Chant XXII

Remonter

   

 

    Ulysse a dépouillé ses haillons ; il s'élance sur le seuil de la porte, avec l'arc, le carquois et les flèches. Il jette les flèches à ses pieds : « Une épreuve innocente vient de finir, dit-il ; maintenant c'est un autre but qu'il faut frapper ; voyons si je puis y atteindre, si Apollon m'en donne la gloire. »

    Il dit, et dirige sur Antinoüs un trait homicide. Le mal­heureux alloit porter à sa bouche une coupe à deux anses ; déjà ses lèvres y touchoient ; il ne songe pas au coup dont il va être la victime. Eh ! qui eût pu soupçonner qu'au milieu d'une fête, un homme seul contre plusieurs, quelles que fussent sa force et son audace, lui préparait la mort ? Ulysse l'atteint au gosier ; le trait s'enfonce dans sa gorge et ressort par derrière ; sa tête penche renversée, sa coupe tombe de ses mains, un ruisseau de sang coule de ses narines ; il frappe la table de ses pieds, et renverse avec elle les aliments dont elle est chargée ; le pain, les viandes, tout roule sur la poussière. A la vue d'Antinoüs expirant, ses rivaux se troublent, s'agitent, s'élancent de leurs sièges, et des yeux cherchent sur la muraille les armes qui naguère encore y étoient suspendues ; plus de boucliers, plus de lances, plus de javelots. Dans leur fureur, ils déchargent sur Ulysse de vaines injures. « Malheureux aventurier, tu oses lancer tes traits sur les hommes ! il n'y aura plus de jeux pour toi ; ta mort est assurée. Tu viens d'immoler la fleur de la jeunesse d'Ithaque ; tu seras la proie des vautours. »

    Ils croient pourtant encore que c'est sans le vouloir qu'il a tué le malheureux Antinoüs. Les insensés ! ils ne savent pas que la mort est sur leur tête à tous, et que l'heure fatale est venue. Ulysse lançant sur eux un regard menaçant : « Impudents ! leur dit-il, vous croyiez que jamais je ne reviendrais de cette funeste expédition. Dans cette folle confiance, vous dévoriez ma fortune, vous souilliez mon palais de vos infâmes débauches, vous osiez, moi vivant, aspirer à la main de mon épouse ; vous ne craigniez ni les Dieux du Ciel, ni la vengeance tardive des mortels ; tous, oui, tous, vous allez périr. »

    Il dit : tous tremblent, tous pâlissent, tous cherchent des yeux une issue pour s'échapper. Eurymaque seul ose répondre : « Si tu es en effet Ulysse, tu as droit de te plaindre des excès commis dans ton palais et dans tes domaines. Mais l'artisan de tous ces crimes, c'est celui que tu viens d'immoler ; c'est Antinoüs : c'est lui qui a tout tramé, non pour arriver à ce noble hyménée, mais dans bien d'autres vues que Jupiter ne lui a pas permis de réaliser. Il vouloit régner sur Ithaque, il vouloit faire périr ton fils. Le voilà mort, comme il l'a mérité. Épargne tes sujets. Nous te rendrons tout ce qui a été consommé dans ton palais, dans tes domaines. Chacun de nous, par un juste dédommagement, te donnera vingt bœufs, de l'or, de l'airain, jusqu'à ce que tu sois satisfait. Ta colère étoit juste ; si tu la poussois plus loin tu serais injuste à ton tour. »

    Ulysse, la fureur dans les yeux : « Eurymaque , vous me rendriez tout ce que j'ai reçu de mes pères, vous y ajouteriez tout ce que vous possédez vous-mêmes, tout ce que vous pourriez vous procurer d'ailleurs, rien ne peut arrêter mon bras que vous n'ayez expié tous vos outrages. Ou fuir, ou combattre, vous n'avez point d'autres ressources pour éviter la mort. Mais, non : aucun de vous n'échappera au trépas. »

    Il dit : l'épouvante est dans tous les cœurs ; leurs genoux fléchissent et se dérobent sous eux ! « Amis, s'écrie Eurymaque, cet homme-là est inflexible. Tant qu'il aura l'arc et le carquois, il ne cessera point de lancer des flèches qu'il ne nous ait tous immolés. Ne songeons plus qu'à combattre : prenez vos poignards, opposons les tables à ses traits, fondons tous sur lui, chassons-le de ce seuil qu'il occupe et de cette porte qu'il a fermée. Répandons-nous dans la ville ; appelons le peuple aux armes ; bientôt il aura tendu son arc pour la dernière fois. »

    Il dit, et, le premier, le poignard à la main il court sur Ulysse en poussant d'horribles cris. Au même instant Ulysse lui décoche un Irait qui s'enfonce dans sa poitrine. Son poi­gnard échappe de sa main ; il roule, et tombe tout sanglant ait pied de la table : les aliments, les coupes sont renverses ; la rage dans le cœur, il bat la terre de son front et, de ses pieds ; il ébranle le siège sur lequel il fut assis, et les ombres de la mort, se répandent sur ses yeux. Amphinomus à son tour fond sur Ulysse, armé de son poignard, pour lui faire abandonner le seuil ; mais Télémaque, par derrière, le perce de sa lance. La pointe s'enfonce entre les deux épaules, et ressort par la poitrine, il tombe : le pavé gémit sous son poids, et il bat la terre de son front.

    Télémaque recule et laisse sa lance au sein de sa victime. Il craint que, tandis qu'il essaiera de la retirer, un autre ennemi ne fonde sur lui, et ne le perce de son poignard, ou ne lui décharge un coup sur la tête. Il revole auprès de son père. « O mon père ! lui dit-il, je vais te chercher un bouclier, un casque et deux lances ; j'en prendrai autant pour moi ; j'en donnerai autant à Eumée, autant à Philétius. Il n'y a plus à balancer ; sans armes, point de salut. — Va, lui dit Ulysse, tandis qu'il me reste des flèches encore ; qu'ils ne me forcent pas d'abandonner cette porte. » Télémaque obéit, vole au dépôt où les armes sont renfermées. Il y prend quatre boucliers, quatre casques surmontés d'un panache, et huit lances. Il revient auprès de son père, les deux pasteurs s'arment comme lui, et tous se serrent autour du héros  lui, tant qu'il a des flèches il ne cesse de tirer, et ses traits, toujours sûrs, ne manquent jamais les victimes qu'il leur a marquées. Ils tombent les uns sur les autres ; enfin, le carquois est épuisé. Il dépose l'arc, s'appuie contre la muraille, charge ses épaules d'un bouclier, dont quatre lames d'airain garnissent l'épaisseur, ceint sa tête d'un casque sur lequel flotte une queue de cheval. Enfin, il s'arme de deux lances dont la pointe est formée d'un fer meurtrier.

    Près de la porte principale étoit, dans la muraille, une porte dérobée qui donnoit une issue dans la ville ; des ais étroitement serrés la tenoient fermée. Ulysse ordonne à Eumée de s'y porter et de la défendre. Agélas, de son côté, crie : « Mes amis, n'y aura-t-il personne qui se saisisse de cette porte dérobée ? Qu'on sonne l'alarme, qu'on appelle du secours. Bientôt le barbare qui nous assassine aura porté son dernier coup. — Non, dit Mélanthius ; la chose est impossible. A la porte de la cour est un passage étroit qu'un seul homme peut défendre. Mais moi, je vais vous chercher d'autres armes. Sans doute on les a déposées dans les appartements supérieurs, ou dans quelque réduit plus secret. » A ces mots, il court et monte en haut du palais. Il y prend douze lances, douze casques avec leurs panaches, revient aussitôt, et livre les armes aux prétendants.

    Ulysse, quand il les voit sous ce formidable appareil, sent palpiter son cœur, ses genoux fléchissent ; il voit qu'une lutte terrible s'apprête. « Télémaque, dit-il, une main perfide vient d'armer nos ennemis ; c'est ou Mélanthius, ou quelqu'une des femmes du palais.

    — » O mon père ! lui répond Télémaque, la faute en est à moi. J'ai laissé la porte ouverte ; leur émissaire a été plus éveillé. — Va, Eumée, va refermer cette porte : sache si ce coup hardi a été fait par quelqu'une des femmes, ou si, comme je le soupçonne, il a été fait par le fils de Dolius. »

    Tandis qu'il parle, Mélanthius est déjà remonté pour re­prendre d'autres armes encore. Eumée l'a suivi de l'œil : « O fils des Dieux ! ô mon maître, dit-il à Ulysse : le voilà le coupable que nous avions soupçonné : le voilà qui retourne au dépôt. Dis-moi, dois-je le tuer, si je suis le plus fort, ou l'amènerai-je ici pour expier sous tes yeux les crimes qu'il a commis dans ton palais ? — Va, lui dit Ulysse, Télémaque et moi, nous contiendrons les factieux, allez, liez-lui les pieds, liez-lui les mains, suspendez-le aux solives, qu'il vive pour la douleur et le supplice. »

    Eumée et Philélius courent à sa voix ; ils sont sur les pas du perfide. Déjà il fouilloit dans tous les recoins pour trouver de nouvelles armes ; ils entrent sans être aperçus, et se tiennent, l'un d'un côté de la porte, l'autre de l'autre. Il va sortir, un casque dans une main, dans l'autre un vieux bouclier chargé de rouille, que Laërte avoit porté dans ses jeunes années, et qui, depuis, traînoit dans la poussière ; les attaches en étoient usées. Eumée et Philétius fondent sur lui, l'arrêtent au passage, le saisissent par les cheveux, le rentrainent dans l’intérieur du dépôt, le jettent sur le plancher, désespéré, gémissant, serrent de deux liens ses bras et ses jambes, et, avec une chaîne flexible, ils le guindent au plancher, l'attachent aux solives, et l'y laissent suspendu.

    Eumée avec une raillerie amère : « Te voilà dans un lit digne de toi ; fais la sentinelle pendant la nuit ; quand l'Aurore sortira des eaux, elle n'oubliera pas de te rappeler pour égorger tes chèvres et dresser le repas des maîtres à qui tu t'es donné. »

    Le malheureux reste suspendu dans ces tristes liens ; le couple fidèle prend les armes, ferme la porte, et retourne auprès d'Ulysse. Ils se placent à ses côtés, respirant la fu­reur et la vengeance. Ainsi, quatre sont sur le seuil de la porte ; dans l'intérieur de la salle sont leurs ennemis plus nombreux et toujours redoutables.

    Cependant, la fille de Jupiter, Minerve, vient auprès d'Ulysse. Elle a pris la figure et la voix de Mentor. Le héros est rempli de joie à sa vue : « Viens, Mentor, lui dit-il, viens seconder ton ami. Souviens-toi de mes bienfaits. Nous sommes d'un même âge. « Il a nommé Mentor, mais il croit bien que c'est Minerve qui vient combattre avec lui. Les prétendants, de leur côté, s'agitent et menacent. Agélas, le premier, d'un ton furieux : « Garde, Mentor, s'écrie-t-il, garde qu'Ulysse ne te séduise et ne te persuade de combattre contre nous. Sois sûr que nous accomplirons nos desseins. Quand nous aurons égorgé le père et le fils, tu seras frappé comme eux, ta mort expiera ton audace. Nous confondrons tes biens avec les biens d'Ulysse ; ta femme, tes fils, tes filles, nous les chasserons de ton palais, et nous les banni­rons d'Ithaque. »

    Minerve éclate et gourmande Ulysse. « Je ne te reconnois plus, dit-elle ; tu n'as plus ce courage, cette vigueur que tu déployois devant Troie, quand tu combattois pour Hélène. Combien de guerriers y tombèrent sous tes coups ! Troie elle-même fut renversée par tes conseils et par tes exploits : comment aujourd'hui, dans ta patrie, dans ton palais, es-tu si foible et si timide à défendre ta fortune ? Viens ici, viens auprès de moi ; vois comment Mentor, le fils d'Alcime, sait combattre tes ennemis et payer tes bienfaits. » Elle ne décide pas soudain la victoire, pour éprouver les forces et le courage d'Ulysse et de son fils ; elle veut qu'elle flotte encore incertaine. Elle s'élance, et, sous la forme d'une hirondelle, elle va se placer sur une poutre du palais.

    Cependant Agélas, le fils de Damastor, réchauffe l'ardeur des prétendants ; Eurynome, Amphimëdon, Démoptolème, Pisandre, Polybe, les plus intrépides de ceux qui vivent en­core et se défendent, le secondent et l'appuient : « O mes amis ! s'écrie Agélas, enfin il va céder à nos efforts, Mentor l'abandonne, et ne lui laisse que de vaines jactances. Les voilà seuls sur le seuil. Ne lançons pas tous nos traits à la fois ; que six d'entre nous fondent sur Ulysse ; si Ulysse succombe, si Jupiter nous donne d'en triompher, que nous importent les autres ? »

    Il dit ; les javelots partent; Minerve les rend tous inutiles. L'un frappe un poteau de la porte, un autre s'enfonce dans la porte même, un troisième dans la muraille ; les autres s'égarent loin du but qui leur est marqué. Ulysse, échappé à leurs coups, s'écrie : « Allons, mes amis, frappons à notre tour, frappons indistinctement tous ces ennemis qui, après tant de maux qu'ils nous ont faits, brûlent encore de nous arracher la vie. « Chacun choisit sa victime ; Ulysse perce Démoptolème, Eurybiade expire de la main de Télémaque, Elatus tombe sous le fer d'Eumée, Pisandre est immolé par Philétius ; tous quatre mordent ensemble la poussière. Les vainqueurs fondent sur leurs cadavres et retirent leurs traits du sein de leurs victimes.

    Cependant les prétendants se raniment et reviennent au combat. Minerve détourne encore la plupart de leurs jave­lots et les rend impuissants. Amphimédon atteint Télémaque à la main ; mais le fer n'a fait qu'effleurer légèrement la peau. Ctésippe, d'un javelot, égratigne l'épaule d'Eumée ; le javelot vole au-dessus du bouclier et va tomber à terre. Ulysse, son fils et ses deux fidèles pasteurs redoublent leurs coups. Eurydamas est percé par Ulysse, Eurymédon par Télémaque. Eumée renverse Polybe ; Ctésippe, de la main de Philétius, reçoit dans la poitrine une blessure mortelle ; « Insolent fils de Polythersès, s'écrie le vainqueur, ne vante plus tes vaines prouesses. Laisse faire aux Dieux et reconnois leur puissance suprême ; voilà ce que je te donne en retour de ce jarret de bœuf que tu lanças au divin Ulysse, lorsque, sous l'extérieur d'un mendiant, il erroit dans son palais. »

    Ulysse encore immole le fils de Damastor ; Télémaque perce Léocrite, le fils d'Événor ; son fer s'enfonce dans le ventre et le traverse tout entier. Le malheureux tombe la tête la première, et frappe le pavé de son front.

    Enfin Minerve, du haut du plafond, fait briller l'immor­telle égide. La terreur s'empare de ce qui reste encore d'ennemis, lis s'agitent, ils fuient de tous côtés. Tel, dans les longs jours du printemps, un troupeau de bœufs fuit et se tourmente au bourdonnement de l'insecte ailé qui le poursuit. Ulysse et Télémaque, Philétius et Eumée se précipitent sur cette troupe effrayée, frappent à droite, frappent à gauche et dans tous les sens. Le fer résonne sur les armes brisées, la salle retentit de cris et de gémissements, et le sang, sur le marbre, ruisselle de tous côtés. Tels, du haut des montagnes, des vautours au bec recourbé, à la serre crochue, fondent sur de timides oiseaux. A l'aspect du nuage terrible qui les menace, les oiseaux éperdus se blottissent et cherchent à se cacher ; mais il n'y a ni force pour les défendre, ni asile pour les recevoir ; l'homme sourit à ce spectacle, et s'apprête à saisir la proie que les vautours vont lui laisser.

    Léodès se précipite aux genoux d'Ulysse, et les embras­sant : « O Ulysse, je t'en conjure, daigne avoir pitié de moi. Je n'ai jamais insulté les femmes de ton palais, jamais commis d'excès ; je tachois de contenir les autres ; je m'opposois à leurs outrages ; ils n'ont point écouté mes conseils ni voulu s'arrêter dans la carrière du crime. Ils subissent le sort affreux qu’ils ont mérité. Mais moi, aruspice innocent, je périrai avec eux ! Il n'y a donc point de récompense pour la vertu ! »

    Ulysse lançant sur lui un regard farouche : « Si tu fis avec eux ton métier d'aruspice, tu as pins d'une fois demandé aux Dieux, dans mon palais, qu'ils éloignassent mon retour, que mon épouse chérie passât dans tes bras et te donnât des enfants. Non, tu n'échapperas point à la mort. » Il dit, et d'une main irritée, il ramasse l'épée qu'en mourant Agélas a laissé tomber, et là lui enfonce dans la gorge. La voix expire sur ses lèvres, et sa tête est souillée de poussière.

    Le chantre divin, Phémius, fils de Terpias, qui, malgré lui, charmoit les prétendants des accords de sa lyre, cherche à se garantir du trépas. Il est debout auprès de la porte dérobée, sa lyre à la main. Ira-t-il se réfugier hors du palais, au pied de l'autel de Jupiter Hercéen, où Laërte et Ulysse ont immolé tant de victimes ? se jettera-t-il aux genoux d'Ulysse pour implorer sa pitié ? Oui, c'est aux genoux d'Ulysse qu'il va se précipiter. Il pose sa lyre à terre entre un cratère et le siège où il étoit assis, et se jetant aux pieds du héros : « Grand roi, lui dit-il, daigne, je t'en conjure, oh ! daigne avoir pitié de moi! Combien tu aurois de regret un, jour si tu immolois celui qui chante pour la gloire des Dieux et, pour le plaisir des mortels ! Les hommes ne m'ont rien appris ; c'est un Dieu qui m'inspire tous mes chants ; je chanterai pour toi comme pour les Dieux. Oh ! ne me fais pas périr. Télémaque, ton cher Télémaque te dira que ce n'étoit point de mon propre mouvement que je venois dans ce palais. Je ne demandois rien ; je n'offrois point mes chants à cette troupe folâtre qui déshonoroit ta maison par ses orgies ; ils étoient nombreux, ils étoient puissants, et me traînoient ici malgré moi. »

    Télémaque l'a entendu : « O mon père, arrête ! s'écrie-t-il ; garde de frapper l'innocent : nous sauverons encore le héraut Médon, qui prit de mon enfance les soins les plus tendres, si déjà Philétius et Eumée ne l'ont pas frappé, ou si, dans un mouvement de terreur, il ne s'est pas rencontré sous tes coups. » Le sage Médon l'entend. Il s'étoit glissé sous un siège, et, couvert de la peau d'un bœuf encore sai­gnante, il suivoit de l'œil cette terrible scène, et cherchoit à échapper à la mort. Il sort de son asile, se jette aux genoux de Télémaque : « Mon ami, s'écrie-t-il, c'est moi, rne voilà ; arrête, dis à ton père de ne pas me confondre dans sa juste colère avec ces insolents qui ont dévoré ton héritage, et n'ont respecté ni ton enfance ni ta jeunesse. — Rassure-toi, lui dit Ulysse en souriant ; rends grâces à mon fils, il te sauve la vie. Reconnois par toi-même, et apprends aux autres, que la vertu nous sert toujours mieux que le crime. Sortez du palais, Phémius et toi ; allez, loin de celte scène sanglante, vous as­seoir dans la cour. »

    Il dit ; tous deux sortent, vont s'asseoir au pied de l'autel de Jupiter, l'œil toujours inquiet, et attendant encore le trépas. Ulysse promène ses regards autour de lui, et cherche s'il reste encore quelque coupable qui ait échappé à ses coups. Il les voit tous baignés dans le sang, couchés sur la poussière ; plusieurs, les yeux encore ouverts, attendent le dernier soupir. Tels des poissons, qu'à l'aide de ses rets un pêcheur a entraînés sur le rivage, palpitent étendus sur le sable, et redemandent leurs flots accoutumés ; le soleil les perce de ses rayons, et bientôt ils expirent ; tels ces malheureux, entassés les uns sur les autres, traînent les derniers instants de leur coupable vie. « Va, mon fils, dit Ulysse à Télémaque, appelle-moi la bonne Euryclée, que je lui donne mes ordres. » Télé­maque obéit, et entr'ouvrant la porte : « Viens, Euryclée, viens, dit-il, recevoir les ordres de mon père.»

    Elle accourt à sa voix ; elle trouve Ulysse au milieu des cadavres et tout couvert de sang et de fange. Tel paroit un lion qui vient de déchirer un taureau. Sa gorge, ses lèvres, ses joues dégouttent de sang, son aspect porte l'épouvante et l'horreur. Tel apparoît Ulysse avec ses pieds et ses bras en­sanglantés.

    A la vue de ces cadavres et de ce vaste carnage, Euryclée tressaille de joie, elle triomphe ; mais Ulysse ; « Garde, lui dit-il, ta joie dans ton cœur, et contiens ces mouvements ; point de ces cris ; c'est une impiété d'insulter à des morts. C'est la main des Dieux, ce sont leurs forfaits qui les ont perdus. Ils n'ont rien respecté sur la terre : les bons, les méchants, ils n'ont mis entre eux aucune différence. Aussi tous ont subi le sort affreux qu'ils ont mérité par leurs excès. Mais toi, dis-moi quelles sont les femmes qui ont déshonoré ma maison, quelles sont celles qui ont été fidèles à leurs devoirs.

    — » Je te dirai la vérité. Cinquante femmes sont attachées au service de ton palais. Nous les avons instruites à filer la laine, et façonnées à la servitude. Douze ont poussé l'impudence jusqu'aux derniers excès, sans égard pour moi, sans respect pour Pénélope ; Télémaque grandissoit, et sa mère ne permettait pas qu'il commandât à des femmes... Je monte à l'appartement de la reine pour l'instruire de cet heureux événement. Un Dieu lui accorde quelques instants de sommeil... — Non, lui dit Ulysse, ne la réveille pas encore ! fais-moi venir ces femmes criminelles.

     Euryclée obéit ; elle va commander à ces malheureuses de paroitre devant leur maître. Ulysse appelle Télémaque, Eumée et Philétius : « Commencez, leur dit-il, par faire enlever ces cadavres ; que ces femmes le fassent sous vos yeux ; qu'ensuite avec de l'eau et des éponges elles nettoient et les sièges et les tables. Quand vous aurez rétabli dans le palais l’ordre et la propreté, faites sortir ces femmes, conduisez-les entre le dôme et le mur qui forme l'enceinte de la cour ; là, percez-les à coups d'épée ; que toutes expirent sous vos coups, et périsse avec elles le souvenir de leurs infâmes débauches. »

    Il dit : les femmes entrent, poussent des sanglots et ver­sent des ruisseaux de larmes. Elles enlèvent les cadavres, et, appuyées les uns sur les autres, elles vont les déposer sous le portique qui règne autour de la cour. Ulysse les suit des yeux, leur commande et les presse. Elles obéissent à la nécessité. Elles rentrent, et, l'éponge à la main, elles lavent et les tables et les sièges. Télémaque, Eumée, Philétius, armés de balais, entraînent le sang, la fange et la poussière dont le marbre est souillé. Les femmes emportent les immondices et vont les déposer à la porte.

    Quand le palais a repris son éclat et son lustre, les malheureuses sont conduites entre le dôme et le mur de la cour, et resserrées dans un espace étroit, d'où il leur est impossible de s'échapper. « Ce n'est pas par le fer qu'elles doivent périr, s'écrie Télémaque ; cette mort seroit trop belle pour de viles créatures qui ont versé l'opprobre sur ma tête, sur la tête de ma mère, et qui se sont prostituées aux prétendants. »

    Il dit, et déjà il a fixé au haut d'une colonne un câble de vaisseau ; de là il le conduit autour du dôme, et l'élève à une hauteur d'où les pieds d'un homme ne puissent atteindre à terre. A ce câble des lacets sont attachés. Les têtes de ces malheureuses sont serrées dans leurs nœuds. Là, suspendues, pressées par leur propre poids, elles s'agitent quelques instants, et bientôt cessent de respirer et de vivre ; telles, en un bosquet, des grives ou des colombes, trompées par de perfides appâts, se trouvent tout à coup prises dans un lacs caché, cherchent vainement un appui, et meurent serrées dans ces funestes liens.

    Télémaque et les deux pasteurs retournent auprès d'Ulysse ; l'œuvre de la justice est accomplie. « Apporte-moi du soufre dit Ulysse à Euryclée, apporte-moi du feu, que je purifie ce palais. — Oui, tu as raison, mon fils lui répond sa fidèle nourrice ; mais je vais d'abord te chercher une tunique, un manteau, un vêtement complet ; il ne faut pas que tu paroisses clans ce palais couvert de ces sales haillons, ce seroit une indignité. — Donne d'abord du soufre et du feu, lui dit Ulysse. » Elle apporte aussitôt et le feu et le soufre. Ulysse purifie et l'intérieur et le portique de toute la cour. Euryclée monte à l'appartement des femmes ; elle leur ordonne à toutes de descendre. Elles viennent, des flambeaux à la main ; elles se pressent autour de leur maître, lui prennent les mains, lui couvrent de baisers la tête et les épaules. Ulysse pleure de tendresse et de joie d'avoir retrouvé tant d'attachement et de fidélité.