Ulysse a dépouillé ses haillons ; il s'élance sur le
seuil de la porte, avec l'arc, le carquois et les flèches. Il jette
les flèches à ses pieds : « Une épreuve innocente vient de finir,
dit-il ; maintenant c'est un autre but qu'il faut frapper ; voyons
si je puis y atteindre, si Apollon m'en donne la gloire. »
Il dit, et dirige sur Antinoüs un trait homicide. Le
malheureux alloit porter à sa bouche une coupe à deux anses ; déjà
ses lèvres y touchoient ; il ne songe pas au coup dont il va être la
victime. Eh ! qui eût pu soupçonner qu'au milieu d'une fête, un
homme seul contre plusieurs, quelles que fussent sa force et son
audace, lui préparait la mort ? Ulysse l'atteint au gosier ; le
trait s'enfonce dans sa gorge et ressort par derrière ; sa tête
penche renversée, sa coupe tombe de ses mains, un ruisseau de sang
coule de ses narines ; il frappe la table de ses pieds, et renverse
avec elle les aliments dont elle est chargée ; le pain, les viandes,
tout roule sur la poussière. A la vue d'Antinoüs expirant, ses
rivaux se troublent, s'agitent, s'élancent de leurs sièges, et des
yeux cherchent sur la muraille les armes qui naguère encore y
étoient suspendues ; plus de boucliers, plus de lances, plus de
javelots. Dans leur fureur, ils déchargent sur Ulysse de vaines
injures. « Malheureux aventurier, tu oses lancer tes traits sur les
hommes ! il n'y aura plus de jeux pour toi ; ta mort est assurée. Tu
viens d'immoler la fleur de la jeunesse d'Ithaque ; tu seras la
proie des vautours. »
Ils croient pourtant encore que c'est sans le vouloir
qu'il a tué le malheureux Antinoüs. Les insensés ! ils ne savent pas
que la mort est sur leur tête à tous, et que l'heure fatale est
venue. Ulysse lançant sur eux un regard menaçant : « Impudents !
leur dit-il, vous croyiez que jamais je ne reviendrais de cette
funeste expédition. Dans cette folle confiance, vous dévoriez ma
fortune, vous souilliez mon palais de vos infâmes débauches, vous
osiez, moi vivant, aspirer à la main de mon épouse ; vous ne
craigniez ni les Dieux du Ciel, ni la vengeance tardive des mortels
; tous, oui, tous, vous allez périr. »
Il dit : tous tremblent, tous pâlissent, tous
cherchent des yeux une issue pour s'échapper. Eurymaque seul ose
répondre : « Si tu es en effet Ulysse, tu as droit de te plaindre
des excès commis dans ton palais et dans tes domaines. Mais
l'artisan de tous ces crimes, c'est celui que tu viens d'immoler ;
c'est Antinoüs : c'est lui qui a tout tramé, non pour arriver à ce
noble hyménée, mais dans bien d'autres vues que Jupiter ne lui a pas
permis de réaliser. Il vouloit régner sur Ithaque, il vouloit faire
périr ton fils. Le voilà mort, comme il l'a mérité. Épargne tes
sujets. Nous te rendrons tout ce qui a été consommé dans ton palais,
dans tes domaines. Chacun de nous, par un juste dédommagement, te
donnera vingt bœufs, de l'or, de l'airain, jusqu'à ce que tu sois
satisfait. Ta colère étoit juste ; si tu la poussois plus loin tu
serais injuste à ton tour. »
Ulysse, la fureur dans les yeux : « Eurymaque , vous
me rendriez tout ce que j'ai reçu de mes pères, vous y ajouteriez
tout ce que vous possédez vous-mêmes, tout ce que vous pourriez vous
procurer d'ailleurs, rien ne peut arrêter mon bras que vous n'ayez
expié tous vos outrages. Ou fuir, ou combattre, vous n'avez point
d'autres ressources pour éviter la mort. Mais, non : aucun de vous
n'échappera au trépas. »
Il dit : l'épouvante est dans tous les cœurs ; leurs
genoux fléchissent et se dérobent sous eux ! « Amis, s'écrie
Eurymaque, cet homme-là est inflexible. Tant qu'il aura l'arc et le
carquois, il ne cessera point de lancer des flèches qu'il ne nous
ait tous immolés. Ne songeons plus qu'à combattre : prenez vos
poignards, opposons les tables à ses traits, fondons tous sur lui,
chassons-le de ce seuil qu'il occupe et de cette porte qu'il a
fermée. Répandons-nous dans la ville ; appelons le peuple aux armes
; bientôt il aura tendu son arc pour la dernière fois. »
Il dit, et, le premier, le poignard à la main il court
sur Ulysse en poussant d'horribles cris. Au même instant Ulysse lui
décoche un Irait qui s'enfonce dans sa poitrine. Son poignard
échappe de sa main ; il roule, et tombe tout sanglant ait pied de la
table : les aliments, les coupes sont renverses ; la rage dans le
cœur, il bat la terre de son front et, de ses pieds ; il ébranle le
siège sur lequel il fut assis, et les ombres de la mort, se
répandent sur ses yeux. Amphinomus à son tour fond sur Ulysse, armé
de son poignard, pour lui faire abandonner le seuil ; mais
Télémaque, par derrière, le perce de sa lance. La pointe s'enfonce
entre les deux épaules, et ressort par la poitrine, il tombe : le
pavé gémit sous son poids, et il bat la terre de son front.
Télémaque recule et laisse sa lance au sein de sa
victime. Il craint que, tandis qu'il essaiera de la retirer, un
autre ennemi ne fonde sur lui, et ne le perce de son poignard, ou ne
lui décharge un coup sur la tête. Il revole auprès de son père. « O
mon père ! lui dit-il, je vais te chercher un bouclier, un casque et
deux lances ; j'en prendrai autant pour moi ; j'en donnerai autant à
Eumée, autant à Philétius. Il n'y a plus à balancer ; sans armes,
point de salut. — Va, lui dit Ulysse, tandis qu'il me reste des
flèches encore ; qu'ils ne me forcent pas d'abandonner cette porte.
» Télémaque obéit, vole au dépôt où les armes sont renfermées. Il y
prend quatre boucliers, quatre casques surmontés d'un panache, et
huit lances. Il revient auprès de son père, les deux pasteurs
s'arment comme lui, et tous se serrent autour du héros lui, tant
qu'il a des flèches il ne cesse de tirer, et ses traits, toujours
sûrs, ne manquent jamais les victimes qu'il leur a marquées. Ils
tombent les uns sur les autres ; enfin, le carquois est épuisé. Il
dépose l'arc, s'appuie contre la muraille, charge ses épaules d'un
bouclier, dont quatre lames d'airain garnissent l'épaisseur, ceint
sa tête d'un casque sur lequel flotte une queue de cheval. Enfin, il
s'arme de deux lances dont la pointe est formée d'un fer meurtrier.
Près de la porte principale étoit, dans la muraille,
une porte dérobée qui donnoit une issue dans la ville ; des ais
étroitement serrés la tenoient fermée. Ulysse ordonne à Eumée de s'y
porter et de la défendre. Agélas, de son côté, crie : « Mes amis,
n'y aura-t-il personne qui se saisisse de cette porte dérobée ?
Qu'on sonne l'alarme, qu'on appelle du secours. Bientôt le barbare
qui nous assassine aura porté son dernier coup. — Non, dit
Mélanthius ; la chose est impossible. A la porte de la cour est un
passage étroit qu'un seul homme peut défendre. Mais moi, je vais
vous chercher d'autres armes. Sans doute on les a déposées dans les
appartements supérieurs, ou dans quelque réduit plus secret. » A ces
mots, il court et monte en haut du palais. Il y prend douze lances,
douze casques avec leurs panaches, revient aussitôt, et livre les
armes aux prétendants.
Ulysse, quand il les voit sous ce formidable appareil,
sent palpiter son cœur, ses genoux fléchissent ; il voit qu'une
lutte terrible s'apprête. « Télémaque, dit-il, une main perfide
vient d'armer nos ennemis ; c'est ou Mélanthius, ou quelqu'une des
femmes du palais.
— » O mon père ! lui répond Télémaque, la faute en est
à moi. J'ai laissé la porte ouverte ; leur émissaire a été plus
éveillé. — Va, Eumée, va refermer cette porte : sache si ce coup
hardi a été fait par quelqu'une des femmes, ou si, comme je le
soupçonne, il a été fait par le fils de Dolius. »
Tandis qu'il parle, Mélanthius est déjà remonté pour
reprendre d'autres armes encore. Eumée l'a suivi de l'œil : « O
fils des Dieux ! ô mon maître, dit-il à Ulysse : le voilà le
coupable que nous avions soupçonné : le voilà qui retourne au dépôt.
Dis-moi, dois-je le tuer, si je suis le plus fort, ou l'amènerai-je
ici pour expier sous tes yeux les crimes qu'il a commis dans ton
palais ? — Va, lui dit Ulysse, Télémaque et moi, nous contiendrons
les factieux, allez, liez-lui les pieds, liez-lui les mains,
suspendez-le aux solives, qu'il vive pour la douleur et le supplice.
»
Eumée et Philélius courent à sa voix ; ils sont sur
les pas du perfide. Déjà il fouilloit dans tous les recoins pour
trouver de nouvelles armes ; ils entrent sans être aperçus, et se
tiennent, l'un d'un côté de la porte, l'autre de l'autre. Il va
sortir, un casque dans une main, dans l'autre un vieux bouclier
chargé de rouille, que Laërte avoit porté dans ses jeunes années, et
qui, depuis, traînoit dans la poussière ; les attaches en étoient
usées. Eumée et Philétius fondent sur lui, l'arrêtent au passage, le
saisissent par les cheveux, le rentrainent dans l’intérieur du
dépôt, le jettent sur le plancher, désespéré, gémissant, serrent de
deux liens ses bras et ses jambes, et, avec une chaîne flexible, ils
le guindent au plancher, l'attachent aux solives, et l'y laissent
suspendu.
Eumée avec une raillerie amère : « Te voilà dans un
lit digne de toi ; fais la sentinelle pendant la nuit ; quand
l'Aurore sortira des eaux, elle n'oubliera pas de te rappeler pour
égorger tes chèvres et dresser le repas des maîtres à qui tu t'es
donné. »
Le malheureux reste suspendu dans ces tristes liens ;
le couple fidèle prend les armes, ferme la porte, et retourne auprès
d'Ulysse. Ils se placent à ses côtés, respirant la fureur et la
vengeance. Ainsi, quatre sont sur le seuil de la porte ; dans
l'intérieur de la salle sont leurs ennemis plus nombreux et toujours
redoutables.
Cependant, la fille de Jupiter, Minerve, vient auprès
d'Ulysse. Elle a pris la figure et la voix de Mentor. Le héros est
rempli de joie à sa vue : « Viens, Mentor, lui dit-il, viens
seconder ton ami. Souviens-toi de mes bienfaits. Nous sommes d'un
même âge. « Il a nommé Mentor, mais il croit bien que c'est Minerve
qui vient combattre avec lui. Les prétendants, de leur côté,
s'agitent et menacent. Agélas, le premier, d'un ton furieux : «
Garde, Mentor, s'écrie-t-il, garde qu'Ulysse ne te séduise et ne te
persuade de combattre contre nous. Sois sûr que nous accomplirons
nos desseins. Quand nous aurons égorgé le père et le fils, tu seras
frappé comme eux, ta mort expiera ton audace. Nous confondrons tes
biens avec les biens d'Ulysse ; ta femme, tes fils, tes filles, nous
les chasserons de ton palais, et nous les bannirons d'Ithaque. »
Minerve éclate et gourmande Ulysse. « Je ne te
reconnois plus, dit-elle ; tu n'as plus ce courage, cette vigueur
que tu déployois devant Troie, quand tu combattois pour Hélène.
Combien de guerriers y tombèrent sous tes coups ! Troie elle-même
fut renversée par tes conseils et par tes exploits : comment
aujourd'hui, dans ta patrie, dans ton palais, es-tu si foible et si
timide à défendre ta fortune ? Viens ici, viens auprès de moi ; vois
comment Mentor, le fils d'Alcime, sait combattre tes ennemis et
payer tes bienfaits. » Elle ne décide pas soudain la victoire, pour
éprouver les forces et le courage d'Ulysse et de son fils ; elle
veut qu'elle flotte encore incertaine. Elle s'élance, et, sous la
forme d'une hirondelle, elle va se placer sur une poutre du palais.
Cependant Agélas, le fils de Damastor, réchauffe
l'ardeur des prétendants ; Eurynome, Amphimëdon, Démoptolème,
Pisandre, Polybe, les plus intrépides de ceux qui vivent encore et
se défendent, le secondent et l'appuient : « O mes amis ! s'écrie
Agélas, enfin il va céder à nos efforts, Mentor l'abandonne, et ne
lui laisse que de vaines jactances. Les voilà seuls sur le seuil. Ne
lançons pas tous nos traits à la fois ; que six d'entre nous fondent
sur Ulysse ; si Ulysse succombe, si Jupiter nous donne d'en
triompher, que nous importent les autres ? »
Il dit ; les javelots partent; Minerve les rend tous
inutiles. L'un frappe un poteau de la porte, un autre s'enfonce dans
la porte même, un troisième dans la muraille ; les autres s'égarent
loin du but qui leur est marqué. Ulysse, échappé à leurs coups,
s'écrie : « Allons, mes amis, frappons à notre tour, frappons
indistinctement tous ces ennemis qui, après tant de maux qu'ils nous
ont faits, brûlent encore de nous arracher la vie. « Chacun choisit
sa victime ; Ulysse perce Démoptolème, Eurybiade expire de la main
de Télémaque, Elatus tombe sous le fer d'Eumée, Pisandre est immolé
par Philétius ; tous quatre mordent ensemble la poussière. Les
vainqueurs fondent sur leurs cadavres et retirent leurs traits du
sein de leurs victimes.
Cependant les prétendants se raniment et reviennent au
combat. Minerve détourne encore la plupart de leurs javelots et les
rend impuissants. Amphimédon atteint Télémaque à la main ; mais le
fer n'a fait qu'effleurer légèrement la peau. Ctésippe, d'un
javelot, égratigne l'épaule d'Eumée ; le javelot vole au-dessus du
bouclier et va tomber à terre. Ulysse, son fils et ses deux fidèles
pasteurs redoublent leurs coups. Eurydamas est percé par Ulysse,
Eurymédon par Télémaque. Eumée renverse Polybe ; Ctésippe, de la
main de Philétius, reçoit dans la poitrine une blessure mortelle ; «
Insolent fils de Polythersès, s'écrie le vainqueur, ne vante plus
tes vaines prouesses. Laisse faire aux Dieux et reconnois leur
puissance suprême ; voilà ce que je te donne en retour de ce jarret
de bœuf que tu lanças au divin Ulysse, lorsque, sous l'extérieur
d'un mendiant, il erroit dans son palais. »
Ulysse encore immole le fils de Damastor ; Télémaque
perce Léocrite, le fils d'Événor ; son fer s'enfonce dans le ventre
et le traverse tout entier. Le malheureux tombe la tête la première,
et frappe le pavé de son front.
Enfin Minerve, du haut du plafond, fait briller
l'immortelle égide. La terreur s'empare de ce qui reste encore
d'ennemis, lis s'agitent, ils fuient de tous côtés. Tel, dans les
longs jours du printemps, un troupeau de bœufs fuit et se tourmente
au bourdonnement de l'insecte ailé qui le poursuit. Ulysse et
Télémaque, Philétius et Eumée se précipitent sur cette troupe
effrayée, frappent à droite, frappent à gauche et dans tous les
sens. Le fer résonne sur les armes brisées, la salle retentit de
cris et de gémissements, et le sang, sur le marbre, ruisselle de
tous côtés. Tels, du haut des montagnes, des vautours au bec
recourbé, à la serre crochue, fondent sur de timides oiseaux. A
l'aspect du nuage terrible qui les menace, les oiseaux éperdus se
blottissent et cherchent à se cacher ; mais il n'y a ni force pour
les défendre, ni asile pour les recevoir ; l'homme sourit à ce
spectacle, et s'apprête à saisir la proie que les vautours vont lui
laisser.
Léodès se précipite aux genoux d'Ulysse, et les
embrassant : « O Ulysse, je t'en conjure, daigne avoir pitié de
moi. Je n'ai jamais insulté les femmes de ton palais, jamais commis
d'excès ; je tachois de contenir les autres ; je m'opposois à leurs
outrages ; ils n'ont point écouté mes conseils ni voulu s'arrêter
dans la carrière du crime. Ils subissent le sort affreux qu’ils ont
mérité. Mais moi, aruspice innocent, je périrai avec eux ! Il n'y a
donc point de récompense pour la vertu ! »
Ulysse lançant sur lui un regard farouche : « Si tu
fis avec eux ton métier d'aruspice, tu as pins d'une fois demandé
aux Dieux, dans mon palais, qu'ils éloignassent mon retour, que mon
épouse chérie passât dans tes bras et te donnât des enfants. Non, tu
n'échapperas point à la mort. » Il dit, et d'une main irritée, il
ramasse l'épée qu'en mourant Agélas a laissé tomber, et là lui
enfonce dans la gorge. La voix expire sur ses lèvres, et sa tête est
souillée de poussière.
Le chantre divin, Phémius, fils de Terpias, qui,
malgré lui, charmoit les prétendants des accords de sa lyre, cherche
à se garantir du trépas. Il est debout auprès de la porte dérobée,
sa lyre à la main. Ira-t-il se réfugier hors du palais, au pied de
l'autel de Jupiter Hercéen, où Laërte et Ulysse ont immolé tant de
victimes ? se jettera-t-il aux genoux d'Ulysse pour implorer sa
pitié ? Oui, c'est aux genoux d'Ulysse qu'il va se précipiter. Il
pose sa lyre à terre entre un cratère et le siège où il étoit assis,
et se jetant aux pieds du héros : « Grand roi, lui dit-il, daigne,
je t'en conjure, oh ! daigne avoir pitié de moi! Combien tu aurois
de regret un, jour si tu immolois celui qui chante pour la gloire
des Dieux et, pour le plaisir des mortels ! Les hommes ne m'ont rien
appris ; c'est un Dieu qui m'inspire tous mes chants ; je chanterai
pour toi comme pour les Dieux. Oh ! ne me fais pas périr. Télémaque,
ton cher Télémaque te dira que ce n'étoit point de mon propre
mouvement que je venois dans ce palais. Je ne demandois rien ; je n'offrois
point mes chants à cette troupe folâtre qui déshonoroit ta maison
par ses orgies ; ils étoient nombreux, ils étoient puissants, et me
traînoient ici malgré moi. »
Télémaque l'a entendu : « O mon père, arrête !
s'écrie-t-il ; garde de frapper l'innocent : nous sauverons encore
le héraut Médon, qui prit de mon enfance les soins les plus tendres,
si déjà Philétius et Eumée ne l'ont pas frappé, ou si, dans un
mouvement de terreur, il ne s'est pas rencontré sous tes coups. » Le
sage Médon l'entend. Il s'étoit glissé sous un siège, et, couvert de
la peau d'un bœuf encore saignante, il suivoit de l'œil cette
terrible scène, et cherchoit à échapper à la mort. Il sort de son
asile, se jette aux genoux de Télémaque : « Mon ami, s'écrie-t-il,
c'est moi, rne voilà ; arrête, dis à ton père de ne pas me confondre
dans sa juste colère avec ces insolents qui ont dévoré ton héritage,
et n'ont respecté ni ton enfance ni ta jeunesse. — Rassure-toi, lui
dit Ulysse en souriant ; rends grâces à mon fils, il te sauve la
vie. Reconnois par toi-même, et apprends aux autres, que la vertu
nous sert toujours mieux que le crime. Sortez du palais, Phémius et
toi ; allez, loin de celte scène sanglante, vous asseoir dans la
cour. »
Il dit ; tous deux sortent, vont s'asseoir au pied de
l'autel de Jupiter, l'œil toujours inquiet, et attendant encore le
trépas. Ulysse promène ses regards autour de lui, et cherche s'il
reste encore quelque coupable qui ait échappé à ses coups. Il les
voit tous baignés dans le sang, couchés sur la poussière ;
plusieurs, les yeux encore ouverts, attendent le dernier soupir.
Tels des poissons, qu'à l'aide de ses rets un pêcheur a entraînés
sur le rivage, palpitent étendus sur le sable, et redemandent leurs
flots accoutumés ; le soleil les perce de ses rayons, et bientôt ils
expirent ; tels ces malheureux, entassés les uns sur les autres,
traînent les derniers instants de leur coupable vie. « Va, mon fils,
dit Ulysse à Télémaque, appelle-moi la bonne Euryclée, que je lui
donne mes ordres. » Télémaque obéit, et entr'ouvrant la porte : «
Viens, Euryclée, viens, dit-il, recevoir les ordres de mon père.»
Elle accourt à sa voix ; elle trouve Ulysse au milieu
des cadavres et tout couvert de sang et de fange. Tel paroit un lion
qui vient de déchirer un taureau. Sa gorge, ses lèvres, ses joues
dégouttent de sang, son aspect porte l'épouvante et l'horreur. Tel
apparoît Ulysse avec ses pieds et ses bras ensanglantés.
A la vue de ces cadavres et de ce vaste carnage,
Euryclée tressaille de joie, elle triomphe ; mais Ulysse ; « Garde,
lui dit-il, ta joie dans ton cœur, et contiens ces mouvements ;
point de ces cris ; c'est une impiété d'insulter à des morts. C'est
la main des Dieux, ce sont leurs forfaits qui les ont perdus. Ils
n'ont rien respecté sur la terre : les bons, les méchants, ils n'ont
mis entre eux aucune différence. Aussi tous ont subi le sort affreux
qu'ils ont mérité par leurs excès. Mais toi, dis-moi quelles sont
les femmes qui ont déshonoré ma maison, quelles sont celles qui ont
été fidèles à leurs devoirs.
— » Je te dirai la vérité. Cinquante femmes sont
attachées au service de ton palais. Nous les avons instruites à
filer la laine, et façonnées à la servitude. Douze ont poussé
l'impudence jusqu'aux derniers excès, sans égard pour moi, sans
respect pour Pénélope ; Télémaque grandissoit, et sa mère ne
permettait pas qu'il commandât à des femmes... Je monte à
l'appartement de la reine pour l'instruire de cet heureux événement.
Un Dieu lui accorde quelques instants de sommeil... — Non, lui dit
Ulysse, ne la réveille pas encore ! fais-moi venir ces femmes
criminelles.
Euryclée obéit ; elle va
commander à ces malheureuses de paroitre devant leur maître. Ulysse
appelle Télémaque, Eumée et Philétius : « Commencez, leur dit-il,
par faire enlever ces cadavres ; que ces femmes le fassent sous vos
yeux ; qu'ensuite avec de l'eau et des éponges elles nettoient et
les sièges et les tables. Quand vous aurez rétabli dans le palais
l’ordre et la propreté, faites sortir ces femmes, conduisez-les
entre le dôme et le mur qui forme l'enceinte de la cour ; là,
percez-les à coups d'épée ; que toutes expirent sous vos coups, et
périsse avec elles le souvenir de leurs infâmes débauches. »
Il dit : les femmes entrent, poussent des sanglots et
versent des ruisseaux de larmes. Elles enlèvent les cadavres, et,
appuyées les uns sur les autres, elles vont les déposer sous le
portique qui règne autour de la cour. Ulysse les suit des yeux, leur
commande et les presse. Elles obéissent à la nécessité. Elles
rentrent, et, l'éponge à la main, elles lavent et les tables et les
sièges. Télémaque, Eumée, Philétius, armés de balais, entraînent le
sang, la fange et la poussière dont le marbre est souillé. Les
femmes emportent les immondices et vont les déposer à la porte.
Quand le palais a repris son éclat et son lustre, les
malheureuses sont conduites entre le dôme et le mur de la cour, et
resserrées dans un espace étroit, d'où il leur est impossible de
s'échapper. « Ce n'est pas par le fer qu'elles doivent périr,
s'écrie Télémaque ; cette mort seroit trop belle pour de viles
créatures qui ont versé l'opprobre sur ma tête, sur la tête de ma
mère, et qui se sont prostituées aux prétendants. »
Il dit, et déjà il a fixé au haut d'une colonne un
câble de vaisseau ; de là il le conduit autour du dôme, et l'élève à
une hauteur d'où les pieds d'un homme ne puissent atteindre à terre.
A ce câble des lacets sont attachés. Les têtes de ces malheureuses
sont serrées dans leurs nœuds. Là, suspendues, pressées par leur
propre poids, elles s'agitent quelques instants, et bientôt cessent
de respirer et de vivre ; telles, en un bosquet, des grives ou des
colombes, trompées par de perfides appâts, se trouvent tout à coup
prises dans un lacs caché, cherchent vainement un appui, et meurent
serrées dans ces funestes liens.
Télémaque et les deux pasteurs retournent auprès
d'Ulysse ; l'œuvre de la justice est accomplie. « Apporte-moi du
soufre dit Ulysse à Euryclée, apporte-moi du feu, que je purifie ce
palais. — Oui, tu as raison, mon fils lui répond sa fidèle nourrice
; mais je vais d'abord te chercher une tunique, un manteau, un
vêtement complet ; il ne faut pas que tu paroisses clans ce palais
couvert de ces sales haillons, ce seroit une indignité. — Donne
d'abord du soufre et du feu, lui dit Ulysse. » Elle apporte aussitôt
et le feu et le soufre. Ulysse purifie et l'intérieur et le portique
de toute la cour. Euryclée monte à l'appartement des femmes ; elle
leur ordonne à toutes de descendre. Elles viennent, des flambeaux à
la main ; elles se pressent autour de leur maître, lui prennent les
mains, lui couvrent de baisers la tête et les épaules. Ulysse pleure
de tendresse et de joie d'avoir retrouvé tant d'attachement et de
fidélité.