ayant ainsi parlé, Iris aux pieds rapides s'en retourna. Aussitôt,
Achille aimé de Zeus se leva. Athéna jeta sur ses fortes épaules
l'égide ornée de franges. Autour de sa tête, la divine déesse
répandit en couronne un nuage doré, et fit jaillir de son
corps une flamme éblouissante. De même que, sortant d'une
ville, du lointain d une île qu assiège l'ennemi, la fumée
s'élève dans l'éther ;
les habitants s'en sont remis, au cours de la journée, au
jugement du redoutable Arès, hors des murs de la ville ; mais,
dès qu'arrivé le coucher du soleil, les feux flambent serrés
; leur vif éclat apparaît et s'élance dans les hauteurs du
ciel, afin d'être aperçu par les peuples voisins, et de voir
si, montés sur des vaisseaux, ils ne viendront pas les protéger
contre la perdition ; de même, de la tête d'Achille, montait
dans les airs une vive lueur. Passant le mur, il s'arrêta,
debout, sur le bord du fossé, sans se mêler pourtant aux Achéens,
car il respectait la rigoureuse injonction de sa mère. Là,
se tenant debout, il se mit à crier. Et Pallas Athéna, de
son côté, fit entendre sa voix. Achille alors suscita parmi
les Troyens un tumulte indicible. Aussi perçante qu'est la
voix de la trompette, lorsqu'elle éclate au moment où de cruels
ennemis assiègent une ville, aussi perçante fut la voix de
l'Éacide. Et les Troyens alors, quand ils entendirent la voix
de bronze du descendant d'Éaque, en eurent tous le cœur bouleversé.
Les chevaux à belle robe firent tourner les chars en arrière, car au fond de leur cœur ils pressentaient des maux.
Les cocher furent épouvantés, lorsqu'ils virent un feu infatigable
flamber, terrible, sur la tête du fils de Pelée au valeureux
courage. C'était Athéna, la déesse aux yeux pers, qui le faisait
flamber. Trois fois, par-dessus le fossé, le divin Achille
cria d'une
voix retentissante, et trois fois, les Troyens et leurs illustres
alliés
furent dans l'effarement. Là même, à ce moment, douze guerriers
des plus braves périrent sous leurs propres chars et par leurs
propres piques. Les Achéens alors retirèrent avec joie Patrocle
loin des traits, et le déposèrent sur une civière. Tout autour
de lui ses chers compagnons se tenaient éplorés ; derrière
eux, Achille aux pieds rapides marchait en versant des larmes
brûlantes, car il voyait son loyal compagnon couché sur un
brancard et déchiré par le bronze aigu. Il l'avait envoyé
au combat en lui prêtant
ses chevaux et son char, mais il ne put l'accueillir au
retour. A ce moment, la vénérable Héra aux grands yeux de
génisse envoya l'infatigable soleil regagner malgré
lui le cours de l'Océan. Le soleil s'enfonça, et les divins
Achéens suspendirent la lutte violente et la bataille aux
communes épreuves.
Les Troyens, d'autre part, s'étant retirés de la rude mêlée,
dételèrent de leurs chars les rapides chevaux et se réunirent
en assemblée, avant de songer au repas du soir. L'assemblée se fit, tous
étant debout, et nul n'osa s'asseoir. La frayeur en effet
les possédait tous, parce qu'Achille avait reparu, lui qui
si longtemps s'était abstenu du douloureux combat. Polydamas alors, le
fils inspiré de Panthoos, prit au milieu d'eux le premier
la parole. Lui seul, en effet, savait à la fois considérer
l'avenir et le passé. Il était le compagnon d'Hector, et tous deux étaient nés la
même nuit. Mais l'un par ses avis prévalait avec éclat sur
tous, et l'autre par sa lance. Plein de bons sentiments, il
leur parla et dit :
— Réfléchissez, mes amis, et songez bien à tout. Pour moi,
je
vous conseille de rentrer maintenant dans la ville, de ne
pas
attendre
dans la plaine et près des vaisseaux la divine Aurore ; nous
sommes loin de nos murs. Tant que cet homme était irrité contre
le divin Agamemnon, les Achéens étaient plus faciles à combattre.
J'étais moi-même tout joyeux de passer la nuit près des
nefs rapides, dans l'espoir d'arriver à prendre leurs vaisseaux
roulant d'un tord à l'autre. Mais aujourd'hui, j'appréhende
avec terreur le Péléide aux pieds rapides. Telle qu'est l'excessive
violence de son cœur, il ne voudra pas s'arrêter dans la plaine,
au milieu de laquelle Troyens et Achéens se partagent, les
uns et les autres, la fougue d'Arès. Mais il voudra combattre
pour s'emparer de la ville et des femmes. Gagnons donc notre
ville, croyez-moi ; car voici ce qui va survenir. A cette
heure, la nuit sacrée vient d'arrêter le Péléide aux pieds
rapides. Mais si demain,
en s'élançant avec ses armes, il nous rencontre ici, chacun
de nous le reconnaîtra
tien. Quiconque alors aura fui, se trouvera heureux
d'avoir gagné la sainte Ilion, car chiens et vautours mangeront
maints Troyens. Ah ! puissent loin de l'oreille me passer
de tels maux ! Mais si nous acquiesçons, malgré qu'il
nous en coûte, au conseil que je donne, nous tiendrons tout
au cours de la nuit nos forces rassemblées sur la place publique.
La ville restera défendue par ses tours, ses portes élevées et les longs vantaux,
tien façonnés et fortement unis, qui y sont adaptés. Puis,
au matin, dès l'aurore, cuirassés de nos armes, nous serons
de tout sur nos remparts. Et Achille dès lors aura peine plus
grande si, partant de ses
vaisseaux, il veut nous combattre autour de nos murailles.
Il devra regagner ses navires, quand il aura, de courses en tout sens, saturé ses chevaux à la belle encolure, errant ça
et là autour de notre ville. Mais son courage ne saura point
lui donner
d'y entrer, et jamais il ne la dévastera ; auparavant, les
chiens alertes le dévoreront. »
En le toisant alors d un regard de travers, Hector au casque
à panache oscillant répondit :
— Polydamas, tu ne dis plus là des paroles qui me plaisent,
toi qui nous conseilles de regagner notre ville et de nous y enfermer.
N'êtes-vous donc pas rassasiés de rester enfermés à l'intérieur
des murs ? Naguère, en effet, les nommes doués de la parole
proclamaient tous que la ville de Priam se trouvait
riche en or et en bronze.
Mais aujourd'hui, ils sont anéantis les précieux trésors de
nos palais ; la plupart de nos biens ont été vendus et sont
partis en Phrygie et dans l'aimable Méonie, parce que le grand
Zeus était irrité contre nous. Maintenant donc que le fils
de Cronos aux pensées tortueuses m'a donné d'acquérir de la
gloire auprès des vaisseaux
et d'acculer les Achéens à la mer, garde-toi, insensé,
de manifester de telles pensées devant le peuple. Car aucun
Troyen ne t'obéira ; je ne le permettrai pas. Mais allons
! obéissons tous à ce que je vais dire. Pour l'instant, prenez
dans le camp votre repas du soir, à vos rangs respectifs ;
souvenez-vous d'assurer votre garde, et qu'en éveil reste
chacun de vous. Mais si quelque Troyen se tourmente à l'excès
pour ses propres richesses, qu'il les rassemble et les donne
en pâture à la masse des troupes ; mieux vaut qu'en jouisse
chacun de nos soldats que les
Achéens. Demain, dès l'aurore, cuirassés de nos armes, éveillons
auprès des vaisseaux creux l'impétueux Arès. Et si vraiment
le divin Achille veut se lever d'auprès de ses vaisseaux,
ce sera, s'il le fait, pour lui peine plus grande. Moi du
moins je ne le fuirai
pas, loin de la guerre aux mille cris affreux. Mais, en pleine
face, je lui résisterai, soit qu'il remporte un insigne
avantage, soit que je le remporte. A tous est commun le Belliqueux
meurtrier, et souvent il tue celui qui veut tuer.»
Ainsi parla Hector et les Troyens l'acclamèrent. Les insensés !
Pallas Athéna leur avait enlevé la raison. Ils approuvèrent
d'Hector les funestes projets, et nul n'osa louer le conseil
salutaire de Polydamas. Ils prirent ensuite leur repas sous
les armes.
Quant aux Achéens, ils passèrent la nuit à pleurer sur Patrocle
et à se lamenter. Le fils de Pelée fut le premier pour eux,
après avoir posé ses mains tueuses d'hommes sur la poitrine
de son compagnon, à donner cours et force à la lamentation.
Il gémissait sans interruption, tel un lion à la barbe touffue
qu'un chasseur de cerfs priva de ses petits, en les arrachant
à l'épaisse forêt ; il se désole d'être arrivé trop tard,
parcourt maints vallons sur les traces du ravisseur qu'il
cherche à découvrir, car une âpre colère s'est emparée de
lui. Aussi lourdement gémissait Achille, en s'adressant alors
aux Myrmidons :
— Hélas ! je n'ai donc lancé que de vaines paroles, le jour
où je réconfortai le héros Ménoetios dans son palais. Je lui
disais que je ramènerais
dans Oponte son très illustre fils, lorsqu'il aurait renversé
Troie et obtenu sa juste part de butin. Mais Zeus n'accomplit
pas toutes les pensées des hommes. Pour tous deux, en effet,
le sort a décidé que notre sang rougirait la même terre, ici
même, en Troade, car ni le vieux Pelée conducteur de chevaux,
ni ma mère Thétis, ne salueront mon retour en m'accueillant
au palais ; mais ici la
terre me gardera. Maintenant donc, ô Patrocle, puisque
ce n'est qu'après toi que j'irai sous la terre, je ne t'ensevelirai
point avant d'avoir apporté ici les armes et la tête d'Hector,
ton
meurtrier au valeureux courage. J'égorgerai devant ton bûcher
douze
fils illustres de Troyens, dans la colère que me cause ton
meurtre. Jusque-là, tu resteras auprès des vaisseaux à poupes
recourbées, gisant comme tu es. Autour de toi pleureront,
en versant des larmes nuit
et jour, les Troyennes et les Dardaniennes aux robes
qui retombent avec des plis profonds, que nous avons conquises
à force de fatigue, par notre valeur et notre longue lance,
en saccageant les cités opulentes des bommes doués de la
parole. »
Ayant ainsi parlé, le divin Achille invita ses compagnons
à placer un grand trépied sur le feu, afin de laver au plus
vite Patrocle du sang figé qui le souillait, ils placèrent un trépied servant
à préparer le bain sur un feu ardent, y versèrent de l'eau
et firent brûler sous lui le bois qu'ils avaient pris. La
flamme enveloppa la panse du trépied, et l'eau s'échauffa.
Lorsque l'eau bouillit
dans le bronze étincelant, ils lavèrent le corps de Patrocle,
l'oignirent avec de l'huile onctueuse et remplirent
ses blessures d'un baume de neuf ans. Puis, l'ayant mis sur
un lit, ils le couvrirent des pieds jusqu'à la tête d'un bienséant
linceul, sur lequel ils jetèrent un lé d'étoffe blanche. Toute
la nuit ensuite, autour d'Achille
aux pieds rapides, les Myrmidons la passèrent à pleurer sur Patrocle et à se lamenter.
A ce moment, Zeus dit a Héra, sa sœur et son épouse :
— Tu as enfin réussi, vénérable Héra aux grands yeux de génisse,
à faire lever Achille aux pieds rapides. Il faut vraiment
qu'ils soient nés de toi-même les Achéens aux têtes chevelues.»
La vénérable Héra aux grands yeux de génisse lui répondit
alors :
— Terrible Cronide, quelle parole as-tu dite ! Un homme, qui
est mortel et qui ne sait pas tout ce que nous pensons, peut
contre un autre nomme accomplir ce qu'il veut, et moi qui
prétends être à deux titres la plus noble de toutes les déesses,
par ma naissance et parce que je suis appelée ton épouse,
l'épouse du roi de tous les Immortels, comment n'aurais-je
pas pu, quand les Troyens m'irritent, leur tramer des malheurs
? »
Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Cependant
Thétis aux pieds d'argent parvenait au palais d'Héphaestos,
palais
impérissable, éclatant comme un astre, remarquable entre ceux
des autres Immortels, palais tout en bronze que le Boiteux
s'était construit lui-même. Elle le trouva suant, tournant
autour de ses soufflets et activant sa tâche. Il ne fabriquait pas moins de vingt
trépieds, qui devaient trouver place autour du mur de la salle
de son solide palais. Sous chacune de leurs bases, il avait
disposé des roulettes d'or, afin qu'ils pussent à son ordre
se rendre d'eux-mêmes à l'assemblée des dieux, et, prodige
admirable ! revenir ensuite
au sein de sa demeure. Ils étaient presque achevés, et les
anses seules, travaillées avec art, n'y étaient point encore
adaptées; il les ajustait et battait leurs attaches. Tandis
qu'il peinait à sa tâche avec un art exercé, Thétis aux pieds
d'argent arriva près de lui. En la voyant, Charis à l'éclatant
bandeau, Charis qu'avait
épousée le très illustre Boiteux, s'avança vers
elle, lui prit la main, et dit en la nommant:
— Pourquoi, Thétis au long péplos, viens-tu dans notre demeure,
auguste et chère Thétis ? Jusqu'à présent, tu ne viens pas
souvent. Mais suis-moi plus avant, afin que je te serve les
présents d'accueil. »
Ayant ainsi parlé, la divine déesse fit avancer Thétis. Puis,
sur un trône orné de clous d'argent, un beau trône habilement
ouvré, elle la rit asseoir ; un tabouret pour les pieds se
trouvait à sa base. Allant ensuite appeler Héphaestos, l'illustre
artisan, elle lui dit
:
— Héphaestos, viens comme te voilà. Thétis a besoin de toi.»
L'illustre Boiteux lui répondit alors :
— Elle est donc chez moi la redoutable et respectable déesse
qui
me sauva, lorsque la douleur vint m'atteindre, après la longue
chute
que me fit faire la volonté de ma mère aux yeux de chienne,
qui voulait me cacher parce que j'étais boiteux. Alors, j'aurais
souffert de grands maux en mon cœur, si Eurynome et Thétis
ne m'avaient recueilli sur leur sein, Eurynome, la fille de
l'Océan qui reflue sur lui-même. Près d'elles, durant neuf
ans, je forgeai maints bijoux ciselés, des agrafes, des bracelets
en spirale, des boutons de fleurs et des colliers, dans une
grotte profonde. Tout autour,
le cours de l'Océan s'écoulait infini, grondant parmi
l'écume. Nul, ni des dieux ni des hommes mortels, n'avait
appris où j'étais ; mais Thétis et Eurynome qui m'avaient
sauvé le savaient. C'est donc elle aujourd'hui qui vient en
notre demeure. Aussi, faut-il absolument que je paie à Thétis
aux belles boucles ma
rançon de vie sauve. Pour toi, va placer maintenant
auprès d'elle les beaux présents d'accueil, en attendant que
j'aie remis en place mes soufflets et tous mes outils. »
Il dit ; et, d'auprès le billot de l'enclume, Héphaestos,
monstre au
souffle bruyant, en boitant se leva ; sous lui s'empressaient
ses jambes
chétives. Il plaça ses soufflets loin du feu, rassembla dans
un
coffre d'argent tous les outils qui servaient à sa peine.
Avec une éponge, il essuya son visage, ses deux mains, son
cou râblé, sa poitrine velue. Il s'enfonça dans sa cotte,
prit un gros bâton et sortit en boitant. Les servantes s'empressaient
de soutenir leur maître, servantes en or, mais ressemblant à des vierges vivantes ; elles
avaient en leur âme l'intelligence en partage, possédaient
aussi la voix et la vigueur, et tenaient des dieux immortels
eux-mêmes leur science du travail. Elles s'essoufflaient donc
en soutenant
leur maître. Mais lui, avançant avec peine, s'approcha de
l'endroit où se trouvait Thétis et s'assit sur un trône éclatant.
Puis, lui prenant la main, il dit en la nommant :
— Pourquoi, Thétis au long péplos, viens-tu dans notre demeure,
auguste et chère Thétis ? Jusqu'à présent tu ne viens pas
souvent. Exprime ton désir. Mon cœur m'incite à l'accomplir,
si je puis l'accomplir et s'il peut être accomplie. »
Thétis, versant des larmes, lui répondit alors :
— Héphaestos, est-il une déesse, parmi toutes celles qui habitent
l'Olympe, qui ait souffert en son cœur autant de maux cruels,
que Zeus fils de Cronos, de préférence à toutes, m'a donné
de chagrins ? Seule, entre toutes les autres déesses de la
mer, il m'a soumise à un homme, à l'Éacide Pelée, et j'ai
subi, très à contre-cœur, la couche d'un mortel. Cet homme,
épuisé par la triste vieillesse, gît à présent au fond de
son palais. Mais voici que j'ai de bien autres soucis. Pelée,
en effet, m'a donné d'avoir et d'élever un fils supérieur
aux héros ; il a grandi comme une jeune pousse ; je l'ai
soigné comme un plant sur un coteau de vignes, et, sur des
vaisseaux à poupes recourbées, je l'ai envoyé vers Ilion combattre
les Troyens. C'est lui que je ne dois jamais plus accueillir,
à son retour au foyer, dans la maison de Pelée. Et, tandis
que je l'ai, qu'il subsiste et qu'il voit la lumière
du soleil, il vit dans l'affliction, et je ne puis lui être
d'aucune aide en allant près de lui. La jeune femme
que les fils des Achéens,
comme présent d honneur, lui avaient réservée, le puissant
Agamemnon la lui a ravie des mains. Dès lors, souffrant à
cause d'elle, mon fils se consumait le cœur. Cependant, les
Troyens acculaient les Achéens près des poupes et ne leur
permettaient pas de pouvoir en sortir. Les Anciens des Argiens
alors le supplièrent et lui énumérèrent maints présents magnifiques.
Il
refusa d'écarter lui-même
le désastre, mais il fit revêtir Patrocle de ses armes, l'envoya
au combat et le fit suivre par une armée nombreuse. Durant
tout un jour, ils combattirent près de la Porte Scée, et ils
auraient en ce jour mis la ville à sac, si Apollon n'eût tué
aux premiers rangs le vaillant fils de Ménoetios, qui leur
avait déjà causé de bien grands maux, et n'eût donné la gloire
à Hector. Voilà pourquoi tu me vois aujourd'hui venir
à tes genoux, pour savoir si tu veux me donner pour mon fils
à la brève existence : un
bouclier, un casque, de belles cnémides que des agrafes ajustent
aux chevilles,
ainsi qu'une cuirasse, car celle qu'il avait, son loyal compagnon
l'a perdue, en tombant sous les coups des Troyens. Quant à
Achille, il gît sur la terre, le cœur plein d'affliction.
»
Le très illustre Boiteux lui répondit alors :
— Prends courage! que ce souci n'inquiète pas ton cœur. Ah!
que ne puis-je le soustraire à la mort exécrable, lorsque
viendra pour lui la destinée terrible, aussi sûrement que
de belles armes seront à lui, des armes telles que, si nombreux
que soient ceux des humains qui les apercevront, tous en seront
dans l'admiration
! »
Ayant ainsi parlé, Héphaestos la quitta et revint auprès de
ses soufflets. Il les tourna vers le feu, les contraignit
au travail. Tous ses soufflets,
au nombre de vingt, soufflèrent dans les fourneaux,
faisant jaillir un souffle différent qui attisait le feu,
tantôt pour seconder Héphaestos en sa hâte, tantôt pour modérer
la flamme, lorsqu'il le voulait et que son labeur arrivait
à sa fin. Il
jeta dans le feu le bronze
indestructible, l'étain, l'or précieux et l'argent.
Il mit ensuite sur un billot une énorme enclume, saisit d'une
main un solide marteau et de l'autre
saisit des tenailles de
forge.
Il fabriqua
d'abord un bouclier large et fort, qu'il orna de partout.
Il
l'entoura
d'une éclatante bordure à trois lames brillantes, le munit
d'un baudrier d'argent. Le corps du bouclier était formé de
cinq lames ; avec un art savant, il couvrit sa surface
de riches décorations. Il
y
représenta la terre, le ciel, la mer, l'infatigable
soleil et la lune en son plein. Il
y
représenta toutes les constellations dont le ciel se couronne
: les Pléiades, les Hyades, le vigoureux Orion, l'Ourse, que
l'on désigne aussi sous le nom de Chariot, et qui, tournant
sur place en épiant Orion, est seule exempte des bains de
l'Océan. Il
y
représenta deux villes, deux belles villes où habitaient des
bommes doués de la parole. Dans l'une, figuraient des noces
et des festins. Sortant de leurs appartements, les épousées,
sous des torches flambantes, étaient menées à travers la cité,
et le chant d'hyménée s'élevait de partout. De jeunes danseurs
tournoyaient, tandis qu'au milieu d eux, des flûtes et des
lyres faisaient entendre leur voix. Les femmes
admiraient, debout chacune sur le pas de sa porte. Sur la
place publique,
la foule était assemblée. Une querelle s'y était élevée
et deux bommes se querellaient pour la rançon d'un meurtre.
L'un, prétendait avoir tout payé, et le déclarait au
peuple ; mais l'autre affirmait qu'il n avait rien reçu. Tous
deux désiraient terminer le débat en prenant un arbitre. Les
citoyens bruyamment soutenaient
l'un et l'autre, chacun ayant ses partisans. Des hérauts contenaient
la foule. Les Anciens étaient assis sur des pierres polies,
dans un cercle sacré. Leurs sceptres se trouvaient dans les
Autour de l'autre ville étaient campées deux armées de guerriers
qui brillaient sous leurs armes. Les assiégeants se plaisaient
à envisager deux partis : ou détruire la cité, ou partager
en deux toutes les richesses
que renfermait cette ville charmante. Les assiégés
ne cédaient pas encore, et s'armaient en secret pour une embuscade.
Le rempart était défendu par leurs femmes chéries et leurs
jeunes enfants ; ils s'y tenaient debout, avec ceux des hommes
qu'avait pris la vieillesse. Les autres partaient. Arès et
Pallas Athéna marchaient à leur tête, tous deux en or et d'or
tout habillés, beaux et
grands sous leurs armes, comme il convient à des dieux,
et l'un et l'autre parfaitement distincts ; les guerriers
étaient de plus petite taille. Parvenus sur les lieux propices
à l'embuscade, dans le lit du fleuve, où se trouvait un abreuvoir
pour gros et pour menu bétail, ils étaient postés là, enveloppés
de bronze éblouissant. A quelque distance, les deux guetteurs du groupe
se tenaient, chargés d'épier la venue des moutons et des bœufs
aux cornes recourbées. Les troupeaux arrivaient sans tarder
; deux pâtres les suivaient, en se charmant au son de la syrinx.
Ils n'avaient pas
prévu le piège. En les voyant venir, les guerriers embusqués
s'élançaient, puis se hâtaient de couper la route à la troupe
de bœufs et aux beaux troupeaux de blanches brebis, et tuaient
en outre les gardiens des moutons. Mais les assiégeants, assis
en avant du lieu de l'assemblée, avaient entendu le grand
tumulte
qui s élevait près des bœufs. Montant aussitôt sur leurs chars
aux chevaux galopants, ils se rendaient sur place et bien
vite arrivaient. Prenant alors position, ils engageaient la
bataille sur les rives du fleuve, et se frappaient les uns
les autres avec leurs piques de bronze. Au milieu d'eux se
trouvaient la Discorde, le Tumulte et le Génie pernicieux
de la mort. Ce dernier tenait
un nomme vivant, nouvellement blessé ; il tenait un second
sans blessure, et il tirait par les pieds à travers
la mêlée un troisième qui était déjà mort. Il portait autour
de ses épaules un vêtement rougi par le sang des guerriers.
Tous ces guerriers se comportaient et se battaient comme des
hommes vivants, et de part
et d'autre entraînaient les corps de ceux qui tombaient morts.
Il y représenta aussi une
jachère meuble, grasse terre de labour, vaste, supportant
d'être labourée trois fois. Maints laboureurs, en les faisant
sur elle aller et revenir, par-ci par-là poussaient leurs
attelages. Quand, après avoir retourné la charrue, ils revenaient
à la limite du champ, un homme arrivait qui leur mettait en
mains une coupe de vin doux comme le miel. Se retournant alors,
ils retraçaient un sillon, impatients de revenir encore à
la limite de la profonde jachère. Le champ se fonçait derrière
eux, et, bien qu'il fût en or, il ressemblait à une terre
labourée. Et c'était un ouvrage d'un art prestigieux.
Il y représenta un domaine royal. Là, des ouvriers moissonnaient,
tenant en mains de tranchantes faucilles. Des javelles tombaient
dru sur la terre tout le long de l'andain, tandis que d'autres,
par des botteleurs qui les attachaient, étaient mises en gerbes.
Trois botteleurs se trouvaient sur les lieux ; et, derrière
eux, ramassant les javelles et les portant dans leurs bras,
des en
Au
milieu d'eux, le roi, sceptre
en main, se tenait en silence, debout sur l'andain, le cœur
rempli de joie. Des hérauts, à l'écart
sous un chêne, s'occupaient du
repas ; ayant sacrifié un grand bœuf, ils le préparaient.
Et les femmes, pour assaisonner le repas des ouvriers, saupoudraient
force farine blanche.
Il
y
représenta une grande vigne, surchargée de grappes, belle
et tout en or. Les raisins noirs pendaient en haut des ceps
que soutenaient, d'un bout à l'autre du champ, des échalas
d'argent. Tout autour de la vigne, il avait tracé un fossé
d'un bleu sombre et une clôture en étain. Un seul sentier
conduisait au vignoble, et c'était par là que passaient les
porteurs, quand on le vendangeait. Des filles et des garçons
aux tendres sentiments, portaient en des paniers tressés le
fruit doux comme le miel. Au milieu d'eux, un enfant jouait
d'une façon charmante sur la lyre au son clair et chantait
en même temps d une voix légère et fine, une belle chanson.
Les autres, frappant le sol avec ensemble, l'accompagnaient
de leur cadence et de leur fredonnement, bondissant sur leurs
pieds.
Il y
représenta un troupeau de vaches aux cornes relevées. Ces
vaches étaient faites en or et en étain ; elles s'élançaient
en meuglant de leur étable vers un lieu de pacage, le long
d'un fleuve au cours retentissant et aux rives couvertes de
flexibles roseaux. Des bouviers tout en or, au nombre de quatre,
marchaient avec les vaches, et neuf chiens aux pieds alertes
les suivaient. Deux terrifiants lions, en tête du troupeau,
maîtrisaient un taureau mugissant, et le taureau, qui beuglait
avec force, était entraîné.
Des chiens et des hommes robustes couraient à sa poursuite.
Mais les deux fauves déchiraient déjà la peau du grand taureau
et humaient ses entrailles ainsi que son sang noir. Les bergers
vainement leur donnaient la chasse, excitant les chiens prestes.
Mais ceux-ci se gardaient de mordre les lions ; ils aboyaient
en restant tout
près d'eux, mais ils les évitaient.
Le très illustre Boiteux représenta aussi un pâturage dans
une belle vallée, un vaste pacage pour les blanches brebis,
des étables, des huttes bien couvertes ainsi que des enclos.
Le très illustre Boiteux y cisela aussi un chœur de danse
semblable à celui que, dans la vaste Cnossos, Dédale avait
autrefois
façonné pour Ariane aux belles tresses. Là, des garçons et
des filles, du prix de maints bœufs, dansaient en se tenant
la main par le poignet. Les filles portaient de fines robes
de lin ; les garçons revêtaient des tuniques soigneusement
tissées, dont l'étoffe brillait du doux éclat de l'huile.
Celles-ci portaient de ravissantes couronnes ; ceux-là, des
poignards d'or suspendus à des baudriers d'argent. Tantôt,
de leurs pieds exercés, ils se mouvaient avec une aisance
parfaite, comme quand le potier, assis auprès d'un tour fait
à sa main, essaie s'il tourne bien. Tantôt, ils se mouvaient
en lignes, les uns vers les autres. Une grande
foule entourait ce gracieux cœur de danse, et tous étaient
charmés. Au milieu d'eux, chantait un aède divin en
jouant de la lyre. Deux bateleurs, dès que le criant préludait,
pirouettaient au milieu
des danseurs.
Enfin, il y représenta la force puissante du fleuve Océan, sur l'extrême bord du pourtour du bouclier solidement ouvré.
Puis, quand il eut façonné un bouclier large et fort, il façonna
dès lors une cuirasse plus éblouissante que la clarté du feu.
Pour Achille encore, il façonna un casque résistant, bien adapté
aux tempes, un beau casque ouvragé, qu'il surmonta d'une aigrette
d'or. Pour Achille enfin, il façonna des cnémides en airain
ductile.
Lorsque
l'illustre Boiteux eut par son labeur fini toutes ces armes,
il les prit et vint les déposer devant les pieds de la mère
d'Achille. Thétis alors, comme un épervier, fondit du haut de
l'Olympe neigeux, emportant du palais d'Héphaestos ces armes
éblouissantes.
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