« Notre vaisseau flottoit sur les eaux ; le mât étoit
dressé, les voiles déployées, le bélier, la brebis noire
embarqués ; le cœur gros de soupirs, les yeux noyés de larmes,
nous nous confions à la mer, et nous saluons cette terre que
nous avions cru ne quitter que pour revoir notre patrie.
» Un vent, docile aux ordres de la Déesse, enfle nos
voiles ; nos rames reposent inutiles, et nous nous abandonnons à
l'art de notre pilote et à la foi des vents. Nous voguons tout
le jour ; le soleil se plonge au sein des eaux, et la nuit et
ses ombres descendent sur la terre.
» Nous entrons dans les profondeurs de l'Océan, et
nous sommes suspendus sur ses abîmes. Là, sont les Cimmériens et
leurs tristes demeures, qu'enveloppent des ombres éternelles.
Jamais le soleil ne les perce de ses rayons, ni quand il monte
sur le trône des airs, ni quand il se cache au sein des eaux.
Une nuit immobile pèse toujours sur ces peuples infortunés.
» Nous abordons ; nous tirons du vaisseau les victimes
que nous devons immoler, et, suivant le cours de l'Océan, nous
arrivons aux lieux que Circé nous a marqués.
» Euryloque et Périmôde tiennent les offrandes que
nous destinons aux habitants du noir séjour ; moi, je prends mon
épée, je creuse une fosse dans les dimensions qui m'ont été
prescrites ; sur cette fosse, nous épanchons des libations de
miel, de vin, d'eau et de farine. J'invoque à genoux les ombres
silencieuses ; je leur promets qu'arrivé dans ma patrie, je leur
immolerai la plus belle de mes génisses ; que, sur un bûcher, je
déposerai les plus riches offrandes ; qu'enfin, je sacrifierai à
Tirésie en particulier une brebis noire, l'honneur de mes
troupeaux.
» Après avoir, par mes vœux, par mes prières, imploré
la tourbe des morts, j'égorge les victimes et le sang coule dans
la fosse. Les ombres accourent du fond de l'Érébe ; les jeunes
époux et les jeunes épouses, et les vierges qui ont senti les
premiers feux de l'amour, et les vieillards courbés sous le
poids des travaux et des ans, et les guerriers qui ont péri dans
les combats, encore chargés de leurs armes sanglantes et
mutilées.
« Ils se pressent en poussant des cris foibles et
mourants et se précipitent vers la fosse.
» Je pâlis, je frissonne ; j'ordonne à mes compagnons
de dépouiller les victimes et d'invoquer le noir Pluton et la
sévère Proserpine. Moi, l'épée à la main, j'écarte les ombres et
ne leur permets pas d'approcher du sang jusqu'à ce que j'aie
consulté Tirésie. L'ombre d'Elpénor se présente la première ; il
n'a point encore reçu les honneurs de la sépulture ; distraits
par d'autres soins, nous avions laissé ses restes dans le palais
de Circé sans les arroser de nos larmes, sans les confier à la
terre.
» Je fus attendri à sa vue ; des pleurs coulèrent de
mes yeux. — Elpénor, lui dis-je, comment es-tu arrivé dans ces
sombres lieux ? Comment à pied plus tôt que moi sur mon vaisseau
?
» Il me répond en soupirant : — O fils de Laërte,
l'excès du vin et mon mauvais génie m'ont perdu. J'étois couché
sous le toit du palais de Circé. Au bruit de ton départ,
j'oubliai que, pour descendre, je n'avois qu'une longue échelle.
Je me précipitai la tête en bas, j'eus le col rompu, et mon âme
descendit au ténébreux séjour.
» Je me jette à tes genoux. Je t'implore au nom de ton
père, de ton épouse ; au nom de ce jeune Télémaque que tu
laissas au berceau quand tu partis pour cette fatale Troie. Je
sais qu'en quittant ces tristes demeures, tu retourneras à l'île
d'Éa, et que ton vaisseau doit y séjourner encore. Daigne, ô mon
Maître, daigne te souvenir du malheureux Elpénor ! Ne
m'abandonne pas sans me donner des larmes, sans me rendre les
honneurs du tombeau. Ah ! que je n'attire pas sur moi la colère
des Dieux ! Qu'un même bûcher consume et mon corps et mes armes.
Élève-moi au bord de la mer un monument qui apprenne aux siècles
futurs mon malheur et ta sensibilité. Sur ce monument, fais
planter cette rame qui, dans mes mains, servit à diriger ton
vaisseau. — » Oui, pauvre infortuné, tes vœux seront
exaucés. » Ainsi nous nous entretenions tristement, l'ombre
d'Elpénor et moi, tous deux assis, lui d'un côté de la fosse,
moi de l'autre, et toujours tenant mon épée à la main. Une autre
ombre m'apparoît ; c'étoit ma mère, la sage Anticlée, la fille
du généreux Autolycus. Je Pavois laissée vivante quand je partis
pour cette expédition funeste. Je fus profondément ému à sa vue.
Mes larmes coulèrent ; mais, malgré ma douleur, je ne lui permis
point d'approcher du sang avant que d'avoir consulté Tirésie.
» Enfin Tirésie s'avance, un sceptre d'or à la main ;
il me reconnoît : — Infortuné, me dit-il, pourquoi as-tu quitté
le séjour de la lumière pour visiter les morts et leurs sombres
demeures ? Retire-toi, éloigne cette arme menaçante, que je
boive du sang, et que je te révèle les secrets de ton avenir.
» Je recule ; je remets mon épée dans
son fourreau. Lui, quand il a bu : — Tu viens, me dit-il, me
consulter sur ton retour dans ta patrie. Un Dieu sèmera des
obstacles sur ta route. Neptune n'abjurera point la haine qu'il
t'a vouée depuis que tu as privé de la vue un fils qui lui est
cher. Mais pourtant, en dépit de sa haine, et à travers de
nouveaux malheurs, tu arriveras au terme de tes vœux, si tu sais
te commander à toi-même et maîtriser l'imprudence de tes
compagnons.
» Quand, sorti de cette mer ténébreuse, tu approcheras
des rives de Trinacrie, tu y verras paître des troupeaux
consacrés au Dieu qui voit tout, qui entend tout. Si tu les
respectes, si tes compagnons ne leur font point d'outrage, vous
souffrirez encore, mais vous reverrez Ithaque. Si vous les
insultez, je t'annonce ta perte, la perte de ton vaisseau et la
perte de tes compagnons.
» Si tu échappes à la mort, tu ne rentreras dans ta
patrie que bien tard ; tu y rentreras seul et malheureux, sur un
navire étranger, après avoir vu périr tous ceux qui ont suivi ta
fortune. Tu ne verras que désastres dans ta maison ; tu y
trouveras une tourbe insolente dévorant ton héritage, tentant
par des présents la fidélité de ton épouse, et s'efforçant de
l'arracher de ton lit. Mais enfin tu paraîtras, et tu puniras
ces outrages.
» Quand, par ruse ou par force, et le fer à la main,
tu auras égorgé ces perfides ennemis, prends une rame, et va
dans les lieux où la mer est inconnue, où l'homme ne mêle point
de sel à ses aliments, et ne connoit ni les vaisseaux ni la rame
qui sert à les diriger sur les ondes.
» Je te dirai à quel signe tu reconnoîtras que tu es
arrivé au terme de cette course nouvelle. Quand un autre
voyageur se rencontrera sur ta route, et dira que cette raine
est un van que tu portes sur ton épaule, enfonce là ta rame dans
la terre, immolé à Neptune un bélier et un sanglier, offre une
hécatombe aux Dieux du ciel, et que chacun d'eux reçoive un
hommage dans le rang qui lui est assigné.
» Alors sera désarmé le courroux du souverain des
mers. Tu verras croître autour de toi un peuple heureux et
florissant ; une vieillesse tardive usera sourdement les
ressorts de ta vie, et, du sein des mers, une mort imprévue,
sans horreurs, sans angoisse, viendra terminer ta carrière.
» Je lui réponds : — Tirésie, je me soumets avec
respect aux décrets des Dieux. Mais dis-moi...., ma mère...., je
vois son ombre ; elle est là silencieuse, assise auprès du sang
des victimes. Elle n'ose lever les yeux sur son fils, ni lui
adresser la parole. Dis-moi comment elle pourroit me reconnoître
dans l'état où je suis.
— » Les ombres que tu laisseras, me dit-il, approcher
de ce sang te parleront. Celles que tu repousseras s'éloigneront
et rentreront dans leur noir séjour.
» Il dit, et se replonge dans l'abîme. Je reste
immobile à ma place, et j'attends l'ombre de ma mère. Elle
approche, boit du sang, et soudain elle me reconnoît. Et tout
éplorée : — O mon fils ! me dit-elle, comment es-tu descendu
vivant sur ces sombres bords ? L'accès en est interdit aux
mortels qui jouissent encore de la lumière des cieux ; des
fleuves immenses, d'affreux torrents les arrêtent, et cet
Océan, qu'on ne peut traverser à pied et sans le secours d'un
vaisseau. — O ma mère ! lui répondis-je, un devoir impérieux m'a
conduit dans ces tristes demeures. J'y suis venu consulter
l'ombre de Tirésie. Je n'ai point encore revu les rives de la
Grèce, point encore approché de ma douce patrie ; toujours des
malheurs, toujours de tristes aventures, depuis que, sous les
ordres d'Agamemnon, je suis allé combattre les Troyens.
» Mais, dis-moi, je t'en conjure, quel genre de mort a
terminé tes jours. As-tu succombé à une longue maladie ? Diane,
de ses traits plus doux, t'a-t-elle arrachée aux misères
humaines ? Et mon père, et mon fils, dis-moi, sont-ils encore au
rang où je les ai laissés ? Le sceptre est-il toujours dans ma
famille ? a-t-il passé dans des mains étrangères ? Croit-on
qu'il n'y a plus de retour pour moi ?
» Et mon épouse, quels sont ses projets et ses pensées
? Est-elle toujours auprès de son fils, toujours la gardienne
fidèle de mon héritage ? Ou bien a-t-elle passé dans les bras de
quelqu'un des chefs de la Grèce ?
— » Ton épouse, elle est toujours constante dans son
affection pour toi, toujours dans ton palais ; ses nuits, ses
jours se consument clans la douleur et dans les larmes.
» Personne encore ne s'est assis à ta place. Ton
Télémaque jouit en paix de tes domaines, et tient dans ta maison
l'état qui convient à son rang ; tous les citoyens l'invitent à
leurs fêtes.
» Ton père, il est toujours dans ses champs, et ne va
plus à la ville. Il ne connoît plus le luxe des palais, les lits
moelleux, les riches habits, les meubles précieux ; l'hiver
couché sur la cendre comme ses esclaves, et couvert de haillons
; quand viennent le printemps et l'été, on lui dresse au milieu
de ses vignes un lit de feuillage. Il s'y couche dans la douleur
; il nourrit ses chagrins en déplorant sa destinée, et la main
de la vieillesse s'appesantit sur lui.
» Moi aussi, j'ai été consumée par la douleur. Diane
ne m'a point percée de ses traits, la maladie n'a point usé mes
forces et brisé les liens qui m'attachoient à la vie. Ce sont
mes peines, ce sont mes regrets ; c'est le souvenir de ta
tendresse pour moi qui ont miné mon existence.
« Je voulois serrer l'ombre de ma mère dans mes bras
Trois fois je m'efforçai de l'embrasser, elle échappa trois fois
à mes embrassements, semblable à une vapeur ou à un songe.
» Ma douleur redouble : — O ma mère ! m'écriai-je,
pourquoi te dérober à ma tendresse ? Que ne puis-je te serrer
contre mon sein et pleurer avec toi! N’est-ce pas un fantôme que
Proserpine me présente pour redoubler ma douleur et mes sanglots
? — O mon fils! ô le plus malheureux des mortels ! ce n'est
point Proserpine , me dit-elle qui se joue de toi ; tu vois ce
qu'éprouvent tous les humains que la mort a frappés. Plus de
nerfs pour soutenir les chairs et les os ; le feu les a
consumés. Quand l'homme a cessé de respirer, son âme s'envole
comme un songe. Va, retourne au séjour de la lumière,
souviens-toi de tout ce que tu as vu pour en entretenir ta
Pénélope.
» Des ombres de femmes arrivent après elle ; c'étoient
des compagnes et des filles de héros et de rois. Elles se
pressoient autour du sang. Je voulois les interroger les unes
après les autres ; je tirai mon épée, et je les empêchai de
boire.
» Elles prirent leur rang ; je les interrogeai tour à
tour. Elles me dirent et leur nom et le sang dont elles étoient
issues. La première étoit Tyro, qui descendoit d'une race
antique et renommée. Elle étoit fille de Salmonée et femme de
Créthée, un fils d'Éole. Elle aima le fleuve Énipée, le plus
beau des fleuves qui coulent sur la terre. Souvent elle se
promenoit sur ses bords enchantés. Neptune la vit, Neptune brûla
pour elle, et, sous la figure du fleuve, il trompa son amour.
» Il l'attendit à l'embouchure de l'Énipée et l'attira
dans ses gouffres profonds ; soudain s'éleva une montagne humide
qui, se recourbant, cacha la mortelle et le Dieu sous une voûte
de cristal.
« Le Dieu fait descendre le Sommeil sur les paupières
de la beauté dont il est épris, et dénoue une ceinture jalouse
qui s'oppose à ses désirs. Quand il a satisfait son amoureuse
ardeur, il lui serre la main : — Conserve, lui dit-il, conserve
un doux souvenir de nos tendres embrassements. Dans le cours de
cette aimée, tu donneras le jour à deux beaux enfants. Les
amours des Dieux ne sont point stériles ; prends soin de ces
gages précieux ; je les recommande à ta tendresse. Retourne a
ton palais. Sois discrète, garde de prononcer mon nom, je suis
Neptune, le Dieu qui, de son trident, fait trembler la terre.
» A ces mots, il se replonge dans la mer. Tyro mit au
monde Pélias et Nélée, tous deux ministres de Jupiter. Pélias
régna sur Iolchos et ses riches pâturages ; Nélée sur Pylosé, et
sur les sables qui couvrent son territoire. Tyro donna encore à
Créthée d'autres enfants, Eson, Phérès, Amithaon, qui aima les
chevaux et mit son plaisir à les dompter.
» Après Tyro, je vis Antiope, la fille d'Asopus.
Antiope aussi se vantoit d'avoir dormi dans les bras d'un Dieu,
et du plus grand des Dieux. Elle eut de Jupiter Amphion et
Zethus, qui, les premiers, posèrent les fondements de Thèbes aux
cent portes, et la flanquèrent de tours : sans tours, ils n'auroient
pu, tout vaillants qu'ils étoient, la défendre contre ses
ennemis.
« Je vis Alcmène, la femme d'Amphitryon. Alcmène crut
presser Amphitryon dans ses bras, et c'étoit Jupiter dont elle
recevoit les caresses. Elle dut à cette erreur d'être mère du
plus grand des héros. d'Hercule, le lion de la Grèce, le
destructeur des monstres et des brigands. Je vis Mégare, la
fille du magnanime Créon, la compagne de l'invincible Hercule.
» Je vis la mère d'OEdipe, la belle, l'infortunée
Épicaste, qu'une fatale ignorance précipita dans un abîme
d'horreurs. D'abominables nœuds l'unirent à son propre fils, au
meurtrier de son époux. Les Dieux révélèrent bientôt ces affreux
mystères. OEdipe, courbé sous le poids d'une cruelle destinée,
régna malheureux sur cette Thèbes jadis si florissante :
Épicaste, vaincue par sa douleur, expira dans les nœuds d'un
lacet funeste, qu'elle-même avoit attaché à la voûte de son
palais, et laissa OEdipe et sa postérité en proie à toutes les
horreurs qu'exercent les Furies pour venger la nature outragée.
» Je vis cette belle Chloris, la plus jeune des filles
d'Amphion, fils d'Iasus, qui commanda dans Orchomène et régna
sur Pylos. Nélée, épris de ses charmes, acheta, par d'immenses
trésors, le bonheur d'être son époux ; elle lui donna trois
fils, Nestor, Chromius et le fier Périclymène ; elle lui donna
cette Péro la merveille de son temps, l'objet des vœux de tous
les princes voisins.
» Pour l'obtenir de Nélée, il falloit enlever des
génisses indomptées qui appartenoient au puissant Iphiclus ; un
seul homme, un devin fameux, promettoit d'accomplir cette œuvre
difficile. Mais le Destin inflexible et des pasteurs vigilants
trompèrent son espoir et ses vœux. Il fut jeté dans les fers. De
longs jours, de longs mois, coulèrent pour lui dans une sombre
prison ; enfin arriva le terme de sa captivité. Iphiclus rompit
ses liens pour prix de ses prédictions.
» Je vis Léda, la femme de Tyndare. Sous Tyndare, elle
eut deux fils, deux héros célèbres, Castor, le dompteur du
coursiers, et Pollux, toujours vainqueur à la lutte. La terre
les possède, et Jupiter leur a donné d'être honorés dans les
Enfers. Ils vivent, ils meurent tour à tour, et sont au rang des
Immortels.
« Je vis Iphimédie, la femme d'Aloüs. Neptune, disoit-elle,
avoit daigné oublier sa divinité dans ses bras. Elle en eut deux
fils, trop courte gloire de leur mère ; Othus, né pour être un
rival des Dieux ; et Éphialthe, dont le nom a retenti dans tout
l'univers : tous deux, après le gigantesque Orion, les êtres
les plus beaux, les plus grands que la terre ait nourris. Ils
n'avoient que neuf ans, et déjà en épaisseur ils mesuraient neuf
coudées, et neuf brasses en hauteur.
» Déjà, ils osoient menacer les Immortels de porter la
guerre dans le ciel. Pour l'escalader, ils dévoient entasser
l’Ossa sur l'Olympe, et le Pélion sur l'Ossa. Ils l'eussent
fait, s'il leur eût été donné de voir le printemps de la vie.
Mais le fils de Jupiter, le Dieu qu'enfanta Latone, les frappa
tous deux avant qu'un tendre duvet fleurît sur leur menton, et
de poils naissants ombrageât leur visage.
» Je vis Phèdre et Procris, et la belle Ariane, la
fille du sage Minos, que jadis, des rives de Crète, Thésée
voulut conduire sur le sol heureux d'Athènes. Vains souhaits !
Diane, implorée par Bacchus, la retint dans l'Île de Chios.
» Je vis et Méra et Clymène, et la triste Ériphyle,
qui vendit son époux pour de l'or. Je ne puis dire, je ne puis
nommer tout ce que je vis d'épouses et de filles de héros. La
nuit tout entière s'écoulerait dans ces récits. Il est temps que
j'aille me livrer au sommeil, ou dans mon vaisseau, ou dans ce
palais. Je laisse aux Dieux et à vous le soin de mon départ. »
Il dit ; tous gardent le silence ; mais un doux murmure atteste
l'impression qu'il a faite sur les esprits.
Arête la, première : « Phéaciens, dit-elle, quelle
idée vous faites-vous de ce noble étranger ? Cette taille ces
traits, cette sagesse ! que vous en semble ? Il est aujourd'hui
notre hôte, et, vous partagez tous l'honneur que ce titre répand
sur nous. Ne pressez point tant son départ. Ne soyons point
avares des secours que réclament ses besoins. Grâces aux Dieux,
vos palais regorgent des richesses qu'ils vous prodiguent. »
Après elle, Écheneus, le plus vieux des Phéaciens,
prend la parole : « Je reconnois, dit-il, la sagesse de notre
reine. C'est toujours la raison qui parle par sa bouche.
Adoptons son avis : c'est au roi suprême qu'il appartient de
l'exécuter.
— » Oui, je l'exécuterai, dit Alcinoüs, si je suis en
effet roi des Phéaciens. Que notre hôte nous donne encore
quelques moments ; que je puisse rassembler tout ce que nous
voulons lui offrir. C'est aux hommes, c'est surtout à votre roi
de veiller sur son départ, et d'en ordonner les apprêts.
— » Généreux monarque, dit Ulysse, vous me demanderiez
de rester ici une année tout entière ; assuré des soins que vous
donneriez à mon départ et des dons que vous daignez m'offrir, je
consentirais à y rester une année tout entière. Et en effet, il
seroit plus avantageux pour moi de rentrer riche dans ma patrie
; j'y reparoîtrois avec plus d'éclat, plus considéré, plus chéri
de tous ceux qui seroient témoins de mon retour.
— » Ulysse, lui répond Alcinoüs, nous
ne te confondons point avec ces aventuriers, ces fourbes trop
nombreux que nourrit la terre, qui vont semant le mensonge quand
ils peuvent tromper des hommes crédules. La grâce est dans tes
discours, la sagesse respire dans tes pensées. Quel charme
d'entendre, de ta bouche, les malheurs des Grecs et tes propres
infortunes !
» Mais dis-moi si dans le séjour des ombres tu as vu
quelques-uns de ces guerriers qui abordèrent avec toi aux rives
d'Ilion et périrent sous ses murailles : la nuit est bien longue
encore, et l'heure du sommeil n'est point arrivée pour ce
palais. Continue ces récits qui nous charment et nous étonnent.
Je t'écouterois jusqu'au retour de l'aurore, si tu voulois
toujours m'entretenir de tes aventures.
— » Sage monarque, lui répond Ulysse, l'heure nous
invite au sommeil ; mais elle nous permet encore de prolonger
nos entretiens. Si tu daignes m'écouter avec intérêt, je ne te
refuserai point l'histoire de, nos malheurs. Je te dirai les
malheurs encore plus déplorables d'un de nos guerriers, qui,
depuis la conquête de celle fatale Troie, échappé au hasard des
combats, a péri à son retour par la perfidie d'une femme
adultère.
» La sévère Proserpine avoit dispersé les ombres des
femmes qui se pressoieiit sous mes regards : l'ombre d'Agamemnon
se présente tout éplorée. Autour d'elle sont rassemblés tous
ceux qui périrent avec lui dans le palais d'Égisthe ; quand il a
bu du sang, il me reconnoît soudain ; il fond en larmes et tend
les bras pour m'embrasser. Mais la force lui manque, il n'a plus
ni vigueur, ni souplesse. Je pleurai, je fus attendri à sa vue :
— O roi des rois ! ô puissant Atride ! m'écriai-je, quel destin
t'a conduit à la mort ? Neptune t'a-t-il accablé sous le poids
des tempêtes ? T'a-t-il, avec ta flotte, abîmé dans les ondes ?
Des brigands t'out-ils immolé sur le continent, défendant tes
troupeaux, combattant pour tes citoyens, pour leurs femmes et
pour tes foyers ?
— » O sage Ulysse ! ô fils de Laërte ! me répond-il,
je n'ai point succombé sous les coups de Neptune ; des brigands
ne m'ont point égorgé sur le continent. Égisthe, avec ma
détestable épouse, avoit tramé ma perte : il m'a immolé à
l'ombre d'une fête, à sa table, comme un bœuf sous la crèche.
J'ai péri de la mort la plus déplorable. Mes compagnons ont été
égorgés autour de moi, comme des sangliers aux noces d'un homme
riche et puissant, ou dans ces festins que célèbrent des hommes
réunis par le plaisir.
» Tu as vu bien des guerriers massacrés dans les
combats, tu en as vu d'assassines dans des rencontres
particulières ; mais tu n'as jamais rien vu de si affreux, de si
digne de ta pitié.... Couchés, tout sanglants au milieu des
cratères, sous ces tables encore chargées des mets que le crime
avoit apprêtés pour nous... Le marbre inondé de notre sang...
» J'entendois les cris déchirants de Cassandre, la
fille de Priam, que la perfide Clytemnestre égorgeoit âmes
côtés.... De mes mains mourantes je cherchois mon épée....
L'infâme s'éloigna de moi.... Elle ne voulut ni fermer mes yeux,
ni presser mes lèvres expirantes.
» Non, il n'est rien de plus horrible qu'une femme
quand le crime est entré dans son cœur. Hélas ! je me flattais
de retrouver dans mon palais des enfants tendres et caressants,
des serviteurs fidèles ; d'être pressé dans leurs bras....; et
ce monstre formé pour les forfaits.... Elle s'est couverte
d'infamie. Opprobre de son sexe, sa honte réfléchira sur toutes
les femmes, sur celles même qui seront vertueuses.
— » O ciel ! m'écriai-je, de quels fléaux Jupiter a
frappé la maison d'Atrée, et toujours par les crimes des femmes
! Que de héros ont péri pour cette Hélène ! Et toi, tandis que
tu la vengeois, sa perfide sœur, ta Clytemnestre, méditoit ton
trépas.
— » Apprends, me dit-il, à ne pas te fier aux femmes,
à ne pas leur livrer tes secrets. Mais non, tu n'as rien de
pareil à redouter. La fille d'Icare, ta Pénélope, est née pour
la vertu. Son âme est pure et sa raison éclairée. A peine elle
avoit goûté les premières douceurs de l'hymen, quand nous
partîmes pour Troie...., et ton fils, ton Télémaque, il étoit
encore au berceau ; et maintenant il compte parmi les hommes.
Heureux enfant ! il reverra son père, il le serrera dans ses
bras..., et moi je n'ai pu rassasier ma tendresse. Elle m'a
égorgé avant que j'aie revu mon Oreste....
» Mais écoute ce que m'inspire mon amitié pour toi.
Rentre sans bruit dans ton pays ; dérobe ton vaisseau à tous les
regards. Crains les femmes et leur perfidie.... Mais, dis moi,
as-tu entendu parler de mon fils ? vit-il encore ? est-il à
Orchomène, à Pylos ou dans Sparte, auprès de Ménélas ? Non, mon
fils, mon Oreste n'est point mort ! —Atride, pourquoi ces
questions ? S'il vit, s'il a cessé de vivre, je l'ignore.
Laissons d'inutiles discours.
» Ainsi nous déplorions nos malheurs et nous
répandions des larmes. Cependant arrivent les ombres d'Achille,
de Patrocle, du vertueux Antiloque, d'Ajax, après Achille, le
plus brave, le plus beau de tous les Grecs.
» Achille m'a reconnu : « Fils de Laërte, me dit-il en
gémissant, comment as-tu osé, vivant, descendre dans ce séjour
qu'habitent des fantômes , vaines images des infortunés qui ont
cessé de vivre ?
— » O fils de Pelée, lui dis-je, ô toi qui fus la
gloire et le rempart de la Grèce, je suis venu consulter Tirésie
; je suis venu lui demander s'il pouvoit me donner quelque moyen
de rentrer dans Ithaque. Je n'ai pu encore approcher de l'Achaïe
; je n'ai pu revoir encore les rives chéries où j'ai commencé de
respirer le jour. Toujours le malheur me poursuit.
» Mais toi, Achille, jamais il ne fut, il ne sera
jamais de mortel plus heureux que toi. Vivant, nous t'honorions
à l'égal des Dieux ; ici tu règnes sur les morts. Cesse de
t'affliger de ta destinée. — Ne cherche point, me dit-il, à me
consoler du trépas. J'aimerois mieux, vil mercenaire, servir
sous un malheureux sans patrimoine, sans fortune, que de
commander à tous les morts. Mais parle-moi de mon fils. S'est-il
montré dans les combats au premier rang des guerriers ? Auroit-il
dégénéré de son père ?.... Et Pelée, n'en as-tu rien appris ?
Règne-t-il encore sur les Myrmidons ? Languit-il, sans honneur,
dans l’Hellade et dans Phthie, parce qu'appesanti sous le poids
des ans, sans force, sans vigueur, il n'a plus pour défenseur et
pour appui ce fils, qui jadis, pour venger la Grèce, immoloit
dans Troie ses plus fameux guerriers. Oh ! si, tel encore, je
reparoissois un moment dans le palais de mon père ! je
montrerais ce que peut mon bras à ceux qui insultent à sa
vieillesse et lui refusent le rang et le pouvoir qui lui
appartiennent.
— » Je ne sais rien de Pelée, lui répondis-je ; mais
de ton fils, de ton Néoptolème, je te dirai la vérité tout
entière. Ce fut moi qui de Scyros le conduisis à Troie. Dans nos
conseils, quand nous méditions la perte d'Ilion, il parloit
toujours le premier, et avec justesse et sans divagation. Nestor
et moi peut-être nous l'emportions sur lui.
» Mais quand il falloit combattre, il ne restoit point
mêlé dans la foule des guerriers ; il voloit aux premiers rangs,
et ne connoissoit point d'égal. Je ne te dirai point combien il
immola de Troyens pour venger l'injure de la Grèce. Je ne te
nommerai qu'Eurypyle, un héros, fils de Télèphe, Eurypyle, après
Memnon, le plus beau des mortels que j'aie vus. Il tomba sous
les coups de ton fils, et une foule de ses guerriers expirèrent
avec lui.
» Quand nous entrâmes dans ce cheval fatal, qu'avoit
fabriqué Epéus ce fut moi qui fus chargé d'y commander. C'étoit
à ma voix que ses flancs dévoient s'ouvrir ou rester fermés.