Telle était la façon dont
les Troyens se tenaient sur leurs gardes. Quant aux Achéens, une
divine terreur, compagne de la fuite glacée, les possédait, et
tous les plus braves se trouvaient frappés d'une intolérable angoisse.
De même que deux vents bouleversent
la mer poissonneuse, Borée et Zéphyre, soufflant tous deux
de Thrace, lorsqu'ils viennent à se lever soudain ; au même instant,
le flot assombri s'amoncelle et les vents rejettent sur le bord
de la mer des algues par monceaux; de même, se trouvait déchiré
au fond de leurs poitrines le
cœur des Achéens.
L'Atride, le cœur atteint d'une grande
douleur, allait et venait, ordonnant aux hérauts à voix retentissante
de convoquer par son nom chaque nomme à l'assemblée, et de ne
pas crier ; lui-même à cette tâche s'employa des premiers. Ils
vinrent donc s'asseoir au lieu de l'assemblée, tristement inquiets. Agamemnon se
leva, versant des larmes, comme une source à l'eau noire qui fait
couler son eau sombre du haut d'un roc escarpé. Et ce fut ainsi, avec de longs soupirs, qu'il adressa ces mots aux Argiens :
— Amis, conducteurs et conseillers
des Argiens ! Zeus fils de Cronos a su gravement me prendre
dans les rets d’un lourd aveuglement ! Le cruel ! il
m'avait autrefois promis et garanti d'un signe de sa tête que
je ne reviendrais qu'après avoir détruit Ilion aux beaux remparts,
et voici qu'il vient de se décider à me décevoir d'une façon indigne,
et qu'il m'invite à retourner sans gloire
dans Argos, après avoir perdu grand nombre de guerriers !
Tel doit être sans doute le bon plaisir de Zeus omnipotent,
qui a déjà décapité tant de villes, et qui doit encore en décapiter
d'autres, car sa force prédomine
sur tout. Mais allons ! obéissons tous à l'avis que
je donne. Fuyons sur nos vaisseaux vers la terre de notre douce
patrie, car nous ne prendrons plus Troie aux larges
rues. »
Il dit, et tous restèrent silencieux et cois. Longtemps
ils se tinrent accablés et muets, les fils des Achéens. Diomède
vaillant au cri de guerre prit enfin la parole :
— Atride, c'est à toi
d'abord que je m'opposerai, à toi qui n'as plus le calme de tes
sens. Cela m'est permis, ô roi, au cours d'une assemblée. Ne t'en
irrite donc pas. Tu as d'abord à ma vaillance fait injure devant
les Danaens, et tu m'as traité de lâche et de timide. Or, sur
ce propos, jeunes et vieux parmi les Argiens
savent toute la vérité. A toi, le fils de Cronos aux pensées tortueuses
ne t'a donné que l'une de deux parts. Il t'a donné, par le sceptre,
d'être honoré plus que tous ; mais il ne t'a pas fait
don de la vaillance, qui est pourtant la force la plus grande.
Malheureux ! t'imagines-tu par hasard que les fils des Achéens
soient vraiment aussi
lâches et timides que tu veux bien le dire ? Quant à toi, si ton esprit s'agite, porté vers le retour, va, la route
est ouverte, et tes
vaisseaux attendent sur le bord de la mer, ces vaisseaux
qui t'ont en si grand nombre suivi depuis Mycènes. Mais d'autres
Achéens aux têtes chevelues resteront, jusqu'au moment
où Troie sera par nous défaite. Et si eux aussi !... qu'ils
fuient donc sur leurs
nefs vers la terre de leur douce patrie ! Nous deux,
Sthénélos et moi, nous combattrons jusqu'au jour où nous aurons
trouvé la fin d'Ilion, car nous sommes venus avec l'aide d'un dieu. »
Ainsi parla-t-il, et tous les fils des Achéens poussèrent
des cris d'acclamation, étonnés du langage de Diomède dompteur de chevaux.
Nestor alors, conducteur de chevaux, se leva et leur dit :
— Fils de Tydée, tu es, dans la guerre,
à coup sûr le plus fort ; et au Conseil, tu excelles sur tous ceux
de ton âge. Personne donc, de tous ceux qui sont des Achéens,
ne blâmera tes paroles et ne te contredira. Mais tu n'es pas allé
au bout de ton discours. Tu es jeune, il est vrai, et tu pourrais
même être mon fils, le plus en âge de porter les armes. Tu as
pourtant dit aux rois des Argiens des paroles sensées, car tu
as parlé selon la vérité. Mais allons ! moi qui me flatte
d'être plus âgé que toi, je
proférerai et j'exposerai tout. Et personne ne fera fi de ma proposition, pas même le puissant Agamemnon. Il est sans famille, sans
loi, sans foyer, celui qui aime la guerre intestine, cette guerre
épouvantable. Ainsi donc, à cette heure, cédons à
la nuit noire et préparons
le repas. Que chacun des chefs poste des gardes le long du
fossé creusé hors du rempart. Je commets cette charge aux jeunes
guerriers. A toi ensuite, Atride, de commander, car tu es le roi
de tous nos rois. Offre un repas aux Anciens, cela te sied et
ne te messied point. Tes tentes
sont pleines de vin, que les navires achéens, à travers
les flots de la vaste mer, t'apportent de Thrace chaque jour.
Pour recevoir, tu as toute commodité, car tu commandes
à une foule d’hommes. Entre tant de guerriers assemblés, tu
obéiras au conseil de celui qui te donnera le conseil le meilleur.
Le besoin d'un avis courageux et sensé se fait sentir à
tous les Achéens, puisque les ennemis font auprès de nos nefs
brûler des feux nombreux. Qui donc pourrait s'en réjouir ? Cette
nuit-ci va décider de la perte ou du salut de l'armée. »
Ainsi parla-t-il, et tous l'écoutèrent et lui obéirent
avec empressement. Les
gardes avec leurs armes s'élancèrent sous les ordres
du fils de Nestor, de Thrasymède pasteur des guerriers ; sous
les ordres d'Ascalaphe et d’Ialmène, tous deux fils d'Arès
; sous les ordres de Mérion, d'Apharée et de Déipyre ; sous les
ordres enfin du fils de Créon, le divin Lycomède. Les chefs des
gardes étaient au nombre de sept, et cent jeunes guerriers, la
longue pique en main, marchaient en ligne avec chacun des chefs.
Ils allèrent se poster dans
l'intervalle qui sépare le fossé du rempart. Là, ils allumèrent
du feu, et chacun prépara son repas. Quant au fils d’Atrée, il
reçut tous en groupe les Anciens d'Achaïe sous sa tente, et leur
servit un repas digne de leur ardeur. Vers les mets préparés
et servis devant eux, ils tendirent les mains. Puis, lorsqu'ils
eurent chassé le désir de boire et de manger, l'illustre vieillard,
Nestor, fut le tout premier à tisser pour eux un conseil de sagesse,
Nestor dont lavis jusqu'ici avait toujours passé pour être le
meilleur. Plein de bons sentiments, il prit alors la parole et
leur dit :
— Très glorieux Atride, roi des guerriers
Agamemnon je finirai par toi en commençant par toi, parce que
tu es le roi d une foule de peuples, et que Zeus t'a mis en main
le sceptre et les lois pour décider pour eux. Aussi faut-il, plus
que personne, que tu parles,
que tu écoutes, et que tu tiennes compte des suggestions d'un
autre, quand son cœur l'a poussé à parler pour le bien. Il dépendra
de toi que s'accomplisse ce qu'il a proposé. Pour moi, je vais
donc te parler de la façon qui me paraît la meilleure. Personne
d'autre, en effet, ne concevra une opinion préférable à celle
que je conçois, depuis longtemps déjà et maintenant encore, depuis
le jour où tu sortis de la tente du descendant de Zeus, en enlevant
à Achille irrité la jeune Briséis. Tu n'agis point alors conformément
à notre sentiment, car, quant à moi, je fis beaucoup pour te dissuader.
Mais toi, cédant à ton cœur impulsif, tu as déshonoré ce très
brave guerrier, que les Immortels avaient en honneur, car tu détiens
la récompense que tu lui as ravie. Aussi, même
encore aujourd’hui, avisons au moyen de pouvoir le fléchir, en
nous le conciliant par des dons agréables et de douces paroles. »
Le roi des guerriers Agamemnon lui répondit alors :
— Vieillard, tu n'as point menti
dans l'exposé de mes aveuglements.
J'ai été aveuglé, et je n'ai moi-même garde de le nier. Oui,
il vaut bien des armées, l'homme que Zeus chérit en son cœur,
comme il chérit Achille qu'il honore aujourd'hui tandis qu'il
fait dompter l'armée des Achéens. Mais, puisque j'ai été aveuglé
en cédant à des sentiments désastreux, je veux en revanche
être agréable à Achille et lui offrir une immense rançon. Devant
vous tous, je vais énumérer ces présents magnifiques : sept trépieds
non destinés au feu, dix talents d'or, vingt chaudrons
flamboyants, douze chevaux de course vigoureux, dont les pieds
rapides ont remporté des prix. Il ne serait pas pauvre, ni dépourvu
d'or très précieux, l'homme qui aurait tout ce que m'ont rapporté,
en gagnant des prix, ces chevaux aux sabots emportés. Je lui donnerai
sept femmes expertes en irréprochables travaux, des Lesbiennes,
que je choisis pour moi, lorsqu'il prit lui-même Lesbos bien bâtie,
et dont la beauté surpassait celle de toutes les autres femmes.
Ces femmes, je les lui donnerai, et, avec elles, sera celle que
je lui ravis naguère, la fille de Brisés. Et je jurerai par un
grand serment que jamais je ne suis monté sur sa couche, que jamais
avec elle je ne me suis uni selon la loi des humains, des hommes
et des femmes. Tels sont les dons qu'il aura tout de suite.
Mais si jamais les dieux me donnent de saccager la grande ville
de Priam, qu'il vienne au moment où nous, les Achéens, nous répartirons
le butin, et qu'il entasse en sa nef une abondante cargaison
d'or et de bronze. Qu'il se choisisse lui-même vingt
Troyennes, les plus belles qui soient après Hélène d'Argos. Et
si jamais nous retournons dans Argos d'Achaïe, mamelle de la terre,
qu'il devienne mon gendre. Je l'honorerai à l’égal d'Oreste, ce
dernier-né qu'on m'élève dans une grande opulence. J'ai
trois filles en mon palais bien planté : Chrysothémis, Laodice
et Iphianassa.
Celle
qui lui plaira, qu'il l'emmène pour lui dans la maison de Pelée,
sans rien offrir. J'ajouterai même de très nombreux présents,
comme personne encore avec sa fille n'en donna. Je lui céderai
sept villes bien peuplées : Cardamyle, Énope et la verdoyante
Irée, Phères la très divine et Anthée aux épais pâturages, la
belle Épéia et Pédasos entourée de vignobles, toutes près de la
mer, toutes aux confins de Pylos des Sables. Là, habitent des
hommes riches en moutons, riches en bœufs, qui,
par des présents, l'honoreront comme un dieu et qui, sous son
sceptre, lui paieront de grasses redevances. Voilà ce que je lui
donnerai, s il met fin à son ressentiment. Qu'il se laisse fléchir
! Hadès seul est inflexible et indomptable, et c'est pourquoi il est de tous les dieux celui que les mortels haïssent le plus. Qu'il
se soumette à moi, d'autant que je suis un plus grand roi que
lui, et que je me déclare d'un âge plus avancé. »
Le Gérénien Nestor conducteur de chevaux lui répondit alors :
— Très glorieux Atride, roi des guerriers
Agamemnon ! tu ne donnes pas au roi Achille des présents qui soient
à mépriser. Mais allons !
envoyons des hommes que nous aurons choisis, et qu'ils
aillent au plus tôt sous la tente d'Achille fils de Pelée. Allons !
que ceux sur qui je jetterai les yeux m'obéissent. Que tout d'abord
Phénix cher à Zeus conduise l'ambassade. Que viennent ensuite
le grand Ajax et le divin Ulysse, et que, parmi les hérauts, Odios et Eurybate les accompagnent. Apportez l'eau pour
les mains, et ordonnez un silence sacré, afin que nous priions
Zeus fils de Cronos d'avoir pitié de nous. »
Ainsi parla-t-il, et son langage fut agréable à tous. Aussitôt,
les hérauts versèrent l'eau sur les mains ; les jeunes guerriers couronnèrent
les cratères de boisson, servirent à boire à tous, ayant offert
aux dieux le prime honneur des coupes. Puis, lorsqu'ils eurent
fait les libations et bu autant que leur cœur le voulait, ils
s'empressèrent de sortir de la tente d'Agamemnon l'Atride. Le
Gérénien Nestor conducteur de chevaux leur recommanda fort, en
jetant sur chacun un clin d’œil éloquent, mais surtout à Ulysse,
d'essayer de fléchir
l'irréprochable Péléide.
Les deux héros suivirent le rivage
de la mer au sourd déferlement,
suppliant le dieu qui soutient et ébranle la terre, de leur accorder
de fléchir aisément l'âme hautaine du descendant d'Éaque. Ils
arrivèrent aux tentes et aux vaisseaux des Myrmidons, et ils trouvèrent
Achille, charmant son cœur avec une lyre au son clair, belle lyre
ouvragée que surmontait une traverse d'argent ; il l'avait prélevée
sur les dépouilles, lorsqu'il eut détruit la ville d Éétion. Sur
cette lyre Achille charmait son cœur, et il chantait les exploits
des héros. Patrocle, seul en face de lui, se tenait assis en silence,
attendant que l'Éacide eût fini de chanter.
Les
deux envoyés se portèrent plus avant, et le divin Ulysse avançait
le premier. Ils s'arrêtèrent enfin devant Achille. Stupéfait,
le fils de Pelée se leva d'un bond sans lâcher sa lyre, quittant
le siège où il était assis. Patrocle aussi, lorsqu'il vit les
héros, pareillement se leva. Alors, en leur tendant la
main, Achille aux pieds rapides leur dit :
— Salut ! Venez-vous en amis,
ou est-ce une grande nécessité qui
vous amène, vous qui restez pour moi, même dans ma colère, les
plus aimés des Achéens ? »
Ayant ainsi parlé, le divin Achille les fit avancer et
asseoir sur des sièges allongés et des tapis de pourpre. Et tout
aussitôt, il adressa la parole à Patrocle, qui se tenait près
de lui :
— Pose un
plus grand cratère, fils de Ménoetios ; force le mélange, et prépare
une coupe à chacun, car ils sont sous mon toit
les hommes que je chéris le plus. »
Ainsi parla-t-il, et Patrocle obéit à son cher compagnon.
Achille alors, à la lueur du feu, tira la grande table à découper
les viandes ; il y plaça les
dos d'un mouton et d'une chèvre grasse, et
l’échine florissante de graisse d'un porc appétissant. Automédon
tenait les viandes, et le divin Achille les tranchait, les dépeçait
en menus morceaux, et les enfilait tout autour des broches. Le
fils de Ménoetios, mortel égal aux dieux, faisait ardre un grand
feu. Puis, quand le feu eut brûlé et que la flamme tomba,
il aplanit la braise et étendit les broches par-dessus ; puis,
soulevant ensuite les broches des chenets, de sel divin
il saupoudra les viandes. Lorsque Patrocle les eut enfin rôties
et qu il les eut versées sur un plateau, il prit le pain et le
répartit sur la table en de belles corbeilles. Achille alors distribua
les viandes. Il s'assit en face du divin Ulysse, le dos à la cloison,
et invita son compagnon Patrocle
à sacrifier aux dieux. Patrocle alors jeta dans le feu
la part du sacrifice, et les convives, sur les mets préparés
et servis devant eux, étendirent les mains. Puis, lorsqu'ils eurent
chassé le désir de boire et de manger, Ajax fit signe à Phénix.
Le divin Ulysse comprit ; et, remplissant alors une coupe de
vin, il la leva à la santé d'Achille:
— Salut, Achille ! Les repas
où tous sont également partagés ne nous ont pas manqué, aussi
bien dans la tente d'Agamemnon l’Atride qu'ici-même aujourd’hui,
car nombreux sont les mets agréables que nous avons goûtés. Mais
le menu d'un délicieux repas ne nous importe pas. Car un trop grand malheur, ô
nourrisson de Zeus, frappe nos yeux et nous consterne. Nous ne
savons pas si nous sauverons nos vaisseaux solidement charpentés,
ou si nous les perdrons, à moins que toi, tu ne veuilles revêtir
ta vaillance. Car tout près des vaisseaux et du mur, les fougueux
Troyens et leurs alliés venus de loin ont établi leur camp. Ils
font dans leurs lignes brûler des feux nombreux ; ils prétendent
que nous ne tiendrons plus et que nous allons nous rabattre sur
nos vaisseaux noirs. Zeus fils de Cronos fait à leur droite paraître
des présages, en lançant des éclairs. Hector, se reposant sur
Zeus, s'abandonne, exultant de sa force, à une fureur effrayante,
et ne respecte plus les hommes ni les dieux. Une
rage agressive s'est emparée de lui. Il prie pour que la divine
Aurore apparaisse au plus tôt, car il se fait fort de décapiter
de leurs ornements les proues
de nos vaisseaux, d'embraser d'un feu ardent nos nefs elles-mêmes,
et de massacrer auprès d'elles les Achéens qui seront troublés
par la fumée. Aussi, redoutant tout cela,
ai-je en mon âme une terrible peur que les dieux ne donnent suite
à ses menaces, et qu'il ne soit de notre destin de périr en Troade,
loin d'Argos nourricière de chevaux. Lève-toi donc, si tu veux,
bien que tardivement, arracher au danger les fils des Achéens
qu'accablé la tumultueuse attaque des Troyens. Toi-même, tu auras
plus tard à en souffrir, et, le mal une fois fait, aucun moyen
n existe plus pour y trouver remède. Songe donc auparavant, à
la façon dont tu pourras écarter des Danaens le jour du malheur.
O doux ami ! ton père Pelée te recommandait ceci, le jour
où il t'envoya de Phthie vers Agamemnon : « Mon fils, Athéna et
Héra te donneront la force, si elles veulent ; mais toi, contiens
en ta poitrine la fierté de ton cœur, car rien ne vaut la douceur.
Renonce à la discorde, machinatrice de maux, afin que jeunes et
vieux d'entre les Achéens t'estiment davantage. » Telles étaient
les recommandations du vieillard, et toi, tu les oublies !
Or donc, il en est temps encore, apaise-toi et laisse de côté
la colère qui afflige le cœur. Agamemnon t'offre d'appréciables
présents, si tu renonces à ton ressentiment. Allons ! écoute-moi,
et je vais t'énumérer quels sont, dans sa tente, tous les présents
qu'Agamemnon a promis de te faire : sept trépieds non destinés
au feu, dix talents d'or, vingt chaudrons flamboyants, douze chevaux
de course vigoureux, dont les pieds rapides ont remporté des prix.
Il ne serait pas pauvre, ni dépourvu d'or très précieux, l'homme
qui aurait tout ce qu'ont rapporté, en gagnant des prix, les chevaux
aux pieds prompts d'Agamemnon. Il te donnera sept femmes expertes
en irréprochables travaux, des Lesbiennes, qu'il choisit pour
sa part, lorsque tu pris toi-même la ville bien bâtie de Lesbos,
et dont la beauté surpassait celle de toutes les autres femmes.
Ces femmes, il te les donnera, et, avec elles, sera celle qu'il
te ravit naguère, la fille de Brisés. Et il jurera
par un grand serment que jamais il ne monta sur sa couche, ni
ne s'unit à elle selon la loi, ô roi, des hommes et des femmes.
Tels sont les dons que tu auras tout de suite. Mais si jamais
les dieux lui donnent de saccager la grande ville de Priam, viens
au moment où nous, les Achéens, nous répartirons le butin, et
tu pourras entasser en ta nef une abondante cargaison d'or et
de bronze. Tu te choisiras
toi-même vingt Troyennes, les plus belles qui soient après
Hélène d'Argos. Et si jamais nous retournons dans Argos d'Achaïe,
mamelle de la terre, tu seras son gendre. Il
l’honorera à l’égal d'Oreste, ce dernier-né qu on lui élève dans
une grande opulence. Il a trois filles en son palais bien
planté : Chrysothémis, Laodice et Iphianassa. Celle qui te plaira,
tu pourras l'emmener dans la maison de Pelée, sans rien offrir.
Il y ajoutera de très nombreux présents, comme personne encore
avec sa fille n'en donna. Il te cédera sept villes bien peuplées
: Cardamyle, Énope et la verdoyante Irée, Phères la très divine
et
Antnée
aux épais pâturages, la belle Épéia et Pédasos entourée de vignobles,
toutes près de la mer, toutes aux confins de Pylos des Sables.
Là, habitent des bommes riches en moutons, riches en bœufs, qui,
par des présents, t'honoreront comme un dieu et qui, sous ton
sceptre, te paieront de grasses redevances. Voilà ce qu'il te
donnera, si tu renonces à ton ressentiment. Mais, si le fils d'Atrée
est encore devenu plus odieux à ton cœur, lui et ses
présents, prends du moins en pitié les autres Panachéens, que
la fatigue accable dans le camp, et qui sauront, dès lors, t'honorer
comme un dieu, tant serait grande la gloire dont tu pourrais
parmi eux te saisir. Maintenant, en effet, tu pourrais avoir raison
d'Hector, puisqu'il viendrait sûrement te braver, possédé qu'il
est par une rage funeste, car
il prétend qu il n est pas de rival à sa taille, parmi les Danaens
que les vaisseaux ont ici transportés. »
Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :
— Descendant de Zeus, fils de Laërte,
artificieux Ulysse, il faut que je déclare, sans égard pour personne,
ce que j ai à vous dire, quel est le fond de ma pensée et comment
j'entends devoir agir, afin
que vous ne veniez plus, assis à mes côtés, roucouler
ici chacun l'un après l'autre. Je hais à l'égal des portes d'Hadès
celui qui cache une chose en son cœur et en avance une autre.
Je vais donc dire ce qu'il me semble qui vaille d'être dit. Non,
je ne crois pas que l'Atride Agamemnon ni que les autres Danaens
puissent arriver à me fléchir, puisqu'ils ne m'ont manifesté aucun
gré pour avoir, sans relâche et sans cesse, combattu contre les
ennemis. Un sort égal est réservé à celui qui reste à l'arrière
et à celui qui affronte ardemment la bataille ; le même honneur
attend et le lâche et le brave, et l’homme qui n a rien fait obtient
la même mort que celui qui passa sa vie à travailler. Que me reste-t-il
d'avoir enduré des souffrances en mon cœur, en exposant ma vie
chaque jour à combattre ? Or, comme un oiseau apporte à ses petits
sans plumes la becquée qu'il a prise, ne gardant que la peine
pour lui ; de même, moi aussi, j’ai passé bien
des nuits sans sommeil ; j'ai vécu à combattre de sanglantes journées,
luttant avec des hommes à propos de leurs femmes. Avec mes vaisseaux,
j'ai mis à sac douze villes peuplées, et, sur terre,
je prétends en avoir pillé onze, à travers les champs fertiles
de la Troade. En toutes, j'ai enlevé de nombreux et d'insignes
trésors, et je les ai tous
apportés et remis à Agamemnon l'Atride. Et ce héros, qui restait
à l'arrière, près des nefs agiles, recevait le butin,
en répartissait peu et gardait presque tout. Aux chefs et aux
rois, il accordait d'autres dons ; mais ces dons leur restaient,
et c'est à moi seul d'entre les Achéens qu'il a ravi ma
part: il possède l'épouse qui plaisait à mon cœur. Qu'il ait donc
du plaisir en dormant auprès
d'elle ! Pourquoi faut-il alors que les Achéens
combattent les Troyens ? Et pourquoi l'Atride a-t-il conduit
ici l'armée qu'il rassembla ? N'est-ce pas à cause d'Hélène aux
superbes cheveux ? Les Atrides sont-ils les seuls des hommes doués
de la parole à chérir leurs épouses ? Tout homme bon et sensé
aime la sienne et s'en occupe, comme moi j'aimais la mienne de
tout cœur, bien qu'elle eût été acquise par la lance. Maintenant
donc, puisqu'il m'a ravi des mains ma récompense et qu'il
m'a trompé, qu'il ne vienne pas me tenter ; je sais à quoi m'en
tenir ; il ne me fléchira pas. Mais avec toi, Ulysse, et avec
les autres rois, qu'il
songe à écarter des nefs le feu dévastateur. Ah !
certes, il s'est déjà bien fatigué sans moi ; il a construit un
mur ; il a creusé par
devant un fossé large et profond, qu'il a garni de pieux. Mais
à ce prix même, il ne pourra pas arrêter la vigueur homicide d'Hector. Tant que j’ai combattu parmi les Achéens, jamais
Hector n'a voulu loin des remparts engager le combat. Il n
allait pas plus loin que la Porte Scée, pas plus loin que le chêne.
Ce fut là qu'un jour, il m'attendit seul à seul, et ce
fut avec peine qu'il esquiva
mon élan. Et maintenant, puisque je ne veux plus
combattre contre le divin Hector, j'offrirai demain un sacrifice
à Zeus et à tous les dieux ; je tirerai dans la mer mes vaisseaux bien chargés, et tu verras, si tu veux et si cela t'agrée, mes navires
naviguer dès l'aurore sur l'Hellespont poissonneux, ayant à
bord des marins ardents à manier la rame. Et s'il m'accorde une
bonne traversée, l'illustre dieu qui ébranle la terre, j'arriverai
en trois jours dans la
grasse Phthie. J'ai là-bas de grands biens que j'ai laissés en
venant ici pour mon malheur. D'ici, en outre, j’emporterai
de l’or, du bronze rouge, des captives à la belle ceinture,
du fer gris, tout ce que le sort m'a donné pour ma part. Quant
à mon meilleur lot, celui qui me l'avait donné, le puissant Atride
Agamemnon me l'a repris, en me faisant outrage. Répétez-lui
tout comme je vous l'ordonne, et publiquement, afin que les
autres Achéens se révoltent aussi, s'il s'attend un jour à tromper
encore un autre Danaen, cet homme incessamment revêtu d'impudence !
Quant à moi, tout chien qu'il soit, il n'oserait pas me regarder
en face. Je ne lui prêterai plus ni conseil ni main-forte, car
il m'a trompé aussi bien qu'offensé. Il ne saurait d'ailleurs
avec des mots me duper désormais ; c'est assez d'une fois. Qu'il
aille donc tranquillement à sa perte, car Zeus aux conseils
avisés lui a ravi le bons sens ! Ses dons me sont odieux,
et je fais cas de lui comme d'un cheveu coupé. Non, même
s il me donnait dix fois, vingt fois autant que ce qu'il a maintenant
et que ce qu'il pourrait par ailleurs acquérir, tout ce qui afflue
dans Orchomène, tout ce qui entre dans Thèbes d'Égypte, où les
plus grands trésors s'entassent
dans les maisons, dans Thèbes qui a cent portes par chacune desquelles
passent deux cents hommes avec chevaux et chars ; non,
pas même s'il me donnait autant de biens qu'il y a de grains de
sable et de poussière, jamais, à ce prix
même, Agamemnon ne fléchira mon cœur, avant de m'avoir entièrement
payé de toute l'avanie dont ce cœur est navré. Quant à
la fille d'Agamemnon ! Atride, je ne l'épouserai pas ; non,
pût-elle rivaliser de beauté avec Aphrodite d'or, et égaler
en travaux Athéna aux yeux pers ; non, fût-elle leur pareille,
je ne l'épouserai pas. Qu il choisisse donc un autre Achéen qui
convienne à son rang, et qui soit un roi plus royal que moi !
Si les dieux me sauvent et si je rentre chez moi, Pelée lui-même
me cherchera sans doute une autre épouse. Il y a nombre d'Achéennes
en Hellade, aussi bien qu'en
Phthie, filles de chefs, gardiens de villes fortes.
Je ferai de celle que je voudrai ma compagne chérie. C'est là-bas
sans réserve, que mon cœur généreux me porte à prendre une femme
légitime, une épouse assortie, et à jouir des biens qu acquit
le vieux Pelée. Rien, en effet, pour moi ne vaut la vie, ni toutes
les richesses que, dit-on, possédait Ilion, ville bien habitée,
jadis, en temps de paix, avant que vinssent les fils des Achéens,
ni toutes celles que renferme en son temple le seuil de pierre
du dieu qui rend à tous des oracles, de Phœbos Apollon, dans
Pytho la Rocheuse. On peut ravir des bœufs et des moutons robustes,
acheter des trépieds et des chevaux à la blonde crinière, mais
la vie de l'homme ne se laisse pas ramener en arrière ; on ne
la ravit plus, on ne la saisit plus, une fois qu'elle a franchi
la barrière des dents. Ma mère, la déesse Thétis aux pieds d'argent,
me dit en effet que deux destins m'entraînent au terme du trépas.
Si je reste ici à combattre autour de la ville des Troyens, mon
retour est perdu, mais ma gloire sera impérissable. Si je m'en
vais chez moi, dans la terre de ma douce patrie, je perds ma noble
gloire, mais ma vie sera longue et le jour du trépas ne m'atteindra
pas vite. C'est aussi d'ailleurs aux autres Achéens, que je conseillerai
de reprendre la mer pour retourner chez eux, puisque jamais vous
ne verrez la fin d'Ilion l'escarpée. Sur elle, en effet, Zeus
au vaste regard a étendu sa main, et les guerriers troyens
sont pleins de confiance. Vous donc, allez et portez mon message
aux chefs des Achéens — car c'est là le rôle des vieillards du
Conseil — afin que leurs esprits se mettent à songer à un moyen
meilleur de sauver les vaisseaux et l'armée achéenne auprès des
vaisseaux creux, puisque pour eux s'avère inefficace celui
auquel ils avaient présentement songé, tandis que je persiste
en mon ressentiment. Quant à Phénix, qu'il couche ici en
restant parmi nous, afin qu'il
puisse me suivre sur mes nefs dans la terre de notre douce
patrie, demain, s'il le veut, car je ne prétends pas l'emmener
de force. »
Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois,
frappés de ce discours, car il avait très énergiquement motivé
son refus. Le vieux Phénix conducteur de chevaux prit enfin la
parole en éclatant en larmes,
car il avait les craintes les plus fortes pour les nefs
achéennes :
— Si c'est le retour, illustre Achille,
que tu t'es mis en l'esprit, si tu ne veux à aucun prix écarter
des nefs agiles le feu destructeur, puisque la colère est tombée
dans ton cœur, comment pourrais-je, loin de toi, cher enfant,
rester ici tout seul ? C'est pour toi que le vieux Pelée conducteur
de chevaux me fit partir le jour où il te fit, pour joindre Agamemnon,
sortir de la Phthie, toi qui n'étais qu'un enfant, ne sachant
rien de la guerre aux communes épreuves, ni des assemblées où
s'illustrent les hommes. C'est pour cela qu'il m'envoya, afin
de t'enseigner ces choses, te rendre apte à parler et capable
d'agir. Aussi, cher enfant,
loin de toi désormais je ne voudrais pas rester, pas même si un
dieu, effaçant ma vieillesse, me promettait lui-même de me rendre
d'une vigoureuse jeunesse, tel que j'étais, lorsque je quittai
pour la première fois l'Hellade
aux belles femmes, fuyant les reproches
de mon père, Amyntor fils d'Orménos. Il s'était violemment
irrité contre moi au sujet d'une concubine aux beaux cheveux qu'il
aimait, tandis qu'il dédaignait son épouse, ma mère. Celle-ci
me suppliait sans cesse,
en touchant mes genoux, de jouir avant lui de
cette concubine, afin qu'elle prît le vieillard en horreur. J'obéis,
et je fis ce qu'elle sollicitait. Mais mon père aussitôt
s'en douta. Il m'accabla d'imprécations, et adjura les exécrables
Érinyes de ne jamais permettre qu'un fils né de moi s'assît sur
ses genoux. Et les dieux ratifièrent ses malédictions, Zeus le
souterrain et la terrible Perséphone. Je projetai alors de le
tuer avec le bronze aigu. Mais un des Immortels apaisa ma colère
; et, rappelant à mon cœur ce que dirait le peuple, et les nombreux
reproches qui me viendraient des hommes, il m'évita d'être parmi
les Achéens appelé parricide. Dès lors, mon cœur n'avait plus
rien dans le fond de mon âme qui pût le retenir à séjourner encore
dans le palais de mon père
irrité. Des parents, des cousins, groupés autour de moi,
me suppliaient et cherchaient à me retenir au palais. Ils immolaient quantité de robustes moutons, de bœufs tourne-pieds, à
cornes recourbées ; quantité de porcs florissants de graisse grillaient
étendus au milieu des flammes d'Héphaestos. Des jarres du vieillard,
le vin était tiré et bu en quantité. Neuf nuits durant, ils passèrent
sans dormir la nuit autour de moi ; ils prenaient la garde en
se relevant, et jamais ne s'éteignaient les feux qui brûlaient,
l'un, sous le portique de la cour bien fermée, l'autre, dans le
vestibule, aux portes de ma chambre. Mais quand vint à moi la
dixième nuit ténébreuse, brisant alors la porte solidement ajustée
de ma chambre, je sortis et je bondis sans peine par-dessus le mur qui
clôturait la cour, à l'insu des gardiens ainsi que des servantes.
Ce fut dès lors au loin que je m'enfuis, à travers l'Hellade
aux larges étendues, et j'arrivai enfin dans la Phthie, terre
de bonne glèbe, mère des moutons,
chez le roi Pelée. Il m'accueillit volontiers, et m'aima
comme un père pourrait aimer un fils, un fils unique qui serait
né sur le tard au milieu de grands biens. Il me rendit opulent
et me soumit un grand peuple ; j'habitais les confins de la terre
de Phthie, régnant sur les Dolopes. Et c'est moi qui ainsi t'ai
fait ce que tu es, Achille semblable aux dieux, t'aimant de tout
mon cœur ! Car jamais tu ne voulais, en compagnie d'un autre,
te rendre à un festin ni manger au palais. Il me fallait d'abord
t'asseoir sur mes genoux, couper les viandes dont je te saturais,
et diriger le vin jusqu'à ta bouche. Et maintes fois alors, sur
ma poitrine, tu as mouillé ma tunique avec le vin que
tu crachotais, aux jours pénibles de ta première enfance. Ah !
j’ai pour toi supporté bien des maux, et je me suis donné
beaucoup de peine, à la pensée que les dieux n'accordaient à mon
sang aucune progéniture ! Mais, Achille semblable aux dieux,
c'est de toi que je faisais mon fils, afin qu'un jour tu détournasses
de moi l'avilissant désastre. Allons ! Achille, dompte ta grande
âme ; il ne faut pas que tu
gardes un cœur impitoyable. Les dieux
eux-mêmes
se laissent retourner, eux qui sur nous l'emportent par le mérite,
la gloire et la puissance. Tels qu'ils sont, par des parfums,
par de douces prières, par des libations, par la fumée des
graisses, les hommes qui les supplient arrivent à les fléchir,
lorsque l'un d'entre eux a transgressé leurs ordres et commis une faute.
Car les Prières sont filles du grand Zeus : boiteuses, ridées,
louches des deux yeux,
elles marchent anxieuses derrière l'Égarement. Mais l'Égarement est robuste et agile ; il court beaucoup plus
vite qu'elles et les devance toutes, en allant par toute la terre
faire du mal aux hommes. Les Prières pourtant guérissent à sa
suite le mal qu'il a fait. Or, celui qui vénère les filles de
Zeus, lorsqu'elles s'approchent de lui, ces filles alors
lui sont d aide puissante et écoutent ses vœux. Mais si quelqu'un les repousse et durement
leur refuse, elles vont alors demander à Zeus fils de Cronos, que l'Égarement s'attache à cet homme, afin qu'il expie à force
de souffrir. Allons ! Achille, toi aussi, accorde aux filles
de Zeus d'être suivies de l'honneur qu'elles eurent à courber
d'autres nobles esprits. Si
l'Atride, en effet, n'offrait pas de présents, s'il n'énumérait
pas ceux qu'il te fera plus tard, s'il persistait
toujours obstinément en son inimitié, je ne t'inviterais pas à
rejeter ta colère et à secourir les Argiens, quoiqu'ils en aient
absolument besoin. Mais voici qu à présent et sur l'heure, il
te donne beaucoup, et il prend
pour plus tard d'autres engagements. Pour porter sa prière,
voici qu'il a choisi les hommes les plus nobles de l'armée achéenne, et ceux des Argiens qui te sont les plus
chers. Ne traite donc pas par le mépris leurs paroles, ni leur
démarche. Jusqu'à ce
jour, nul n'aurait pu songer à s'indigner de ton ressentiment.
C'est ainsi que nous avons appris qu'ont agi pour leur gloire les Héros d'autrefois, lorsqu'une éclatante
colère s'emparait
de l'un d'eux ; ils se montraient accessibles aux présents et
se laissaient fléchir par de bonnes paroles. Je me souviens, tel
qu'il se passa, d'un
fait ancien et qui n'est pas d'hier. Au milieu de
vous tous qui êtes mes amis, je vais le raconter. Les Courètes
et les Étoliens ardents dans la mêlée, se battaient autour
de la ville de Calydon, et
s'égorgeaient les uns les autres. Les Étoliens défendaient
l'aimable Calydon, et les Courètes brûlaient de la détruire par
la force d'Arès. Cette calamité, Artémis au trône d'or l'avait
infligée aux premiers, parce qu'elle était irritée de ce qu'Œnée
avait omis de lui offrir des prémices, dans son domaine aux coteaux arrondis. Tous les autres dieux se rassasièrent d'hécatombes,
et, seule, la fille du grand Zeus demeura sans offrandes. Soit
que ce fût oubli ou négligence, le cœur d'Œnée fit preuve d'un
grand aveuglement. Dans sa fureur, la déesse diffuseuse de traits,
de race divine, suscita un sanglier solitaire, sauvage, aux blanches
défenses, qui prit l' habitude de faire de grands ravages dans
le verger d'Œnée. Il déchaussait et jetait par terre, avec leurs
racines et la fleur de leurs fruits, nombre de grands arbres.
Le fils d'Œnée, Méléagre,
le tua, après avoir fait venir de maintes villes
des chasseurs et des chiens, car un petit nombre d'hommes n’auraient
pas eu raison de cette bête, tant elle était énorme ; elle avait
fait monter déjà bien des mortels sur le triste bûcher. Mais Artémis,
autour de ce sanglier et à propos de sa hure et de sa peau hirsute,
suscita, entre les Courètes et les Étoliens au valeureux courage,
un vaste tumulte et un grand cri de guerre. Aussi
longtemps que combattit Méléagre aimé d'Arès, aussi longtemps
pour les Courètes la situation fut mauvaise, et, en dépit de
leur nombre, ils ne pouvaient tenir en avant de leurs murs. Mais,
lorsque la colère se fut emparée du cœur de Méléagre, la colère
qui gonfle en leur poitrine le cœur de ceux mêmes qui pensent
sagement, le héros alors, irrité en son cœur contre sa mère Althée,
restait étendu auprès de son épouse, la belle Cléopâtre, issue
de la fille d'Événos, Marpessa aux fines chevilles, et d'Idas,
le plus fort des hommes qui vécurent de ce temps sur la
terre d’Idas, qui alla jusqu à prendre son arc contre le seigneur
Phoebos Apollon, pour une
fille aux fines chevilles. A ce moment, dans leur palais,
le père de Cléopâtre et sa digne mère la surnommaient Alcyone,
parce que sa mère, ayant subi le sort du douloureux
Alcyon, criait et gémissait, lorsqu'elle fut enlevée par Phoebos
Apollon, le dieu qui au loin écarte les fléaux. Méléagre donc
restait couché auprès de Cléopâtre, digérant la bile qui affligeait
son cœur ; son courroux provenait des imprécations de sa mère,
qui adressait force suppliques aux dieux, dans la douleur du meurtre
de ses frères. Souvent aussi, elle frappait de ses mains la terre
nourricière, invoquant Hadès et la terrible Perséphone, et leur
demandant, tombée sur les genoux, le sein trempé de larmes, la
mort de son enfant. Et l'Érinye, qui va et vient dans la brume,
l’entendit de l’Érèbe, avec un cœur que rien ne saurait adoucir.
Mais bientôt, autour des portes, s'élevèrent le tumulte et le
bruit sourd des Courètes qui battaient le rempart. Les
Anciens d'Étolie supplièrent alors Méléagre, et lui députèrent
les plus saints des prêtres de leurs dieux, pour qu'il
sortît et vînt les secourir. Ils lui promettaient une ample récompense.
Dans la partie la plus fertile du territoire de l'aimable Calydon,
ils l'invitaient à se choisir et à se tailler un très beau domaine
de cinquante arpents, moitié en champ de vignes, et moitié, dans
la plaine, en simple terre arable. Le vieil Œnée conducteur de
chevaux lui adressait force prières ; monté jusqu'au seuil de
la chambre au toit haut, il
secouait les battants des portes solidement ajustées, et implorait
son fils. Ses sœurs et sa digne mère lui
adressaient aussi force prières. Mais Méléagre ne s'obstinait
que davantage. Ses compagnons les plus dévoués et ceux
qui entre tous lui étaient les plus chers, vinrent lui adresser maintes supplications.
Mais ils durent renoncer, eux aussi, à fléchir son cœur
en sa poitrine, jusqu'à ce que sa chambre fût atteinte par des
coups répétés, que les Courètes fussent montés sur les remparts,
et eussent mis le feu à la grande cité. A ce moment, Méléagre
entendit son épouse à la belle ceinture le supplier en gémissant,
et lui exposer tous les malheurs qui surviennent aux hommes
dont la cité est prise : les mâles sont tués, le feu réduit la
ville en cendres, les enfants sont enlevés par des mains étrangères,
ainsi que les femmes aux profondes ceintures. Son cœur s'émut
au récit de ces maux. Il se leva, partit et revêtit sa chair de
ses armes brillantes. Et ce fut ainsi qu'il écarta des Étoliens
le jour fatal, en cédant à son cœur. Envers lui cependant, les
Étoliens ne s'acquittèrent point avec des présents abondants et
charmants, et Méléagre les avait, malgré tout, préservés du désastre.
Toi donc, Achille, ne conçois point en ton âme des sentiments
pareils, et qu'un démon ne te tourne pas vers la même attitude,
ô mon ami ! Le mal serait trop grand de ne défendre les
vaisseaux que quand ils brûleront. Cède donc aux présents, accours
; les Achéens alors t'honoreront comme un dieu. Mais si, repoussant
aujourd'hui leurs présents, tu te replonges un jour dans
la guerre destructrice, tu n'auras plus tel honneur en partage,
même si tu parviens à écarter
la guerre. »
Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :
— Phénix, mon bon vieux père, nourrisson de Zeus, je n'ai
pas besoin de cet honneur. Je me crois honoré par la
destinée qui me vient de Zeus, et qui veut que je reste auprès
des vaisseaux
creux, tant que le souffle sera dans ma poitrine et que mes chers
genoux pourront se soulever. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Ne trouble plus mon cœur
en ma poitrine, en te désolant et en cherchant à plaire au héros
fils d'Atrée. Tu ne dois pas l'aimer, pour ne pas être haï par moi qui t'aime. Il te sied avec moi d'affliger qui m'afflige. Règne
en égal avec moi, et prends en partage la moitié de ma gloire. Ceux-ci porteront leur message ; mais toi, reste ici et couche
en un bon lit. Au lever
de l'Aurore, nous aviserons s'il nous faut regagner
nos foyers, ou bien rester. »
Il dit et, sans parler, il fit des yeux signe à Patrocle
d'étendre pour Phénix
un lit bien épais, afin que les autres songeassent au plus
vite à partir de sa tente. Le fils de Télamon, Ajax rival des
dieux, prit alors
la parole :
— Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse,
partons. Je ne crois
pas, en effet, que ce voyage nous fasse obtenir le
résultat qu'attendaient nos discours. Mais il faut au plus vite,
quoiqu'elle ne soit
point bonne, porter aux Danaens la réponse d'Achille, aux
Danaens qui doivent à cette heure siéger pour nous attendre. Quant
à Achille, il a rendu sauvage la fierté de son cœur. Le malheureux
! il n'a cure de l'amitié de ses bons compagnons, de cette amitié
qui nous le faisait honorer, auprès
des vaisseaux, par-dessus tous les autres. L'impitoyable !
pour le meurtre d'un père ou la mort d'un enfant, un homme accepte
une compensation. Le meurtrier alors demeure en sa patrie, lorsqu
il s'est acquitté d'une forte rançon, et l'offensé contient son cœur et son âme virile, lorsqu'il a reçu cette compensation.
Mais toi, c'est une rancune implacable et méchante que les dieux
ont mise au fond de ta poitrine, et cela pour une seule femme.
Or, à cette heure, nous t'en offrons sept, qui sont belles entre
toutes, et avec elles beaucoup d autres présents. Fais donc entrer
l’indulgence en ton cœur ; respecte ton foyer. Nous sommes sous
ton toit les envoyés du peuple danaen, et nous brûlons de rester
pour toi, de préférence à tous, aussi nombreux que soient les
Achéens, les plus chers de tes proches et de tous tes amis. »
Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :
— Ajax issu de Zeus,
fils de Télamon, souverain des guerriers, tout ce que tu
viens de dire me paraît être dit selon tes sentiments. Mais mon cœur à moi se gonfle de colère, toutes les fois que
je me rappelle la façon misérable dont me traita l'Atride devant
les Argiens, comme si j'étais un proscrit sans honneur. Partez
donc et allez communiquer mon message, puisque je ne veux point
me soucier de la guerre sanglante, avant que le fils de Priam
à l'âme illuminée, le divin Hector, ne soit parvenu aux tentes
et aux nefs des Myrmidons, en massacrant les Argiens, et n'ait
par le feu consumé leurs vaisseaux. Une fois près de mes tentes
et de mon vaisseau noir, je crois bien qu'Hector, si ardent qu'il
soit, devra songer dès lors à cesser de combattre. »
Ainsi parla-t-il. Les envoyés alors, prenant chacun une
coupe à double calice, firent
une libation, et s en retournèrent en longeant
les vaisseaux. Ulysse était en tête. Quant à Patrocle, il ordonna
à ses compagnons ainsi qu'à ses servantes, de préparer au plus
vite à Phénix un lit épais. Obéissantes, elles le préparèrent
comme il avait commandé, étendant des toisons, des couvertures
et la fleur la plus fine du lin. Le vieillard s'y coucha, et attendit
la divine Aurore. Pour Achille, il dormit au fond de sa tente
solidement plantée. Auprès de lui reposait une femme, qu'il avait
amenée de Lesbos, la fille de Phorbas, Diomédée aux belles joues.
Patrocle se coucha juste en face. Auprès de lui aussi reposait
une femme, Iphis à
la belle ceinture, que lui avait donnée le divin Achille,
après qu'il eut pris Scyros l'escarpée, citadelle d'Ényée. Quant
aux envoyés, lorsqu'ils arrivèrent sous les tentes de l'Atride,
les fils des Achéens les reçurent avec des coupes d'or, en se
levant chacun de son côté. Tous les questionnaient. Le premier,
le roi des guerriers Agamemnon, les interrogea :
— Allons ! dis-moi, Ulysse si
prôné, grande gloire achéenne ! Consent-il à écarter des vaisseaux le feu dévastateur, ou
bien refuse-t-il
? Et la colère possède-t-elle encore son magnanime cœur ? »
Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :
— Très glorieux Atride, roi des guerriers
Agamemnon, loin de
vouloir éteindre sa rancune, il est plus plein de fureur que jamais
; il te repousse, toi et tes présents. Il t'invite à songer avec
les Argiens au moyen
de sauver les navires et l'armée achéenne. Quant à lui,
il a menacé, dès que l'Aurore apparaîtra, de tirer à la mer ses
vaisseaux solidement charpentés, roulant d'un bord à l'autre.
Il a dit aussi qu'il conseillait même aux autres Achéens de
reprendre la mer pour retourner chez eux, puisque jamais vous
ne verrez la fin d’Ilion l’escarpée. Sur elle, en effet, Zeus
au vaste regard a étendu sa main, et les guerriers
troyens sont pleins de confiance.
Ainsi parla-t-il, et ceux-ci, qui m'ont accompagné, sont aussi
là pour te le répéter, Ajax et ces hérauts, tous deux pleins de
sagesse. Quant au vieux Phénix, il a couché là-bas sur l'invite
d'Achille, afin qu'il puisse le suivre sur ses nefs dans
la terre de sa douce patrie, demain, s'il le veut, car il ne prétend
pas l'emmener de force.»
Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois,
frappés de ce discours,
car il avait parlé très énergiquement. Longtemps ils restèrent
accablés et muets, les fils des Achéens. Diomède vaillant au cri
de guerre prit enfin la parole :
— Très glorieux Atride, roi des guerriers Agamemnon, tu
n'aurais pas dû prier
l'irréprochable Achille, en lui offrant d'innombrables
présents. Il est assez orgueilleux par ailleurs, et tu n'as
fait qu'accroître beaucoup plus son orgueil. Laissons-le donc,
soit qu'il veuille partir ou qu'il veuille rester. Il combattra de nouveau,
lorsqu'en sa poitrine son cœur l'y poussera, et qu'un dieu le
fera lever. Mais allons ! à ce que je vais vous dire, obéissez
tous. Pour l'heure,
allez vous reposer, puisque vos cœurs ont été rassasiés
de nourriture et de vin, car c'est là qu'on retrouve l'ardeur
et la vaillance. Mais,
dès qu'apparaîtra la belle Aurore aux doigts de rose, rassemble
aussitôt devant les vaisseaux les troupes et les
chars, exhorte-les, et combats toi-même dans les rangs des premiers.
»
Ainsi parla-t-il. Tous les rois l'approuvèrent, séduits
par le langage qu'avait tenu Diomède, le dompteur de chevaux.
Dès lors, après les libations,
chacun se rendit sous sa tente. Et là, ils se
couchèrent, et se laissèrent gagner par le don du sommeil.
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