Chant IX

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   « O Roi, qu'on chérit et qu'on révère, dit Ulysse, quelle fête délicieuse ! Un chantre dont les accents charmeroient les Dieux mêmes, tout un peuple dans la joie , des convives rangés autour d'une table où régnent l'abondance et le goût, des cratères toujours remplis de vin ; des échansons y puisant à pleines coupes ! Je ne sais point de spectacle plus ravissant. » Et, c'est au milieu d'une telle fête que tu daignes t'occuper d'un malheureux étranger ! tu me demandes pourquoi ces larmes, pourquoi ces sanglots. Hélas ! c'est redoubler mes douleurs et mes peines. Que dirai-je ? Par où commencer, par où finir ? Les Dieux ont semé de tant de chagrins tout le cours de ma vie !

    » Je te dirai d'abord mon nom. Il faut que vous le connoissiez. Si j'échappe au malheur qui me poursuit, j'ose espérer que les liens de l'hospitalité m'uniront à vous. Malgré la distance qui sépare nos contrées, ces nœuds me seront chers, et nous les resserrerons encore par des intérêts mutuels.

    » Je suis Ulysse, fils de Laërte, qu'une adresse souvent heureuse et quelques exploits ont fait connoitre dans l'uni­vers. Ithaque est ma patrie. Là est le mont Nérite, que couronnent des forêts.

    » Autour sont groupées les îles de Dulichium, de Samé, de Zacynihe. Ithaque, plus humble et plus voisine du continent, regarde le couchant ; les autres sont situées au levant et au midi. Le sol d'Ithaque est âpre et hérissé de rochers ; mais il n'est point de pays plus cher à mon cœur. Calypso, une Déesse, m'a retenu long-temps dans sa grotte. Circé, une Déesse encore, par des charmes puissants, a tenté de me fixer dans son palais. Toutes deux m'ont offert leur main et l'immortalité. J'ai été insensible à leurs vœux et sourd à leurs promesses. Non, il n'est point de liens plus doux que ceux qui nous attachent à nos parents, à notre patrie. Loin d'eux, dans une terre étrangère, il n'est point de sol si fécond, point d'établissement si riche, qu'il puisse nous consoler de leur absence.

    » Je te dirai mon départ, de Troie et toutes les traverses que Jupiter a jetées sur mon retour. Des rives d'Ilion le vent nous poussa sur Ismare, au pays des Ciconiens. Nous saccageâmes leur ville, nous égorgeâmes ses habitants. Nous enlevâmes et leurs femmes et leurs trésors, et ce riche butin fut, suivant nos usages, partagé entre tous mes guerriers. Je voulois fuir de cette contrée ; mes compagnons indociles dédaignèrent mes conseils et se livrèrent à tous les excès. Ils se noyèrent dans le vin, ils dévorèrent et bœufs et moutons.

    » Cependant, appelés par les cris des malheureux qui ont échappé à nos coups, arrivent du continent voisin d'autres Ciconiens plus nombreux et plus braves, qui savent combattre à cheval, et, quand il le faut, combattre à pied. Ils viennent au point du jour nous attaquer jusqu'au milieu de nos vaisseaux. Un sort funeste nous y attendoit. Là, de pied ferme, la pique à la main, on combat, on s'égorge ; plus foibles, nous résistons pourtant ; et tout le matin, et la plus grande partie du jour, la victoire flotte incertaine.

   » Mais quand le soleil penche vers son déclin, nous ployons, et les Ciconiens triomphent. De chacun de nos vaisseaux six guerriers périssent. Les autres échappent à la mort. Nous nous rembarquons tristement, pleurant nos compagnons perdus, mais rendant grâces aux Dieux de nous avoir sauvés du trépas. Avant que de quitter ce triste rivage, j'appelai trois fois chacun des guerriers qui étoient tombes sous le fer des Ciconiens.

    » Jupiter déchaîne sur mes vaisseaux Borée et les tem­pêtes, des nuages épais couvrent la terre et la mer, la nuit tombe du haut des cieux, nos vaisseaux sont emportés hors de leur route, le vent déchire nos voiles, nous les ployons, tremblants, demi-morts de frayeur ; et, à force de rames, nous regagnons la terre ; épuisés de fatigue, dévorés de chagrins, pendant deux jours, pendant deux nuits, nous restons étendus sur le sable.

    » L'aurore ramène enfin un jour plus serein ; nous remettons nos vaisseaux à la mer, nous déployons nos voiles, et, tranquillement assis, nous nous abandonnons à la foi des vents et à l'art de nos pilotes. J'allois toucher aux rives de ma patrie ; mais, au moment où je doublois le cap de Malée, Borée, les vagues et les courants me repoussent et me jettent sur Cythère. Pendant neuf jours, je fus le jouet des vents et des flots.

   » A la dixième aurore, nous abordons au pays des Lotophages. Les Lotophages se nourrissent du suc des fleurs. Nous descendons à terre, nous allons à des fontaines voisines puiser de l'eau pour nos vaisseaux, et mes compagnons prennent leur repas accoutumé. J'en choisis deux et je les envoie, accompagnés, d'un héraut, reconnoitre quel peuple habite cette contrée.

   » Ils partent, et bientôt ils sont au milieu des Lotophages. Ils y trouvent un accueil hospitalier ; on leur présente le lotos ; ils en goûtent, et soudain ils oublient et leurs compagnons, et mes ordres, et leur patrie. Ils veulent rester avec les Lotophages, vivre comme eux de lotos, et ne se souviennent plus de rien de ce qui leur fut cher.

    » J'allai les chercher ; je les ramenai pleurants sur mes vaisseaux ; je les y fis attacher aux bancs des rameurs ; et de crainte que d'autres encore n'allassent goûter du lotos, et perdre comme les premiers le souvenir de leur patrie, j'ordonnai qu'on s'embarquât aussitôt et qu'on mit à la voile.

    » Nous partons : la mer blanchit sous nos rames. Toujours la tristesse dans le cœur, nous arrivons à la vue du pays des Cyclopes. Les Cyclopes sont des manières de géants, des sauvages féroces, sans police et sans lois, laissant tout l'aire aux Dieux ; jamais leurs mains n'ouvrent le sein de la terre, jamais ils n'y enfoncent le soc de la charrue ; les arbres, les plantes, l'orge, le blé, croissent pour eux sans semence et sans culture. Pour eux la vigne se multiplie d'elle-même, et, fécondée par les pluies, elle donne les plus beaux raisins, les plus riches vendanges et un vin délicieux.

    » Les Cyclopes n'ont ni assemblées, ni conseils, ni magistrats ; ils habitent clans des antres creux, au sommet des montagnes. Sans dépendance, sans rapports mutuels, chacun d'eux est roi dans sa famille.

   » Non loin de la terre des Cyclopes, une île se prolonge toute peuplée de chèvres sauvages. Jamais la présence des humains n'y trouble leurs retraites ; jamais le chasseur, de ses courses pénibles, n'y fatigue les montagnes et les bois. On n'y voit point errer ces animaux que l'homme a soumis à son empire. Nulle trace de labour ; toujours inculte, toujours inhabitée, celle île ne nourrit que des chèvres.

    » Les Cyclopes n'ont point de vaisseaux ; des mains industrieuses ne construisent point pour eux ces maisons flottantes sur lesquelles l'homme défie la mer et les tempêtes, visite les peuples divers, s'unit à eux par les liens de l'amitié, des intérêts et des besoins. Ils ne connoissent point ces arts qui fécondent la terre, et qui l'étoient de ce désert le séjour d'un peuple heureux et florissant.»

    » Le sol n'y est point ingrat. Ils portèrent tout ce que la nature accorde ailleurs au travail des humains. Au bord delà mer sont des prairies humides et couvertes de gazons. La vigne surtout, la vigne y est pleine de sève et de vigueur. La culture y seroit facile, et un sol naturellement gras et fécond y donneroit des moissons abondantes. A la tête du port coule une eau limpide, dont la source est cachée dans une grotte. Autour croissent des peupliers, qui la couvrent de leur ombre.

   » Nous abordons là (un Dieu nous conduisoit sans-doute). Il faisoit la nuit la plus noire. Point d'étoiles ; un brouillard épais enveloppoit nos vaisseaux. La lune, cachée dans des nuages, ne pouvoit nous prêter sa clarté. Aucun de nous n'avoit aperçu cette île, aucun n'avoit vu les vagues qui, roulant l'une sur l'autre, alloient expirer sur le rivage, avant que nos vaisseaux eussent touché la terre. Ils la touchent ; nous ployons nos voiles, nous nous élançons sur le sable ; et dans les bras du sommeil nous attendons le retour de l'aurore.

   «Dés qu'elle a paru, nous parcourons l'Île, étonnés de sa solitude. Les chèvres sortent de leurs retraites. Les Nymphes des montagnes les offraient sans doute à nos besoins. Nous courons prendre nos arcs et nos javelots, et, divisés en trois bandes, nous perçons tout ce qui se présente à nos coups. Le ciel nous favorise. J'avois douze vaisseaux, neuf chèvres furent distribués par chaque vaisseau ; moi seul j'en eus dix pour mon partage.

    » Tout le jour fut pour nous un jour de fête. Nous avions des vivres en abondance ; du vin, nos amphores étoient pleines de celui que nous avions pris sur les Ciconiens. Du rivage où nous étions assis, nos regards se portoient sur la terre des Cyclopes ; nous voyions la fumée s'élever de leurs antres, nous entendions le tonnerre de leurs voix, et le bêlement de leurs brebis et de leurs chèvres.

    » Le soleil se couche, les ombres couvrent la terre ; nous passons encore une nuit étendus sur le sable. Quand l'aurore eut ramené le jour, j'assemblai mes compagnons : « Restez ici, mes amis, leur dis-je ; moi, avec mon vaisseau et mon équipage, je vais visiter celte autre contrée, et reconnoître quels en sont les habitants, s'ils aiment les étrangers, s'ils respectent les Dieux, ou s'ils ne sont que des sauvages féroces, sans police et sans lois.

    « Nous partons ; l'onde blanchit, sous nos rames, et bientôt nous touchons au rivage. Non loin de la mer, nous voyons, sous des rochers menaçants, une caverne immense que couvre une forêt de lauriers. Une vaste cour est fermée de blocs de pierre, l'un sur l'autre grossièrement entassés. Autour sont des sapins et des chênes, dont les cimes se perdent dans les nues. Ça et là errent des brebis, des moutons et des chèvres.

    » Dans cet affreux repaire habitait un énorme géant. Il alloit seul errant avec ses troupeaux, toujours dans des lieux écartés, jamais ne conversant avec les autres Cyclopes, jamais ne s'entretenant que de pensées noires et sinistres. Objet d'étonnement et d'horreur, qui n'a rien d'humain, et ressemble à ces pics isolés qui élèvent au-dessus des autres montagnes leur front chargé de noirs sapins.

    » Je laisse mes compagnons à la garde de mon vaisseau. J'en choisis douze des plus déterminés, et je pars. J'em­portais avec moi une outre pleine d'un vin délicieux que m'avoit donné Maron, fils d'Évanthée ; Maron étoit prêtre d'Apollon, protecteur d'Ismare. Il habitait un bois consacré au Dieu dont il étoit le ministre. J'avais fait respecter son asile, je l’avois garanti, lui, sa femme et ses enfants, des insultes de mes soldats. Sa reconnoissance me combla de présents. Il me donna sept talents d'or d'un travail précieux ; il me donna un cratère d'argent massif ; il me donna douze amphores d'un vin généreux, un véritable nectar. C'étoit un trésor caché à toute sa maison ; il n'étoit connu que de lui, de sa femme, et d'une esclave fidèle, à qui la garde en étoit confiée. Pour en boire, il falloit mêler vingt coupes d'eau à une coupe de vin. Dans cet état, il exhaloit encore un parfum digne des Dieux, et on ne pouvoit se défendre d'y goûter.

    « J'en avois fait remplir une outre au large ventre ; je l'emportai avec d'autres provisions. J'avois un pressen-timent que nous aurions affaire à un sauvage terrible, inhumain, et je voulois apprivoiser sa férocité. Nous courons à l'antre, nous n'y trouvons point le Cyclope. Il étoit dans ses pâturages à garder ses troupeaux.

    » Nous entrons, nous visitons tous les recoins. C'étoit ici des clayons chargés de fromages ; c'étoit là des tonneaux remplis de petit-lait, et puis des seaux, des pots, et tout l'attirail d'une laiterie ; plus loin, dans des parcs séparés, des agneaux, des chevreaux, chaque âge à part,à part chaque espèce.

    » Mes compagnons me conjuraient d'emporter les fromages, d'emmener agneaux et chevreaux, et de fuir loin de cet abominable fou. Je ne cédai point à leurs prières ; je voulois voir le Cyclope ; peut-être j'en obtiendrois les dons de l'hospitalité. Hélas ! son hospitalité, ce devoit être la mort de mes compagnons !

    » Nous allumons du feu, et, tranquillement assis, nous nous mettons à manger son fromage, en attendant qu'il revienne. Il revient enfin, apportant une lourde charge de bois sec pour apprêter son repas. A la porte de son antre, il jette à terre son fardeau avec un fracas horrible. Nous tremblons de peur, nous courons nous tapir dans un coin. Il fait entrer chèvres et brebis, tout ce qui doit lut donner du lait, et laisse hors de sa cour boucs et béliers. Puis, pour fermer la porte de la caverne, il prend une roche énorme, que vingt-deux chars à quatre roues n'auroient pas ébranlée ; lui seul la remue et la place avec autant d'aisance qu'en auroit un chasseur à fermer son carquois.

    » Cela fait, il s'assied, trait ses brebis, trait ses chèvres, donne à chaque brebis son agneau, son chevreau à chaque chèvre ; fait  cailler la moitié de son lait, et la met dans des clayons ; l'autre moitié, il la réserve dans des vases, pour la boire à ses repas.

    » Quand il a fini son ouvrage, il allume son feu, et se met à visiter son antre il nous aperçoit ; et, d'une voix effroyable : — Qui êtes-vous ? d'où venez-vous sur cette plaine humide ? êtes-vous des marchands ou des aventuriers ? des pirates qui courent la mer, exposant leur vie pour faire le malheur des autres ?

    » A son terrible aspect, au tonnerre de sa voix, nos cœurs se brisent. J'ose pourtant lui répondre : — Nous sommes de malheureux Grecs, que les vents ont égarés sur le gouffre des mers. Nous revenions de Troie, impatients de revoir notre patrie ; nous nous sommes perdus dans des routes inconnues : ainsi l'ont voulu les décrets de Jupiter. Nous sommes des soldats d'Agamemnon, dont la gloire est montée jusqu'aux cieux, le vainqueur de tant de peuples, le destructeur de Troie, de cette cité puissante qui régnoit sur l'Asie. Nous nous jetons à tes genoux, nous sommes tes suppliants : crains les Dieux, crains Jupiter hospitalier : il est le Dieu des suppliants, il protège les étrangers, et venge leurs injures.

    » Lui d'un ton féroce : — Tu es un imbécile, ou tu viens de bien loin ! Tu me dis de craindre Jupiter et de respecter les Dieux. Les Cyclopes se moquent de ton Jupiter et de tes Dieux fainéants. Ce ne sera pas leur colère qui me fera t'épargner toi et les tiens, si je n'en ai pas la fantaisie. Mais où as-tu laissé ton vaisseau ? ici près, ou à l'autre extrémité de notre rive ?

    » Il me tendoit un piège ; j'avois trop d'expérience pour m'y laisser prendre : je lui échappai par un détour adroit. Le Dieu des mers, Neptune, lui dis-je, a brisé mon vaisseau, les vents l'ont jeté contre un promontoire hérissé de rochers, à l'extrémité de ton pays. Tu vois de malheureux restes échappés au naufrage et à la mort.

    » Le barbare, sans me répondre, se jette sur mes compa­gnons, en saisit deux, les enlève, les rejette contre terre comme deux petits chiens. Leurs crânes sont brisés, les cervelles coulent, et le sol en est humecté. Il les coupe en morceaux et les dévore comme eût fait un lion des montagnes : il n'en reste ni intestins, ni chair, ni ossements.

    « A la vue de ces horreurs, gémissants, désespérés, nous tendons au ciel des mains suppliantes. Le monstre, gorgé de chair humaine, gorgé de lait, se couche tout de son long dans son antre, au milieu de ses brebis. Je voulois le tuer ; déjà, je tenois mon épée à la main, prêt à l'enfoncer dans son cœur ; mais une réflexion m'arrête.... Cette terrible roche qui ferme notre prison, nous ne pourrons pas l'enlever, et nous périrons tous. Il fallut, dans les angoisses du désespoir, attendre le retour de l'aurore.

    » Elle paroît enfin. Le Cyclope allume son feu, trait ses brebis et ses chèvres, et répète tout ce qu'il a fait la veille. Puis il saisit encore deux de mes compagnons, et les dévore. Après cet affreux repas, il enlève la roche qui ferme sa caverne, fait sortie ses chèvres et ses brebis, et remet la roche à sa place.

    » Je restai là, furieux, méditant la vengeance, et implo­rant le secours de Minerve pour l'obtenir. Il me vient une idée qui sourit à mon imagination. Dans un des parcs étoit un tronc d'olivier vert encore, que le Cyclope avoit coupé pour s'en faire un bâton quand il seroit sec. A sa longueur, à sa grosseur, on l'eût pris pour un mât d'un de ces lourds vaisseaux qui traversent les mers, chargés de marchandises.

    » J'en coupe à peu près une brasse ; je le donne à mes compagnons pour le dégrossir. Quand ils ont fini leur ouvrage, moi, je l'amincis par un bout que je termine en pointe. Je le durcis dans un feu vif et clair, et je le cache dans le fumier dont le parc étoit rempli. Je fais tirer mes compagnons au sort pour régler quels seront ceux qui me seconderont dans mon entreprise. Le sort m'en donne quatre que j'aurois choisis moi-même.

    » Sur le soir, arrivent le géant et ses troupeaux. Cette fois, soit soupçon, soit inspiration d'un Dieu, il fait tout entrer dans sa caverne, et chèvres et brebis, et boucs et béliers, et ne laisse rien dehors. Puis il recommence son train accoutumé, saisit encore deux de mes compagnons, et fait son horrible repas.

   » Je m'approche de lui, un flacon de mon vieux vin à la main. Tiens, Cyclope ; tiens, lui dis-je, bois-moi ce vin pour digérer ces chairs que tu as dévorées. Tu verras quelle divine liqueur renfermoit notre vaisseau. Mon dessein étoit de te l'offrir si tu avois pitié de moi, si tu pouvois me rendre à ma patrie. Mais ta fureur ne respecte rien. Barbare ! Eh ! qui oseroit t'approcher quand tu te livres à de tels excès ?

    » Il prend mon flacon et l'avale d'un trait. Ses sens en sont charmés, il m'en demande un autre. — Donne, dit-il, donne encore. Dis-moi ton nom ; je veux te faire un présent dont tu seras satisfait. La terre donne bien aux Cyclopes un vin généreux, les pluies du ciel nourrissent nos raisins ; mais ta liqueur c'est de l'ambroisie, c'est du nectar. Il dit ; je remplis le flacon, trois fois je le remplis, l'insensé le vide trois fois.

    » Quand les fumées du vin curent troublé son cerveau, je lui dis d'un ton mielleux : Cyclope, lu m'as demandé mon nom, je te le dirai : donne-moi le présent que tu m'as promis. Mon nom est Personne. Mon père, ma mère, tous ceux qui me connoissent m'appellent Personne. Le cruel me répond :

    — Eh bien, je mangerai Personne le dernier ; oui, après tous ses compagnons.

    « Il dit, et, penché en arrière, il tombe à la renverse. Sa tête s'incline sur ses épaules, un lourd sommeil oppresse tous ses sens. Il ronfle, et de son gosier sortent des flots de vin et des lambeaux de chair encore saignante.

    » J'enfonce mon pieu sous la cendre brûlante, j'anime le courage de mes compagnons. Le bois s'échauffe ; bientôt il est tout en feu ; je le retire. Mes compagnons sont debout autour de moi ; un Dieu leur inspire une audace nouvelle : ils saisissent le pieu et l'enfoncent dans l'œil du Cyclope. Moi, dressé sur la pointe des pieds, j'appuie sur l'autre bout, et nous le faisons tourner. Ainsi sous la main d'un artisan tourne une tarière qui perce des madriers destinés à former le flanc d'un vaisseau. D'autres bras secondent ses efforts et accélèrent le mouvement.

    » Ainsi s'enfonçoit notre pieu dans l'œil du Cyclope. Le sang en jaillit tout brûlant. Son sourcil, sa paupière, sont enveloppés de la fumée qu'exhalé sa prunelle embrasée. Les racines de l'œil sifflent sous le feu qui les dévore. Ainsi, quand pour durcir en acier une hache, une cognée, le forgeron les plonge dans une eau froide, l'onde crie et jaillit en fumée. Ainsi l'œil du Cyclope siffle et s'évapore sous le pieu qui le déchire.

    » Le monstre pousse des cris terribles. Toute la caverne, tous les rochers d'alentour en retentissent. De frayeur, nous nous rejetons en arrière. Lui, de ses mains, arrache le pieu ensanglanté, le jette loin de lui, et puis il appelle à grands cris les Cyclopes qui habitent dispersés sur ces hauteurs toujours battues par les vents.

    » Ils accourent à sa voix, et, debout autour de son antre : — Qu'as-tu, Polyphême ? pourquoi pendant la nuit ces cris affreux qui troublent notre sommeil ? Sont-ce tes troupeaux qu'on t'enlève, ou ta vie qu'on menace : — Lui, du fond de sa caverne : C'est Personne. — Quoi ! Personne ? — Oui, Personne, vous dis-je. — Eh ! si personne ne t'attaque, que faire ? il n'y a moyen d'éviter les maux que le ciel nous envoie ; invoque ton père le Dieu des mers.

    « Ils disent, et s'en vont. Moi, je riois dans mon coin du succès de ma ruse. Le Cyclope gémissant se lève et va en tâtonnant ôter la roche qui ferme sa caverne, s'assied sur le seuil de sa porte et tient ses bras étendus pour saisir celui d'entre nous qui se hasarderait à sortir. Il se flattoit que je serois assez imbécile pour aller me livrer à sa fureur. Je cherchois dans ma tête quelque moyen de sauver mes compagnons et moi-même. Je tournois, je retournois dans tous les sens mon esprit et ma pensée. Enfin, je crus avoir trouvé un heureux stratagème. Il y avoit là des béliers grands, forts, bien nourris, bien chargés de laine. Je prends des baguettes d'osier sur lesquelles avoit dormi le Cyclope, j'en forme des liens et j'en attache les béliers trois à trois. Celui du milieu porteroit un de mes compagnons, les deux autres marcheront à ses côtés.

     » ll estoit un bélier, le plus vigoureux, le plus beau de tous. Je le prends, je m'étends sous son ventre, de mes mains je l'embrasse et je m'attache à sa toison. Nous attendons le retour de l'aurore. Elle se lève, et le Cyclope appelle ses troupeaux aux pâturages. Les brebis, les chèvres béloient et appeloient en vain la main qui devoit les décharger de leur lait. Leur maître en pleurant les dressoit, les tâtoit ; l'imbécile ne s'avisa pas que nous étions cachés sous le ventre des béliers. Le mien sortit le dernier, ralenti par le fardeau qu'il portait. Le Cyclope le palpe, le caresse : « Eh ! bélier mon ami, pourquoi le dernier ? Ce n'est pas ton usage de restera la queue du troupeau. La tête haute, tu courois le premier au pâturage, au fleuve le premier : le soir tu revenois le premier à la bergerie, et maintenant te voilà tout le dernier. Ah ! sans doute lu pleures l'œil de ton pauvre maître, qu'un scélérat a privé de la vue, après avoir dompté ses esprits avec son vin empoisonné. Ah ! si tu pouvois parler, si tu pouvois me dire où ce vaurien est caché pour échapper à ma fureur, bientôt sa cervelle jailliroit dans mon antre, et je serois vengé dos maux que m'a faits ce misérable Personne. Il dit, et laisse sortir le bélier.

    » Une fois hors de la caverne, je me détache le premier, je détache mes compagnons après moi ; nous chassons devant nous ce qu'il y a de plus beau, de plus gras dans le troupeau du Cyclope, et par de longs détours nous regagnons notre vaisseau.

    « Nous sommes enfin rendus à nos compagnons ; ils nous serrent dans leurs bras, ils pleurent ceux que nous avons perdus. Moi, par des signes, je leur défends les cris, je leur ordonne d'embarquer les moutons, les béliers et de hâter notre départ. Ils obéissent, et bientôt, la rame à la main, ils frappent à coups redoublés les ondes écumantes.

    » Arrivés à une distance d'où ma voix peut encore se faire entendre, j'exhale en ces mots ma fureur et ma rage : Détestable Cyclope, ces malheureux que tu as dévorés dans ta caverne, tu sens maintenant qu'ils n'appartenoient pas à un lâche, à un mortel impuissant ! enfin, tes crimes sont retombés sur ta tête. Misérable, tu n'as pas craint d'immoler dans tes foyers des suppliants qui t'imploroient ; aussi Jupiter et les Dieux ont puni tes forfaits.

    » A ces mots, le monstre furieux saisit un quartier du rocher qui couvre le sommet de sa montagne, et le lance à l'avant de mon vaisseau. Sous cette masse pesante l'onde se soulève et bondit, les flots reculent et nous reportent au rivage. Je prends une longue perche, et, l'appuyant contre terre, je repousse le vaisseau en pleine mer, et du geste et de la voix j'exhorte mes compagnons à redoubler d'efforts pour nous arracher à de nouveaux malheurs. Ils se courbent, sur leurs rames, et bientôt nous avons parcouru un intervalle double de celui que nous avions mesuré la première fois.

    » Je veux, par de nouveaux cris, insulter au Cyclope ; mes compagnons, par de douces instances, s'efforcent de m'arrêter : —O prince infortuné ! pourquoi irriter encore ce monstre sauvage ? Tout à l'heure, la roche qu'il nous a lancée nous a repoussés sur la côte; nous avons cru que nous étions perdus : s'il entend ta voix, si tes cris vont jusqu'à lui, d'un coup plus terrible il brisera notre vaisseau et nous abîmera dans les flots.

   » Je demeurai inflexible et recommençai avec plus de fureur. — Exécrable Cyclope ! si on te demande qui t’a privé de la vue, dis que c'est Ulysse, le fils de Laërte, le destructeur des cités, le souverain d'Ithaque ! — » La voilà donc, s'écrie Polyphême, la voilà donc accomplie, et accomplie sur moi, cette vieille prédiction de Télémus, le fils d'Eurymis, ce devin fameux qui fatigua si long­temps les Cyclopes de ses oracles ; il annonça ce que j'éprouve aujourd'hui : qu'un Cyclope perdrait la vue de la main d'Ulysse.

    » J'attendois un mortel grand, vigoureux, et c'est un avorton, un misérable sans force et sans courage, qui, après m'avoir empoisonné avec son vin, m'a réduit à ce triste état. Viens, Ulysse ; viens que je te paie comme tu le mérites ; viens que je te recommande au Dieu des mers, que je le conjure de protéger ton retour. Je suis son fils ; il se fait gloire d'être mon père. Il saura me guérir : c'est à lui seul que je dois m'adresser.

    — » Va, lui répondis-je, ton père ne te rendra pas l'œil que tu as perdu. Que ne suis-je aussi sûr de t'arracher la vie et de te précipiter au séjour des enfers !

     Lui, tendant les mains vers le ciel, il invoquoit Neptune: — Écoute-moi, disoit-il, ô toi qui de ton trident fais trembler la terre ! si je suis ton fils, si tu t'honores d'être mon père, fais que cet Ulysse, ce fils de Laërte, ce souverain d'Ithaque, ne rentre jamais dans ses foyers. Si son destin est de revoir ses amis, sa patrie, fais du moins, fais qu'il y rentre tard, qu'il y rentre malheureux, sur un vaisseau étranger, après avoir perdu tous ses compagnons, et qu'il ne trouve que désastres dans sa famille. Neptune n'entendit que trop sa prière.     

    » Il saisit ensuite une roche énorme, la balance en l'air, lui imprime une force irrésistible, et la lance. Elle tourne, frappe à l'arrière de mon vaisseau : peu s'en faut que le gouvernail ne soit brisé ; l'onde déplacée s'élève, pèse sur le vaisseau, et le pousse au rivage que nous voulions atteindre.

    » Là, nous retrouvons et ma flotte et nos compagnons. Ils étoient errants aux bords de la mer, et leurs regards inquiets nous cherchoient sur les flots. Nous descendons à terre, nous débarquons les brebis et les chèvres que nous avons prises sur le Cyclope, et nous en faisons le partage. Mon bélier me reste ; je l'immole au Dieu qui règne sur les nuages et féconde la terre ; les cuisses fument sur son autel ; mais il détourne ses regards de mon sacrifice. Ses décrets ont arrêté la perte de mes vaisseaux et la mort de mes compagnons.

    » Cependant, tristement assis sur le rivage, nous man­geons, nous buvons en silence ; puis nous déplorons le sort des guerriers que le Cyclope nous a ravis. Enfin, le soleil se plonge dans les eaux, et la nuit nous couvre de ses ombres. Étendus sur la terre, nous oublions dans les bras du Sommeil nos fatigues et, nos peines. Dès que l'aurore se lève, j'ordonne les apprêts du départ : soudain les voiles se déploient, l'oncle écume et mugit sous nos rames, st nous laissons derrière nous cette terre abhorrée, en rendant grâce aux Dieux qui nous ont sauvés. »