Chant XI
Remonter Quelques pages

   
 

     L'Aurore, sortant d'auprès de l'admirable Tithon, s'élançait de sa couche pour porter la lumière aux Immortels et aux hommes, lorsque Zeus envoya, vers les rapides vaisseaux des Achéens, l'affligeante Discorde arborant en sa main le signe de la guerre. Elle s'arrêta sur la nef noire et pansue d'Ulysse, qui occupait le centre des vaisseaux, pour se faire de part et d'autre entendre, soit des tentes d'Ajax fils de Télamon, soit de celles d'Achille, car c'étaient ces deux chefs qui avaient, aux deux bouts de la ligne des nefs, tiré leurs vaisseaux bien équilibrés, confiants dans leur courage et dans la force de leurs mains. Là, debout, la déesse cria d'une voix forte, terriblement aiguë, et rit entrer dans le cœur de tous les Achéens, une grande vigueur pour affronter sans relâche la lutte et le combat. Et la guerre aussitôt leur devint plus suave que le retour, sur les vaisseaux creux, vers la terre de la douce patrie.

    L'Atride alors cria et ordonna aux Argiens de se ceindre. Lui-même revêtit le bronze étincelant. En premier lieu, il entoura ses jambes de belles cnémides, qu'ajustaient aux chevilles des agrafes d'argent. En second lieu, il revêtit sa poitrine d'une cuirasse que jadis lui donna Cinyras, en souvenir d'hospitalité. Cinyras, en effet, avait appris dans Chypre la grande nouvelle que les Achéens devaient sur leurs vaisseaux faire voile vers Troie, et Cinyras alors, pour lui être agréable, avait donné cette cuirasse au roi. Elle était formée par une série de dix bandes en cyane foncé, de douze en or et de vingt en étain. Des dragons de cyane s'allongeaient vers le cou, trois de chaque côté, pareils aux arcs-en-ciel que le fils de Cronos fixe sur les nuées, présage pour les hommes doués de la parole. Autour de ses épaules, il jeta son épée où brillaient des clous d'or, et qu'enserrait un fourreau d'argent, garni d attaches d'or. Puis il souleva le bouclier qui le couvrait tout entier, bouclier bien ouvré, impétueux et beau. Dix lames de bronze s'y déployaient en cercles ; vingt bossettes en étain brillaient sur sa surface, et, au milieu, s'en trouvait une en cyane foncé. La Gorgone au terrible visage, jetant de farouches regards, s'y étendait en couronne, tandis que l'entouraient la Déroute et la Peur. A ce bouclier tenait un baudrier d'argent, sur lequel s'enroulait un dragon de cyane, dont les trois têtes, orientées en trois sens, sortaient d'un même cou. Sur sa tête, il mit un casque à deux cimiers, à quatre pare-joues, à queue de cheval.

    Un terrifiant panache oscillait au sommet. Il prit ensuite deux lances valeureuses, coiffées d'un bronze aigu, et le bronze des pointes rayonnait au loin son éclat jusqu'au ciel. A ce moment, Athéna et Héra firent entendre le fracas du tonnerre, pour honorer le roi de Mycènes où l'or surabonde.

    A son cocher, chaque guerrier ensuite recommanda de contenir les chevaux en bon ordre, sur le bord du fossé. Dès lors, marchant à pied, cuirassés de leurs armes, ils se mirent en branle, et une clameur sans fin s'éleva dans l'aurore. Bien avant les conducteurs de chars, ils se rangèrent sur le bord du fossé, et les meneurs de chars s'en vinrent à leur suite à très courte distance. Le Cronide alors suscita parmi eux un inquiétant tumulte, et fit tomber, du haut de l'éther, des gouttes de pluie imprégnées de sang, car il allait précipiter chez Hadès un grand nombre de têtes valeureuses.

    De l’autre côté, les Troyens, sur l'exhaussement de la plaine, se rangeaient autour du grand Hector, de l'irréprochable Polydamas, d'Énée honoré comme un dieu par le peuple troyen, des trois fils d'Anténor : Polybe, le divin Agénor, et le jeune Acamas semblable aux Immortels. Hector, aux premiers rangs, portait un bouclier arrondi. De même qu'un astre pernicieux apparaît radieux en sortant des nuages, et replonge ensuite sous les sombres nuées ; de même, Hector apparaissait, tantôt aux premiers, tantôt aux derniers rangs, donnant partout des ordres. Tout couvert de bronze, il brillait comme l'éclair de Zeus porte-égide.

    Comme des moissonneurs, allant de face les uns contre les autres, poursuivent, dans le champ d'un fermier opulent, leur rangée de froment ou d'orge, et font tomber des brassées d'épis ; de même, en s élançant les uns contre les autres, les Troyens et les Achéens se massacraient, sans qu'aucun d'eux songeât à la fuite funeste. Le combat s'engageait entre deux fronts égaux et, comme des loups, ils se précipitaient. La Discorde qui fait pousser tant de gémissements, se réjouissait en les considérant, car seule entre tous les dieux, elle se trouvait parmi les combattants. Les autres dieux ne se tenaient pas là ; mais ils restaient assis, tranquilles en leur palais, là où, dans les replis de l’Olympe, de belles demeures avaient été construites pour chacun. Tous incriminaient le fils de Cronos, dieu des sombres nuées, parce qu'il voulait accorder la gloire aux Troyens. Mais le Père n'avait aucun souci des dieux. Retiré à l'écart, loin des autres dieux, il restait assis, dans l'orgueil de sa gloire, considérant la ville des Troyens, les vaisseaux achéens, la fulgurance du bronze, les anéantisseurs et les anéantis.

    Tant que dura l'aurore et que s'accrut le jour sacré, aussi longtemps portèrent les traits lancés des deux côtés, et les guerriers en foule s abattirent. Mais à l’heure où le bûcheron prépare ordinairement son repas dans les replis de la montagne, lorsque ses bras se sont rassasiés de couper de grands arbres, que son cœur répugne à la besogne, et que le désir d'une douce nourriture le saisit aux entrailles : à ce moment, les Danaens, par leur propre courage, rompirent les phalanges troyennes, en s'encourageant d'un rang à l'autre, entre compagnons. Agamemnon, le premier, s'élança parmi les ennemis. Il atteignit d'abord Biénor le pasteur des armées, puis son féal Oïlée, bon dresseur de chevaux. Oïlée, ayant sauté du char, fit face à l'agresseur. Mais, au moment où il fonçait droit sur Agamemnon, le fils d'Atrée le piqua au front de sa lance aiguë.

 

  Le rebord du lourd casque de bronze n'arrêta pas la pointe ; elle traversa l'obstacle, perça l'os, et toute la cervelle, à l'intérieur du crâne, s'éclaboussa. Oïlée, en pleine fougue, avait été dompté. Le roi des guerriers Agamemnon laissa là les deux morts étaler l’éclat de leur blanche poitrine, après qu il leur eut enlevé leurs tuniques. Puis, il alla dépouiller aussi Isos et Antiphos, tous deux fils de Priam, l'un bâtard et l'autre légitime, qui tous les deux montaient le même char. Le bâtard tenait les rênes et l'illustre Antiphos à ses côtés combattait. Tous deux, un jour, comme ils paissaient leurs moutons, avaient été pris par Achille sur les flancs de l'Ida, et ligotés avec de souples brins d'osier ; mais le ravisseur, moyennant rançon, les avait libérés. Pour lors, l'Atride Agamemnon aux pouvoirs étendus frappa l'un de sa lance, en pleine poitrine, au-dessus de la mamelle ; puis, de son épée, il atteignit Antiphos auprès de l'oreille, et le jeta bas du char. Il se bâtait de les dépouiller de leurs belles armes, lorsqu'il les reconnut, car il les avait naguère aperçus près des vaisseaux agiles, quand de l’Ida les avait amenés Achille aux pieds rapides. De même qu'un lion facilement met en pièces les jeunes faons d'une biche rapide, lorsqu'il les a saisis avec ses fortes dents, après avoir pénétré dans leur gîte, et leur enlève leur délicate vie ; la biche alors, si proche qu'elle soit, ne peut les secourir, car une frayeur terrible l'envahi, et elle s'élance éperdument à travers les fourrés des forêts et des bois, halète et ruisselle, pressée par l'élan du fauve redoutable ; de même, aucun Troyen ne put préserver du désastre les deux fils de Priam, car tous s'enfuyaient devant les Argiens.

    Puis ce fut au tour de Pisandre et de l'ardent guerrier Hippolochos fils d'Antimaque à l'âme illuminée, d’Antimaque qui, gagné plus que tout autre par l'or d'Alexandre et ses riches présents, s'opposait à ce qu'on rendît Hélène au blond Ménélas. Tel était l'homme auquel le puissant Agamemnon enleva deux fils, montés sur un seul char. Ils essayaient ensemble de contenir leurs rapides chevaux, car les rênes luisantes avaient fui de leurs mains et les deux chevaux s'étaient effarouchés. L'Atride alors, tel un lion, s'élança et vint se dresser devant eux. Or, du haut de leur char, tous deux le suppliaient :

    — Prends-nous vivants, fils d'Atrée, et daigne accepter une digne rançon. Nombreux sont les trésors en réserve dans le palais d'Antimaque : de l'airain, de l'or et du fer qui coûte tant de peine. Notre père t'en gratifierait d'une infinie rançon, s'il apprenait que nous sommes vivants sur les nefs achéennes. »

    C'est ainsi qu'en pleurant, ils adressaient au roi de pitoyables paroles ; mais ils entendirent une voix impitoyable :

    — Si vous êtes les fils d'Antimaque à l'âme illuminée, de celui qui, jadis, dans l'assemblée troyenne, lorsque Ménélas y vint en ambassade en compagnie d'Ulysse égal aux dieux, proposa de l'abattre sur place et de ne pas le laisser revenir auprès des Achéens, vous allez maintenant payer l'ignoble outrage que commit votre père. »

    Il dit, et frappant de sa lance Pisandre à la poitrine, il le précipita de son char sur le sol, et le Troyen, tombant à la renverse, s'écrasa sur la terre. Du char alors, Hippolochos bondit pour échapper ; mais sur terre à son tour, il fut dépouillé par Agamemnon, qui lui coupa les mains avec l’épée, lui trancha la tête et l'envoya rouler comme un billot à travers la mêlée. Laissant là leurs cadavres, l'Atride prit son élan vers l'endroit où s'agitaient en tumulte les plus épaisses phalanges ; avec lui se hâtaient d'autres Achéens aux belles cnémides. Les fantassins tuaient les fantassins qui fuyaient sans pouvoir résister, et les cavaliers succombaient sous le bronze des cavaliers. Sous leurs pas, s'élevait de la plaine la poussière que les pieds retentissants des chevaux avaient soulevée. Le puissant Agamemnon ne cessait de poursuivre et de tuer, en exhortant les Argiens. Lorsque le feu destructeur s'abat sur une forêt vierge de toute coupe, et que les vents de tous côtés le portent en le faisant tournoyer, les troncs déracinés s'abattent, renversés par la ruée du feu ; de même, sous l'élan de l'Atride Agamemnon, s'abattaient les têtes des Troyens en déroute. Nombre de chevaux à la fière encolure faisaient avec fracas rouler des chars vides sur les ponts du combat, regrettant leurs cochers sans reproche. Mais ceux-ci gisaient étendus sur la terre, bien plus chers aux vautours qu'à leurs propres épouses.

    Quant à Hector, Zeus le déroba aux traits, à la poussière, au carnage, au sang et au tumulte. Mais l'Atride continuait sa poursuite, exhortant hardiment les Danaens. Les Troyens, au milieu de la plaine, se précipitaient au delà du tombeau d'Hos l'antique fils de Dardanos, au delà du figuier sauvage, dans leur désir de rentrer dans la ville. Mais l'Atride continuait sans répit sa poursuite, en poussant de grands cris et en souillant de poussière et de sang ses redoutables mains. Puis, quand ils arrivèrent a la Porte Scée et proche du chêne, ils s arrêtèrent là, et s'attendirent les uns les autres. Certains fuyaient encore au milieu de la plaine, comme des vaches qu'un lion met en fuite, en survenant au plus fort de la nuit ; toutes s'enfuient ; mais, pour l'une d'entre elles, la mort abrupte apparaît, car le lion, après l’avoir saisie avec ses fortes dents, lui rompt d'abord le cou pour lui laper ensuite le sang et les entrailles ; de même, le puissant Atride Agamemnon poursuivait les Troyens en égorgeant constamment le dernier. Les autres s'enfuyaient. Nombre d'entre eux, tête en avant ou sur le dos, tombaient des chars sous les mains de l'Atride, car sa lance donnait avec fureur autour et devant lui. Mais, au moment où ils allaient arriver sous la ville et le mur escarpé, le Père des hommes et des dieux, descendu du ciel, s'asseyait alors sur les sommets de l'Ida riche en sources ; il tenait la foudre entre ses mains. Zeus alors pressa Iris aux ailes d'or de porter un message :

    — Va, pars, rapide Iris, et redis ce discours à Hector. Tant qu'il verra Agamemnon pasteur des armées se précipiter dans les rangs des premiers combattants et exterminer des lignes de guerriers, qu'il continue à se replier, tout en incitant le reste de ses troupes à soutenir l'assaut des ennemis dans la rude mêlée. Mais quand, frappé par une lance ou atteint par un trait, Agamemnon sautera sur son char, j'accorderai à ce moment à Hector la force de tuer, jusqu'à ce qu'il arrive aux vaisseaux solidement charpentés, que le soleil se couche, et que survienne la sainte obscurité. »

    Ainsi parla-t-il, et la prompte Iris aux pieds de vent ne désobéit pas. Des sommets de l'Ida, elle descendit vers la sainte Ilion. Elle trouva le fils de Priam à l'âme illuminée, le divin Hector, debout sur le char solidement jointe, que traînaient ses chevaux. S'arrêtant près de lui, Iris aux pieds rapides lui dit :

    — Hector fils de Priam, égal à Zeus en prudence, Zeus Père m'envoie te rapporter ceci. Tant que tu verras Agamemnon le pasteur des armées, se précipiter dans les rangs des premiers combattants et exterminer des lignes de guerriers, abstiens-toi de combattre et ordonne au reste de tes troupes de soutenir l'assaut des ennemis dans la rude mêlée. Mais quand, frappé par une lance ou atteint par un trait, Agamemnon sautera sur son char, à ce moment il t'accordera la force de tuer, jusqu'à ce que tu arrives aux vaisseaux solidement charpentés, que le soleil se couche, et que survienne la sainte obscurité. »

    Ayant ainsi parlé, Iris aux pieds rapides s'en alla. De son char alors, Hector avec ses armes sauta par terre. Brandissant des lances acérées, il se portait partout à travers l'armée, excitant à la lutte ; il réveillait la terrible bataille. Les Troyens dès lors se retournèrent et firent front aux Achéens. De leur côté, les Argiens raffermirent leurs phalanges. Le combat se réorganisa, et les combattants se tinrent face à face. Agamemnon, le premier, s'élança ; il voulait attaquer bien avant tous les autres.

    Dites-moi maintenant, Muses qui habitez les demeures de l'Olympe, qui, le premier, soit des Troyens eux-mêmes, soit des illustres alliés, vint au-devant d'Agamemnon ? Ce fut le noble et grand Iphidamas fils d'Anténor, qui fut élevé dans la Thrace fertile, mère des troupeaux. Cissès l'avait élevé, lorsqu'il était tout petit, dans sa demeure, Cissès, le père de sa mère, qui avait engendré Théano aux belles joues. Puis, lorsque Iphidamas eut atteint le temps de la brillante jeunesse, Cissès l'avait retenu près de lui et lui avait donné sa fille en mariage. Après l'avoir épousée, il quitta la chambre nuptiale pour la gloire de combattre contre les Achéens ; douze vaisseaux aux poupes recourbées l'accompagnaient. Mais ces vaisseaux bien équilibrés, il les laissa dans Percote, et c'est à pied qu'il vint dans Ilion. Ce fut donc cet nomme qui, le premier, vint alors au-devant d'Agamemnon l'Atride. Mais quand, marchant l'un contre l'autre, ils furent en présence, l'Atride le manqua, et sa lance dévia sur le côté. Iphidamas, par contre, l'atteignit à la ceinture, au-dessous de la cuirasse, et appuya le coup en comptant sur la vigueur de sa main. Mais il ne perça pas l'éclatant ceinturon, car bien auparavant, au contact de l'argent, comme du plomb la pointe s'émoussa. Agamemnon aux pouvoirs étendus saisit alors cette lance avec sa main, la tira vers lui, furieux comme un lion, et l’arracha des mains d Iphidamas. Puis, de son épée, il le frappa au cou et lui rompit les membres. Ainsi, tombant sur place, Iphidamas s'endormit d'un sommeil de bronze, digne de compassion, loin de la femme qu'il avait désirée, en défenseur de ses concitoyens. Il ne vit pas la reconnaissance de cette jeune épouse, dont l'acquisition lui avait tant coûté. Il avait tout d abord donné cent bœufs pour elle, puis il avait promis mille têtes de bétail, chèvres et moutons, prélevées sur les troupeaux sans nombre qu'il avait en pacage. L'Atride Agamemnon alors le dépouilla, puis revint dans la foule achéenne en portant les belles armes qu'il avait enlevées.

    Or, dès que Coon remarquable entre tous les guerriers, fils aîné d'Anténor, eut vu tomber son frère, une violente douleur lui assombrit les yeux. Il se mit de biais, armé de sa lance, sans être aperçu du divin Agamemnon, et le piqua vers le milieu du bras, au-dessous du coude. La pointe de la lance brillante traversa tout droit. Le roi des guerriers Agamemnon eut alors un frisson ; mais, sans pour cela renoncer à la lutte ni à la bataille, il s'élança contre Coon, avec sa pique endurcie par les vents. Coon, porté par son ardeur, tirait alors par les pieds Iphidamas, son frère, issu du même père, et appelait à lui tous les plus vaillants. Tandis qu'à l'abri de son bouclier bombé, il le tirait ainsi au milieu de la roule, Agamemnon le blessa d un coup de lance au bois garni de bronze et lui rompit les membres. Puis, s'étant rapproché, il lui coupa la tête sur le corps d'Iphidamas. Là, les deux fils d'Anténor, après avoir, sous les coups du roi Agamemnon, accompli leur destin, s'enfoncèrent au sein de la maison d'Hadès.

    L'Atride cependant allait d'un rang à l'autre, attaquant le reste des troupes ennemies avec la lance, l'épée, ou bien d'énormes pierres, tant qu'un sang encore chaud jaillit de sa blessure. Mais, lorsque la plaie sécha et que le sang s'arrêta de couler, de piquantes douleurs pénétrèrent dans l'âme de l'Atride. De même qu'un trait cuisant tenaille une femme en travail, trait que décochent les Ilithyies, ces filles d'Héra qui font enfanter dans la peine et qui président aux couches douloureuses ; de même, de piquantes douleurs pénétrèrent dans l'âme de l’Atride. Il sauta sur son char et enjoignit au cocher de pousser vers les nefs creuses, car son cœur était dans l'accablement. D'une voix perçante, il fit entendre ces cris aux Danaens :

    — Amis, conducteurs et conseillers des Argiens, à vous maintenant d'écarter des vaisseaux traverseurs de la mer la mêlée terrible, puisque Zeus aux conseils avisés ne m'a pas permis de tenir le combat tout au cours de ce jour, contre les Troyens. »

     Ainsi parla-t-il, et le cocher, fouettant les chevaux à la belle crinière, les dirigea vers les vaisseaux creux. Les deux coursiers s'envolèrent de bon cœur. Leur poitrail blanchissait d'écume et leurs flancs s'aspergeaient de poussière, tandis qu'ils emportaient loin de la bataille le roi épuisé.

    Hector, dès qu'il comprit qu'Agamemnon s'éloignait, exhorta Troyens et Lyciens en criant à voix forte :

    — Troyens, Lyciens, et vous Dardaniens qui combattez de près, soyez des hommes, amis, et souvenez-vous de l'impétueuse vaillance. Il s'en est allé, le plus vaillant des guerriers, et Zeus fils de Cronos m'accorde une gloire éclatante. Allons, poussez tout droit sur les valeureux Danaens vos chevaux aux sabots emportés, si vous voulez gagner une gloire encore plus éclatante. »

    En parlant ainsi, il excita l'ardeur et le courage dans le cœur de chacun. De même qu un chasseur lance ses chiens aux dents blanches contre un sanglier sauvage ou un lion ; de même, contre les Achéens, Hector fils de Priam, égal d'Arès fléau des mortels, lança les Troyens au valeureux courage. Et lui-même, marchant aux premiers rangs, plein de forts sentiments, fondit dans la mêlée, pareil au souffle violent d'une rafale, qui s'abat sur la mer violette et la met en fureur.

    Là, quel fut le premier et quel fut le dernier de ceux que dépouilla Hector fils de Priam, lorsque Zeus lui accorda la gloire ? Asée d'abord, Autonoos et Opitès, Dolops fils de Clytios, Opheltios et Agélas, Esymos, Oros et Hipponoos, ardent combattant. Tels furent les chefs des Danaens qu'il dompta ; puis ce fut une foule de soldats. De même que le Zéphyre met en déroute les nuages que rassemble le Notos argenté, en les cinglant de son épais tourbillon ; les vagues grossies roulent en masse énorme, et sur leurs cimes, l'écume se disperse dans le trait du vent claquant de tous côtés ; de même, les têtes des guerriers s'abattaient dru sous les coups d'Hector.

    A ce moment, le désastre serait survenu, d'irréparables malheurs seraient arrivés, et les Achéens se seraient en fuyant jetés sur leurs vaisseaux, si Diomède le fils de Tydée, n'eût été alors exhorté par Ulysse :

    — Fils de Tydée, que nous est-il arrivé pour oublier ainsi l'impétueuse vaillance ? Mais allons ! ici, bon ami, reste auprès de moi, car ce serait une bonté, si Hector au casque à panache oscillant parvenait aux vaisseaux. »

    Le robuste Diomède lui répondit et dit :

    — Oui, certes, je resterai là et je résisterai. Mais court sera notre avantage, puisque Zeus assembleur de nuées aime mieux donner aux Troyens qu'à nous la supériorité. »

    Il dit, et il précipita Thymbrée de son char sur la terre, en le frappant de sa lance à la mamelle gauche. Ulysse abattit Molion rival des dieux, serviteur de ce roi. Ils abandonnèrent ensuite ces guerriers, puisqu'ils les avaient mis hors de combat. Tous deux alors, se jetant dans la foule, y portèrent le tumulte. De même que deux sangliers, pleins de forts sentiments, s'abattent sur les chiens qui les chassent ; de même, les deux héros, revenant à la charge, terrassaient les Troyens. Dès cet instant, les Achéens, qui fuyaient devant le divin Hector, respirèrent avec joie.

    A ce moment, Ulysse et Diomède surprirent un char et deux guerriers, les meilleurs de leur troupe ; tous deux étaient les fils de Mérops de Percote, de Mérops qui, mieux que personne, connaissait les sciences prophétiques, et qui ne voulait pas que  ses enfants partissent pour la guerre où se détruit la vaillance. Mais ni l’un ni l'autre ne lui avaient obéi, car les Génies ténébreux de la mort les entraînaient. Le fils de Tydée, Diomède illustre par sa lance, leur arracha l'âme et la vie, et les déposséda de leurs armes fameuses. Ulysse dépouilla Hippodamos et Hypéirochos.

    A ce moment, le fils de Cronos, regardant du haut de l'Ida, rendit égal le sort de la bataille. Troyens et Achéens, de part et d'autre, allaient se dépouillant. Pour lors, le fils de Tydée blessa Agastrophos, héros fils de Pœon, d'un coup de lance à la hanche. Ses chevaux n'étaient pas à portée, pour lui donner de fuir, et son esprit s'était grandement abusé. Son cocher, en effet, les tenait à l’écart, et lui, à pied, s’élançait dans les rangs des premiers combattants, jusqu’au moment où il perdit la vie.

   Hector alors, d’un regard aigu, aperçut à travers les rangs Ulysse et Diomède. Il s'élança sur eux en criant. Les phalanges troyennes en même temps suivirent. A cette vue, Diomède vaillant au cri de guerre frissonna et tout aussitôt dit à Ulysse, qui était près de lui :

    — C’est contre nous que roule ce fléau, le formidable Hector. Mais allons ! arrêtons-nous et repoussons-le, en résistant sur place. »

    Il dit et, brandissant sa pique à l'ombre longue, il la lança ; elle atteignit Hector au point visé, sur le sommet du casque, et ne le manqua point. Mais le bronze fut dévié par le bronze et n'arriva pas jusqu'à la belle chair, car il fut repoussé par le casque conique à trois épaisseurs, que Phoebos Apollon lui avait donné. Hector, se mettant alors promptement à courir et à gagner du large, se confondit dans la foule. Lorsqu'il s'arrêta, il s'affaissa sur les genoux et, de sa forte main, s'appuya sur la terre ; la sombre nuit enveloppa ses yeux. Mais, tandis que le fils de Tydée se portait à la suite de l'élan de sa pique, s'en allait loin

parmi les premiers combattants, jusqu'au point où elle était tombée par terre, Hector reprit baleine. Sautant alors de nouveau sur son char, il s'élança parmi la multitude et détourna de lui le Génie ténébreux. Aussitôt le robuste Diomède bondit avec sa lance et s'écria :

    —Tu viens encore, une fois de plus, d'échapper à la mort, bien ! Certes, bien près de toi le malheur a passé. Mais cette fois encore, c'est Phoebos Apollon qui t'a préservé, ce dieu à qui tu dois adresser des prières en allant au-devant du bruit des javelots. Oui, je t'exécuterai en une autre rencontre, si quelqu'un des dieux veut aussi m'assister. Pour l'instant, je vais m'en prendre à d'autres, et attaquer celui que je rencontrerais. »

    Il dit, et il se prit à dépouiller de ses armes le fils de Pœon, illustre par sa lance. Mais Alexandre, l’époux d’Hélène aux superbes cheveux, contre le fils de Tydée pasteur des guerriers, banda son arc, en s'appuyant sur la stèle du tertre que la main des hommes avait érigée à Ilos fils de Dardanos, l'antique vieillard vénéré par le peuple. A ce moment, Diomède enlevait au valeureux Agastrophos la chatoyante cuirasse qui couvrait sa poitrine, le bouclier des épaules, et son casque massif. Alexandre alors ramena vers lui les deux bras de son arc, et atteignit Diomède — car le trait ne quitta pas sa main pour un but inutile — à la plante du pied droit, que traversa la flèche pour se ficher en terre. Et Alexandre, riant à cœur joie, bondit de son lieu d'embuscade, et s'écria d'une voix triomphante :

    — Tu es touché, et ce n'est pas en vain que mon trait est parti. Que ne t'ai-je atteint au plus bas du ventre pour t'enlever la vie ! A ce prix, les Troyens auraient respiré à l’abri du malheur, eux qui, devant toi, frissonnent comme des chèvres bêlantes en face d'un lion. »

    Sans s'effrayer, le robuste Diomède lui répondit :

    — Archer, vil insulteur, fier de ton arc en corne, lorgneur de jeunes filles, si tu essayais de me combattre en face, équipé de tes armes, ton arc ne te servirait guère, ni tes flèches fréquentes. Et maintenant, c'est parce que tu m'as égratigné la plante du pied que tu te vantes ainsi ! Je ne m'en inquiète pas plus que si une femme ou un enfant sans raison m'avait frappé. Car c'est un trait émoussé que lance un nomme sans courage et sans force. Tout autre est celui que décoche ma main ; pour peu qu'il touche, c’est un trait aigu qui laisse aussitôt un homme sans vie. Sa femme en a les deux joues déchirées ; ses enfants sont rendus orphelins, tandis que lui-même, rougissant la terre de son sang, tombe en pourriture. Les vautours alors sont auprès de lui plus nombreux que les femmes. »

    Ainsi parla-t-il. Ulysse illustre par sa lance s'approcha et se mit devant lui. Diomède alors, s'asseyant derrière son protecteur, retira la flèche rapide de son pied. Une douleur atroce lui traversa la chair. Il sauta sur son char, et enjoignit au cocher de pousser vers les nefs creuses, car son cœur était dans l'accablement. Ulysse illustre par sa lance dès lors se trouva seul. Aucun des Argiens ne restait près de lui, car tous avaient été saisis par la déroute. En s'indignant, il se dit en son cœur au valeureux courage :

    — Hélas ! que vais-je avoir à souffrir ! Grand sera le désastre, si je fuis en craignant cette foule ; mais il sera plus effroyable encore, si je suis pris tout seul. Les autres Danaens, le fils de Cronos les a mis en fuite... Mais pourquoi donc mon cœur me tient-il ce langage ? Je sais bien que ce sont les lâches qui se tiennent éloignés de la guerre ; mais celui qui veut prévaloir au combat doit jusqu'au tout vaillamment résister, qu'il soit frappé ou frappe l'adversaire. »

    Or, tandis qu'il agitait ces pensées en son âme et son cœur, les lignes des Troyens couverts de boucliers avancèrent et encerclèrent Ulysse, installant ainsi le mal au milieu d'eux. De même qu'autour d'un sanglier s'élancent des chiens et de florissants adultes ; la bête sort d'un hallier profond, en aiguisant ses crocs blancs en ses mâchoires arquées, et tous alors le cernent et le traquent ; on entend s'élever un crissement de crocs, et les chiens dès lors, devant cet animal, tout terrible qu'il soit, se tiennent en arrêt ; de même, autour d'Ulysse, les Troyens s’élançaient. Ce fut d'abord l’irréprochable Déiopitès qu'Ulysse blessa au sommet de l'épaule, après avoir bondi avec sa lance aiguë. Ce furent ensuite Thoon et Ennomos, qu'il dépouilla. Puis, comme Chersidamas sautait bas de son char, il le frappa, sous son bouclier bombé, d'un coup de lance au nombril. Chersidamas tomba dans la poussière et serra la terre dans le creux de sa main. Ulysse les laissa et, de sa lance, alla férir Charops le fils d'Hypasos et le propre frère du généreux Socos. Pour lui porter secours, Socos se déplaça, mortel égal aux dieux. Il accourut, s'arrêta près d'Ulysse, et lui dit ces paroles :

    — Ulysse si prôné, insatiable artisan de ruses et de peines, tu vas aujourd'hui, ou triompher des deux fils d'Hypasos, les tuer tous les deux et les dépouiller de leurs armes, ou perdre la vie sous le coup de ma lance. »

    Ayant ainsi parlé, il le blessa à travers son bouclier arrondi. La vigoureuse pique traversa le brillant bouclier, se planta dans la cuirasse richement ouvragée et souleva toute la peau des flancs. Mais Pallas Athéna ne permit pas qu'elle plongeât dans les entrailles du héros. Ulysse sentit que le trait ne lui avait point porté un coup mortel. Il recula, et dit alors ces paroles à Socos :

    — Ah ! misérable ! en vérité, une mort abrupte est sur le point de t'atteindre. Certes, tu m'as empêché de combattre plus longtemps les Troyens. Mais, je te le garantis, le meurtre et le Génie ténébreux, ici même, aujourd'hui, t'atteindront. Dompté par ma lance, tu me donneras la gloire ; quant à ton âme, c'est à Hadès aux illustres coursiers que tu la livreras. »

    Il dit, et Socos fit demi-tour et se mit à s'enfuir. Comme il s'offrait de dos, Ulysse lui planta sa lance dans la nuque, au milieu des épaules, et la poussa à travers la poitrine. Socos s'abattit avec fracas. Et le divin Ulysse exultant s'écria :

    — O Socos, fils d'Hypasos à l'âme illuminée, conducteur de chevaux, la mort qui te survient a devancé ton terme, et tu ne l'as pas évitée. Ah ! Malheureux ! tout mort que tu sois, ton père et ta mère ne pourront pas te purifier les yeux ; mais les oiseaux rapaces te lacéreront, battant des ailes autour de ton cadavre. Pour moi, si la mort me saisit, les divins Achéens me rendront les suprêmes honneurs. »

    Tout en parlant ainsi, Ulysse retirait de sa chair et du bouclier bombé la vigoureuse pique du véhément Socos. Le sang jaillit lorsqu'il l'eut arrachée, et son cœur alors tomba dans l'affliction. Mais les Troyens au valeureux courage, dès qu'ils virent le sang d'Ulysse, s'encouragèrent à travers la foule et se portèrent en masse contre lui. Ulysse se prit à reculer et, à grands cris, convia ses compagnons. Trois fois il cria, autant que peut crier la tête d'un guerrier, et trois fois Ménélas aimé d'Arès entendit son cri. Tout aussitôt, il dit à Ajax, qui était près de lui :

    — Ajax issu de Zeus, fils de Télamon, souverain des guerriers, le cri d'Ulysse au cœur plein d’endurance est parvenu jusqu'à moi. C'est un cri, comme si les Troyens le forçaient tout seul, après l'avoir coupé du reste des siens dans la rude mêlée. Mais allons à travers la foule, car il faut à tout prix le défendre. J'ai grand peur que,

 

 resté seul au milieu des Troyens, il n'ait, malgré sa bravoure, quelque mal à souffrir, et que de grands regrets n'en restent aux Danaens. »

    Ayant ainsi parlé, il partit le premier, et Ajax, mortel égal aux dieux, marcha du même pas que lui. lis trouvèrent Ulysse aimé de Zeus. De tous côtés, les Troyens le traquaient, comme sur les montagnes de fauves loups-cerviers forcent un cerf ramé, qu'un nomme blessa en le frappant d'une flèche qui partit de son arc ; l'agilité de ses pieds lui fait en fuyant éviter le chasseur, tant que son sang est chaud et que ses genoux se lèvent. Puis, une fois que le trait rapide l’a dompté, les loups-cerviers, avaleurs de chair crue, sur les montagnes le dévorent, au fond d’un bois ombreux. Mais si, vers ce lieu, un démon conduit un lion, les loups-cerviers en tremblant se dispersent, et le lion se gorge. Ainsi, autour d'Ulysse a l'âme illuminée, aux expédients variés, les Troyens se pressaient nombreux et vaillants. Mais ce héros, avec sa pique, bondissait en tous sens et écartait le jour impitoyable. Ajax accourut près de lui, couvert de son bouclier comme d'un rempart, et se tint à côté. Les Troyens alors, l'un par ici et l'autre par ailleurs, l'éparpillèrent. Et le belliqueux Ménélas fit enfin sortir Ulysse de la foule, le conduisant par la main, jusqu'à ce que le cocher eût amené son char auprès de lui.

    Ajax ensuite fondit sur les Troyens et tua Doryclos bâtard de Priam. Puis il blessa Pandocos, Lysandre, Pyrase et Pylartès. De la même façon qu'un fleuve, en pleine crue d'hiver, descend des monts vers la plaine, rendu plus rapide par la pluie de Zeus, entraîne avec lui de nombreux chênes secs et grand nombre de pins, et jette dans la mer une masse de limon ; de même alors, Ajax poursuivait l'ennemi dans la plaine, jetant partout le trouble et taillant en pièces chevaux et guerriers. Hector n'en savait rien encore, car il combattait sur la gauche de toute la bataille, près des bords du Scamandre. Là surtout tombaient les têtes des guerriers, et là s'élevait, autour du grand Hector et du martial Idoménée, une inextinguible clameur. Hector se trouvait au fort de la mêlée, accomplissant d'épouvantables exploits avec sa pique et son art de manier les chevaux ; il anéantissait des phalanges entières de jeunes guerriers. Et pourtant, les divins Achéens ne lui auraient pas encore livré passage, si Alexandre, l’époux d'Hélène aux superbes cheveux, n'avait empêché Machaon pasteur des guerriers de se conduire en héros, en le frappant à l'épaule droite d'une flèche à trois pointes. Les Achéens respirant le courage craignirent alors, le combat tournant à leur désavantage, que les Troyens ne tuassent Machaon. Aussitôt Idoménée dit au divin Nestor :

    — Nestor fils de Nélée, grande gloire achéenne, allons ! monte sur ton char. Que Machaon monte aussi près de toi, et vers les vaisseaux, le plus vite possible, dirige tes chevaux aux sabots emportés. Un seul médecin vaut beaucoup d'autres hommes pour extirper les traits et appliquer d'adoucissants remèdes. »

    Ainsi parla-t-il, et le Gérénien Nestor conducteur de chevaux ne désobéit point. Aussitôt, il monta sur son char et fit monter près de lui Machaon fils d'Asclépios, l'irréprochable médecin. Nestor alors fouetta ses chevaux, et les deux coursiers s'envolèrent de bon cœur vers les vaisseaux creux, car c'était là que leur cœur était heureux d'aller.

   Mais Cébrion, monté près d'Hector, s'aperçut que les Troyens flanchaient, et lui dit ces paroles :

    — Hector, nous nous trouvons ici parmi les Danaens, à l'extrémité d'une aile de la bataille aux mille cris affreux. Mais les Troyens sont ailleurs repoussés pêle-mêle, chevaux et combattants. Ajax fils de Télamon est cause de ce trouble. Je l'ai bien reconnu, car il a son large bouclier sur les épaules. Allons ! dirigeons, nous aussi, ce char et ces chevaux là où, plus qu'ailleurs, cochers et fantassins, engagés dans un combat funeste, s'entretuent, et d'où s'élève une inextinguible clameur.»

     Ayant ainsi parlé, il fit claquer son fouet et fouetta ses chevaux à la belle crinière, et les coursiers, ayant perçu le coup, emportèrent avec vivacité le char rapide vers les Troyens et vers les Achéens, foulant aux pieds cadavres et boucliers. Le dessous de l'essieu tout entier était souillé de sang, tout comme l'était, par les éclaboussures que projetaient les sabots des chevaux et les jantes des roues, la rampe du char. Hector aspirait à s'enfoncer dans cette masse humaine et à la briser en s'élançant sur elle. Il jeta un désarroi confus parmi les Danaens, et sa lance ne se reposait guère. Il parcourait donc les rangs des ennemis, frappant avec sa lance, son glaive, à coups de grosses pierres. Mais il évita de combattre Ajax fils de Télamon, car Zeus s'irritait s'il s'en prenait à un guerrier plus fort.

    Mais Zeus Père, le pilote suprême, fit lever la panique en Ajax. Le héros éperdu s'arrêta, jeta sur le dos son bouclier à sept peaux, se mit à fuir en tremblant, le regard égaré sur la foule, tout pareil à un fauve, se tournant en arrière et ne portant qu'avec peine un genou avant l'autre. Tel un lion roussâtre, que les chiens et les hommes des champs chassent loin de l'étable des bœufs ; veillant toute la nuit, ils ne lui permettent pas de ravir la chair grasse des bœufs ; la bête, avide de chair, charge à fond sur eux, mais n aboutit à rien, car javelots nombreux, partant de mains hardies, et brandons enflammés qui l'effraient en dépit de l’élan de sa course, bondissent devant lui ; à l'aurore, le cœur plein de tristesse, il se retire à l'écart ; tel Ajax, le cœur plein de tristesse, se retirait à l'écart des Troyens, et bien à regret, car il craignait fort pour les nefs achéennes. Comme un âne têtu, passant le long d'un champ, résiste aux enfants, et, malgré que de nombreux bâtons se brisent sur son dos, tond l'épaisse moisson où il a pénétré ; les enfants le frappent à grands coups de gourdin, mais leur violence est faible ; ils le chassent avec peine, mais une fois qu'il s'est gorgé de nourriture ; de même alors, les Troyens fougueux et leurs alliés venus de toutes parts donnaient sans répit la chasse au grand Ajax fils de Télamon, frappant avec leurs piques le milieu du bouclier. Ajax, tantôt se souvenait de l'impétueuse vaillance, revenait sur ses pas et contenait les phalanges des Troyens dompteurs de chevaux, tantôt il leur tournait le dos et se prenait à fuir. Il les empêchait de se porter en masse vers les vaisseaux agiles, car lui-même, debout entre les Troyens et les Achéens, donnait avec fureur. Les javelots partis de mains hardies, tantôt se fichaient sur son grand bouclier, bien que lancés pour entrer plus avant. Beaucoup d'autres aussi, entre les deux armées, se plantaient en terre, avant d'avoir, en dépit de leur avidité à se gorger de chair, effleuré sa chair blanche.

     Lorsque Eurypyle brillant fils d'Évémon, s'aperçut qu'Ajax était pressé par une nuée de traits, il vint alors se placer près de lui, lança sa pique reluisante, atteignit le fils de Phausios, Apisaon pasteur des guerriers, d'un coup porté au foie, sous le diaphragme, et sur-le-champ lui rompit les genoux. Eurypyle ensuite s'élança et lui enleva les armes des épaules. Mais, dès qu'Alexandre beau comme un dieu s'aperçut qu'il dépouillait Apisaon de ses armes, aussitôt il tendit son arc contre Eurypyle, et la flèche vint le frapper à la cuisse droite. Le bois du trait se brisa et engourdit la cuisse. Eurypyle alors se retira dans le groupe des siens pour éviter le Génie de la mort. Puis, d une voix perçante, il s'adressa aux Danaens en criant:

    — Amis, conducteurs et conseillers des Argiens, arrêtez-vous et faites demi-tour ; écartez d'Ajax, qui est pressé par les traits, le jour impitoyable. Je vous assure qu'il ne sortira pas de cette ruée aux mille cris affreux. Dressez-vous donc en face des Troyens, autour du grand Ajax fils de Télamon. »

    Ainsi parla Eurypyle blessé. Les Argiens alors près de lui se rangèrent, le bouclier incliné sur l'épaule et la lance tendue. Ajax en face d eux venait à leur rencontre. Il s'arrêta et ne fit volte-face qu'après avoir rejoint ceux de son groupe. Voilà comment les Achéens combattaient, à la façon d'un feu qui multiplie ses flammes.

     Quant à Nestor, les cavales de Nélée loin du combat l'emportaient en se couvrant de sueur ; elles emmenaient aussi Machaon pasteur des guerriers. En le voyant, le divin Achille aux pieds infatigables le reconnut ; car, debout sur la poupe de sa nef pansue, Achille contemplait cette abrupte affliction, cette déplorable déroute. Aussitôt alors, il adressa la parole à son ami Patrocle, en l'appelant du haut de son vaisseau. Patrocle l'entendit et sortit de la tente, tout pareil à Arès, et ce fut pour lui le début du malheur. Le premier, le fils vaillant de Ménœtios prit alors la parole :

    — Pourquoi m'appelles-tu, Achille ? Quel besoin as-tu de moi? »

    Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

    — Divin fils de Ménœtios, cher enfant de mon cœur, je crois que les Achéens vont maintenant être à mes genoux et me supplier. Il leur survient en effet une nécessité qui n est plus tolérable. Allons ! va sur l'heure, Patrocle aimé de Zeus, va demander à Nestor quel est ce guerrier qu'il ramène blessé de la bataille. En vérité, vu de dos, il ressemble très fort à Machaon, le fils d'Asclépios. Mais je n'ai pas vu les yeux de ce héros, car les chevaux, dans leur ardeur à foncer en avant, n'ont fait d'un bond que passer devant moi. »

    Ainsi parla-t-il, et Patrocle alors ne désobéit pas à son cher compagnon. Il se mit à courir le long des tentes et des nefs achéennes.

    Or, dès que Nestor et Machaon furent arrivés sur le seuil de la tente du fils de Nélée, ils descendirent de leur char sur la terre nourricière, et Eurymédon, serviteur de l'illustre vieillard, détela les chevaux. Les deux héros firent sécher la sueur de leurs tuniques, debout sous la brise, près du rivage de la mer. Puis, entrant sous la tente, ils s'assirent sur des lits de repos. Hécamède aux belles boucles leur préparait un breuvage, Hécamède que le vieillard avait amenée de Ténédos, lorsque Achille eut saccagé cette ville ; elle était fille d'Arsinoos au valeureux courage, et les Achéens l'avaient réservée à Nestor, parce qu'au Conseil il l'emportait sur tous. Devant eux d'abord, Hécamède poussa une belle table, aux pieds d'un bleu sombre, habilement polie. Elle y déposa une corbeille en bronze ; elle y déposa aussi de l’oignon, stimulant pour la soif, du miel encore vert, et, tout à côté, de la farine d’orge sacré. Tout à côté encore, elle déposa une très belle coupe, que le vieillard avait apportée de chez lui, parsemée de clous d'or. Elle avait quatre anses ; deux colombes d'or, sur chacune d'elles, paraissaient y boire, et la coupe était à double calice. Tout autre que lui, lorsqu'elle était pleine, l'aurait péniblement détachée de la table, mais le vieux Nestor la soulevait sans peine. Dans cette coupe donc, Hécamède aux déesses semblable fit un breuvage avec du vin de Pramnos, elle y râpa du fromage de chèvre, en se servant d'une râpe de bronze, puis saupoudra le tout d'une blanche farine. Une fois qu'elle eut préparé ce breuvage, elle les invita à se désaltérer. Lorsqu'ils eurent, en buvant, chassé la soif ardente, ils se divertirent en conversant tous deux. Patrocle à ce moment, mortel égal aux dieux, s'arrêtait sur la porte. A sa vue, l'illustre vieillard se leva de son siège brillant et, prenant Patrocle par la main, le fit entrer et le pria de s'asseoir. Mais Patrocle se récusa et proféra ces mots :

    — Ce n'est pas le moment de s'asseoir, vieillard nourrisson de Zeus, et tu ne me persuaderas pas. Redoutable et prompt à la colère est celui qui m a envoyé demander quel est le guerrier que tu viens de ramener blessé. Mais moi-même, je le reconnais, et je vois Machaon pasteur des guerriers ! Et maintenant, pour lui porter la nouvelle, je vais en messager retourner chez Achille. Tu sais, toi, vieillard nourrisson de Zeus, à quel homme terrible j'ai affaire ; il aurait tôt fait d'incriminer même un innocent. »

    Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :

    — Pourquoi donc Achille plaint-il à ce point les fils des Achéens que les traits ont atteints ? Ne sait-il rien du deuil combien grand qui s'abat sur l'armée ? Les meilleurs d'entre nous gisent parmi les nefs, frappés de loin ou blessés de près. Il a été frappé le fils de Tydée, le robuste Diomède. Ils ont été blessés, Ulysse illustre par sa lance, ainsi qu Agamemnon. Eurypyle aussi a été frappé par un trait à la cuisse. Quant à cet autre, je viens à l'instant de le ramener du combat, atteint d'une flèche décochée par un arc. Mais Achille, quelle que soit sa bravoure, n'a pour les Danaens ni souci ni pitié. Attend-il donc que les vaisseaux rapides, sur le bord de la mer, soient consumés par le feu destructeur malgré les Argiens, et que nous soyons, l'un à la suite de l'autre, nous-mêmes massacrés ? Ma force, en effet, n'est plus telle qu'elle était autrefois dans mes membres flexibles. Ah ! si j'étais aussi jeune et si ma vigueur était aussi ferme qu'au temps où, entre les Éléens et nous, pour un rapt de bœufs, un conflit s'éleva. Ce fut alors que je tuai Itymonée noble fils d'Hypéirochos, qui habitait l’Elide, en exerçant des représailles. Il défendait ses bœufs, lorsqu'il fut frappé parmi les premiers rangs, par un javelot qui partit de ma main. Il s'abattit, et ses troupes formées de campagnards de tous côtés se débandèrent. Nous ramenâmes de la plaine un butin follement abondant : cinquante manades de bœufs, autant de troupeaux de moutons, autant de groupes de porcs, autant de bandes disséminées de chèvres, et cent cinquante cavales blondes, toutes fécondes, et dont beaucoup avaient leur poulain sous le ventre. Durant toute une nuit, nous poussâmes devant nous ce butin, jusque dans Pylos, ville de Nélée. Nélée se réjouit en son cœur qu'il me fût échu tant de richesses, après être parti si jeune pour la guerre. Les hérauts annoncèrent à voix claire, dès que l'aurore apparut, qu'eussent à se présenter tous ceux auxquels, dans la divine Élide, une dette était due. Une fois rassemblés, les conducteurs des Pyliens firent la répartition. Nombreux étaient, en effet, ceux auxquels les Épéens devaient une dette, si l'on prend garde au petit nombre que nous restions dans Pylos après notre désastre. Car le puissant Héraclès était venu, au cours des années précédentes, nous accabler de maux, et tous nos plus braves avaient été massacrés. Nous étions douze fils issus de l'irréprochable Nélée ; je survécus seul, et tous les autres périrent. Enorgueillis de ce succès, les Épéens aux tuniques de bronze nous insultaient et machinaient contre nous des complots insensés. Le vieux Nélée prit donc pour lui une manade de bœufs et un grand troupeau de moutons, prélevant ainsi trois cents animaux avec leurs gardiens. Une grande dette en effet lui était due dans la divine Élide, pour quatre chevaux vainqueurs venus avec leur char pour disputer les prix. Ils devaient courir pour un trépied. Mais Augias roi des guerriers les retint là-bas, et renvoya le cocher désolé de la perte de ses chevaux. Le vieillard, irrité par les injures et les méfaits qu'il avait subis, s'attribua donc une très large part. Le reste, il le donna au peuple et le fit répartir de telle façon que personne ne pût s'en aller en se plaignant de son iniquité. Tous donc, nous discutions sur chaque cas, et nous offrions des sacrifices aux dieux tout autour de la ville. Mais les Épéens, trois jours après, survinrent tous ensemble en masse débordante, guerriers en grand nombre et chevaux aux sabots emportés. Avec eux, s'étaient armés les deux Molions ; ils étaient jeunes et ne savaient encore rien de l'impétueuse vaillance. Or, il est une ville, Thrycessa qui, sur une hauteur escarpée, se dresse au loin sur les bords de l’Alphée, aux confins du pays sablonneux de Pylos. Les ennemis l'assiégeaient, brûlant de la détruire. Or, quand ils eurent envahi l'étendue de la plaine, Athéna, accourant de l'Olympe, en pleine nuit, vint en messagère nous avertir d'avoir à nous armer. Elle n'eut pas de peine à rassembler des troupes dans Pylos, car on s'y trouvait plein d'ardeur pour combattre. Mais Nélée ne me permit pas de prendre les armes ; il fit cacher mes chevaux, car il disait que j'ignorais encore les travaux de la guerre. Je sus alors pourtant me distinguer parmi nos cavaliers, tout fantassin que j'étais, lorsque Athéna eut déclenché la lutte. Il est un fleuve, le Minyos, qui se jette à la mer, près d'Arène. C'est là que les cavaliers des Pyliens attendaient la divine Aurore, tandis qu'affluaient les corps de fantassins. C'est de là que nous partîmes en masse, revêtus de nos armes, pour atteindre au milieu du jour le cours sacré de l'Alphée. Et là, ayant offert à Zeus tout-puissant de beaux sacrifices, un taureau à l'Alphée, un taureau à Poséidon, et à Athéna aux yeux pers une génisse encore au pâturage, nous prîmes ensuite, par compagnies d'armée, le repas du soir, et nous couchâmes, chacun dans son armure, sur les rives du neuve. Cependant, les Épéens au valeureux courage assiégeaient la ville, brûlant de la détruire. Mais auparavant apparut devant eux la grande œuvre d'Arès. En effet, dès que le soleil brillant se leva sur la terre, nous nous portâmes tous ensemble au combat, en invoquant Zeus et Athéna. Et quand la lutte se fut engagée entre Pyliens et Epéens, je fus moi, le premier, à tuer un guerrier et à m'emparer de ses chevaux aux sabots emportés : c’était le piquier Moulios. Il était gendre d'Augias, car il avait épousé sa fille aînée, la blonde Agamédé, qui connaissait la vertu d'autant de simples que la vaste terre en nourrit. Tandis qu'il avançait, je le frappai de ma lance garnie de bronze. Il s'abattit dans la poussière, et ce fut alors que je bondis sur son char et que je vins me ranger parmi les premiers combattants. Les Epéens au valeureux courage s'enfuirent, les uns par ici, les autres par ailleurs, lorsqu’ils virent qu'était tombé ce conducteur de chars

   

qui excellait à combattre. Alors je m'élançai, pareil à la sombre bourrasque. Je pris cinquante chars, et deux hommes, autour de chacun d'eux, mordirent la poussière, abattus par ma lance. Et certes, j'aurais alors anéanti les enfants d'Actor, les deux Motions ; si leur père aux pouvoirs étendus, le dieu qui ébranle la terre, ne les avait sauvés du combat en les cachant sous une brume épaisse. A ce moment, Zeus octroya aux Pyliens une grande prédominance, car nous poursuivîmes nos ennemis à travers l'allongement de la plaine, massacrant les hommes et recueillant leurs belles armes, jusqu'à ce que nous eûmes amené nos chevaux à Bouprasion, pays riche en froment, au rocher d'Olénia, et au tertre appelé le tertre d'Alésion. Ce fut là qu'Athéna détourna notre armée, et ce fut là qu'ayant tué un dernier ennemi, je le laissai. Les Achéens alors, de Bouprasion, ramenèrent dans Pylos leurs rapides chevaux, et tous rendirent grâces à Zeus entre les dieux, et à Nestor entre les hommes. Voilà ce que j'étais alors parmi les hommes, si jamais un jour je fus quelque chose. Quant à Achille, il sera seul à jouir de sa haute vaillance, et je crois qu'il aura beaucoup à pleurer, lorsque l'armée sera anéantie. Mon bon ami, voici ce qu'à toi-même Ménoetios recommandait le jour où il te fit partir de la Phthie vers Agamemnon. Nous étions, le divin Ulysse et moi, tous deux chez lui, et c'est en son palais que nous entendîmes tout ce qu'il recommandait. Nous étions venus dans les demeures bien habitées du fils de Pelée, recrutant une armée dans l'Achaïe féconde. Là, nous trouvâmes chez lui le héros Ménoetios, et toi avec Achille. Le vieux Pelée conducteur de chevaux brûlait les cuisses grasses d'un bœuf à Zeus lance-foudre, dans l'enclos de sa cour. Il tenait une coupe d'or et versait du vin couleur de feu sur les victimes que le feu consumait. Vous deux, vous vous occupiez des chairs de ce taureau, et nous deux, nous nous arrêtâmes sur le seuil de la porte. Étonné, Achille s'élança, nous fit entrer en nous prenant par la main, nous invita à nous asseoir et nous servit avec bonté les dons d'accueil qu'il est d'usage de présenter aux hôtes. Une fois rassasiés de nourriture et oie breuvage, je commençai mon discours, vous exhortant à nous suivre. Vous y étiez tous deux parfaitement disposés, et vos deux pères vous faisaient maintes recommandations. Le vieux Pelée recommandait à son fils Achille d'exceller partout et de toujours l'emporter sur les autres. Mais à toi, Ménoetios fils d'Actor recommandait ceci : « Mon fils, Achille prévaut par la naissance, mais toi, tu es plus âgé. Sa force est de beaucoup supérieure à la tienne ; il te faut donc lui dire avec bonté des paroles de sagesse, le conseiller et le diriger ; il t'obéira, si c'est pour le bien, sans aucun doute. » Telles étaient les recommandations du vieillard, et toi, tu les oublies ! Cependant, aujourd’hui encore, que ne parles-tu de la sorte à Achille à l'âme illuminée, pour voir si tu seras écouté ? Qui sait si, un dieu aidant, tu n’ébranlerais pas son cœur par tes conseils ? L'encouragement qui vient d'un ami est toujours salutaire. Mais si son âme cherche à reculer quelque arrêt divin, et si sa vénérable mère, de la part de Zeus, lui a transmis quelque oracle, qu'il t'envoie donc en avant, et que le reste de l'armée des Myrmidons te suive en même temps, pour voir si tu seras la lumière du salut pour les Danaens. Qu'il te donne ses belles armes à porter au combat, pour voir si, te prenant pour lui, les Troyens renonceront à se battre, et si les belliqueux fils des Achéens reprendront baleine dans leur épuisement, car la guerre ne leur donne pas le temps de respirer. Sans grande peine, n'étant pas fatigués, vous repousseriez vers la ville, loin des vaisseaux et des tentes, des guerriers fatigués par le cri des combats. »

    Ainsi parla-t-il, et il ébranla le cœur de Patrocle au fond de sa poitrine. Il se mit à courir le long des vaisseaux, vers l'Éacide Achille. Mais, lorsque Patrocle, courant le long des nefs du divin Ulysse, parvint à l'endroit où siégeaient le Conseil et le Tribunal, et où, pour les dieux, s'élevaient des autels, il se trouva là en face d'Eurypyle divin fils d'Évémon, qui, blessé d'une flèche à la cuisse, revenait en boitant du combat. La sueur lui ruisselait des épaules, ainsi que de la tête ; de sa blessure douloureuse jaillissait un sang noir, mais son esprit restait inébranlable. En le voyant, le vaillant fils de Ménœtios fut ému de pitié. Il gémit alors et lui adressa ces paroles ailées :

     — Ah ! malheureux conducteurs et conseillers des Danaens ! Ainsi donc, vous deviez, loin de vos amis et de la terre de votre patrie, rassasier dans Troie les chiens rapides de votre graisse luisante ! Mais allons ! dis-moi, Eurypyle, héros nourri par Zeus : les Achéens sont-ils en mesure de contenir encore le formidable Hector, ou sont-ils déjà, par sa lance domptés, sur le point de périr ? »

    Eurypyle blessé lui répondit alors :

    — Il n'est plus désormais, Patrocle issu de Zeus, pour les Achéens de secours à attendre, car sur leurs nefs noires les Troyens vont s'abattre. Tous ceux qui naguère étaient les plus vaillants gisent parmi les nefs, frappés de loin ou blessés de près par les mains des Troyens dont la force ne cesse de s'accroître. Sauve-moi donc en me conduisant jusqu'à mon vaisseau noir ; extrais par incision la flèche de ma cuisse, lave avec une eau tiède le sang noir qui en coule, et, sur la plaie, étends ces doux remèdes, ces excellents remèdes que tu as, dit-on, appris auprès d'Achille, qui les apprit lui-même de Chiron, le plus juste des Centaures. Car, de nos deux médecins, Podalire et Machaon, l'un, je crois, gît blessé sous sa tente, ayant lui-même besoin d'un médecin sans reproche, et l’autre, dans la plaine, résiste au choc acéré des Troyens. »

    Le vaillant fils de Ménoetios lui répondit alors :

     — Qu'adviendra-t-il de ces événements ? Que ferons-nous, héros Eurypyle ? Je m'en vais rapporter à Achille à l'âme illuminée le message dont me chargea le Gérénien Nestor, bon vent des Achéens. Mais je ne veux pas pour cela t'abandonner en ton accablement. »

    Il dit, et le prenant alors sous la poitrine, il porta sous sa tente ce pasteur des armées. En les apercevant, un serviteur étendit des peaux de bœufs par terre. Patrocle y coucha Eurypyle, extirpa en incisant sa cuisse avec un coutelas le trait aigu qui le lancinait, lava d'une eau tiède le sang noir qui sortait ; puis, après avoir broyé avec ses mains une racine amère qui calmait les douleurs, il l'appliqua sur la plaie. La racine mit fin à toutes les douleurs ; la blessure sécha et le sang s'arrêta.