« Des eaux de l'Océan, nous rentrons dans la mer, et
nous abordons à l'île d'Éa, où l'Aurore lient sa cour, où le Soleil
lance ses premiers rayons. Nous descendons à terre, et, couchés sur
le rivage, nous y attendons, dans les bras du sommeil, le retour de
la lumière.
» Dès qu'elle a reparu, j'envoie une partie de mes
compagnons au Palais de Circé, pour en rapporter les restes du
malheureux Elpénor. Des arbres sont abattus ; sur le point le plus
élevé de la côte un bûcher s'apprête ; tristes, les yeux baignés de
larmes, nous livrons aux flammes sa dépouille mortelle.
» Quand le feu a consumé ses ossements et ses armes,
nous confions ses cendres à la terre. Sur le tombeau qui les
renferme, une colonne est élevée ; sur cette colonne, nous plantons
la rame dont il se servit pendant sa vie.
» Cependant Circé n'a pas ignoré notre retour. Elle
accourt ; ses Nymphes, sur ses pas, apportent et des viandes, et les
dons de Cérés, et les dons de Bacchus. Elle-même, au milieu de nous
: — Pauvres humains, nous dit-elle, qui déjà êtes descendus, qui
descendrez encore dans ces sombres demeures où les autres hommes ne
pénètrent qu'une fois, mangez, buvez ; donnez tout ce jour aux
plaisirs de la table. Demain, au retour de l'aurore, vous vous
rembarquerez sur les flots. Je vous tracerai votre route, je vous
signalerai les dangers, et je vous apprendrai à vous eu garantir.
» Nous nous abandonnons à ses conseils ; nous
mangeons, nous buvons, jusqu'à ce que le soleil aille se perdre dans
les ondes. Mes compagnons se couchent auprès du vaisseau. La Déesse
me prend par la main, et, me tirant à l'écart, me l'ait asseoir
auprès d'elle et m'interroge. Je lui rends un compte fidèle. — Tu as
subi, me dit-elle, l'épreuve que je t'avois imposée. D'autres
t'attendent encore ; écoute-moi, et que le ciel grave dans ton
souvenir ce que je vais te révéler.
» Tu verras les lieux qu'habitent les Sirènes. Les
Sirènes charment les mortels qui approchent de leur séjour.
L'imprudent qui prête l'oreille à leurs traîtresses voix, ne revoit
plus ni son épouse, ni ses enfants, et ne jouit plus de leurs
caresses.
» Assises sur des gazons fleuris, elles font retentir
de leurs accords tous les lieux d'alentour ; mais auprès d'elles
sont entassés les ossements et les chairs putréfiées de leurs
victimes. Fuis, fuis loin de ce dangereux rivage : d'une cire
amollie bouche les oreilles de tes compagnons. Toi, si tu veux les
entendre, que de doubles nœuds l'attachent et les pieds et les mains
au mât de ton vaisseau. Si, subjugué par le charme de leurs voix, tu
veux t'affranchir de tes liens, que tes compagnons les redoublent et
les serrent encore davantage.
» Quand tu auras dépassé cette rive fatale, je ne te
dis point, quelle route précise tu dois suivre ; je te laisse à ta
prudence, et je me borne à te signaler les dangers que tu auras à
courir dans le reste de ta navigation.
« Tu trouveras d'abord deux écueils où les ondes
d'Amphitrite vont se briser avec d'horribles mugissements. Les Dieux
les appellent des roches errantes. Les oiseaux n'osent en approcher
; les colombes, qui portent l'ambroisie au Maître du tonnerre,
fuient d'un vol rapide ces funestes écueils. Toujours, pourtant,
quelques-unes s'y perdent ; mais Jupiter les remplace et, en
complète le nombre. Les vaisseaux y périssent, et les vagues et les
tempêtes y dispersent les débris et les cadavres des malheureux
nautonniers.
» Un seul navire, l'Argo, que protégeoient les mortels
et les Dieux, sut franchir ce dangereux passage. Encore eût-il été
brisé si la reine des Dieux, qui chérissoit Jason, n'eût pris soin
de le guider.
» De ces deux écueils, l'un porte sa tête dans les
cieux. Toujours un sombre nuage l'environne ; jamais, ni dans l'été,
ni dans le printemps, un air serein ne brille sur son sommet. Nul
mortel, eût-il vingt bras, ne pourrait monter sur sa cime, ni
descendre à sa base. C'est partout une roche lisse, sans pointes et
sans aspérités.
» Au milieu est un antre obscur tourné vers le
couchant, et qui plonge dans l'Érèbe. C'est par là, c'est à côté de
cet écueil que tu dois diriger ton vaisseau. Le bras le plus
vigoureux ne pourrait lancer une flèche au fond de cet abîme.
» Là, réside Scylla, qui t'épouvantera de ses cris. Sa
voix est le rugissement du lionceau. Elle-même est un monstre
affreux ; le plus hardi des mortels, un Dieu même reculeroit à son
aspect.
» Elle a douze pieds antérieurs, douze cols
s'allongent sur son tronc, sur chaque col une tête horrible, dans
chaque tête un triple rang de dents larges, serrées, sur lesquelles
siège la mort.
» Enfoncée au milieu de son antre, elle lance de là ses
formidables têtes, et, les promenant sur tout son rocher, elle
enlève et dauphins et chiens de mer, et tout ce qui naît et vit dans
le sein d'Amphitrite. Qu'un vaisseau s'offre à sa portée, de chacune
de ses tètes elle lui enlèvera un de ses nautonniers.
» L'autre écueil est plus humble. Tous deux sont
voisins, et de l'un des deux, une flèche que tu lancerois
atteindroit à l'autre.
« Sur le second, s'élève un figuier qui !e couvre de
son vaste feuillage. Sous cet abri, Charybde, trois fois par jour,
aspire l'onde amère et la revomit trois fois. Ah ! te gardent les
Dieux d'être enveloppé dans ce mouvement terrible ! Neptune lui-même
ne pourrait te sauver. Rapproche-toi plutôt de Scylla. Il vaut mieux
encore perdre six de tes compagnons, que d'être tous enveloppés dans
une perte commune.
« La Déesse se tait. Je lui dis : —
Mais si j'échappois à cette redoutable Charybde, ne pourrois-je pas
la punir et venger les compagnons que j'aurois perdus ?
— » Insensé ! me dit-elle, tu ne rêveras donc toujours
que guerres et combats ? Ne sauras-tu jamais ployer sous le pouvoir
des Dieux ? Ce n'est point une mortelle que cette Charybde, c'est un
monstre sur lequel la mort n'a point d'empire, un monstre affreux,
inexpugnable, que rien ne peut atteindre. Contre elle, force, génie,
tout est impuissant : il n'y a de ressource que dans la fuite. Si tu
t'amuses à t'armer contre elle, tu la verras, comme Scylla, lancer
ses horribles têtes, et t'enlever encore autant de tes guerriers.
Fuis donc d'une course rapide ; invoque à grands cris la Déesse
Cratéis, la mère de Scylla, qui l'enfanta pour le malheur des
humains ; elle seule peut arrêter ses fureurs, et la contenir dans
son antre.
» Tu verras l'île de Trinacrie. Là paissent des
troupeaux consacrés au Dieu du jour ; sept troupeaux de génisses,
sept troupeaux de brebis, cinquante têtes dans chaque troupeau. Ils
ne connoissent ni la reproduction ni la mort. Deux Nymphes, Phaétuse
et Lampétie, en sont les gardiennes. La Nymphe Nééra, qui les conçut
dans les bras d'Apollon, les relégua dans cette île, dès qu'elles
furent élevées, pour veiller sur les troupeaux du Dieu qui leur
donna le jour.
» Si tu les respectes ces troupeaux, si, sans te
distraire, tu poursuis ton voyage, tu pourras, à travers de nouveaux
malheurs et de nouveaux dangers, arriver au terme de tes vœux ; mais
si tu les outrages, il n'y aura pour toi, pour tes compagnons, pour
ton vaisseau, que la perte et la mort.
» Si plus sage que tes compagnons, tu ne partages pas
leurs excès, tu rentreras dans ton Ithaque ; mais tu y rentreras
tard, tu y rentreras malheureux, après avoir perdu tous ceux qui ont
suivi ta fortune.
» Tandis qu'elle parle, l'aurore s'élève sur son trône
d'or. Circé s'enfonce dans les bois et regagne son palais. Moi, je
retourne à mon vaisseau, j'ordonne qu'on le lance à la mer, qu'on
détache les cordages, et qu'on mette à la voile.
» On obéit. Déjà les rameurs sont assis sur leurs
bancs et battent les ondes écumantes. La Déesse nous donne un vent
propice qui enfle nos voiles, et nous conduit sur les flots.
Tranquilles et libres de tous soins, nos matelots laissent reposer
leurs rames, et nous voguons au gré du pilote et du vent.
» Cependant, en proie à l'inquiétude et aux soucis, je
m'adresse à mes compagnons : — Amis, leur dis-je, ce n'est pas à un
seul d'entre vous, ce n'est pas à quelques confidents choisis que je
dois révéler les secrets que la Déesse m'a confiés. Je vous dirai
tout. Il faut que tous nous connoissons les dangers que nous
courons, pour que des efforts communs nous en garantissent. Circé
nous prescrit de nous défendre du chant des Sirènes et de fuir leurs
rives enchantées. Elle me permet, à moi seul, de prêter l'oreille à
leurs concerts. Mais il faut que vous m'attachiez au mât du
vaisseau, et qu'une double chaîne m'y retienne. Si je vous conjure
de me rendre la liberté, chargez-moi de nouveaux liens et serrez-les
plus étroitement encore.
» Tandis que j'éclaire mes compagnons, le vent, d'une
haleine jusque-là innocente, pousse mon vaisseau, et nous allons
toucher à l'île des Sirènes. Soudain il se tait ; un calme profond
règne sur les flots. Un pouvoir inconnu a tout à coup aplani la
surface liquide ; mes compagnons se lèvent, ploient les voiles, et
la rame à la main fatiguent l'élément immobile.
» Je prends un gâteau de cire, je le coupe en morceaux
le pétris ; il s'amollit sous mes doigts et sous les rayons du
soleil qui le pénètrent et réchauffent. De cette pâte liquide je
bouche les oreilles de mes compagnons : eux, à leur tour,
m'attachent au pied du mât, et fixent au corps du mât les deux bouts
du lien qui m'arrête ; puis, se rasseyant sur leurs bancs, ils
frappent la mer à coups pressés.
» Le vaisseau s'ébranle et glisse sur l'onde. Nous ne
sommes plus qu'à la distance d'où la voix peut se faire entendre.
Les Sirènes nous ont aperçus ; soudain leurs voix éclatent : Viens,
Ulysse ; viens, héros fameux, l'honneur de la Grèce ; arrête ton
vaisseau, et prête l'oreille à nos chants. Jamais mortel n'a visité
ces rivages qui n'ait entendu nos concerts, et toujours il en est
parti enchanté et riche de connaissances nouvelles. Nous savons tous
les travaux que fit éprouver aux Troyens et aux Grecs la colère des
Dieux ; nous savons tout ce qui se passe dans l'univers.
» Elles chantoient ; je brûlois de les entendre de
plus près ; je conjurais mes compagnons de rompre mes liens. Soudain
Périmède et Euryloque se lèvent, doublent et serrent encore les
nœuds qui me retiennent.
» Cependant le vaisseau s'avance et laisse derrière
nous ce funeste rivage ; nous n'entendons plus la voix des Sirènes,
et leur perfide mélodie. Mes compagnons retirent la cire qui bouche
leurs oreilles, et me rendent à la liberté.
» Bientôt je vois des vagues écumantes et une vapeur
épaisse ; j'entends un bruit épouvantable ; mes compa-gnons pâlissent,
les rames échappent de leurs mains et tombent sur les flots ; le
vaisseau s'arrête immobile. Moi, je cours delà poupe à la proue, et
je tâche de ranimer les courages : — O mes amis ! leur disois-je,
nous avons passé par bien d'autres épreuves. Ce n'est pas ici
l'antre du Cyclope, et cependant mon courage, ma force, mon génie,
vous arrachèrent de ses cruelles mains. Vous vous en souvenez.
Écoutez encore mes conseils et obéissez à ma voix. Rasseyez-vous sur
vos bancs. Frappez de vos rames l'onde voisine du rivage ; Jupiter
secondera nos efforts, et nous sauvera des nouveaux dangers qui nous
menacent.
» Toi, pilote, c'est à toi surtout que je m'adresse.
Tu dois diriger le vaisseau. Songe à m'obéir. Tiens-nous toujours
loin de cette vapeur épaisse et de ces ondes tournantes. Les regards
toujours attachés sur cet écueil, garde que le monstre ne trompe ta
vigilance, ne fonde sur nous, et nous entraîne dans son abîme.
« Je n'osois nommer cette épouvantable Scylla. Je
craignois que la terreur de ce nom me glaçât les courages, et que
les rames ne tombassent des mains qui dévoient nous sauver. Mais,
moi-même, j'oubliai les conseils de Circé. Je revêtis mon armure, je
saisis deux javelots, je montai sur le tillac, et là, j'attendois le
monstre qui alloit dévorer mes compagnons.
» L'œil fixé sur son antre, je ne pus l'apercevoir. Ma
vue se fatiguoit à le chercher dans ce gouffre ténébreux. Nous
avançons en gémissant dans le formidable détroit. D'un côté Scylla,
de l'autre Charybde aspirent les ondes amères qui se précipitent
dans leurs sombres cavités avec un horrible fracas.
» Quand elles les revomissent, c'est un affreux
murmure, c'est un bouillonnement semblable à celui d'une immense
chaudière placée sur le cratère enflammé de l'Etna. Leurs rochers
sont ébranlés jusque dans leurs fondements. Ils détonnent, et la
terre à leurs pieds apparaît toute noire du sable qui se détache de
ses entrailles.
» Mes compagnons tremblent et pâlissent ; nous croyons
voir la mort dans toutes ses horreurs. Cependant Scylla enlève de
mon vaisseau six de mes guerriers les plus robustes, les plus
intrépides. Je les suis des yeux et de la pensée. Je les vois
suspendus dans les airs ; je vois leurs pieds, leurs bras ;
j'entends leurs cris lamentables. Dans leurs angoisses, ils
m'invoquent, ils m'appellent, hélas pour la dernière fois.
» Ainsi, du haut d'un rocher, le pêcheur, armé d'une
longue baguette, lance dans les eaux un hameçon caché sous un
perfide appât, trompe le poisson avide, l'enlève et le jette
palpitant sur la terre.
» Ainsi m'avoient été ravis mes malheureux compagnons ;
le monstre les dévoroit a mes yeux, pleurant et tendant vers moi
leurs bras pour implorer mon secours. Jamais je n'ai vu de spectacle
plus déchirant ; jamais, dans mes longs malheurs, je n'ai éprouvé de
peine plus cruelle.
» Enfin, nous avons franchi ce funeste passage, et
bientôt nous touchons à l'île chérie du Dieu du jour. Là, erroient
les troupeaux ; de mon vaisseau, j'entends les longs mugissements de
ses génisses et les bêlements de ses brebis. Alors reviennent à ma
pensée et les réponses du vieux Tirésie, et les conseils de Circé.
Combien elle m'avoit recommandé de fuir l'île du Soleil !
« Plein de pressentiments sinistres : — O mes amis,
m'écriai-je, écoutez-moi : vous souffrez ; mais je dois vous faire
connoître et les réponses de Tirésie, et les conseils de Circé. Elle
me pressoit de fuir cette Île que chérit le Dieu du jour.
D'horribles malheurs vous y attendent, m'a-t-elle dit : hâtez-vous
de franchir ces rivages.
» A ces mots, leurs cœurs sont déchirés. Euryloque,
d'un ton amer : — Ulysse, me dit-il, tu es sans pitié. Jamais ton
courage ne se lasse ; jamais ton corps ne connut la fatigue. Tu es
un homme tout de fer. Épuisés de travaux, malades d'insomnie, tu ne
nous permets pas de descendre à terre, tu ne veux pas que du moins,
dans cette île, nous réparions nos forces abattues ; tu veux que
nous allions, au milieu de la nuit, errer sur une mer inconnue. Mais
c'est dans la nuit que les vents redoublent de violence, que régnent
les tempêtes et les naufrages.
» Oh ! comment échapper à notre perte, si un orage
soudain vient fondre sur nous, si un de ces ouragans qui, souvent
sans l'aveu des Dieux, brisent et abîment les vaisseaux, nous
surprend dans l'horreur des ténèbres !.. Obéissons à la Nuit.
Donnons à notre corps les aliments et le repos que commande la
nature. Demain nous remettrons à la mer.
» Ainsi parle Euryloque, et tous d'applaudir. Je
reconnois là l'influence du Dieu qui me poursuit. — Euryloque, lui
dis-je, je suis seul contre tous, il faut que je cède à la force et
au nombre. Mais jure-moi, jurez tous que, si nous rencontrons des
troupeaux ou de génisses, ou de brebis, vous ne porterez point sur
eux des mains coupables, et que, tranquilles, vous vous contenterez
des provisions que nous devons à la bienfaisance de Circé.
» Ils jurent. Nous entrons dans le port, nous
descendons à terre, et, au bord d'une source limpide, un repas est
préparé. Quand la faim est calmée, quand la soif est éteinte, on
pleure les compagnons que Scylla nous a ravis. Le sommeil vient,
enfin suspendre la douleur et les larmes.
» La nuit étoit au tiers de sa course ; les astres
penchoient vers leur déclin : tout à coup Jupiter déchaîne les vents
; le ciel se couvre de nuages, la nuit redouble son obscurité. Au
retour de l'aurore, nous enfonçons notre vaisseau dans une grotte où
se rassembloient les Nymphes, où elles célébroient leurs danses et
leurs jeux.
» J'y réunis mes compagnons, je leur dis : — Mes amis,
nous avons des vivres, nous avons du vin ; respectons les troupeaux
qui paissent dans cette île ; ils appartiennent au Dieu qui voit
tout, qui entend tout.
«Ils me croient, et répètent leurs
serments. Pendant un mois entier souffla un vent du midi. Tant que
durèrent les provisions de Circé, les troupeaux furent respectés ;
ils le furent encore quand elles furent tout-à-fait épuisées. En
proie aux horreurs de la faim, on erroit dans les bois, on erroit
aux bords de la mer, pour trouver dans les oiseaux, dans les
poissons, dans tout ce qui se présentait, un remède au mal dont on
étoit dévoré.
« Un jour, je m'enfonçai dans l'île pour implorer le
secours des Dieux. Sous un abri paisible, loin des regards de mes
compagnons, après avoir lavé mes mains dans une onde pure,
j'adressai d'ardentes prières aux habitants de l'Olympe. Ils firent
descendre le doux sommeil sur mes paupières.
» Tandis que je donnois, Euryloque conseilloit le
crime et le parjure : — Écoutez moi, disoit-il, chers compagnons
d'infortune ; la mort, sous quelque forme qu'elle se présente, est
affreuse pour les humains ; mais mourir de faim.... Il n'est point
de sort plus horrible. Pour nous en sauver, prenons dans les
troupeaux du Dieu du jour ce qu'il y a de plus gras et de plus beau
; faisons-en un sacrifice aux habitants de l'Olympe. Si nous
revoyons Ithaque, nous élèverons un temple au Soleil, nous
l'enrichirons d'offrandes, nous engraisserons ses autels du sang des
victimes. Si le Dieu irrité veut faire périr notre vaisseau, si les
autres feux s'unissent à sa vengeance, j'aime mieux encore mourir
lune fois dans les flots, que de languir et me consumer dans une île
déserte.
» Il dit, et tous applaudissent. Les troupeaux sacrés
paissoient non loin du rivage. Ils choisissent ce qu'il y a de plus
beau, et, rangés autour de leurs victimes, ils invoquent les Dieux.
Il n'y avoit point d'orge sur le vaisseau ; pour en tenir lieu, ils
emploient la feuille du chêne. Ils n'avoient point de vin pour faire
des libations, ils y suppléent par l'eau d'une fontaine voisine. Ils
égorgent leurs victimes et les dépouillent ; les cuisses fument sur
un autel ; les chairs, découpées en morceaux, sont pressées clans
des chaudières que la flamme environne, ou exposées à l'ardeur d'un
brasier allumé.
» Cependant le sommeil m'abandonne. Je cours à mon
vaisseau ; une trop agréable odeur vient frapper mes narines ; je
gémis, je m'écrie : — O Jupiter ! ô Dieux immortels, vous m'avez
endormi d'un funeste sommeil. Ah ! sans doute mes compagnons, en mon
absence, ont commis un horrible forfait.
» Déjà la nymphe Lampétie avoit annoncé au Soleil ce
crime odieux. Le Soleil, dans sa fureur, fait retentir l'Olympe de
ses plaintes : — O Jupiter ! ô Dieux immortels ! s'écrie-t-il,
vengez-moi, punissez les compa-gnons d'Ulysse, qui ont égorgé ces
génisses que j'aimois à contempler, quand sur mon char je m'élevois
dans les cieux ; que je revoyois avec tant de plaisir, quand du haut
des cieux j'allois me plonger dans la mer. Si je n'obtiens pas la
vengeance qui m'est due, je descends aux Enfers, et n'éclaire plus
que les morts. — Va, lui dit Jupiter, va, Dieu de la lumière,
continue d'éclairer le ciel et, la terre ; je vais lancer ma foudre
sur ce vaisseau impie, et j'en disperserai les débris au milieu de
la mer.
» Ainsi me l'a raconté Calypso, à qui Mercure, le
messager des Dieux, avoit révélé les secrets de l'Olympe.
» J'arrive au bord de la mer : mes compagnons se
querelloient ; c'étoit des cris, c'étoit un vacarme horrible. On n'entendoit
rien, on ne vouloit rien entendre. Le crime étoit consommé. Les
Dieux, à l'instant même, firent, par des prodiges étranges, éclater
leur courroux. Les peaux rampoient, les chairs crues mugissoient ;
elles mugissoient dans les chaudières, elles mugissoient sur les
broches auxquelles on les avoit attachées. C'étoit des mugis-sements
véritables. Pendant six jours, mes compagnons se repurent de ces
horribles aliments. Le septième jour, les vents se calment, nous
lançons le vaisseau à la mer, et nous nous embarquons. Nos voiles se
déploient, l'île fuit derrière nous, la terre disparaît à notre vue
; il n'y a plus pour nous que le ciel et la mer.
» Jupiter épaissit sur notre vaisseau le nuage le plus
noir. L'onde en est obscurcie. Nous voguons encore. Mais bientôt les
vents et les tempêtes sont déchaînés ; les cordages qui retiennent
le mât sont rompus. Le mât penche et s'abat sur le pilote. Le
malheureux a la tête fracassée, et tombe sans mouvement et sans vie.
Jupiter tonne et lance sa foudre sur le vaisseau ; le vaisseau,
frappé, tourne et retourne sur lui-même. Il se remplit d'une odeur
de soufre ; les nautonniers tombent, et, semblables à des corbeaux,
flottent sur les ondes. Le ciel a décidé leur sort, il n'est plus
pour eux de retour ni de patrie.
» Cependant je courois de la poupe à la proue, lorsque
les vagues entr'ouvrirent les flancs du vaisseau et en rompirent
l'assemblage. La quille nage sur les flots, les liens qui
l'attachent au mât sont brisés. Une courroie restoit encore ; je la
saisis, je m'en sers pour relier le mât à la quille, et, assis sur
les débris, je m'abandonne aux vents et aux vagues.
» La tempête s'apaise ; un vent du midi se lève et
m'apporte de nouvelles douleurs. Il faudra revoir encore celle
horrible Charybde. Toute la nuit j'erre sur les eaux. Aux premiers
rayons du jour, je me retrouve entre Charybde et Scylla. Charybde
aspire l'onde amère, qui va se précipiter dans son gouffre. Moi, je
m'élance sur le figuier qui la domine, je m'attache à son tronc, j'y
reste suspendu sans point d'appui sous mes pieds, sans pouvoir ni
monter ni descendre : les racines étaient très loin, les branches
très écartées. » J'attends, dans cette situation, que Charybde
revomisse la quille et le mât du vaisseau dont elle s'est emparée.
Ils reparoissent enfin à l'heure où le magistrat, fatigué de juger
les querelles d'une jeunesse turbulente, quitte son tribunal et
rentre dans ses foyers pour prendre son repas.
» Ils reparoissent ; je me laisse tomber dessus, j'y
tombe avec fracas, et, assis sur ces débris, mes mains me servent de
rames. Jupiter, du moins, ne permit pas que je revisse encore cette
épouvantable Scylla. J'aurois péri dans son antre. Pendant neuf
jours j'errai au gré des flots. A la dixième nuit, les Dieux me
conduisirent à l'île d'Ogygie, le séjour de Calypso ; elle
m'accueillit, elle me prodigua tous ses soins. Mais pourquoi vous
redire encore ce que je racontai hier au roi et à la reine ? Je
déteste ces ennuyeuses répétitions. »