Chant XVIII

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    Survient un mendiant du canton, qui alloit quêtant par la ville d'Ithaque, le roi des gloutons, un ventre insatiable, toujours mangeant, toujours buvant ; un colosse, à le voir, mais de force et de vigueur, point. Arnée étoit son nom, le nom que sa mère lui donna au jour de sa naissance. Toute la jeunesse d'Ithaque l'appeloit Irus, parce que, pour porter lettres et paquets, il étoit aux ordres du premier venu.

    Il arrive, et d'abord il veut chasser Ulysse de son palais : « Retire-toi, bonhomme, que bientôt on ne te prenne par les pieds, et qu'on ne te jette hors d'ici. Ne vois-tu pas que tout le monde me fait signe et veut que je te chasse ? allons, debout, que nous ne jouions des mains. «

    Ulysse, jetant sur lui un regard farouche : « Misérable, je ne te fais point de mal, je ne te dis point d'injures : qu'on du soleil. Il trouve, ô reine, qu'il n'est pas digne de toi de le recevoir seule et de l'interroger sans témoins.

    — » Cet étranger, quel qu'il soit, dit Pénélope, n'est point un homme sans lumières et sans réflexion. Il est rare, en effet, de trouver des mortels aussi insolents et toujours prêts à commettre des excès. »

    Eumée retourne aux lieux où sont rassemblés les préten­dants, et, s'approchant de Télémaque, lui dit à l'oreille : « Je pars ; je vais veiller à tes intérêts et aux miens. Toi, veille ici, sauve tes jours, songe à te garantir de nouveaux malheurs : tu es environné d'ennemis ; que le ciel les confonde avant qu'ils aient consommé leurs coupables desseins ! — Sois tranquille, mon ami, lui répond Télémaque. Va prendre de nouvelles forces, et puis demain, aux premiers rayons du jour, tu nous amèneras des victimes ; du reste, tu t'en reposeras sur les Dieux et sur moi. »

    Eumée va se rasseoir à sa place, prend quelque nourriture, et retourne où son devoir l'appelle. Il laisse et la cour et le palais remplis d'une foule nombreuse. Bientôt commencent la musique et les danses, et le soleil va se plonger dans les eaux.

    Survient un mendiant du canton, qui alloit quêtant par la ville d'Illiaque, le roi des gloutons, un ventre insatiable, toujours mangeant, toujours buvant ; un colosse, à le voir, mais de force et de vigueur, point. Arnée étoit son nom, le nom que sa mère lui donna au jour de sa naissance. Toute la jeunesse d'Ithaque l'appeloit Irus, parce que, pour porter lettres et paquets, il étoit aux ordres du premier venu.

    Il arrive, et d'abord il veut chasser Ulysse de son palais : « Retire-toi, bonhomme, que bientôt on ne te prenne par les pieds, et qu'on ne te jette hors d'ici. Ne vois-tu pas que tout le monde me fait signe et veut que je te chasse ? allons, debout, que nous ne jouions des mains. «

    Ulysse, jetant sur lui un regard farouche : « Misérable, je ne te lais point de mal, je ne te dis point d'injures : qu'on te donne, qu'on te donne encore, je n'en suis point jaloux. Ce seuil nous suffit à tous deux, ne sois pas plus jaloux que moi. Tu es, à ce qu'il me semble, comme moi, un pauvre vagabond. Les Dieux, un jour peut-être, nous enverront quelque bonne fortune. Mais ne me provoque point, ne me mets point en colère. Tout vieux que je suis, je pourrais te mettre en sang et la gorge et la mâchoire ; j'en serois plus à mou aise demain, tu ne reviendrais de long-temps me disputer ma place à la porte d'Ulysse.

    — » Dieux ! s'écrie Irus, quel flux de paroles, vieux malotru ! vieille carcasse enfumée ! si je m'y mets, je t'assomme, je te casse les dents ; je te traite comme on fait au pourceau qu'on surprend à ravager la moisson. Allons, retrousse tes haillons, qu'on nous voie aux prises ; mais vieux comme tu es, comment oserois-tu te mesurer avec un homme de mon âge ? »

    Au bruit de cette querelle, Antinoüs riant aux éclats : « Mes amis, s'écrie-t-il, nous n'eûmes jamais fête pareille. Quel spectacle la fortune nous apprête ! Irus et cet autre mendiant sont aux prises, animons la querelle. » Il dit, et tous de rire à leur tour ; ils se rassemblent autour des deux champions et les excitent au combat. « Écoutez, dit Antinoüs, écoutez, mes nobles rivaux : voilà des tripes et des boyaux de chèvre, remplissons-les de sang et de graisse, et faisons-en le prix du vainqueur ; qu'il en prenne ce qu'il voudra, qu'il soit le seul désormais admis à nos fêtes ; qu'aucun autre que lui n'ait le droit d'y mendier. »

    Il dit, et tous d'applaudir. Le rusé Ulysse : « O mes amis ! dit-il, un vieillard usé de peines et de misère ! comment se mesurer avec un garçon si jeune et si vigoureux ? Pourtant, il faut s'y résoudre, le besoin m'y condamne ; mais jurez, jurez tous que personne ne prêtera la main à Irus, et ne se joindra à lui pour m'accabler. »

    Ils jurent tous, et Télémaque s'adressant à son père : « Pauvre étranger, lui dit-il, si tu es décidé à risquer cette aventure, ne crains personne ; qui oseroit te frapper auroit plus d'un adversaire à combattre : je suis le maître ici ; Eurymaque et Antinoüs, tous deux les premiers d'Ithaque par leur rang et par leur sagesse, pensent comme moi. »

    Il dit ; tous applaudissent. Le héros relève ses haillons, découvre ses cuisses nerveuses, ses larges épaules, sa large poitrine et ses bras vigoureux. Minerve, invisible, est à ses côtés, et donne à ses traits et à ses membres plus de force et d'énergie. Les prétendants le regardent avec des yeux étonnés, et se disent entre eux : « Quelle vigueur ce vieillard cachoit sous ces haillons Irus, le pauvre Irus, aura bientôt le sort qu'il s'est attiré ! »

    Irus frémit et recule ; on le force d'attacher sa ceinture, et on l'amène tout tremblant sur l'arène. « Misérable forfante, lui dit Antinoüs, fusses-tu dans le néant si déjà tu trembles devant un pauvre vieillard usé par la misère et les années : je t'annonce, et compte sur ma parole, s'il a le dessus, s'il est ton vainqueur, je te jette dans un vaisseau ; je t'envoie en Épire, au roi Échétus, la terreur des humains ! il te coupera le nez, il te coupera les oreilles, il te coupera...., et de tes honteux lambeaux il fera la pature des chiens. »

     Il dit ; le malheureux tremble de tous ses membres. On le pousse sur le champ du combat ; les deux champions lèvent les bras. Ulysse balance si du premier coup il étendra ce foible rival mort sur la poussière, ou si, ménageant sa force, il ne fera que le jeter sur le carreau ; il se détermine à ne frapper qu'à petits coups , afin que les spectateurs ne le reconnoissent pas à son ancienne vigueur. Tous deux se dressent sur leurs pieds et frappent à la fois. Irus atteint le héros à l'épaule droite ; Ulysse atteint. Irus au col, au-dessous de l'oreille ; il lui brise les os de la mâchoire ; le sang jaillit de sa bouche, il tombe en beuglant sur la poussière ; les dents tombent arrachées de leurs alvéoles, et le malheureux bat la terre de ses talons. Les prétendants, les mains en l'air, meu­rent de rire. Ulysse prend Irus par les pieds, le traîne sous le portique, et de là dans la cour, l'appuie contre le mur d'enceinte, et lui met un bâton à la main : Reste là, lui dit-il, et, avec cette arme, écarte les pourceaux et les chiens ; ne t'avise plus de faire le roi des étrangers et des mendiants, misérable vaurien, de crainte que pire ne l'arrivé. »

    Il dit, et rejette sur son dos sa besace percée ; de son lien usé il la rattache à ses épaules, et va se rasseoir sur le seuil du palais ; on lui sourit, on le flatte du paroles : « Que Jupiter et les Dieux te bénissent, brave étranger, qui nous as délivrés de ce vilain vagabond ! Tout à l'heure nous allons l'envoyer au roi Échétus, le plus terrible des humains. »

    Ulysse sourit à ce présage ; Antinoüs lui présente un immense boudin plein de graisse et de sang. Amphinomus va prendre deux pains dans une corbeille, les lui donne, et lui présentant une coupe d'or remplie d'un jus délicieux : « Je te salue, lui dit-il, mon père ; que désormais le bonheur soit ton partage ; tu n'as été que trop long-temps le jouet de l'infortune.

    — » Amphinomus, lui répond Ulysse, à ce langage je reconnois le sang de ce Nisus de Dulichium, dont j'ai entendu vanter les vertus et les richesses. On dit que tu es son fils ; tu as déjà la maturité que donnent l'âge et l'expérience. Je puis te parler à toi ; écoute les conseils de ma vieillesse. De tous les animaux que nourrit la terre, qui respirent et rampent sur son sein, il n'en est point de plus foible que l'homme. Tant que les Dieux soutiennent son courage, tant que la force anime les ressorts de sa vie, il se croit invulnérable. Maïs si le ciel appesantit sur lui les revers, il s'indigne, il n'a plus le courage de souffrir. Tel est le sort des humains ; ils sont sou­mis à l'influence du temps ; ils vont comme les jours, et changent avec eux. Je devois être marqué pour le bonheur. Mais fier du rang de mon père et de l'appui de mes frères, je m'abandonnai à la fougue de mes passions, j'outrageai la justice et les lois. Le ciel m'en a puni. Que l'homme apprenne par mon exemple à jouir en silence des bienfaits des Dieux. Quel spectacle je vois ici l'injure, l'insolence et tous les vices. On dévore la fortune, on outrage l'épouse d'un héros qui désormais ne sera pas long-temps absent de sa patrie. Il arrive ; puisse ton génie te retirer d'ici ! puisses-tu ne pas t'exposer à ses regards quand il rentrera dans sou pays ! Une fois revenu dans ses foyers, ce ne sera que dans le sang que seront lavés les outrages que chaque jour on fait à sa femme et à son fils. »

    Il dit, offre des libations aux Dieux, vide la coupe d'or et la remet entre les mains d'Amphinomus. Amphinomus se re­tire, la douleur dans l'âme, secouant la tête, et plein des pressentiments les plus sinistres. Mais il n'échappera pas à sa destinée : Minerve le tient enchaîné dans ce palais ; il faut, qu'il y périsse de la main de Télémaque.

    Cependant la Déesse inspire à la fille d'Icare, à la sage Pé­nélope de se montrer aux prétendants pour faire éclater leurs dispositions et leurs desseins, et la rendre elle-même plus intéressante aux yeux de son époux et de son fils. Un sourire involontaire est sur ses lèvres : « Eurynome, dit-elle, il me prend une fantaisie extraordinaire : je veux me montrer à ces prétendants, tout odieux qu'ils me sont : je pourrai donner à mon fils un utile conseil ; je l'engagerai à n'être pas toujours avec cette troupe ennemie, qui a la douceur sur les lèvres et le fiel dans le cœur.

    — « Tu as raison, ma fille, parle à ton fils, ne lui dissimule rien ; mais essuie ce visage encore mouillé de tes larmes, et qu'une essence parfumée rende l'éclat à tes joues décolorées. Ne va pas te montrer les yeux chargés de pleurs. Ce long deuil doit avoir un terme : voilà ton fils à l'âge où tu le voulois. Tu demandois aux Dieux de voir sur ses joues le duvet de la jeunesse.

    — » Chère Eurynome, ne me parle plus de ces inutiles soins ; essuyer les traces de mes larmes, parer mon visage ! Ah ! les Dieux me ravirent toute ma beauté le jour où il monta sur ce funeste vaisseau. Fais-moi venir Autonome et Hippodamie ; qu'elles descendent avec moi, et se tiennent à mes côtés : je ne puis, je rougirois de me présenter seule dans une assemblée d'hommes. »

    Eurynome va porter ses ordres et presser l'arrivée de ses femmes. Cependant Minerve fait descendre le doux sommeil sur les yeux de la fille d'Icare : elle se penche et s'endort. Tous ses muscles se détendent. Pour qu'elle attire tous les regards, la Déesse verse sur elle des charmes divins : elle baigne son visage de cette essence immortelle de beauté dont Vénus se parfume quand elle va danser avec les Amours et les Grâces ; elle donne à sa taille et à ses traits plus de grandeur, plus de majesté, et à son teint une blancheur plus éclatante que celle de l'ivoire.

    La Déesse s'envole ; Autonome et Hippodamie arrivent ; un léger bruit annonce leur présence. Le sommeil abandonne Pénélope. De ses mains elle essuie ses joues : Ah ! quel doux sommeil, dit-elle, est venu suspendre mes ennuis ! Oh ! que tout à l'heure la chaste Diane me donnât une mort aussi douce ! que je ne fusse plus condamnée à me consumer dans la douleur, toujours pleurant un tendre époux, et regrettant les vertus du plus grand de tous les Grecs ! »

    A ces mots, elle descend ; ses femmes descendent avec elle. A la vue des prétendants, elle s'arrête sur le seuil delà porte, son voile abaisse sur ses joues, ses deux femmes à ses côtés. A son aspect, tous sentent leurs genoux fléchir ; ils frémissent, ils brûlent de désirs amoureux.

    Pénélope s'adressant à son fils : « Je ne te reconnois plus, dit-elle, mon cher Télémaque. Dans ton enfance tu t'occupois de nos intérêts, des soins de ta maison ; et aujourd'hui que te voilà grand, que tu touches à la fleur de tes années, qu'à voir et ta taille et ton maintien on te croiroit fait pour être le bonheur d'un père et l'appui de sa vieillesse, je ne trouve plus en toi ni le tact des convenances, ni le sentiment de tes devoirs. Qu'est-il arrivé dans ce palais et sous tes yeux ? tu as laissé insulter, outrager indignement un étranger ! Comment ! si l'homme que nous avons reçu sous notre toit, qui y reposoit tranquille sur la foi de l'hospitalité, éprouve un traite­ment odieux, la honte en est à toi, c'est toi que la voix publique en accuse.

    — » O ma mère, lui répond Télémaque, je ne suis point blessé des reproches que te dicte une juste indignation. Je connois le bien, je connois le mal ; je ne suis plus en effet un enfant ; mais, tiraillé dans tous les sens, entouré de malveillants, sans personne qui me seconde, je ne puis étendre mes soins à tout et porter ma vue sur tout. Mais cette querelle d'Irus et de ce pauvre étranger, ce ne sont point ces nobles citoyens qui l'ont allumée. Au reste, l'étranger a été le plus brave et le plus vigoureux. Jupiter ! Apollon! Minerve ! Dieux puissants ! oh ! que tous nos ennemis fussent comme Irus, tête branlante, abattus, immobiles, les uns dans le palais, les autres dans la cour ! Le malheureux est assis contre la muraille, la tête penchée, la vue égarée ; il ne peut ni se dresser, ni se soutenir sur ses jambes, ni retourner à son gîte.

    — » O fille d'Icare ! ô sage Pénélope, dit Eurymaque, si tu te montrois dans Argos, tout Argos seroit à tes genoux ; et de bien plus nombreux rivaux brigueroient l'honneur de son alliance : taille, esprit, beauté, le ciel t'a tout donné ; tu es la merveille de ton sexe.

    — » Eurymaque, lui répond la reine , la beauté, l'esprit, les talents, les Dieux m'ont tout ravi quand les Grecs se sont embarqués pour Troie, et mon Ulysse avec eux ! Oh ! s'il m'étoit rendu, s'il étoit encore l'arbitre de ma vie, ma réputation seroit plus belle et mon nom plus fameux. Maintenant, je ne vis plus que pour la douleur, tant la fortune a déchaîné de maux contre moi.

    » Le jour où il abandonna sa patrie pour cette funeste guerre, il me prit la main : « Chère épouse, me dit-il, je ne puis me flatter que nous revenions tous de cette dangereuse expédition. On dit que ces Troyens sont un peuple belli­queux, habiles à lancer les flèches, à lancer les javelots, terribles à cheval, et prompts à décider le sort des combats. Ainsi je ne sais si le ciel me ramènera dans tes bras, ou si je périrai sous les murs de Troie. Je recommande à ta tendresse tout ce qui m'est cher, mon père, ma mère ; sois pour eux ce que tu as toujours été ; sois plus encore quand je vais être éloigné d'eux. Quand tu verras le duvet de la jeunesse couvrir les joues de mon fils, si je ne te suis pas rendu, abandonne ce palais et choisis un autre époux. » Tels furent ses derniers adieux ; ses tristes pressentiments s'accomplissent ; la nuit funeste approche où il faudra subir le joug d'un nou­vel hyménée : malheureuse ! Jupiter m'a ravi tout ce qui pouvoit faire le charme de ma vie. Une autre circonstance ajoute encore à ma douleur et à mes peines. On ne me traite point comme ou fait une femme vertueuse, la fille d'un citoyen opulent ; les rivaux qui aspirent à sa main se disputent de générosité ; ils amènent des bœufs, ils amènent des moutons, ils invitent ses amis à des fêtes, ils leur font des pré­sents magnifiques ; ils ne dévorent point impunément la fortune de ses parents. »

    Ulysse voit avec une secrète joie cette tournure adroite, et cet art d'attirer des présents, et de cacher, sous de douces paroles, de terribles pensées. Antinoüs, fils d'Eupithès, s'adresse à son tour à la reine : « O fille d'Icare ! lui dit-il, ô sage Pénélope ! tu recevras les dons qu'on va t'offrir ; il seroit indigne de toi de les refuser ; pour nous, nous ne nous occuperons de nos affaires, nous ne prendrons aucun parti que tu ne te sois décidée pour celui que tu croiras le plus digne de ton choix. »

    Il dit ; tous les autres applaudissent, et chacun envoie un héraut pour chercher les présents qu'il destine à la reine. On apporte à Antinoüs un manteau superbe chargé d'une riche broderie ; vingt agrafes y sont toutes d'or, qui s'attachent à autant d'anneaux d'or ; on apporte à Eurymaque un superbe collier d'or, enrichi d'ambre, et d'où jaillissent des éclairs ; Eurydamas reçoit des boucles d'oreilles auxquelles pend un triple diamant, qui joue avec grâce et lance des feux étincelants. Pisandre, le fils du puissant Polyctor, reçoit un bracelet digne d'orner le bras de la plus belle des reines ; tous enfin, par des dons divers, s'efforcent de l'emporter sur leurs rivaux.

    Cependant Pénélope est remontée dans son appartement, et ses femmes lui portent ces superbes présents. Les prétendants retournent à la musique et à la danse, et attendent que l'étoile du soir vienne mettre fin à leurs amusements ; elle se lève, et les ombres s'étendent sous les voûtes du palais. Trois brasiers sont allumés pour éclairer cette vaste obscurité. On y jette du bois dur, sec, coupé depuis long-temps, et que le coin et la scie ont partagé en morceaux. On allumé des torches de cèdre et de pin. Les femmes les portent tour à tour. Ulysse est au milieu d'elles : « Rentrez, leur dit-il, rentrez dans l'appartement où s'est retirée votre auguste reine ; allez tourner le fuseau sous ses yeux, ou peigner la laine et charmer ses ennuis ; moi je vais éclairer toute cette assemblée. Dussent-ils attendre ici le retour de l'aurore, ils ne me lasseront pas ; je suis depuis long-temps endurci aux veilles et aux travaux. «

    Il dit ; les femmes éclatent de rire et se regardent les unes les autres. La belle Mélantho, d'un ton aigre et moqueur, le gourmande et le repousse. Mélantho est fille de Dolius ; Pénélope l'avoit élevée avec la tendresse d'une mère, et en avoit fait ses délices ; mais elle ne fut point la consolation de Pénélope ; séduite par Eurymaque, elle lui donna son cœur, et servit à ses plaisirs : « Pauvre étranger, dit-elle à Ulysse, il y a du travers dans ta cervelle. Ne devrois-tu pas être déjà dans ton trou ! Tu étourdis ici tout le monde de tes propos, rien ne t'étonne ; ou le vin t'a troublé la tête, ou tu n'es né que pour dire des sottises. Peut-être tu triomphes d'avoir vaincu ce vagabond d'Irus ! Garde qu'un autre, plus vigoureux qu'Irus, ne se lève, n'appesantisse sur toi son bras, et ne te chasse du palais tout sanglant et tout meurtri. »

    Ulysse, lançant sur elle un regardant menaçant : « Je vais, lui dit-il, reporter à Télémaque tes impudents propos, afin qu'il te punisse et te hache en morceaux. » Il dit : toutes les femmes tremblent à sa menace ; elles courent éperdues ; elles croient voir Télémaque lui-même prêt à frapper. Ulysse reste immobile auprès des brasiers allumés, et promenant partout ses regards, mais roulant dans sa pensée des projets qui doi­vent bientôt s'accomplir. Minerve laisse les prétendants poursuivre le cours de leurs insolences, pour irriter encore plus le ressentiment d'Ulysse, et enfoncer dans son âme l'aiguillon de la vengeance.

    Eurymaque va lancer contre lui d'injurieux propos, et, à ses dépens, égayer l'assemblée : « Écoutez, mes nobles rivaux, écoutez, dit-il, ce qui me vient à la pensée. Cet homme-là, c'est bien la providence des Dieux qui l'a envoyé au palais d'Ulysse. Pas un cheveu sur la tête ; ce crâne tout blanc feroit une lampe au besoin. » Puis s'adressant à Ulysse : « Voudrois-tu, mon ami, entrer à mon service ? je te placerois dans un de mes domaines, au bord de la mer ; là tu élaguerois des haies, tu planterois des arbres ; tu aurois un salaire raisonnable ; bonne nourriture, habit, chaussure, rien ne te manqueroit. Mais tu es accoutumé à ton vilain métier, tu ne voudras pas travailler ; tu aimeras mieux mendier de porte en porte pour remplir ton insatiable bedaine.

    — » Eurymaque, lui répond Ulysse, qu'on nous mette tous deux à l'ouvrage dans la saison du printemps, aux plus longs jours de l'année, dans une riche prairie, moi une bonne faux à la main, toi une faux pareille, tous deux à jeun jusqu'au soir, nous verrons qui des deux fournira le mieux sa carrière. Qu'on nous donne des bœufs à conduire, grands, beaux, bien nourris, d'âge et de force pareille, de taille égale, et un champ de même étendue et de même nature à labourer, tu verras si je sais tracer un sillon régulier. Que Jupiter déchaîne aujourd'hui le monstre de la guerre, qu'on me donne un bouclier, un casque et deux javelots, tu me verras combattre aux premiers rangs ; tu ne me reprocheras plus mon estomac avide et ma faim insatiable. Mais tu ne sais qu'insulter, tu n'as que de la dureté ; tu te crois quelque chose, parce que tu règnes dans un petit cercle, sur des hommes sans courage. Mais qu'Ulysse revienne, qu'il rentre dans ses foyers, et cette porte, toute large qu'elle est, te paraîtra trop étroite pour te sauver. »

    Eurymaque furieux, hors de lui-même, lançant sur le hé­ros un regard farouche : « Misérable, dit-il, tu paieras bientôt l'impudence de tes propos ; dans cette nombreuse assemblée, tu te crois en sûreté, et tu ne crains rien. Ou c'est le vin qui t'égare, ou tu ne fus formé que pour dire des sottises ; peut-être tu triomphes d'avoir vaincu ce misérable Irus. »

    A ces mots, il prend son marchepied ; Ulysse s'assied aux pieds d'Amphinomus. Eurymaque atteint à la main droite l'échanson qui va lui verser à boire ; la coupe lui échappe et tombe à terre, l'échanson lui-même est renversé sur la poussière, et pousse un long gémissement. On s'émeut, on s'agite, on s'écrie : « Que ne périssoit-il ailleurs avant que de venir ici, ce malheureux vagabond ! il n'auroit pas apporté parmi nous le désordre elle trouble ; nous nous disputons pour un mendiant, et, au milieu de nos querelles, adieu la fête et le plaisir. »

    Télémaque élevant la voix : « Insensés ! vous voilà dans le délire de l'ivresse ; un génie ennemi vous possède ; après avoir si bien mangé, allez reposer dans vos foyers ; mais pourtant vous êtes les maîtres de rester, et je ne renvoie per­sonne. »

    Il dit : tous se mordent les lèvres, étonnés de la hardiesse de son discours. Amphinomus, le fils de Nisus : « Calmons-nous, dit-il, mes amis ; que personne ne s'offense d'une juste remontrance. Ne frappons point cet étranger, ne maltraitons aucun des serviteurs d'Ulysse. Allons, qu'on remplisse nos coupes, offrons une dernière libation aux Dieux, et allons nous reposer sous nos toits. Laissons cet infortuné dans le palais d'Ulysse, aux soins de Télémaque. C'est lui qu'il est venu implorer, c'est à lui de commander ici. »

    On cède à la sagesse de ses réflexions ; Mulius, un héraut de Dulichium, puise du vin dans un cratère et le présente à tous les convives. Ils offrent les dernières libations, vident la dernière coupe, et chacun dans ses foyers va goûter les douceurs du repos.