Chant VIII

Remonter

   

    Les deux rois se lèvent aux premiers rayons du jour. Alcinoüs conduit Ulysse à la place publique, d'où les yeux dominent et le port et les vaisseaux. Tous deux s'asseoient l'un auprès de l'autre sur des sièges de marbre.

    Pour hâter le retour d'Ulysse, Minerve a pris la figure d'un héraut, et, parcourant toute la ville : « Allez, dit-elle aux Phéaciens qu'elle rencontre, allez à l'assemblée. Vous verrez un étranger que la mer a jeté sur nos rives, et qu'Alcinoüs a reçu dans son palais : il a la majesté d'un Dieu. »

    A ces mots, un désir curieux s'empare de tous les citoyens. On court, on se précipite dans la place publique. Tous les yeux y cherchent le fils de Laërte et se fixent sur lui. La Déesse lui a donné une taille plus grande, un air plus imposant, et a répandu sur toute sa personne une grâce divine. Elle veut qu'il commande le respect et qu'il brille dans les jeux que vont célébrer les Phéaciens.

    Quand l'assemblée est formée : « Écoutez, dit Alcinoüs, ô vous qui partagez avec moi les soins du pouvoir suprême, écoutez ce que je dois vous annoncer. Un étranger (j'ignore ce qu'il est, à quel peuple il appartient), un étranger est entré dans mon palais ; il implore notre secours, il nous demande de le rendre à sa patrie. Soyons fidèles à notre antique usage et répondons à ses vœux. Jamais suppliant n'approcha du foyer de votre roi, qui ait eu à pleurer de nos refus, ou à gémir de nos lenteurs.

    » Lançons à la mer le vaisseau qui doit partir le premier ; que cinquante-deux jeunes gens, l'élite de nos Phéaciens, aillent l'équiper ; qu'ensuite ils reviennent dans mon palais prendre part à la fête que je célèbre aujourd'hui. Vous, nobles appuis de l'État, vous mes conseillers fidèles, venez remplir avec moi les devoirs de l'hospitalité ; venez tous, et qu'aucun ne s'y refuse.

   » Qu'on appelle Démodoce, ce chantre inspiré des Dieux, qui sait maîtriser à son gré nos esprits et nos cœurs. » Il dit, et sort de l'assemblée. Les chefs des Phéaciens sortent en même temps, et lui forment un nombreux cortège.

   Un héraut va chercher Démodoce. Les jeunes navigateurs vont au rivage de la mer, lancent le vaisseau sur les ondes, dressent le mât, attachent les rames, déploient les voiles ; et le vaisseau, qu'ils ont conduit à une plus grande hauteur, n'attend plus que le signal du départ. Ils reviennent, an palais d'Alcinoüs. Tous les citoyens, jeunes et vieux, accourent, et inondent, et l'enceinte, et le portique, et l'intérieur même des appartements. Le monarque immole douze moutons, huit sangliers et deux bœufs ; le feu s'enflamme sous les chaudières et pétille dans les fourneaux ; bientôt tout respire le parfum du festin qui s'apprête.

    Protonous, un héraut, amène Démodoce, le favori des Muses. Les Muses l'ont comblé de biens, et l'ont accablé de maux. Il reçut d'elles le don de charmer, par ses chants, les oreilles et les cœurs ; mais elles l'ont privé de la vue, et ses yeux errants cherchent en vain la lumière. Protonous le place au milieu des convives, sur un siège brillant, appuyé contre une colonne ; au-dessus de sa tête il suspend sa lyre, et instruit ses mains à la chercher. Devant lui est une table ; une corbeille et une coupe toujours pleine du vin qu'il préfère.

    Les convives sont à table. Bientôt leur faim est calmée, et leur soif est éteinte. Le chantre s'abandonne à la Muse qui le possède : il chante un morceau qui faisoit alors le charme des humains. Il chante la querelle d'Ulysse et du fils de Pelée. On célébrait une fête en l'honneur des Dieux, tout à coup les deux héros s'échauffent et s'exhalent en injurieux propos. Agamemnon triomphe de voir deux guerriers, l'honneur de la Grèce, s'attaquer, se défendre de la langue. Un oracle d'Apollon se dévoile à ses yeux. Ce que lui prédit la Pythie, quand il alla consulter le Dieu dans son temple, commence à s'accomplir. Le temps roule dans son cours la gloire de la Grèce et la ruine de Troie.

    Démodoce chante. Ulysse ramène son manteau sur sa tête et en couvre son visage. Des larmes coulent de ses yeux ; il rougit de montrer sa foiblesse aux Phéaciens. Quand le chantre s'arrête, Ulysse essuie ses pleurs et rabat son manteau ; il prend sa coupe et offre des libations aux Immortels. Quand, pour obéir aux vœux des Phéaciens, le chantre recommence, Ulysse recouvre sa tête et recommence à pleurer.

    D'autres n'ont point aperçu ses larmes ; mais elles n'ont point échappé à l'œil d'Alcinoüs. Assis auprès d'Ulysse, il a entendu ses sanglots, et, soudain, s'adressant aux chefs des Phéaciens : « Écoutez, dit-il, ô vous qui éclairez mon autorité de vos lumières : nous avons assez donné à la table, assez à ces doux accords qui font le charme des festins. Que les jeux commencent, que l'étranger, rentré dans sa patrie, puisse dire à ses amis combien les Phéaciens l'emportent sur les autres peuples au ceste, à la lutte, à la course et à la danse. »

    Il dit, et sort de table le premier et les autres le suivent. Le héraut reprend la lyre des mains de Démodoce, et la suspend à la colonne ; il conduit Démodoce lui-même à la place où vont se célébrer les jeux.

    Une foule immense y étoit accourue. Déjà de nombreux rivaux étoient à la barrière : on y voyoit Acronée, Ocyalé, Elatrée, Notée, Prymnée, Anchiale, Erelmée, Pontée, Prorée, Anabésiriée et Amphiale, et le fils de Polynée. On y voyoit Euryale, qui auroit défié Mars lui-même ; Naubolide, de tous les Phéaciens le plus beau après le jeune Laodamas, et enfin les trois fils du monarque, Laodamas, Halius et Clytonée, tous impatients d'obtenir la victoire.

    On commence par la course. La barrière s'ouvre, les jeunes rivaux s'élancent, la poussière vole sous leurs pas. Clytonée triomphe ; il a laissé derrière lui ses concurrents aussi loin que les mulets laissent les boeufs qui tracent avec eux de pénibles sillons.

    La lutte succède à la course. Euryale est vainqueur. Au saut c'est Amphiale ; au disque c'est Elatrée ; Laodamas au ceste, Laodamas, le fils chéri d'Alcinoüs.

    Les jeux sont finis, et Laodamas : « Sachons, mes amis, dit-il, sachons si l'étranger connoit nos exercices et s'il en a pris des leçons. Ces muscles, ces bras, ces jambes, cette large poitrine, tout annonce la force et la vigueur. La jeunesse ne lui manque pas encore ; mais il a été brisé par le malheur. Il n'y a rien de tel que la mer pour affaiblir un homme, et altérer en lui les ressorts de la vie.

    — » Tu as raison, dit Euryale ; va le tâter, et lui porte un défi. » Le fils d'Alcinoüs saisit cette idée, et s'adressant à Ulysse. « Viens, mon père, viens essayer de nos jeux, si jamais tu les as connus, si jamais tu appris à t'y distinguer... Oui, tu dois les connoitre. Ils font notre gloire ; il n'en est pas de plus grande que de vaincre à la course ou de triompher à la lutte. Allons, essaie ; bannis ce noir chagrin ; ton départ approche ; déjà le vaisseau qui doit te porter flotte sur les eaux.

    — « Laodamas, lui répond Ulysse, pourquoi cette raillerie et ce défi qui ressemble à l'insulte ? Accablé de malheurs, épuisé de peines et de travaux, je suis bien plus occupé de ma douleur que de vos jeux. J'attends ici la grâce que j'implore ; elle est l'unique objet des supplications que j'adresse au roi et à tout son peuple. »

    Euryale, d'un ton plus piquant : « Étranger, lui dit-il, je ne puis croire que jamais tu te sois exercé dans ces jeux qui font le plaisir des peuples civilisés et la passion des belles âmes. Peut-être sur un navire marchand tu as commandé à des matelots, facteur, ou subrécargue ; tu sais calculer des chances de profit ou de perte ; mais tu ne fus jamais un athlète. »

    Ulysse, lançant sur lui mi regard sinistre : « Jeune homme, tu t'oublies, et ta tête s'égare. Nous n'avons pas tous reçu du ciel, avec un heureux extérieur, le don plus heureux de penser avec justesse et de nous exprimer avec grâce.

    « L'un est enveloppé d'une écorce ingrate ; mais il parle : le charme de la parole anime et embellit tous ses traits ; les regards enchantés se fixent sur lui ; le miel de ses discours s'insinue dans les cœurs ; il règne sur les assemblées. Qu'il paroisse en public, on le regarde, on l'admire comme un Dieu.

    » Un autre a la beauté des Immortels, mais la grâce manque à ses paroles... Toi, tu as une figure... les Dieux ne pourroient faire rien de plus beau ; mais ton esprit, la nature oublia de te former, tu m'as piqué par tes grossiers propos.

Non, je ne suis point novice dans vos jeux. Tant que j'eus force et jeunesse, je pus me flatter d'y briller aux premiers rangs. Aujourd'hui les chagrins et les peines m'assiègent ! Combien j'ai souffert dans nos guerres ! combien sur la mer et dans les orages ! mais enfin, tout cassé que je suis, j'oserai encore essayer de vos jeux. Tu as, par tes discours mordants, irrité mon courage. »

    Il dit, et sans quitter son manteau, il saisit un disque plus grand, plus épais, plus lourd que ceux dont se servent les Phéaciens. D'un bras nerveux il lui imprime le mouvement, et le lance. Le bloc vole avec un horrible sifflement, et tombe avec un bruit affreux. Ces hardis navigateurs, ces maîtres des mers, tremblent et se courbent de peur.

    Le disque d'Ulysse est au-delà de tous les autres. Minerve, sous une figure humaine, a marqué les intervalles qui les séparent. « Étranger, lui crie-t-elle, un aveugle, au simple tâtonnement, jugeroit la distance. Ton disque ne se confond point avec les autres ; il est de bien loin le premier. Compte sur le prix ; aucun Phéacien ne pourra te dépasser, aucun ne pourra t'atteindre.

    Elle dit ; Ulysse, enchanté de tant de bienveillance, prend un ton plus leste : « Jeunes gens, dit-il, allez jusque-là ; j'espère en lancer un autre de la même force, ou peut-être plus pesant. Vienne me le disputer qui en aura le courage. Puisque vous m'avez piqué, je vous défie à mon tour. Au ceste, à la lutte, à la course, je ne refuse personne, personne, excepté Laodamas. Laodamas est mon hôte. Qui voudroit le disputer à l'ami qui l'a reçu dans ses foyers ? Insensé qui, dans une terre étrangère, oseroit défier celui qui lui a donné un asile ; dans sa folle vanité il blesseroit toutes les convenances et nuiroit à tous ses intérêts. De tous les autres, je n'en refuse aucun. Je veux, aux yeux de tous, montrer ce que je puis. Dans tous les jeux, je suis d'une force plus que commune. Je sais manier l'arc ; je sais dans un groupe d'ennemis marquer et atteindre celui que je veux percer. Aux champs troyens, quand nous nous exercions à lancer des flèches, je ne connoissois de maître que Philoctète. Parmi tous les mortels qui vivent aujourd'hui, je n'en connois point. Je ne me comparerai point aux Hercule, aux Euryte : ils osoient défier les Dieux mêmes. Aussi le vaillant Euryte périt bientôt ; il ne vieillit point dans son palais ; Apollon, qu'il avoit bravé, le perça de ses flèches.

    » Au javelot je ne crains personne : à la course, peut-être trouverai-je un vainqueur. J'ai été tant fatigué par les tempêtes ! et sur les vaisseaux la ration est si maigre ! Aussi mes membres ont perdu leur souplesse et leur agilité. »

    Il dit ; tous gardent un morne silence. Alcinoüs seul songe à lui répondre. « Ta noble fierté n'a rien qui nous blesse. Que, piqué de l'injure faite à ton mérite, tu aies voulu le faire éclater, tout homme qui aura le sentiment des convenances ne pourra t'en blâmer.

   « Écoute-moi à ton tour, afin que, rentré dans ta patrie, au sein de ta famille, tu puisses redire à tes amis, à ta femme, à tes enfants, quels sont les talents des Phéaciens, ce qui distingua nos aïeux, ce qui distingue encore leur postérité. Au ceste, à la lutte, nous ne prétendons point au premier rang ; nous sommes agiles à la course, excellents à la mer ; nous aimons les festins, la musique et la danse, une parure élégante, des bains chauds et des lits moelleux.

    » Allons, paraissez, beaux danseurs, déployez toute votre souplesse. Que l'étranger porte dans sa patrie la renommée de vos talents et les vante, à ses amis. Qu'on apporte à Démodoce sa lyre qui est restée suspendue dans mon palais. » Aussitôt un héraut part et va chercher la lyre. Neuf citoyens, choisis par le peuple pour présider aux jeux, se lèvent, et, par leur ordre, l'arène se nettoie, la foule s'écarte et laisse le champ libre aux danseurs.

    Le héraut revient apportant la lyre : Démodoce Iui-même est conduit au milieu de l'assemblée. Les danseurs commencent ; quelle grâce ! quelle agilité ! Ulysse, d'un œil étonné, suit leurs mouvements et eu admire la précision.

   Démodoce touche sa lyre et, fait éclater sa voix. Il chante les amours de Mars et de Vénus, et leurs premiers feux, et leurs tendres larcins. Mars, par ses présents, a séduit la Déesse et déshonoré la couche la Vulcain, mais Phébus a pénétré le mystère. Il révèle à Vulcain son injure. Le Dieu, plein de fureur, court à sa forge, et sur son enclume il fabrique d'invisibles liens, qu'aucune force ne pourra rompre, qu'aucune adresse ne pourra dénouer.

    Quand le filet est forgé, il retourne à ce lit, témoin de l'outrage qu'il a reçu. Il attache le filet au plafond. De là, semblable aune toile d'araignée, l'invisible tissu tombera sur la couche et l'enveloppera tout entière. Quand le piège est tendu, il feint d'aller à Lemnos, sa chère Lemnos, qu'il préfère à tout le reste de la terre.

    Mars l'observait, Mars l'a vu partir. Soudain il voie au palais de Vulcain. La Déesse venait de quitter le séjour du Maître des Dieux ; elle étoit assise dans un réduit vo­luptueux ; le Dieu entre, et la prenant par la main : « Viens, lui dit-il, viens, ma tendre amie ; vois ce lit gui nous attend. Ton époux n'est plus dans l'Olympe ; il est allé visiter sa chère Lemnos et ses barbares Sintiens. »

   La Déesse brûlait d'une ardeur égale. Déjà ils foulent la couche désirée. Soudain le filet se déploie et tombe. Ils sont enveloppés et ne peuvent ni se mouvoir, ni se relever ; ils sentent qu'il leur est impossible d'échapper à la vengeance du Dieu qu'ils ont outragé.

    Phébus étoit aux aguets ; soudain Vulcain est averti. Il revient, la vengeance dans le cœur ; il s'arrête dans le ves­tibule, et d'une voix qui fait trembler tout l'Olympe : « Viens, Jupiter, dit-il ; venez tous, heureux habitants du céleste séjour ; venez voir une scène plaisante, une scène intolérable, la plus risible, la plus odieuse des scènes. Pauvre boiteux, la fille de Jupiter me fait encore un nou­vel outrage ! C'est Mars, ce vaurien de Mars qu'elle caresse aujourd'hui. Il est leste, il est beau ce Mars, moi, je suis un malheureux estropié. A qui la faute ? à mon père, à ma mère : que ne me laissoient-ils dans mon néant !

    » Voyez-les dans leurs douces étreintes ! je les vois, et j'enrage. En dépit de leur tendresse, j'espère bien pourtant que leurs feux seront trompés. Mais ils resteront dans le piège où je les ai pris, jusqu'à ce que Jupiter m'ait rendu tout ce que j'ai donné pour obtenir ma chaste moitié. Elle est belle, la fille de Jupiter ; mais elle n'a ni pudeur ni vergogne. » Cependant les Immortels se rassemblent, arrive Neptune, arrive Mercure, arrive Apollon, arrivent tous les Dieux ; les Déesses, par pudeur, n'osent se montrer à cette fête.

    A la vue du couple emprisonné, un rire éclate.... un rire.... enfin un rire des Dieux. Et les propos d'aller. A qui mal fait mal en prend. Fie-toi à ta vitesse, un lourdaud t'attrapera. Ce boiteux de Vulcain, par un tour de son mé­tier, il s'est rendu maître du plus léger des Dieux, Allons, Mars, paie l'amende.

    Apollon, s'adressant à Mercure : « Notre brave messa­ger, père aux lionnes fortunes, voudrois-tu être dans ce filet et tenir bénits entre tes bras ? — Va, seigneur Apollon, triple-moi ces liens, mets remis entre mes bras, et que tous les Dieux et toutes les Déesses soient là pour nous regarder. » Il dit, et les Dieux de rire ; Neptune ne rioit pas, il supplioit Vulcain de rendre à Mars sa liberté  « Grâce, grâce, Vulcain, mon ami ; je te promets qu'il te fera réparation complète au jugement des Dieux. — Réparation complète! et c'est toi, Souverain des mers, qui seras sa caution ! et tu sais le proverbe, qui cautionne un vaurien ; etc. Et si, sauvé du filet, il renie la dette... Comment ferai-je avec toi ? Faudra-t-il que je te prenne dans mes filets ? — S'il s'échappe et renie la dette, je paierai pour lui. — Le moyen de te refuser ! je ne le puis, ni ne le dois. »

    Il dit, aussitôt le filet se rompt, et les deux amants s'envoient. Mars court se cacher dans la Thrace, Vénus fuit en Chypre, et va dans les bosquets de Paphos respirer l'encens qui fume toujours sur ses autels. Les Grâces la baignent, la parfument d'une essence divine, et dans une parure nouvelle lui donnent de nouveaux attraits. Ulysse sourioit à ces chants ; les bons Phéaciens en rioient à gorge déployée.

    Alcinoüs appelle ses fils, Halius et Laodamas, et leur ordonne de danser. Personne n'oseroit danser avec eux. Ils prennent dans leurs mains une balle de pourpre. L'un, renversé en arrière, la lance dans les nues, l'autre s'élève en l'air et saisit la balle avant de retomber à terre.

    Après le jeu de la balle, ils exécutent les danses les plus légères. Ils vont, ils viennent, passent, repassent, s'évitent, s'approchent, toujours fidèles a la mesure et aux figures qu'ils décrivent. La jeunesse, debout autour d'eux, applaudit à la justesse et à la grâce de leurs mouvements. Des applaudissements plus bruyants se répètent et se prolongent dans toute l'assemblée.

    « Heureux père, heureux roi, dit Ulysse au monarque, te m'avois promis des danseurs excellents ; ils ont justifié les promesses ; ce que j'en vois me remplit d'étonnement et d'admiration.» Alcinoüs, enchanté de cet éloge : « Chefs des Phéaciens, dit-il, cet étranger n'est point un homme ordinaire ; sachons honorer le mérite : que des présents dignes de lui, dignes de nous, lui prouvent l'estime qu'il nous inspire.

    » Vous êtes douze rois qui portez le sceptre et commandez sous moi. Que chacun de nous lui donne une tunique, un manteau, un talent d'or. Ces dons, faisons-les tout à l'heure, et que, flatté de cet hommage, il vienne avec nous s'asseoir à ma table. Qu'Euryale, par des excuses et aussi par une offrande, apaise sa fierté, qu'il a blessée par d'injurieux propos.»

    Il dit ; chacun envoie son héraut chercher les présents qu'il doit offrir à l'étranger ; et Euryale : « Grand roi, j'ex­pierai, dit-il, mon offense ; je donnerai cette épée ; la poignée en est d'argent et le fourreau du plus bel ivoire. J'ose croire qu'elle sera d'un grand prix à ses yeux. »

   Il dit, et présente l'épée à Ulysse : « Salut, lui dit-il, ô mon père ! S'il m'est échappé un mot qui ait pu te blesser, que les vents l'emportent, et toi, que les Dieux, après tes longs malheurs, te rendent à ton épouse et à ta patrie !

    — « Salut, mon ami, lui répond Ulysse ; que les Dieux te comblent de faveurs ! puisses-tu ne jamais regretter cette épée que tu me donnes avec tant de grâce, pour me faire oublier une blessure légère ! « Il dit, et à l'instant même il se pare du don qu'il a reçu.

   Le soleil touche ù la fin de sa carrière ; les présents ont été apportés ; les fils du monarque les ont reçus, et vont les déposer aux pieds de leur mère. Alcinoüs et Ulysse sont rentrés avec eux, et tous ont repris leurs places accoutumées. « Y a, dit Alcinoüs à la reine, va chercher ton coffre le plus beau ; mets-y un manteau et une tunique dignes d'être offerts par un souverain à l'étranger qu'il honore.

    » Qu'on fasse chauffer de l'eau, qu'on prépare un bain, qu'on étale aux yeux de notre hôte les présents que les Phéaciens lui ont destinés ; qu'au sortir du bain, il vienne s'asseoir à ma table et entendre les chants qui font le charme de nos festins. Je lui donnerai encore la plus belle de mes coupes. Tous les jours il s'en servira pour offrir des libations à Jupiter et aux autres Immortels ; elle lui rappellera tous les jours Alcinoüs et les sentiments dont il est pénétré pour lui.»

   Aussitôt, dans un foyer voisin, une large chaudière est placée sur un vaste trépied ; l'eau y coule par des secrets conduits ; le feu s'allume; bientôt la flamme embrasse la chaudière, et l'eau frémit, s'échauffe et bouillonne.

   Cependant Arête, du fond de son appartement, apporte un coffre superbe ; elle y a mis des étoffes précieuses, de l'or, des bijoux que jadis lui donnèrent les Phéaciens ; elle y a mis encore la tunique et le manteau qu'a promis Alcinoüs : « Reçois, dit-elle à Ulysse, reçois se gage de nos sentiments pour toi. Prends toi-même le soin de fermer ce coffre, et qu'un lien bien solide t'en réponde, de peur que sur le vaisseau, pendant ton sommeil, une main infidèle ne te ravisse ce qu'il renferme.» Ulysse ferme le coffre, et, par un nœud savant que Circé lui apprit à former, il le met à l'abri de toute atteinte.

    Une des femmes de la reine vient inviter le héros à passer dans la salle de bains ; il la suit, il y trouve avec un secret plaisir cette douce chaleur et ces soins délicats dont il a perdu l'habitude depuis qu'il a quitté la grotte de Calypso : chez Calypso, il étoit traité comme un Dieu. Baigné, parfumé d'une essence précieuse et tout brillant d'une riche parure, il revient se mêler aux convives, qui, déjà la coupe à la main, préludoient au festin.

   La belle Nausicaa se présente à la porte de la salle, et, les yeux fixés sur Ulysse : « Salut, noble étranger, lui dit-elle ; quand tu seras rentré dans ta patrie, souviens-toi de Nausi­caa ; souviens-toi que la première elle a pris soin de tes jours. — 0 fille du généreux Alcinoüs, lui répond le héros , si le Maître des Dieux permet que je la revoie cette patrie si chère, et que je rentre dans mes foyers , tu seras toujours ma Divinité ; tous les jours je t'offrirai mes vœux et l'hom­mage d'une vie que je te dois. »

   Il dit, et va s'asseoir auprès d'Alcinoüs. On servoit, et déjà le vin pétilloit dans les coupes. Démodoce arrive, conduit par un héraut. A sa vue, règne un silence respectueux ; on le place au milieu des convives, appuyé contre une colonne.

   Ulysse coupe un filet de sanglier : « Tiens, dit-il à un héraut, porte à Démodoce ce gage de mon estime pour lui. Au milieu de mes soucis et de mes peines, je sens un charme qui m'attire vers lui. Les chantres qui lui ressemblent ont droit aux égards et aux hommages de tous les humains ; ils sont les favoris des Muses, les Muses les inspirent.»

   Démodoce reçoit avec joie une distinction qui l'honore. Le repas finit bientôt, et Ulysse s'approchant de Démodoce : Tu es pour moi, lui dit-il, le premier des mortels ; nourrisson des Muses, ou plutôt élève d'Apollon, avec quel talent tu as chanté les Grecs, leurs revers, leurs travaux et leurs exploits ! On diroit que toi-même tu fus présent à ces grands événements, ou qu'un témoin fidèle t'en a fait la peinture.

    » Continue ; chante ce cheval fameux qu'Epéus fabriqua par l'inspiration de Minerve, qu'Ulysse remplit des guerriers qui dévoient renverser Ilion, et que son adresse sut introduire dans les murs de Troie et jusque dans Pergame. Si tu atteins à la hauteur de ce sujet, je dirai au monde entier que le ciel t'a prodigué tous les trésors du génie.

     » Soudain Démodoce, plein d'un enthousiasme divin, fait éclater sa voix et résonner sa lyre. Il commence au moment où les Grecs, après avoir livré leurs tentes aux flammes, montent sur leurs vaisseaux et s'éloignent du rivage. Déjà le fatal cheval, et Ulysse, et les héros qu'il portait dans ses flancs, sont dans la citadelle ; les Troyens eux-mêmes viennent d'y traîner l'instrument de leur ruine. Ils l'environnent, et se perdent en vaines conjectures et en inutiles débats. Les uns veulent qu'on enfonce le fer dans les flancs du cheval, et qu'on en sonde les profondeurs ; d'au­tres, qu'on le traîne au haut d'un rocher, et qu'on le précipite dans la mer ; d'autres enfin, conseillent qu'on en fasse une offrande aux Dieux pour désarmer leur colère. Cet avis l'emporte, l'œuvre du Destin s'accomplit ; Troie va périr, puisqu’elle cache dans ses murs ce fatal dépôt, où sont renfermés les héros de la Grèce qui portent dans leurs mains ses malheurs et sa perte.

    Démodoce poursuit ; il chante ces guerriers sortant de leur noire cachette. Ils se répandent de tous côtés, et sèment partout la destruction et la mort. Ulysse, semblable à Mars, court au palais de Déiphobe, et Ménélas avec lui. Là, se livrent les plus sanglants combats ; là, par son audace et par le secours de Minerve, Ulysse triomphe et décide la victoire.

   Démodoce chantoit les exploits d'Ulysse ; Ulysse fondoit en larmes, et ses joues en étoient inondées. Les Phéaciens n'ont point vu ses larmes ; mais Alcinoüs, assis auprès de lui, a entendu ses sanglots, et soudain : « Que Démodoce, dit-il, suspende ses chants et fasse taire sa lyre. Tous ne trouvent pas ici le même plaisir à l'entendre. Depuis qu'il a commencé, l'étranger n'a cessé de gémir et de pleurer. Son âme est absorbée dans la douleur. Laisse, Démodoce, laisse un sujet qui l'attriste ; livrons-nous à des plaisirs qu'il puisse partager avec nous. Cette fête lui est consacrée ; ces présents, les ordres donnés pour son départ, attestent l'intérêt que nous lui portons. Écartons tout ce qui pourrait affliger son cœur. Pour l'homme sensible et généreux, un étranger, un suppliant, est un frère.

    « Mais toi que nous accueillons avec un intérêt si marqué, réponds à mes questions, et ne te cache point sous le voile du mystère. Dis-moi ton nom, le nom sous lequel te connoissent ton père, ta mère, tes citoyens, tes voisins. L'homme le plus vil comme le plus distingué a un nom qui lui est propre. Il l'a reçu de ses parents au jour de sa naissance.

   » Dis-moi ta ville, ta tribu, ton pays, afin que nous puissions t'y conduire. Les Phéaciens n'ont ni pilotes ni gouvernail ; nos vaisseaux, doués d'intelligence, devinent les pensées secrètes des humains : ils connoissent tous les peuples et leurs villes, et leurs cités et les champs qu'ils cultivent. Sous l’air le plus épais, sous les nuages les plus sombres, sans clarté, sans étoiles, ils parcourent les mers, et ne craignent ni les écueils, ni les tempêtes, ni les naufrages.

    » Mais Neptune (je l'ai entendu dire à Nausithous mon père), Neptune s'indigne de nous voir maîtriser ses flots, et conduire sans dangers, à travers son humide empire, tous ceux qui réclament notre secours. Un jour, au retour d'un voyage, il brisera un de nos vaisseaux, et d'une montagne il obstruera notre port et couvrira notre ville. Mais nous faisons notre devoir, et abandonnons le reste aux Dieux.

    » Toi, dis-moi sous quels climats tu as erré, quels peuples tu as visités. Dis-moi leurs cités et leurs mœurs, ceux qui sont agrestes et sauvages, sans justice et sans lois, ceux qui sont amis des étrangers et qui respectent les Dieux.

    » Dis-moi, surtout, pourquoi celle douleur qui t'oppresse, pourquoi ces larmes quand tu entends chanter les exploits des Grecs et les malheurs de Troie. Ces grandes catastrophes sont l'ouvrage des Dieux. Elles sont faites pour instruire les générations futures, et servir de matière à nos chants.

    » Aurois-tu perdu, sous les murs de Troie, un parent, un gendre, un beau-père ? doux noms ! liens les plus chers et les plus sacrés après les liens du sang ! Aurois-tu perdu le compagnon de ta jeunesse, le confident de tes pensées ? Un ami éclairé, vertueux, est aussi cher qu'un frère. «