Survient un
mendiant du canton, qui alloit quêtant par la ville d'Ithaque, le
roi des gloutons, un ventre insatiable, toujours mangeant, toujours
buvant ; un colosse, à le voir, mais de force et de vigueur, point.
Arnée étoit son nom, le nom que sa mère lui donna au jour de sa
naissance. Toute la jeunesse d'Ithaque l'appeloit Irus, parce que,
pour porter lettres et paquets, il étoit aux ordres du premier venu.
Il arrive,
et d'abord il veut chasser Ulysse de son palais : « Retire-toi,
bonhomme, que bientôt on ne te prenne par les pieds, et qu'on ne te
jette hors d'ici. Ne vois-tu pas que tout le monde me fait signe et
veut que je te chasse ? allons, debout, que nous ne jouions des
mains. «
Ulysse,
jetant sur lui un regard farouche : « Misérable, je ne te fais point
de mal, je ne te dis point d'injures : qu'on du soleil. Il trouve, ô
reine, qu'il n'est pas digne de toi de le recevoir seule et de
l'interroger sans témoins.
— » Cet étranger, quel qu'il soit, dit Pénélope, n'est point un
homme sans lumières et sans réflexion. Il est rare, en effet, de
trouver des mortels aussi insolents et toujours prêts à commettre
des excès. »
Eumée
retourne aux lieux où sont rassemblés les prétendants, et,
s'approchant de Télémaque, lui dit à l'oreille : « Je pars ; je vais
veiller à tes intérêts et aux miens. Toi, veille ici, sauve tes
jours, songe à te garantir de nouveaux malheurs : tu es environné
d'ennemis ; que le ciel les confonde avant qu'ils aient consommé
leurs coupables desseins ! — Sois tranquille, mon ami, lui répond
Télémaque. Va prendre de nouvelles forces, et puis demain, aux
premiers rayons du jour, tu nous amèneras des victimes ; du reste,
tu t'en reposeras sur les Dieux et sur moi. »
Eumée va se
rasseoir à sa place, prend quelque nourriture, et retourne où son
devoir l'appelle. Il laisse et la cour et le palais remplis d'une
foule nombreuse. Bientôt commencent la musique et les danses, et le
soleil va se plonger dans les eaux.
Survient un
mendiant du canton, qui alloit quêtant par la ville d'Illiaque, le
roi des gloutons, un ventre insatiable, toujours mangeant, toujours
buvant ; un colosse, à le voir, mais de force et de vigueur, point.
Arnée étoit son nom, le nom que sa mère lui donna au jour de sa
naissance. Toute la jeunesse d'Ithaque l'appeloit Irus, parce que,
pour porter lettres et paquets, il étoit aux ordres du premier venu.
Il arrive,
et d'abord il veut chasser Ulysse de son palais : « Retire-toi,
bonhomme, que bientôt on ne te prenne par les pieds, et qu'on ne te
jette hors d'ici. Ne vois-tu pas que tout le monde me fait signe et
veut que je te chasse ? allons, debout, que nous ne jouions des
mains. «
Ulysse,
jetant sur lui un regard farouche : « Misérable, je ne te lais point
de mal, je ne te dis point d'injures : qu'on te donne, qu'on te
donne encore, je n'en suis point jaloux. Ce seuil nous suffit à tous
deux, ne sois pas plus jaloux que moi. Tu es, à ce qu'il me semble,
comme moi, un pauvre vagabond. Les Dieux, un jour peut-être, nous
enverront quelque bonne fortune. Mais ne me provoque point, ne me
mets point en colère. Tout vieux que je suis, je pourrais te mettre
en sang et la gorge et la mâchoire ; j'en serois plus à mou aise
demain, tu ne reviendrais de long-temps me disputer ma place à la
porte d'Ulysse.
— » Dieux !
s'écrie Irus, quel flux de paroles, vieux malotru ! vieille carcasse
enfumée ! si je m'y mets, je t'assomme, je te casse les dents ; je
te traite comme on fait au pourceau qu'on surprend à ravager la
moisson. Allons, retrousse tes haillons, qu'on nous voie aux prises
; mais vieux comme tu es, comment oserois-tu te mesurer avec un
homme de mon âge ? »
Au bruit de
cette querelle, Antinoüs riant aux éclats : « Mes amis,
s'écrie-t-il, nous n'eûmes jamais fête pareille. Quel spectacle la
fortune nous apprête ! Irus et cet autre mendiant sont aux prises,
animons la querelle. » Il dit, et tous de rire à leur tour ; ils se
rassemblent autour des deux champions et les excitent au combat. «
Écoutez, dit Antinoüs, écoutez, mes nobles rivaux : voilà des tripes
et des boyaux de chèvre, remplissons-les de sang et de graisse, et
faisons-en le prix du vainqueur ; qu'il en prenne ce qu'il voudra,
qu'il soit le seul désormais admis à nos fêtes ; qu'aucun autre que
lui n'ait le droit d'y mendier. »
Il dit, et
tous d'applaudir. Le rusé Ulysse : « O mes amis ! dit-il, un
vieillard usé de peines et de misère ! comment se mesurer avec un
garçon si jeune et si vigoureux ? Pourtant, il faut s'y résoudre, le
besoin m'y condamne ; mais jurez, jurez tous que personne ne prêtera
la main à Irus, et ne se joindra à lui pour m'accabler. »
Ils jurent
tous, et Télémaque s'adressant à son père : « Pauvre étranger, lui
dit-il, si tu es décidé à risquer cette aventure, ne crains personne
; qui oseroit te frapper auroit plus d'un adversaire à combattre :
je suis le maître ici ; Eurymaque et Antinoüs, tous deux les
premiers d'Ithaque par leur rang et par leur sagesse, pensent comme
moi. »
Il dit ;
tous applaudissent. Le héros relève ses haillons, découvre ses
cuisses nerveuses, ses larges épaules, sa large poitrine et ses bras
vigoureux. Minerve, invisible, est à ses côtés, et donne à ses
traits et à ses membres plus de force et d'énergie. Les prétendants
le regardent avec des yeux étonnés, et se disent entre eux : «
Quelle vigueur ce vieillard cachoit sous ces haillons Irus, le
pauvre Irus, aura bientôt le sort qu'il s'est attiré ! »
Irus frémit
et recule ; on le force d'attacher sa ceinture, et on l'amène tout
tremblant sur l'arène. « Misérable forfante, lui dit Antinoüs,
fusses-tu dans le néant si déjà tu trembles devant un pauvre
vieillard usé par la misère et les années : je t'annonce, et compte
sur ma parole, s'il a le dessus, s'il est ton vainqueur, je te jette
dans un vaisseau ; je t'envoie en Épire, au roi Échétus, la terreur
des humains ! il te coupera le nez, il te coupera les oreilles, il
te coupera...., et de tes honteux lambeaux il fera la pature des
chiens. »
Il dit ; le
malheureux tremble de tous ses membres. On le pousse sur le champ du
combat ; les deux champions lèvent les bras. Ulysse balance si du
premier coup il étendra ce foible rival mort sur la poussière, ou
si, ménageant sa force, il ne fera que le jeter sur le carreau ; il
se détermine à ne frapper qu'à petits coups , afin que les
spectateurs ne le reconnoissent pas à son ancienne vigueur. Tous
deux se dressent sur leurs pieds et frappent à la fois. Irus atteint
le héros à l'épaule droite ; Ulysse atteint. Irus au col, au-dessous
de l'oreille ; il lui brise les os de la mâchoire ; le sang jaillit
de sa bouche, il tombe en beuglant sur la poussière ; les dents
tombent arrachées de leurs alvéoles, et le malheureux bat la terre
de ses talons. Les prétendants, les mains en l'air, meurent de
rire. Ulysse prend Irus par les pieds, le traîne sous le portique,
et de là dans la cour, l'appuie contre le mur d'enceinte, et lui met
un bâton à la main : Reste là, lui dit-il, et, avec cette arme,
écarte les pourceaux et les chiens ; ne t'avise plus de faire le roi
des étrangers et des mendiants, misérable vaurien, de crainte que
pire ne l'arrivé. »
Il dit, et
rejette sur son dos sa besace percée ; de son lien usé il la
rattache à ses épaules, et va se rasseoir sur le seuil du palais ;
on lui sourit, on le flatte du paroles : « Que Jupiter et les Dieux
te bénissent, brave étranger, qui nous as délivrés de ce vilain
vagabond ! Tout à l'heure nous allons l'envoyer au roi Échétus, le
plus terrible des humains. »
Ulysse
sourit à ce présage ; Antinoüs lui présente un immense boudin plein
de graisse et de sang. Amphinomus va prendre deux pains dans une
corbeille, les lui donne, et lui présentant une coupe d'or remplie
d'un jus délicieux : « Je te salue, lui dit-il, mon père ; que
désormais le bonheur soit ton partage ; tu n'as été que trop
long-temps le jouet de l'infortune.
— »
Amphinomus, lui répond Ulysse, à ce langage je reconnois le sang de
ce Nisus de Dulichium, dont j'ai entendu vanter les vertus et les
richesses. On dit que tu es son fils ; tu as déjà la maturité que
donnent l'âge et l'expérience. Je puis te parler à toi ; écoute les
conseils de ma vieillesse. De tous les animaux que nourrit la terre,
qui respirent et rampent sur son sein, il n'en est point de plus
foible que l'homme. Tant que les Dieux soutiennent son courage, tant
que la force anime les ressorts de sa vie, il se croit invulnérable.
Maïs si le ciel appesantit sur lui les revers, il s'indigne, il n'a
plus le courage de souffrir. Tel est le sort des humains ; ils sont
soumis à l'influence du temps ; ils vont comme les jours, et
changent avec eux. Je devois être marqué pour le bonheur. Mais fier
du rang de mon père et de l'appui de mes frères, je m'abandonnai à
la fougue de mes passions, j'outrageai la justice et les lois. Le
ciel m'en a puni. Que l'homme apprenne par mon exemple à jouir en
silence des bienfaits des Dieux. Quel spectacle je vois ici
l'injure, l'insolence et tous les vices. On dévore la fortune, on
outrage l'épouse d'un héros qui désormais ne sera pas long-temps
absent de sa patrie. Il arrive ; puisse ton génie te retirer d'ici !
puisses-tu ne pas t'exposer à ses regards quand il rentrera dans sou
pays ! Une fois revenu dans ses foyers, ce ne sera que dans le sang
que seront lavés les outrages que chaque jour on fait à sa femme et
à son fils. »
Il dit,
offre des libations aux Dieux, vide la coupe d'or et la remet entre
les mains d'Amphinomus. Amphinomus se retire, la douleur dans
l'âme, secouant la tête, et plein des pressentiments les plus
sinistres. Mais il n'échappera pas à sa destinée : Minerve le tient
enchaîné dans ce palais ; il faut, qu'il y périsse de la main de
Télémaque.
Cependant la
Déesse inspire à la fille d'Icare, à la sage Pénélope de se montrer
aux prétendants pour faire éclater leurs dispositions et leurs
desseins, et la rendre elle-même plus intéressante aux yeux de son
époux et de son fils. Un sourire involontaire est sur ses lèvres : «
Eurynome, dit-elle, il me prend une fantaisie extraordinaire : je
veux me montrer à ces prétendants, tout odieux qu'ils me sont : je
pourrai donner à mon fils un utile conseil ; je l'engagerai à n'être
pas toujours avec cette troupe ennemie, qui a la douceur sur les
lèvres et le fiel dans le cœur.
— « Tu as
raison, ma fille, parle à ton fils, ne lui dissimule rien ; mais
essuie ce visage encore mouillé de tes larmes, et qu'une essence
parfumée rende l'éclat à tes joues décolorées. Ne va pas te montrer
les yeux chargés de pleurs. Ce long deuil doit avoir un terme :
voilà ton fils à l'âge où tu le voulois. Tu demandois aux Dieux de
voir sur ses joues le duvet de la jeunesse.
— » Chère
Eurynome, ne me parle plus de ces inutiles soins ; essuyer les
traces de mes larmes, parer mon visage ! Ah ! les Dieux me ravirent
toute ma beauté le jour où il monta sur ce funeste vaisseau.
Fais-moi venir Autonome et Hippodamie ; qu'elles descendent avec
moi, et se tiennent à mes côtés : je ne puis, je rougirois de me
présenter seule dans une assemblée d'hommes. »
Eurynome va
porter ses ordres et presser l'arrivée de ses femmes. Cependant
Minerve fait descendre le doux sommeil sur les yeux de la fille
d'Icare : elle se penche et s'endort. Tous ses muscles se détendent.
Pour qu'elle attire tous les regards, la Déesse verse sur elle des
charmes divins : elle baigne son visage de cette essence immortelle
de beauté dont Vénus se parfume quand elle va danser avec les Amours
et les Grâces ; elle donne à sa taille et à ses traits plus de
grandeur, plus de majesté, et à son teint une blancheur plus
éclatante que celle de l'ivoire.
La Déesse
s'envole ; Autonome et Hippodamie arrivent ; un léger bruit annonce
leur présence. Le sommeil abandonne Pénélope. De ses mains elle
essuie ses joues : Ah ! quel doux sommeil, dit-elle, est venu
suspendre mes ennuis ! Oh ! que tout à l'heure la chaste Diane me
donnât une mort aussi douce ! que je ne fusse plus condamnée à me
consumer dans la douleur, toujours pleurant un tendre époux, et
regrettant les vertus du plus grand de tous les Grecs ! »
A ces mots,
elle descend ; ses femmes descendent avec elle. A la vue des
prétendants, elle s'arrête sur le seuil delà porte, son voile
abaisse sur ses joues, ses deux femmes à ses côtés. A son aspect,
tous sentent leurs genoux fléchir ; ils frémissent, ils brûlent de
désirs amoureux.
Pénélope
s'adressant à son fils : « Je ne te reconnois plus, dit-elle, mon
cher Télémaque. Dans ton enfance tu t'occupois de nos intérêts, des
soins de ta maison ; et aujourd'hui que te voilà grand, que tu
touches à la fleur de tes années, qu'à voir et ta taille et ton
maintien on te croiroit fait pour être le bonheur d'un père et
l'appui de sa vieillesse, je ne trouve plus en toi ni le tact des
convenances, ni le sentiment de tes devoirs. Qu'est-il arrivé dans
ce palais et sous tes yeux ? tu as laissé insulter, outrager
indignement un étranger ! Comment ! si l'homme que nous avons reçu
sous notre toit, qui y reposoit tranquille sur la foi de
l'hospitalité, éprouve un traitement odieux, la honte en est à toi,
c'est toi que la voix publique en accuse.
— » O ma
mère, lui répond Télémaque, je ne suis point blessé des reproches
que te dicte une juste indignation. Je connois le bien, je connois
le mal ; je ne suis plus en effet un enfant ; mais, tiraillé dans
tous les sens, entouré de malveillants, sans personne qui me
seconde, je ne puis étendre mes soins à tout et porter ma vue sur
tout. Mais cette querelle d'Irus et de ce pauvre étranger, ce ne
sont point ces nobles citoyens qui l'ont allumée. Au reste,
l'étranger a été le plus brave et le plus vigoureux. Jupiter !
Apollon! Minerve ! Dieux puissants ! oh ! que tous nos ennemis
fussent comme Irus, tête branlante, abattus, immobiles, les uns dans
le palais, les autres dans la cour ! Le malheureux est assis contre
la muraille, la tête penchée, la vue égarée ; il ne peut ni se
dresser, ni se soutenir sur ses jambes, ni retourner à son gîte.
— » O fille
d'Icare ! ô sage Pénélope, dit Eurymaque, si tu te montrois dans
Argos, tout Argos seroit à tes genoux ; et de bien plus nombreux
rivaux brigueroient l'honneur de son alliance : taille, esprit,
beauté, le ciel t'a tout donné ; tu es la merveille de ton sexe.
— »
Eurymaque, lui répond la reine , la beauté, l'esprit, les talents,
les Dieux m'ont tout ravi quand les Grecs se sont embarqués pour
Troie, et mon Ulysse avec eux ! Oh ! s'il m'étoit rendu, s'il étoit
encore l'arbitre de ma vie, ma réputation seroit plus belle et mon
nom plus fameux. Maintenant, je ne vis plus que pour la douleur,
tant la fortune a déchaîné de maux contre moi.
» Le jour où
il abandonna sa patrie pour cette funeste guerre, il me prit la main
: « Chère épouse, me dit-il, je ne puis me flatter que nous
revenions tous de cette dangereuse expédition. On dit que ces
Troyens sont un peuple belliqueux, habiles à lancer les flèches, à
lancer les javelots, terribles à cheval, et prompts à décider le
sort des combats. Ainsi je ne sais si le ciel me ramènera dans tes
bras, ou si je périrai sous les murs de Troie. Je recommande à ta
tendresse tout ce qui m'est cher, mon père, ma mère ; sois pour eux
ce que tu as toujours été ; sois plus encore quand je vais être
éloigné d'eux. Quand tu verras le duvet de la jeunesse couvrir les
joues de mon fils, si je ne te suis pas rendu, abandonne ce palais
et choisis un autre époux. » Tels furent ses derniers adieux ; ses
tristes pressentiments s'accomplissent ; la nuit funeste approche où
il faudra subir le joug d'un nouvel hyménée : malheureuse ! Jupiter
m'a ravi tout ce qui pouvoit faire le charme de ma vie. Une autre
circonstance ajoute encore à ma douleur et à mes peines. On ne me
traite point comme ou fait une femme vertueuse, la fille d'un
citoyen opulent ; les rivaux qui aspirent à sa main se disputent de
générosité ; ils amènent des bœufs, ils amènent des moutons, ils
invitent ses amis à des fêtes, ils leur font des présents
magnifiques ; ils ne dévorent point impunément la fortune de ses
parents. »
Ulysse voit
avec une secrète joie cette tournure adroite, et cet art d'attirer
des présents, et de cacher, sous de douces paroles, de terribles
pensées. Antinoüs, fils d'Eupithès, s'adresse à son tour à la reine
: « O fille d'Icare ! lui dit-il, ô sage Pénélope ! tu recevras les
dons qu'on va t'offrir ; il seroit indigne de toi de les refuser ;
pour nous, nous ne nous occuperons de nos affaires, nous ne
prendrons aucun parti que tu ne te sois décidée pour celui que tu
croiras le plus digne de ton choix. »
Il dit ;
tous les autres applaudissent, et chacun envoie un héraut pour
chercher les présents qu'il destine à la reine. On apporte à
Antinoüs un manteau superbe chargé d'une riche broderie ; vingt
agrafes y sont toutes d'or, qui s'attachent à autant d'anneaux d'or
; on apporte à Eurymaque un superbe collier d'or, enrichi d'ambre,
et d'où jaillissent des éclairs ; Eurydamas reçoit des boucles
d'oreilles auxquelles pend un triple diamant, qui joue avec grâce et
lance des feux étincelants. Pisandre, le fils du puissant Polyctor,
reçoit un bracelet digne d'orner le bras de la plus belle des reines
; tous enfin, par des dons divers, s'efforcent de l'emporter sur
leurs rivaux.
Cependant
Pénélope est remontée dans son appartement, et ses femmes lui
portent ces superbes présents. Les prétendants retournent à la
musique et à la danse, et attendent que l'étoile du soir vienne
mettre fin à leurs amusements ; elle se lève, et les ombres
s'étendent sous les voûtes du palais. Trois brasiers sont allumés
pour éclairer cette vaste obscurité. On y jette du bois dur, sec,
coupé depuis long-temps, et que le coin et la scie ont partagé en
morceaux. On allumé des torches de cèdre et de pin. Les femmes les
portent tour à tour. Ulysse est au milieu d'elles : « Rentrez, leur
dit-il, rentrez dans l'appartement où s'est retirée votre auguste
reine ; allez tourner le fuseau sous ses yeux, ou peigner la laine
et charmer ses ennuis ; moi je vais éclairer toute cette assemblée.
Dussent-ils attendre ici le retour de l'aurore, ils ne me lasseront
pas ; je suis depuis long-temps endurci aux veilles et aux travaux.
«
Il dit ; les
femmes éclatent de rire et se regardent les unes les autres. La
belle Mélantho, d'un ton aigre et moqueur, le gourmande et le
repousse. Mélantho est fille de Dolius ; Pénélope l'avoit élevée
avec la tendresse d'une mère, et en avoit fait ses délices ; mais
elle ne fut point la consolation de Pénélope ; séduite par
Eurymaque, elle lui donna son cœur, et servit à ses plaisirs : «
Pauvre étranger, dit-elle à Ulysse, il y a du travers dans ta
cervelle. Ne devrois-tu pas être déjà dans ton trou ! Tu étourdis
ici tout le monde de tes propos, rien ne t'étonne ; ou le vin t'a
troublé la tête, ou tu n'es né que pour dire des sottises. Peut-être
tu triomphes d'avoir vaincu ce vagabond d'Irus ! Garde qu'un autre,
plus vigoureux qu'Irus, ne se lève, n'appesantisse sur toi son bras,
et ne te chasse du palais tout sanglant et tout meurtri. »
Ulysse,
lançant sur elle un regardant menaçant : « Je vais, lui dit-il,
reporter à Télémaque tes impudents propos, afin qu'il te punisse et
te hache en morceaux. » Il dit : toutes les femmes tremblent à sa
menace ; elles courent éperdues ; elles croient voir Télémaque
lui-même prêt à frapper. Ulysse reste immobile auprès des brasiers
allumés, et promenant partout ses regards, mais roulant dans sa
pensée des projets qui doivent bientôt s'accomplir. Minerve laisse
les prétendants poursuivre le cours de leurs insolences, pour
irriter encore plus le ressentiment d'Ulysse, et enfoncer dans son
âme l'aiguillon de la vengeance.
Eurymaque va
lancer contre lui d'injurieux propos, et, à ses dépens, égayer
l'assemblée : « Écoutez, mes nobles rivaux, écoutez, dit-il, ce qui
me vient à la pensée. Cet homme-là, c'est bien la providence des
Dieux qui l'a envoyé au palais d'Ulysse. Pas un cheveu sur la tête ;
ce crâne tout blanc feroit une lampe au besoin. » Puis s'adressant à
Ulysse : « Voudrois-tu, mon ami, entrer à mon service ? je te
placerois dans un de mes domaines, au bord de la mer ; là tu
élaguerois des haies, tu planterois des arbres ; tu aurois un
salaire raisonnable ; bonne nourriture, habit, chaussure, rien ne te
manqueroit. Mais tu es accoutumé à ton vilain métier, tu ne voudras
pas travailler ; tu aimeras mieux mendier de porte en porte pour
remplir ton insatiable bedaine.
— »
Eurymaque, lui répond Ulysse, qu'on nous mette tous deux à l'ouvrage
dans la saison du printemps, aux plus longs jours de l'année, dans
une riche prairie, moi une bonne faux à la main, toi une faux
pareille, tous deux à jeun jusqu'au soir, nous verrons qui des deux
fournira le mieux sa carrière. Qu'on nous donne des bœufs à
conduire, grands, beaux, bien nourris, d'âge et de force pareille,
de taille égale, et un champ de même étendue et de même nature à
labourer, tu verras si je sais tracer un sillon régulier. Que
Jupiter déchaîne aujourd'hui le monstre de la guerre, qu'on me donne
un bouclier, un casque et deux javelots, tu me verras combattre aux
premiers rangs ; tu ne me reprocheras plus mon estomac avide et ma
faim insatiable. Mais tu ne sais qu'insulter, tu n'as que de la
dureté ; tu te crois quelque chose, parce que tu règnes dans un
petit cercle, sur des hommes sans courage. Mais qu'Ulysse revienne,
qu'il rentre dans ses foyers, et cette porte, toute large qu'elle
est, te paraîtra trop étroite pour te sauver. »
Eurymaque
furieux, hors de lui-même, lançant sur le héros un regard farouche
: « Misérable, dit-il, tu paieras bientôt l'impudence de tes propos
; dans cette nombreuse assemblée, tu te crois en sûreté, et tu ne
crains rien. Ou c'est le vin qui t'égare, ou tu ne fus formé que
pour dire des sottises ; peut-être tu triomphes d'avoir vaincu ce
misérable Irus. »
A ces mots,
il prend son marchepied ; Ulysse s'assied aux pieds d'Amphinomus.
Eurymaque atteint à la main droite l'échanson qui va lui verser à
boire ; la coupe lui échappe et tombe à terre, l'échanson lui-même
est renversé sur la poussière, et pousse un long gémissement. On
s'émeut, on s'agite, on s'écrie : « Que ne périssoit-il ailleurs
avant que de venir ici, ce malheureux vagabond ! il n'auroit pas
apporté parmi nous le désordre elle trouble ; nous nous disputons
pour un mendiant, et, au milieu de nos querelles, adieu la fête et
le plaisir. »
Télémaque
élevant la voix : « Insensés ! vous voilà dans le délire de
l'ivresse ; un génie ennemi vous possède ; après avoir si bien
mangé, allez reposer dans vos foyers ; mais pourtant vous êtes les
maîtres de rester, et je ne renvoie personne. »
Il dit :
tous se mordent les lèvres, étonnés de la hardiesse de son discours.
Amphinomus, le fils de Nisus : « Calmons-nous, dit-il, mes amis ;
que personne ne s'offense d'une juste remontrance. Ne frappons point
cet étranger, ne maltraitons aucun des serviteurs d'Ulysse. Allons,
qu'on remplisse nos coupes, offrons une dernière libation aux Dieux,
et allons nous reposer sous nos toits. Laissons cet infortuné dans
le palais d'Ulysse, aux soins de Télémaque. C'est lui qu'il est venu
implorer, c'est à lui de commander ici. »
On cède à la
sagesse de ses réflexions ; Mulius, un héraut de Dulichium, puise du
vin dans un cratère et le présente à tous les convives. Ils offrent
les dernières libations, vident la dernière coupe, et chacun dans
ses foyers va goûter les douceurs du repos.