Chant XVI

Remonter

   

    Aux premiers rayons du jour, Ulysse et Eumée ont réveillé le feu endormi sous la cendre, et apprêté le déjeûner. Après l'avoir partagé avec les patres, ils les ont envoyés dans les champs avec leurs troupeaux. Cependant Télémaque arrive ; les chiens ont senti sa présence, ils accourent, lui l'ont fête et n'aboient pas. — Ulysse s'est aperçu de leurs mouvements, et le bruit que fait Télémaque en marchant a frappé ses oreilles. « Cher Eumée, dit-il aussitôt, il l'arrivé un ami, du moins une connoissance. Les chiens flattent et n'aboient point, et j'entends quelqu'un marcher. »

   Il parle encore, et déjà son fils est dans le vestibule. Eumée se lève tout ému ; un vase dans lequel il versoit du vin tombe de ses mains. Il court à son jeune maître, couvre de baisers et sa tête, et ses yeux, et ses mains, et le baigne de ses larmes. Tel, après dix années d'absence, un père embrasse un fils l'espoir de sa vieillesse, revenant d'une contrée lointaine, et long-temps l'objet de ses pleurs et de ses regrets. Tel Eumée serroit Télémaque dans ses bras, comme s'il l'eût vu sortant du tombeau.

    « Te voilà, lui disoit-il, te voilà, cher Télémaque, ô lumière de ma vie! je n'espérois plus te revoir depuis que tu étois parti pour Pylos. Entre, mon fils, que j'aie la douceur de t'embrasser dans tes foyers. Tu ne venois plus visiter tes domaines et consoler tes pasteurs. Toujours à la ville ! toujours au milieu de cette tourbe ennemie qui trame ta ruine ! — Sois content, mon ami, je viens pour toi, je viens te voir, je viens savoir de toi si ma mère est encore au palais, si elle n'a point passé dans les bras d'un autre époux. Hélas ! peut-être le lit d'Ulysse est abandonné à de viles araignées. — Non, ta mère est toujours constante dans ses affections ; toujours dans ton palais, ses jours et ses nuits se consument dans la douleur et dans les larmes. »

   A ces mots, Eumée prend la lance de son maître. Télémaque entre, Ulysse se lève à son aspect et lui offre son siège : « Reste, lui dit son fils, reste à ta place, bon vieillard ; j'en trouverai bien un dans ma maison, et voilà mon ami qui ne m'en laissera pas manquer. » Ulysse se rassied. Eumée étend des peaux de chèvres sur un tas de ramée, et Télémaque s'y repose. Le pasteur lui sert les débris du souper de la veille, lui présente du pain dans une corbeille, et dans un vase rustique lui verse un vin doux comme le miel.

    Le repas est bientôt fini. « Mon ami, dit Télémaque, d'où t'est venu cet étranger ? comment et sur quel vaisseau est-il abordé en Ithaque ? — Ce que j'en sais, dit Eumée, je te le rendrai exactement. Il s'annonce pour être né dans cette grande île de Crète. Il a, dit-il, erré chez des peuples divers ; le Ciel l'a soumis à cette destinée. Tout à l'heure, échappé d'un vaisseau thesprote, il est venu me demander un asile ; je le remets dans tes mains ; il est ton suppliant, c'est à toi de décider de son sort.

    — « Eumée, tu me déchires le cœur. Et comment pourrois-je recevoir un étranger ? Je suis si jeune! je n'ai point de force pour le défendre, s'il étoit insulté. Ma mère est incertaine si, par respect pour ses premiers liens et pour l'opi­nion publique, elle doit rester avec moi et veiller sur ma fortune, ou si elle formera de nouveaux nœuds et donnera sa foi à celui de ses nombreux prétendants qui sera le plus digne de son choix et qui achètera le plus chèrement son alliance. Mais, puisque tu l'as reçu sous ton toit, je lui donnerroi et tunique et manteau, et tout ce qui lui sera nécessaire, et je le ferai conduire aux lieux où il désire de se rendre. Ou bien garde-le toi-même ; je lui enverrai des vêtements, je fournirai à sa subsistance, afin qu'il ne soit à charge ni à toi ni à tes compagnons. Mais je ne souffrirai point qu'il approche de ces insolents. Ils l'outrageroient sans doute ; mon cœur en seroit navré ; forts et nombreux comme ils sont, il n'est point d'homme, si vigoureux qu'il soit, qui puisse leur résister.

   — » Me seroit-il permis, dit Ulysse, de me mêler à votre conversation ? Mon cœur est déchiré de vous entendre. Quoi ! à ton âge, malgré toi, dans ton palais, on auroit tant d'au­dace ! Mais dis-moi, est-ce toi qui ploies volontairement sous ces tyrans ? Ton peuple, soulevé par l'inspiration d'une Divinité ennemie, seroit-il irrité contre toi ? Aurois-tu à te plain­dre de tes frères ? Des frères sont le secours le plus fidèle dans les combats, l'appui le plus sûr dans les orages populaires. Oh ! si, avec le courage que je me sens, j'avois encore la vigueur de la jeunesse, si j'étois ou le fils d'Ulysse, ou Ulysse lui-même revenant de ses courses lointaines.... (oui, j'ai l'espoir qu'il en reviendra), je veux qu'on me coupe la tête si je ne courois pas au palais d'Ulysse, si je ne les immolois pas tous à ma juste fureur. Ah ! mille fois plutôt périr égorgé au sein de mes foyers, que d'y voir l'étranger insulté, la pudeur des femmes outragée, mes celliers épuises, ma fortune consumée dans des orgies toujours renaissantes !

— » Je te dirai la vérité, lui répond Télémaque. Mon peu­ple n'est point soulevé contre moi. Des frères, si j'en avois, je compterois sur leur secours dans les combats, sur leur appui dans les orages populaires ; mais le Ciel m'en a refusé. Depuis long-temps ma famille, dans chaque génération, n'offre plus qu'une branche solitaire. Laërte étoit fils unique d'Arcésius, Ulysse fils unique de Laërte, moi fils unique d'Ulysse... Hélas ! il ne m'a jamais entendu l'appeler du doux nom de père. De là une foule d'ennemis qui assiègent ma jeunesse. Tous ceux qui dominent dans Dulichium, dans Samé, dans Zacynthe ; tous ceux qui ont crédit et pouvoir dans Ithaque, importunent ma mère de leurs vœux, et dévorent mon héritage. Ma mère n'ose accepter, n'ose refuser un odieux hyménée. Dans son indécision, ma fortune se con­sume, et peut-être bientôt moi-même je serai leur victime. Mais laissons au sein des Dieux le secret de l'avenir. Toi, mon ami, pars, va dire a ma mère que son fils vit, que je suis revenu heureusement de Pylos. Moi, je reste ici ; porte-lui cette nouvelle, et reviens aussitôt. Qu'aucun autre ne soit instruit de mon retour : j'ai tant d'ennemis à re­douter !

    — » Je t'entends, dit Eumée, je conçois ta pensée. Mais Laërte, si je lui portois cette consolation.... pauvre prince ! Naguère, tout affligé qu'il étoit de la longue absence de son fils, il alloit encore visiter ses travaux ; dans son palais, au milieu de ses serviteurs, il mangeoit, il buvoit, quand la nature lui en faisoit sentir le besoin. Mais, depuis ton départ pour Pylos, on dit qu'il ne mange plus, qu'il ne boit plus, que rien ne l'intéresse. Toujours dans la douleur et les gémissements, ses chairs se flétrissent, se dessèchent, et sa peau est collée sur ses os.

    — » Nouveau surcroît de peines, dit Télémaque ; mais laissons-le encore à ses chagrins. Si l'homme étoit libre dans son choix, ma première pensée, mon premier vœu seroit pour le retour de mon père... Pars ; quand tu auras instruit ma mère reviens, et ne t'amuse point à aller chercher mon aïeul clans ses champs ; dis seulement à ma mère qu'elle lui envoie secrètement sa fidèle Euryclée, pour l'informer de mon retour. »

    Eumée obéit, ceint sa chaussure, et dirige ses pas vers la ville. Minerve a vu son départ ; soudain elle arrive sous la figure d'une femme grande, belle, digne image de la Déesse. Elle s'arrête à la porte et se montre à Ulysse. Elle n'est point visible pour Télémaque, et rien ne lui annonce sa présence ; les Dieux ne se manifestent point à tous les mortels ; Ulysse l'a vue, les chiens aussi l'aperçoivent ; ils n'aboient point, et vont tout tremblants se cacher en poussant des cris sourds et à demi étouffés. La Déesse fait un mouvement de ses sour­cils. Ulysse l'entend, il sort, et, près du mur du palais, il se présente à ses regards : « Fils de Laërte, lui dit-elle, parle à ton fils, fais-toi connoitre à lui, concertez entre vous la perte de vos ennemis ; rendez-vous à la ville. Je serai bientôt à vos côtés, je brûle de combattre. »

    Elle dit, et touche le héros d'une baguette d'or. Soudain il est revêtu d'une riche tunique et d'un manteau superbe. Une peau fraîche et vermeille couvre ses membres, ses joues s'enflent et s'étendent, une barbe noire s'épaissit sur son menton. La Déesse a disparu. Ulysse rentre ; son fils est frappé de l'éclat qui l'environne, et détourne ses yeux éblouis ; il croit voir un Dieu tout rayonnant de gloire : « O étranger ! s'écrie-t-il, tu n'es plus ce que tu étois ; tu as d'autres vêtements, un autre air ; tu es un Dieu, un habitant de l'Olympe. Daigne jeter sur nous un regard propice ; permets que nous t'offrions des sacrifices et des vœux, et prends pitié de nous.

    — » Non, lui dit Ulysse, je ne suis point un Dieu ; pour­quoi me prends-tu pour un immortel ? je suis ton père, ce père, objet de tes longs regrets, dont l'absence t'a laissé en proie à tant de chagrins et à tant d'outrages. »

    A ces mots, il embrasse son fils et le baigne de ses larmes, que jusque là il avoit constamment retenues. Télémaque ne peut croire encore que ce soit son père. « Non, lui dit-il, tu n'es point Ulysse. Une divinité ennemie se joue de moi pour redoubler mes peines et mes sanglots. Et quel autre qu'un Dieu pourrait opérer ces prodiges, faire d'un jeune homme un vieillard, d'un vieillard un jeune homme ? Tout-à-l'heure tu étois chargé de rides et couvert de haillons ; maintenant tu ressembles à un Dieu dans tout, l'éclat de l'Olympe.

    — » Télémaque, cesse de t'étonner et reconnois ton père. Il ne te reviendra point d'autre Ulysse. C'est moi, c'est Ulysse qui, après vingt ans d'absence, après les plus rudes travaux, revient dans sa patrie. Ce que tu vois, c'est l'œuvre de Minerve. Elle fait de moi tout ce qu'elle veut, tantôt un misérable mendiant, tantôt un jeune homme tout brillant de parure et de beauté. Les Dieux tout-puissants peuvent, à leur gré, revêtir un mortel de gloire, ou l'abîmer dans la misère. »

    A ces mots, le héros s'assied, Télémaque le presse contre son sein et l'arrose de ses larmes. Tous deux pleurent, tous deux, avec des cris déchirants, déplorent leurs malheurs passés et leur situation présente. L'aigle ou le vautour qu'une main ennemie a privés de leurs petits, avant qu'ils puissent prendre leur essor dans les airs, exhalent avec moins de force leur douleur et leurs regrets.

    Le soleil, en terminant sa carrière, les eût laissés encore dans les gémissements et dans les larmes, si Télémaque n'eût enfin rompu le silence : « O mon père, comment dans ces lieux ! Quel vaisseau, quels nautonniers t'ont ramené en Ithaque ? Il n'y a que la mer qui ait pu te rendre à ta patrie.

    — » Des navigateurs célèbres qui se font un devoir de re­conduire dans leurs foyers ceux que la mer a jetés sur leurs côtes, les Phéaciens m'ont ramené dormant sur un de leurs vaisseaux, et m'ont déposé dormant encore sur le rivage d'Ithaque. Ils m'ont d'ailleurs fait de riches présents en or, en airain, en étoffes précieuses. Grâces aux Dieux ces trésors sont en sûreté dans une grotte qui m'est connue. Je suis venu ici, par l'inspiration de Minerve, pour concerter avec toi la ruine de nos oppresseurs... Fais-m'en l'énumération ; que je sache combien, et quels hommes ils sont ; je calculerai leurs forces ; je saurai si seuls nous pourrons les punir, ou s'il faudra chercher ailleurs du secours.

    — » O mon père ! j'ai entendu vanter ta gloire, tes exploits à la guerre, ta prudence dans les conseils. Mais deux hom­mes seuls contre des ennemis si nombreux et si forts ! Ah ! tu en as trop dit, et ma raison en est étonnée ; ce n'est pas par dizaines, ce n'est pas par vingtaines, qu'il faut les compter ; tout à l'heure tu vas en savoir le nombre. De Dulichium cinquante-deux, tous l'élite du pays, et six écuyers avec eux ; vingt-quatre de Samé, vingt de Zacynthe, douze d'Ithaque, les premiers de l'île ; avec eux le héraut Médon, et le chantre divin, et deux écuyers habiles tous deux à donner des fêtes et à dresser des repas : Si nous allons seuls les attaquer dans ton palais, je tremble que nous ne payions chèrement notre audace. Songe si tu pourras trouver un auxiliaire puissant pour nous soutenir et nous défendre.

   — « Écoute, mon fils ; crois-tu que Jupiter et Minerve nous suffisent ? ou veux-tu que nous cherchions d'autres appuis ? — Tu me nommés-là les meilleurs auxiliaires. Assis sur les nuages, ils commandent aux Dieux et régnent sur les mortels. — Ils seront à nos côtés lorsque, dans mon palais, Mars prononcera entre nous et nos ennemis. Mais toi, tu partiras demain, au retour de l'aurore, et tu iras encore te remontrer à tes tyrans. Moi, sous la conduite d'Eumée, je me rendrai à la ville, toujours sous la figure d'un vieillard et sous le costume de mendiant. S'ils m'outragent, tu auras la force d'en être le témoin et de le souffrir. Quand ils me traîneraient par les pieds hors du palais ; quand ils me frapperaient de leurs armes, contiens-toi ; invite-les par de douces paroles à rester tranquilles : ils ne t'en croiront pas ; la main du Destin est sur eux, et l'heure fat le est venue. Il est un autre point que je te recommande ; écoute, et garde de l'oublier. Quand Minerve m'en donnera le conseil, je te ferai un signe de tête. A ce signe, tu iras prendre toutes les armes qui sont dans le palais ; tu les feras porter sous le toit et clans la partie la plus secrète. Si ces insolents t'en demandent la raison, tu leur diras du ton le plus calme et le plus doux : Je vais les déposer à l'abri de la fumée ; elles ne sont plus ce qu’Ulysse les avait laissées quand il partit pour Troie : la vapeur du feu les  a toutes noircies. Un motif plus puissant encore m'est inspiré par Jupiter. Je crains qu'échauffés par le vin, vous ne vous blessiez les uns les autres, et qu'une querelle sanglante ne déshonore vos repas et les vœux que vous adressez à ma mère. Le fer attire la main de l'homme et l'arme sans qu'il y ait réfléchi. Tu laisseras, pour nous, deux casques, deux lances, deux boucliers, pour porter les premiers coups ; Minerve et Jupiter aveugleront nos ennemis et les livreront à notre vengeance.

    » Écoute encore, et sois fidèle à l'ordre que je vais te donner : si tu es mon sang , si tu es mon fils, que personne ne sache qu'Ulysse est ici ; que Laërte, qu'Eumée, que tous nos serviteurs, que Pénélope elle-même l'ignorent ; que ce secret reste entre nous seuls. Sondons l'esprit des femmes du palais, étudions les dispositions de nos esclaves, sachons qui d'entre eux nous conserve un attachement sincère, qui d'entre eux nous dédaigne et méprise ta jeunesse.

    — » O mon père ! tu connoîtras ton fils ; il n'y a dans ce cœur ni lâcheté ni foiblesse ; mais je ne puis m'empêcher de craindre l'issue de tes projets ; je te conjure d'y songer encore. Tu connoîtras tes serviteurs en visitant tes domaines. Ici ce n'est que désordre et dissipation ; point d'économie. Ce sont les femmes surtout dont tu dois étudier la conduite ; sache celles qui déshonorent ta maison et celles qui se respectent elles-mêmes ; les hommes, tu t'en occuperas ensuite. Tu ne commenceras point par les suivre dans les détails de leurs travaux, si tu veux obéir aux inspirations de Jupiter. »

    Tandis qu'ils s'entretiennent ainsi, le vaisseau qui a ra­mené de Pylos Télémaque et ses compagnons, mouille dans le port. Bientôt il est sur le rivage ; on en retire et les rames et les agrès ; les présents dont Hélène et Ménélas ont comblé le fils d'Ulysse, sont déposés au palais de Clytus. Pour rassurer Pénélope et calmer ses douleurs, un héraut va lui annoncer que son fils est dans le domaine que régit le fidèle Eumée, et que, par ses ordres, son vaisseau est rentré dans le port.

    Eumée et le héraut arrivent chargés d'une même mission ; tous deux en même temps entrent au palais. Le héraut court à la reine, et, en présence de ses femmes : « Princesse, lui dit-il tout haut, ton fils est de retour. » Le discret Eumée s'approche d'un air respectueux, et lui dit tout bas ce qu'il est chargé de lui annoncer. Quitte de ce devoir, il se retire et retourne aux lieux où ses fonctions le rappellent.

    Cependant la tristesse et l'effroi se répandent parmi les prétendants ; ils sortent et vont s'asseoir à la porte du palais. Eurymaque, le fils de Polybe, éclate le premier : « Certes, dit-il, c'est un trait bien hardi que ce voyage de Télémaque ; nous avions cru qu'il n'en viendrait jamais à bout. Allons, armons le meilleur voilier qui soit dans le port, rassemblons des rameurs ; qu'ils aillent porter à nos amis l'ordre de leur retour. »

    Il parloit encore ; Amphimaque, qui avoit les regards tour­nés sur le port, voit le vaisseau rentré, les voiles baissées, les rames immobiles, et partant d'un éclat de rire : « Plus de vaisseau, dit-il, plus d'ordre de retour ; les voilà revenus ; un Dieu leur aura révélé que leur proie leur étoit échappée, ou bien ils auront vu passer de loin le vaisseau de Télémaque et n'auront pu l'atteindre. »

    Tous se lèvent, courent au rivage, et mettent le vaisseau à sec ; leurs écuyers le désarment. Eux se rendent à la place publique, et, formant un groupe serré, ils ne laissent approcher ni jeune homme ni vieillard.

    «Ciel ! s'écrie Antinous, comme les Dieux l'ont arraché de nos mains ! pendant le jour, de nombreuses sentinelles se relevoient sur les hauteurs ; quand le soleil étoit couché, nous n'avons pas dormi une nuit à terre ; toujours sur notre vaisseau jusqu'au retour de l'aurore, nous cherchions Télémaque pour l'intercepter et le faire périr, et une Divinité l'a sauvé de nos pièges et ramené en Ithaque ! Trouvons ici le moyen de nous défaire de ce Télémaque ; qu'il ne nous échappe plus ; tant qu'il vivra, nous n'avons rien à espérer ; il a de la tête, il a du courage, et nous n'avons point la faveur du peuple. Agissons avant qu'il le convoque : il n'y perdra point de temps ; il viendra nous accuser devant eux ; il excitera leur fureur ; il leur dira que nous l'avons cherché pour l'assassiner, que les Dieux seuls l'ont sauvé de nos coups. Ils applaudiront à ses discours et croiront à ses accusations ; ils nous banniront de notre patrie, et il faudra aller mourir clans une terre étrangère : prévenons-le, allons le surprendre dans son domaine ou l'intercepter dans la route ; emparons-nous de sa fortune, partageons son héritage, donnons son palais et tout ce qu'il renferme à sa mère et à celui qui obtiendra le titre de son époux. Si ce discours vous déplaît, si vous voulez qu'il vive, ne restons plus ici à dévorer son patrimoine ; allons porter ailleurs nos vœux et nos présents, et qu'elle soit à celui que le sort lui destine et, qui paiera plus chèrement son alliance. »

    Il dit ; tous gardent un morne et long silence. Enfin se lève Amphinomus, un fils de Nisus, qui a quitté les plaines fécondes et les riches pâturages de Dulichium, pour venir, à la tête de nombreux rivaux, solliciter l'hymen de la reine. Amphinomus a su, par la noblesse de sa conduite, par la sagesse de ses pensées, mériter plus qu'aucun autre l'estime de Pénélope. En ce moment, animé des sentiments les plus généreux, il les exprime en ces mots : « O mes amis, je ne consentirai point à la mort de Télémaque ; c'est le plus affreux des crimes de verser le sang des rois ; commençons par consulter les Dieux ; si les lois divines, si Jupiter l'ordonnent, je frapperai le premier, j'inviterai tous les autres à me suivre ; mais si les Dieux le défendent, je vous conjure d'abjurer de sinistres desseins. »

    Ainsi parle Amphinomus ; tous cèdent à la sagesse de son discours. Ils se lèvent, rentrent dans le palais et reprennent leurs places. Pénélope a été instruite des projets qui menacent la vie de son fils ; le héraut Médon les a entendus, et s'est hâté de les lui révéler. Éperdue, hors d'elle-même, elle veut se montrer aux coupables auteurs de ses alarmes. Elle descend à pas précipités ; ses femmes l'accompagnent, et un voile à longs plis descend sur son visage. Elle s'arrête sur le seuil de la salle où sont rassemblés ces odieux rivaux, et s'adressant à Antinoüs : « Barbare Antinoüs, artisan de malheur, lui dit-elle, on te croyoit, dans Ithaque, le plus sage de toute la jeunesse, le plus mesuré dans tes discours ; on se trompoit. Insensé ! pourquoi trames-tu la mort de Télémaque ? pourquoi offenses-tu Jupiter, le Dieu des suppliants, et brises-tu les nœuds les plus sacrés ? Eh ! ne sais-tu pas que jadis ton père, pour échapper à la vengeance de ses concitoyens, vint ici chercher un asile ; associé à des brigands de Taphos, il avoit désolé le commerce et les terres des Thesprotes ; les Thesprotes étoient nos amis, ils vouloient l'immoler, ils vouloient lui arracher le cœur et s'emparer de sa fortune. Ulysse leur en imposa ; Ulysse sut calmer leur fureur ; et tu viens porter le deuil dans le palais d'Ulysse ! tu viens dévorer son héritage ! tu veux lui ravir son épouse et assassiner son fils ! tu m'accables de douleur ! Cesse ! ah ! cesse enfin, et donne aux autres les conseils et l'exemple d'une meilleure con­duite.

    — » O fille d'Icare, o sage Pénélope, lui répond Eurymaque, le fils de Polybe, rassure-toi, bannis tes inquiétudes et tes soucis ; il n'est point, et tant que je vivrai, tant que mes yeux seront ouverts à la lumière, il ne sera point d'homme qui porte les mains sur ton fils. S'il en étoit un, je le jure, et mon serment seroit accompli, son sang jailliroit aussitôt sous mes coups. Ulysse, le vaillant Ulysse me tint souvent sur ses genoux, souvent je reçus des aliments de sa main ; plus d'une fois je bus dans sa coupe. Aussi Télémaque est de tous les hommes le plus cher à mon cœur ; ne crains rien pour sa vie, rien du moins de ceux qui aspirent à ton alliance ; des Dieux, il n'y a pas moyen de s'en défendre. » Le monstre ! il cher­che à la rassurer, et lui-même est l'artisan du crime qu'elle redoute. Elle remonte dans son appartement, et là elle pleure son Ulysse, son ami, son époux, jusqu'à ce que Minerve ait fait descendre le doux sommeil sur ses paupières.

    Le soir a ramené Eumée auprès d'Ulysse et de son fils. Tous deux étoient occupés des apprêts du souper. Soudain Minerve touche le héros de sa baguette, en refait un vieillard, et le recouvre de ses haillons ; elle ne veut pas encore qu'Eumée le reconnoisse ; elle craint qu'il n'aille révéler le secret à la reine, et qu'il ne puisse le tenir renfermé dans son sein.

    « Te voilà donc, Eumée ! lui dit Télémaque ; eh ! quel bruit à la ville ? sont-ils déjà de retour de leur embuscade ? ou sont-ils encore à m'attendre ?

    — » Je n'ai point, dit Eumée, couru la ville pour cher­cher des nouvelles ; je n'ai voulu que remplir ma mission et revenir aussitôt. Un courrier dépêché par ceux qui t'avoient accompagné est arrivé en même temps que moi, et le premier il a instruit la reine de ton retour. Je sais autre chose et je l'ai vu de mes propres yeux. J'étois sorti de la ville, et déjà au pied de la colline de Mercure, j'ai vu entrer dans le port vin vaisseau chargé d'un équipage nombreux, et de lances, et de boucliers ; j'ai soupçonné que c'étoit le vaisseau qui portoit tes ennemis. Je n'en sais pas davantage. »

    Il dit ; Télémaque sourit, fixe les yeux sur son père et les détourne d'Eumée. La table est servie, les convives s'asseyent, la douce égalité préside à leur repas. Quand leur faim est calmée, quand leur soif est éteinte, tous vont se coucher et goûter les bienfaits du sommeil.