Ils entrent dans Lacédémone : à travers
ses rues silencieuses et ses bâtiments épars dans sa vaste
enceinte, ils arrivent au palais de Ménélas. Ils le trouvent au
milieu de ses amis, des compagnons de ses travaux, célébrant
l'hyménée de sa fille et d'un fils. Sa fille, il avoit promis dans
Troie de l'unir au fils d'Achille, et il exécutoit sa promesse. Un
cortège pompeux d'hommes, de chars, de chevaux, va la conduire aux
lieux où règne son époux. Pour son fils, le jeune Mégapenthès, il a
trouvé à Sparte, dans la fille d'Alector, une épouse digne de lui.
Mégapenthès est né d'une esclave, fruit tardif d'une union passagère
, que les lois avoient réprouvée. Hélène, depuis qu'elle avoit donné
le jour à la belle Hermione, n'avoit point obtenu des Dieux le
bonheur d'être mère.
Les voisins, les amis de Ménélas, s'étoient
réunis pour célébrer cette double alliance. La joie étoit dans tous
les cœurs : un chantre célèbre faisoit entendre des sons harmonieux,
et deux danseurs marioient leurs pas aux accords de sa lyre.
Télémaque et le fils de Nestor sont aux
portes du palais ; Étéonée, écuyer fidèle du monarque, court lui
annoncer leur arrivée. Deux jeunes étrangers, lui dit-il, ou plutôt
deux fils de Jupiter, sont à la porte ; ferai-je dételer leurs
chevaux ? les adresserai-je à quelque autre qui leur rende les
devoirs de l'hospitalité ?
Ménélas, indigné : « Je ne reconnois
plus le fils de Boéthius ! Tu avois jadis de la raison et le
sentiment des convenances. Tu n'es plus qu'un enfant ! Dans mes
longues disgrâces, dans tous les climats où m'a conduit une triste
destinée, nous avons trouvé des amis et des bienfaiteurs ; eh ! de
quel droit demanderois-je à Jupiter de me secourir dans de nouveaux
malheurs, si... Va, fais dételer leurs coursiers, et qu'ils viennent
s'asseoir à ma table. »
Étéonée vole et appelle d'autres
écuyers : on dételle les chevaux, qui suent encore sous le joug; on
les attache sous des voûtes qui servent d'asile à ceux du monarque ;
on leur prodigue et l'orge et l'avoine. Le char, incliné contre un
mur, y trouve un abri qui le défend des injures de l'air.
Cependant Télémaque et Pisistrate sont
conduits au palais ; leurs yeux sont éblouis ; que de clartés ! que
de richesses ! C'est le temple du soleil, ou le séjour de Phébé
étincelant des feux de son frère. Enfin, on les arrache à un
spectacle qui les enchante, et on les conduit dans une salle de
bains. Là, de jeunes esclaves font jaillir sur eux une eau fraîche
et limpide, et couler sur leurs membres une huile parfumée ; puis
elles les enveloppent de longs tissus de lin, et les revêtent de
superbes tuniques. Une autre esclave, année d'une aiguière d'or,
épanche sur leurs mains une onde pure, qui retombe dans une cuvette
d'argent. Une table est dressée, qu'une autre femme plus âgée couvre
de mets délicats confiés à sa garde ; un officier, dans de larges
plats, apporte des viandes de toute espèce, et met devant eux des
coupes d'or. Ménélas, leur présentant la main : « Goûtez, dit-il,
goûtez les mets que vous offre l'hospitalité, et prenez part à ma
joie ; quand vous aurez réparé vos forces, nous vous demanderons
quels parents vous ont donné le jour. Vous n'êtes point d'une race
inconnue ; sans doute vous êtes issus du sang des rois ; un sang
vulgaire ne peut avoir formé des hommes tels que je vous vois. »
Il dit, et lui-même, de sa main, il
leur sert d'un filet de bœuf qui avoit été réservé pour lui. Ils
saisissent avidement les mets qui leur sont offerts, et boivent, à
longs traits le via délicieux qui pétille dans leurs coupes.
Quand leur faim et leur soif sont
calmées, Télémaque, la tête penchée vers le fils de Nestor, pour
n'être pas entendu : « O fils d'un roi que je révère ! o toi que je
chéris, contemple ces beautés, ces voûtes étincelantes, ces superbes
lambris ; l'or, l'argent, l'ambre, l'ivoire, éclatent de toutes
parts ; tel brille sans doute le palais de Jupiter. Que de trésors !
que de magnificence ! mes yeux en sont éblouis. »
Ménélas l'a entendu : « Mes amis, leur
dit-il, il n'est point de mortel qui puisse le disputer au Maître
des Dieux ; son palais, tout ce qui l'entoure est immortel comme
lui. Si d'autres m'égalent ou me cèdent en magnificence, je
l'ignore. Après sept ans entiers d'erreurs et de traverses, je suis
enfin rentré dans ma patrie ; j'ai parcouru Chypre, la Phénicie et
l'Égypte ; j'ai visité les Éthiopiens, les Sidoniens et les Érembes
; j'ai vu la Libye, où le front de l'agneau naissant est armé de
longues cornes ; trois fois chaque année la brebis y est féconde.
Là, et le maître et le pasteur vivent dans l'abondance, de la chair
de leurs troupeaux, du lait et du fromage qu'ils leur fournissent.
Pendant toute l'année, la brebis présente sa mamelle distendue à la
main qui doit la presser. Hélas ! tandis que j'errois dans ces
contrées, amassant des trésors, un monstre, dans l'ombre du mystère,
dans la sécurité de la confiance, égorgeoit mon frère, aidé de sa
perfide épouse. Horrible souvenir! qui désenchante ma fortune, et
empoisonne toutes mes jouissances !
« Vous l'aurez appris de vos pères,
quels qu'ils soient ; j'ai tant souffert de maux, ma famille
détruite, tant de richesses perdues !... Ah! n'eussé-je que le tiers
de ce qui me reste encore, et qu'ils vécussent ces braves guerriers
qui, pour ma querelle, ont péri sous les murs de Troie et loin de
nos heureux climats ! Je les regrette tous, je les pleure tous ;
souvent, assis dans ce palais, je me plais à nourrir ma douleur de
mes larmes. Quelquefois aussi elle se calme, et mes sanglots
interrompus... Hélas! on n'est que trop tôt rassasié de pleurs.
» Mais parmi tous ceux que je regrette,
il en est un dont le souvenir est plus amer pour moi ; il m'ôte le
sommeil ; il me rend odieux jusqu'au soin de conserver ma vie. De
tous les Grecs, aucun ne soutint pour moi autant de peines, autant
de travaux qu'en a souffert Ulysse... Il devoit avoir aussi ses
propres peines; elles sont pour moi mille fois plus cruelles que les
miennes... Absent depuis si long-temps, et ne pas savoir s'il existe
encore ou s'il a cessé de vivre ! Ah ! sans doute il est bien pleuré
par le vieux Laërte, par la sage Pénélope, par ce jeune Télémaque
qu'en partant pour Troie il laissa encore au berceau. »
Il dit ; le cœur de Télémaque est gros
de soupirs ; au nom de son père, les larmes ont jailli de ses yeux ;
de ses deux mains il prend un pan de sa robe et s'en couvre le
visage. Ménélas s'en est aperçu et l'a deviné à ce trait. Il songe
s'il doit attendre qu'il lui parle de son père ou s'il doit
l'interroger le premier, et lui exprimer tout ce que son cœur
ressent pour lui. Tandis qu'il balance, Hélène sort de son
appartement, et s'avance belle comme Diane.
Adrasté lui présente un siège ; Alcippé
apporte un riche tapis Phylo, une corbeille d'argent, dont les
bords sont entourés d'un cercle d'or. Hélène la reçut à Thèbes
d'Égypte, des mains d'Alcandra, femme de Polybe. Polybe avoit donné
à Ménélas lui-même des baignoires d'argent, deux trépieds et dix
talents d'or. Sur la corbeille étoit posée une quenouille chargée
d'une laine violette, et le dedans étoit rempli de pelotons que la
reine avoit filés.
Hélène s'assied ; ses pieds se posent
sur un riche coussin : « Sait-on, dit-elle à Ménélas, quels sont ces
étrangers qui viennent d'arriver en ces lieux ? Est-ce erreur ou
vérité ? Non, ce n'est point une illusion, je n'ai jamais vu de
ressemblance aussi frappante.... j'en suis confondue. Oui, c'est là
Télémaque ! ce fils qu'Ulysse laissa au berceau, quand, pour venger
mes malheurs et ma honte , la Grèce porta la guerre dans l'Asie.
—» J'en suis frappé comme toi, lui
répond Ménélas. C'est Ulysse, c'est lui-même ; voilà ses pieds, ses
mains, son regard, son air de tête et sa chevelure ; et tout à
l'heure, quand j'ai nommé Ulysse, quand j'ai parlé de ce qu'il a
souffert pour moi et de ma reconnoissance, des larmes amères ont
coulé de ses yeux , et d'un pan de sa robe il s'est couvert le
visage.
— » Oui, dit le fils de Nestor ;
oui, grand roi, c'est le fils d'Ulysse ; mais timide et respectueux
en présence d'un prince dont la voix est pour nous la voix d'un Dieu
, sa pudeur se refuse à parler de lui-même. Nestor, mon père, m'a
chargé de le conduire à ta cour. Il brûloit de te voir ; il osoit
espérer de toi des conseils, des services. Un fils, loin de son
père, sans secours, sans appui, éprouve bien des peines dans un
palais abandonné. Personne n'est là pour défendre sa jeunesse elle
garantir des outrages des méchants.
— » Quoi : dit Ménélas, c'est le fils
d'Ulysse que je recois, le fils d'un héros qui pour moi a bravé tant
de dangers ! Je m'étois promis, si Jupiter me donnoit d'échapper à
la fureur des flots et de revoir le doux pays de la Grèce, je m'étois
promis de le payer d'un juste retour. J'aurois pour lui dépeuplé une
de mes villes, et sur ses ruines j'en aurois fondé une pour Ulysse ;
je lui aurois bâti un palais ; j'aurois transporté an sein de mes
États toutes ses richesses, et lui-même, et son fils, et ses sujets.
Souvent nous nous serions réunis, et, dans le doux commerce d'une
tendre amitié, nous aurions confondu nos plaisirs et nos peines ;
rien n'eût pu nous séparer, jusqu'à ce que le nuage de la mort nous
eût enveloppés.... Et lui seul a senti tout le poids de l'infortune!
et lui seul est privé du bonheur de revoir sa patrie ! »
Il dit ; ses tristes regrets ont porté
la douleur et le deuil dans l'âme de tous ceux qui l'ont entendu. La
fille de Jupiter, Hélène, pleure, Télémaque pleure, Ménélas pleure
; les yeux du fils de Nestor se mouillent de larmes ; il se souvient
de son frère Antiloque, qui a péri sous les coups du fils de
l'Aurore. Plein de ce tendre et douloureux souvenir: « O fils
d'Atrée, dit-il, Nestor, quand nous lui parlions de toi, quand il
répondoit à nos questions, Nestor nous disoit que tu étois le plus
sage des humains ; daigne, si tu le peux, daigne écouter ma voix. La
tristesse et les larmes sont le poison des repas. L'aurore nous
ramènera un nouveau jour ; nous pourrons alors donner des pleurs à
ceux que la mort nous a ravis ; pleurer et couper nos cheveux pour
les déposer sur leurs tombes, ce sont là les seuls tributs que nous
puissions payer à leurs cendres.
« Moi aussi, j'avois un frère, et ce n'étoit
pas le plus vil des enfants de la Grèce ; tu l'auras connu ; moi, je
ne l'ai jamais pressé dans mes bras ; je ne l'ai jamais vu; mais on
dit qu'Antiloque n'avoit point de rivaux à la course, qu'il étoit un
héros dans les combats.
— » O mon ami ! lui répond Ménélas, l'homme le plus sage,
dans un âge plus avancé que le tien, ne sauroit ni mieux penser, ni
mieux parler. A ce discours, je recounois le père à qui tu dois la
vie. Heureux dans son hyménée, heureux dans ses enfants ! Jupiter a
versé sur Nestor toutes ses faveurs ; il coule dans l'abondance les
jours fortunés de sa vieillesse, et ses fils sont des sages dans les
conseils, et dans les combats des guerriers intrépides. Laissons les
pleurs, et livrons-nous encore aux plaisirs de la table. Qu'on
apporte de l'eau, demain Télémaque et moi nous nous entretiendrons
ensemble. »
Il dit ; Asphalion, l'un de ses
écuyers, verse de l'eau sur les mains des convives, et le festin
recommence. La fille de Jupiter, Hélène, est saisie d'une idée
nouvelle ; elle fait soudain jeter du népenthès dans le vin qu'on va
boire. Le népenthès calme les mouvements de l'âme et fait oublier
tous les maux. Mêlé dans un breuvage, celui qui en boit ne versera
pas une larme dans tout le jour. Que son père, que sa mère, expirent
devant lui ; qu'un frère, un fils, tendrement aimés, soient égorgés
par un fier ennemi, qu'ils le soient sous ses yeux, il restera
insensible comme le marbre des tombeaux. Tel est le secret que
possédoit Hélène ; il lui fut confié par Polydamas, femme de
l'Égyptien Ton. L'Égypte produit en abondance des plantes
salutaires, des substances équivoques, et de mortels poisons : des
médecins y sont, qui n'ont point d'égaux dans l'univers : ils sont
issus de la race de Péan.
Quand le mélange est opéré, quand le
vin pétille dans les coupes, Hélène donne carrière à de nouveaux
entretiens : « O fils d'Atrée, dit-elle, et vous enfants des héros
et des sages ! la Divinité nous verse tour à tour et les biens et
les maux ; adorons sa puissance suprême. Mangeons, buvons, trompons
l'ennui par d'agréables récits. Je vous en ferai qui conviennent à
la circonstance ; je vous parlerai d'Ulysse. Je ne vous dirai pas
tous ses combats, tous ses succès. Je vous conterai seulement un
trait de son histoire. C'était aux champs troyens, sur ce théâtre de
la gloire et des malheurs de la Grèce.
» Un jour, meurtri de coups que
lui-même il s'étoit donnés, couvert de misérables lambeaux,
semblable à un vil esclave, il ose entrer dans la ville ennemie ; il
a tout l'air d'un mendiant, tel qu'il n'y en a point sur la flotte
des Grecs. En cet état, il se montre au milieu de Troie. Personne ne
soupçonnoit Ulysse sous ce déguisement ; moi, je le reconnus ; je
l'interrogeai ; il éluda mes questions par son adresse. Enfin il
entre dans un bain ; je lui rends les soins accoutumés ; je fais
couler l'huile sur ses membres ; je les revêts d'habits plus décents
; je lui jure que je ne trahirai point Ulysse ; que son secret ne
sera connu des Troyens que quand il sera rendu à sa tente et aux
vaisseaux des Grecs.
« Alors, il me dévoila les projets des
ennemis. Protégé par son génie, il sortit de Troie, égorgea une
foule de guerriers, et rentra dans son camp. Les Troyennes
pleuroient, moi je jouissois de leurs larmes ; je brûlois dès lors
de revoir ma pairie ; je déplorois l'aveuglement dont Vénus m'avoit
frappée lorsqu'elle m'arracha de mon pays, qu'elle me sépara d'une
fille chérie, et d'un époux que ses vertus, ses talents et sa beauté
rendoient si digue de ma tendresse.
— » Oui, chère Hélène, lui dit Ménélas,
tu as peint Ulysse sous ses véritables traits : j'ai parcouru bien
des contrées ; j'ai vu bien des héros, j'ai connu leur génie et
leurs exploits ; mais je n'ai jamais rien vu qui ressemblât à
Ulysse. Et ce qu'il fit, ce qu'il osa dans ce cheval, où s'enferma
toute l'élite de la Grèce pour porter le coup fatal à l'empire de
Priam, et la mort aux Troyens !
» Tu vins là, chère Hélène ; tu y fus
conduite par une Divinité qui vouloit donner à nos ennemis le salut
et la victoire. Déiphobe y vint sur tes pas. Trois fois tu fis le
tour de la fatale machine ; tu la pressois de tes mains, tu
interrogeoisses flancs, tu nommois nos plus fameux guerriers, tu les
appelois, en contrefaisant la voix de leurs épouses. Ulysse, Diomède
et moi, nous étions au milieu d'eux ; nous entendions tes cris ;
Diomède et moi nous voulions sortir, nous voulions du moins te
répondre ; Ulysse arrêta notre indiscrète envie ; tous les autres
restaient muets ; le seul Anticlus alloit parler ; Ulysse, d'une
main de fer, lui pressa la mâchoire, étouffa sa voix , et sauva tous
les Grecs, jusqu'au moment où Minerve nous tira de la prison où nous
étions renfermés.
— » Ah ! s'écrie Télémaque, son sort et
le mien n'en est que plus digne de pitié ! il n'a pu se garantir
lui-même du trépas. Non, quand il auroit eu un cœur de fer, il n'auroit
pas échappé à sa destinée. Mais l'heure appelle le sommeil ;
permets, généreux monarque, que nous allions goûter quelques moments
de repos. »
Il dit ; Hélène ordonne à ses femmes de
dresser des lits sous le portique, de les couvrir de riches étoffes
de pourpre et de tapis ; de déposer, auprès, des tuniques, des
manteaux, pour l'usage de ses hôtes.
Elles partent armées de flambeaux ;
bientôt des lits sont prêts ; un héraut y conduit les jeunes
étrangers. Tandis que Télémaque et le fils de Nestor vont reposer
sous le portique, Ménélas se retire dans un secret asile, et son
épouse s'y couche auprès de lui.
La fille du Matin, l'Aurore aux doigts
de roses, rouvre les portes de l'Orient ; Ménélas se lève, revêt ses
pompeux habits, ceint son épée, attache à ses pieds une riche
chaussure, et sort de son appartement avec la majesté d'un Dieu.
Il se rend auprès de Télémaque : « Quel
motif, lui dit-il, t'a conduit à Lacédèmone ? seroit-ce un intérêt
personnel ? seroit-ce un intérêt public ? Parle-moi sans détour.
— » Je viens, lui répond Télémaque, te
consulter sur la destinée de mon père. Ma maison périt, mes champs
sont dévastés, des ennemis inondent mon palais, égorgent mes bœufs,
égorgent mes troupeaux ; insolents qui tourmentent ma mère de leurs
vœux importuns, et veulent la forcer à un nouvel hyménée ! voilà ce
qui m'amène à tes genoux. Je viens pour savoir de ta bouche ce que
tes yeux ont vu de nos malheurs ; ce que d'autres dans leurs courses
peuvent en avoir appris ; ce que leurs récits ou la renommée en ont
fait parvenir à tes oreilles. Hélas ! sa mère le fit pour
l'infortune. Que tes égards, que ta pitié, ne ménagent point ma
sensibilité. Dis-moi tout ce que tu sais, tout ce que tu as vu. Si
mon père, si le sage Ulysse, par ses paroles, par ses actions, a
bien mérité de toi, si tu l'as toujours trouvé fidèle à tes intérêts
dans ces contrées si fameuses par nos revers, daigne, je t'en
conjure, daigne t'en souvenir et me dire la vérité. »
Ménélas soupirant : « Des lâches, dit-il,
oser aspirer à une main qui fut unie à la main d'un héros ! Une
biche dépose ses petits nouveau-nés dans l'antre du lion, et va dans
les vallons et sur les montagnes chercher sa pâture ; mais le lion
revient dans son asile, et dévore et la biche et ses petits. Ainsi
périront sous la main d'Ulysse tous ceux qui ont osé l'outrager.
Jupiter ! Minerve ! Apollon ! Dieux puissants! qu'il revienne, qu'il
revienne tel que je le vis dans Lesbos, se lever, lutter contre
Philomède, et le terrasser à la vue des Grecs applaudissant à sa
victoire ! Ah ! si, tel qu'il étoit alors, il apparoissoit à ces
lâches prétendants, tous trembleroient à sa vue, tous tomberaient
sous ses coups, en détestant l'hyménée et leurs amères illusions.
» Je n'éluderai point tes questions; je
ne t'abuserai point par de fabuleux récits. Ce que m'a dit un Dieu
des mers, dont les oracles sont infaillibles, je vais te le répéter,
sans te rien cacher, sans te dissimuler rien.
» J'étois impatient de revoir ma patrie
; mais les Dieux me retenoient en Égypte, parce que je ne leur avois
pas immolé les hécatombes que je leur avois promises. Les Dieux
veulent que les mortels soient fidèles à leurs vœux.
» Dans une mer orageuse, en avant de
l'Égypte, est une île qu'on appelle Pharos, à une distance de la
terre telle, qu'un vaisseau poussé par un vent propice pourroit la
parcourir en un jour. Là, est un port heureusement situé, où le
navigateur vient se pourvoir d'eau. Les Dieux m'y retinrent pendant
onze jours. Pas une baleine de vent, pour seconder les efforts de
mes rameurs, et nous guider sur les flots. Nos provisions alloient
être épuisées, mes compagnons périssoient d'ennui et de misère, si
une Divinité n'eût jeté sur moi un regard favorable et ne m'eût
sauvé.
» La nymphe Idothée, fille de Protée,
un Dieu des mers, eut pitié de mes peines; elle m'apparut. J'étois
seul et désespéré. Mes compagnons, à demi morts de faim, étotent au
bord de la mer, péchant à l'hameçon. La Déesse m'aborde : Pauvre
étranger, me dit-elle, quelle est ta folie ! ou quel abandon de
toi-même ! Tu restes là sans mouvement, tu te plais à nourrir tes
chagrins. Te voilà prisonnier dans cette île, et tu n'imagines aucun
moyen d'en sortir. Tes compagnons se consument et perdent courage. —
O Divinité ! lui dis-je (oui, sans doute, tu es une Divinité), ce
n'est point par mon choix que je languis dans ces lieux. Il faut que
j'aie offensé les immortels habitants de l'Olympe et mérité leur
colère. Mais toi, dis-moi (les Dieux savent tout), dis-moi quel Dieu
me poursuit et m'enchaîne sur ce rivage ! — Je vais te satisfaire :
un Dieu, le vieux Protée, que l'Égypte révère, vient souvent sur ces
bords ; il connoît la mer et ses abîmes. Ministre de Neptune, on dit
qu'il est mon père, et que je lui dois le jour ; si tu peux le
surprendre, il te dira ta route, il te révélera par quel moyen tu
pourras, malgré la mer et ses fureurs, rentrer dans ta patrie. Il
pourra, s'il le veut, te dire encore quels biens, quels maux,
pendant ta longue absence, a éprouvés ta famille.
— » Oh ! dis-moi toi-même par quel
artifice je puis le surprendre ? Instruit d'avance de mes desseins,
il m'échappera sans doute. Comment un mortel pourroit-il se rendre
maître d'un Dieu !
— » Oui, je te le révélerai. Quand le
Soleil a mesuré la moitié de sa carrière, le vieillard sort du sein
des eaux, au souffle du zéphyr, couvert d'un brouillard épais, et va
reposer dans une grotte creusée sous ces rochers. Ses phoques,
abandonnant les ondes, viennent se ranger et dormir autour de lui,
exhalant et répandant au loin une odeur de tuer et des vapeurs
salées. Demain, au retour de l'Aurore, je te conduirai là. Tu
prendras sur tes vaisseaux les trois hommes les plus sûrs et les
plus déterminés : vous vous cacherez torts dans un lit de sable pour
y attendre Protée. Je vais te dire ses habitudes : D'abord il
inspectera et comptera ses phoques, puis il les rangera sur cinq
lignes, et lui-même il se couchera au milieu d'eux, comme fait un
pasteur au milieu de son troupeau.
» Dès que vous le verrez étendu dans
la grotte, rassemblez toutes vos forces, armez-vous de tout votre
courage, fondez sur lui, saisissez-le, et, malgré tous ses efforts
pour vous échapper, tenez-le étroitement serré ; il tentera tout ;
eau, feu, reptile , il prendra toutes sortes de formes ; pressez-le
toujours davantage, et redoublez ses liens. Quand il sera redevenu
ce que vous l'aurez vu d'abord, suspendez vos efforts, et rendez-lui
la liberté. Tu l'interrogeras alors, t,u lui demanderas quel Dieu te
poursuit, et par quels moyens tu pourras retrouver sur la mer la
route de ta patrie.
» Elle dit, et se plonge dans les eaux.
Moi, je retourne à mes vaisseaux, le cœur plein d'amertume et
l'esprit agité de mille pensées. La nuit vient nous couvrir de ses
voiles, et nous nous couchons sur le rivage.
» Quand l'Aurore a rallumé son flambeau
je vais au bord de la mer, j'implore à genoux l'assistance des Dieux
et je prends avec moi trois de mes compagnons, dont le cœur et la
tête m'inspiroient le plus de confiance.
» La nymphe s'enfonce dans la mer et me
rapporte quatre peaux de phoques toutes fraîches, et creuse dans le
sable des cachettes pour nous recevoir. Elle nous attendoit ; nous
approchons ; elle nous fait coucher, et sur chacun de nous elle
jette la dépouille d'un phoque. Horrible situation ! l'affreuse
odeur de ces peaux nous suffoque. Eh ! qui pourroit supporter cette
odeur empestée ? La nymphe vient encore à notre secours. Elle nous
fait respirer une liqueur immortelle ; nos sens sont embaumés du
parfum qu'elle exhale ; l'odeur infecte se dissipe. Toute la matinée
nous restons tranquilles et pleins de confiance dans notre
embuscade.
« Enfin les phoques sortent des eaux, et
Viennent en bon ordre se coucher sur le rivage. A midi, le Dieu
lui-même paroit ; il parcourt tous les rangs, il compte ; il nous
compte les premiers, et ne soupçonne rien.
» Lui-même se couche à son tour. Nous
poussons un cri, nous fondons sur lui et nous le serrons dans nos
bras. Le vieillard est fidèle à la ruse. C'est d'abord un lion
monstrueux, puis un dragon, puis une panthère, puis un horrible
sanglier. Il croît en arbre, il se fond en eau ; nous redoublons
d'efforts, nous le pressons de nouvelles étreintes.
» Enfin, fatigué de ses ruses inutiles
: « Fils d'Atrée, me dit-il, qui t'a révélé les secrets des Dieux ?
qui t'a enseigné à me surprendre et à me saisir malgré moi ? que
demandes-tu ? — Tu le sais, ô divin vieillard ! pourquoi ces détours
et ces Vaines questions ? Tu sais que depuis long-temps je suis
retenu dans cette île ; que je ne puis trouver moyen d'en sortie. Je
péris d'ennui et de douleur. Dis-moi (les Dieux savent tout),
dis-moi, quelle Divinité m'enchaîne ici et m'arrête dans ma course.
Dis-moi comment je pourrai traverser les mers et rentrer dans ma
patrie. — Tu n'aurois dû t'embarquer qu'après avoir fait des
sacrifices à Jupiter et aux autres Immortels, si tu voulois obtenir
une heureuse navigation et un prompt retour dans tes foyers.
N'espère point de revoir tes amis, ta famille, ta patrie, que tu ne
sois rentré dans le fleuve d'Égypte, et que tu n'aies immolé des
hécatombes aux habitants de l'Olympe. Les Dieux alors exauceront tes
vœux et t'ouvriront la route où tu désires d'entrer.
» A ces mots mon cœur est brisé.
Recommencer cette course pénible, rentrer dans ce fleuve et en
suivre les détours tortueux... Mais pourtant... oui, lui dis-je,
j'obéirai ; mais dis-moi si tous les Grecs que Nestor et moi nous
laissâmes aux rivages troyens sont heureusement rentrés dans leur
patrie ; si quelqu'un d'entre eux a été sur son vaisseau frappé
d'une mort imprévue ; si d'autres, après cette funeste guerre, ont
expiré dans les bras de leurs amis ?
— « Fils d'Atrée, pourquoi ces
questions ? Tu ne dois ni connoitre ni interroger ma pensée. Crains
que ta curiosité satisfaite ne te coûte des larmes amères. Plusieurs
ont péri, plusieurs survivent. Deux chefs des Grecs seuls ont trouvé
la mort dans leur retour : toi-même tu en fus témoin.
» Ajax a péri avec ses vaisseaux.
Neptune l'avoit porté sur les rochers de Gyrée et l'avoit sauvé du
naufrage ; en dépit de Pallas irritée contre lui, il échappoit à sa
destinée, si un mot insolent n'eût fait son malheur. Il osa dire que
malgré les Dieux il sauroit se tirer du gouffre des mers. Neptune
l'entendit, il saisit son trident, frappa le rocher de Gyrée et le
fendit en deux ; une moitié resta immobile, l'autre tomba dans la
mer ; Ajax éloit assis sur cette moitié, il fut emporté par les
vagues, but l'onde amère et périt dans les flots.
» Ton frère échappoit aux coups de la
destinée ; Junon l'avoit sauvé du naufrage ; il alloit doubler le
cap Malée une horrible tempête fond sur lui, et le jette désespéré
sur la partie la plus reculée de ses États, sur cette côte où jadis
habitoit Thyeste, où le fils de Thyeste, Égisthe, habitoit après
lui. Tout sembloit lui garantir un heureux retour ; les Dieux
avoient changé le cours des vents; il touchoit aux rivages de sa
patrie. Déjà il fouloit cette terre désirée, il baisoit cet heureux
sol, et des larmes de joie couloient de ses yeux. Mais sur une
hauteur, un espion avoit été placé par le perfide Égisthe, qui lui
avoit promis deux talents pour récompense. Pendant une année
entière, cet espion veilla pour attendre sa proie : il la voit, il
court l'annoncer à son coupable maître. Le monstre a ourdi la toile
dans laquelle il doit l'envelopper, il a choisi vingt hommes
déterminés et les a placés en embuscade. Dans son palais, il fait
préparer un festin ; lui-même, suivi d'un pompeux cortège de chars
et de chevaux, le crime dans le cœur, il va l'inviter à la fête
qu'il a fait préparer, et, sans qu'il s'en doute, le conduit à la
mort, et l'égorgé à sa table comme un taureau sous la crèche où il
est nourri. Aucun des compagnons d'Agamemnon, aucun des complices
d'Égisthe, n'est épargné, tous périssent dans cet abominable palais.
- « A cet affreux récit mon cœur est
déchiré ; je baigne de pleurs le sable sur lequel je me roule ; je
ne veux plus vivre, je ne veux plus voir la lumière du jour. Enfin,
rassasié de larmes, je restois immobile. — Fils d'Atrée, me dit le
Dieu, cesse de pleurer, ton malheur est sans remède. Songe à
retourner dans ta patrie; tu trouveras peut-être le monstre encore
vivant ; peut-être Oreste aura prévu ton retour ; tu arriveras du
moins pour offrir un sacrifice expiatoire aux mânes de ton frère sur
la tombe de sou assassin. A cette idée, mes forces se raniment, et
un rayon de joie pénètre dans mon cœur. — Je connois, dis-je au
ministre de Neptune, je connois le destin d'Ajax ; tu m'as révélé le
sort funeste de mon malheureux frère. Mais le troisième, celui qui,
mort ou vivant, est encore retenu dans l'étendue des mers, daigne me
le nommer ; quoi qu'il en coûte à ma sensibilité, je veux le
connoître. — Le fils de Laërte, répond-il, le roi d'Ithaque. Je l'ai
vu tout baigné de larmes dans une île où le retient malgré lui la
nymphe Calypso. Il ne peut retourner dans sa patrie ; il n'a ni
vaisseaux, ni rameurs pour l'y conduire.
» Toi, Ménélas, ta destinée n'est point
de mourir dans les plaines d'Argos ; les Dieux t'enverront aux
champs Élysées, où siège le blond Rhadamante, où les mortels
vertueux jouissent de la félicité la plus pure. Là, point d'hiver,
point de neige, jamais de pluie, haleine des Zéphyrs y répand
toujours une douce fraîcheur ; époux d'Hélène et gendre de Jupiter,
tu devras à ce double titre une immortalité de bonheur.
» A ces mots, le Dieu se replonge dans
la mer, et moi, je vais rejoindre mes compagnons, l'âme toujours
agitée de pensées tumultueuses. Nous nous mettons à table, la nuit
vient, et nous nous couchons sur le sable.
» Dès que l'Aurore a ramené le jour ,
nous lançons nos vaisseaux à la mer, nous dressons nos mâts, nous
déployons nos voiles ; les rameurs, assis sur leurs bancs, frappent
l'onde à coups redoublés, et bientôt nous rentrons dans les eaux du
fleuve d'Égypte. Nous attachons nos vaisseaux aux rivages ; j'offre
aux Dieux l'hécatombe que je leur avois promise, et j'élève un
tombeau à mon frère, pour perpétuer dans ces lieux son souvenir et
sa gloire. Nous nous rembarquons ; un vent propice enfle nos voiles,
et la faveur des Dieux me rend enfin à ma patrie.
« Toi, cher Télémaque, reste auprès de moi jusqu'à ce
que l'Aurore vienne pour la onzième ou la douzième fois nous ramener
le jour. Je te ferai reconduire avec les honneurs qui te sont dus ;
je te donnerai trois chevaux et un char superbe ; je te donnerai,
pour offrir des libations aux Dieux, une coupe précieuse qui tous
les jours rappellera Ménélas à ton souvenir.
— » O fils d'Atrée, lui répond Télémaque, ne
me retiens pas plus long-temps dans ces lieux. Je passerois une
année entière auprès de toi. Enchanté de tes discours, je n'y
sentirois ni l'absence de mes parents, ni le regret de mon pays ;
mais des compagnons impatients m'attendent à Pylos. Les dons que tu
daignes m'offrit seront pour moi un gage toujours cher. Biais je ne
mènerai point des chevaux en Ithaque. Qu'ils restent ici pour
embellir ton séjour. Tu règnes sur des plaines où croît le lotos, où
le cypérus, le blé, l'orge et l'avoine abondent. Dans mon Ithaque,
il n'y a point de terrain pour élever des coursiers, point de
prairies pour les nourrir ; vrai pays de chèvres ; et pourtant mon
cœur le préfère aux plus riches pâturages. Toutes nos îles n'offrent
que des rochers et des terres arides, et Ithaque plus que toutes les
autres. »
Ménélas sourit, et caressant Télémaque : « O
mon fils, lui dit-il, je reconnois le noble sang dont tu es issu. Je
changerai les dons que je te destinois ; tu auras un cratère,
chef-d'œuvre de Vulcain ; il est tout d'argent ; les bords en sont
entourés d'un cercle d'or. Un héros, Phédime, roi de Sidon, me le
donna, quand, à mon retour d'Egypte, il me reçut dans son palais. Je
veux que tu l'acceptes de ma main. »
Tandis qu'ils s'entretiennent ainsi,
arrivent de nombreux convives ; ils amènent des moutons, ils
apportent du vin. Leurs femmes, la tête ceinte de bandelettes,
viennent avec du pain dans des corbeilles. Tout s'occupe des apprêts
du festin.
Cependant à Ithaque, aux portes du palais
d'Ulysse, dans une vaste enceinte, théâtre ordinaire de leur
insolence et de leurs jeux, les amants de Pénélope amusoient leurs
loisirs à lancer le disque, à lancer le javelot. Antinoüs et le bel
Eurymaque, les plus distingués par leur naissance et par leurs
talents, étaient assis, et paroissoient les rois de l'assemblée.
Noëmon, fils de Phronius, arrive ; et
s'adressant à Antinoüs : « Sait-on, lui dit-il, quand Télémaque
revient de Pylos ? il est parti avec un vaisseau qui m'appartient,
et dont j'ai besoin aujourd'hui. Il faut que je passe en Élide, où
j'ai douze juments et douze mulets qui ne sont pas encore dressés ;
je vais les chercher pour les dompter et les former au travail. »
A ces mots, on s'agite, on se trouble :
on ne soupconnoit pas que le fils d'Ulysse fût allé à Pylos ; on le
croyoit aux champs près de Laërte, ou chez le pasteur qui avoit
l'intendance des sangliers.
« Parle-nous avec franchise, dit
Antinoüs à Noëmon : quand est-il parti ? qui a-t-il pris pour
l'accompagner ? des mercenaires ? des esclaves ? comment l'a-t-il
osé ? comment l'a-t-il pu ? dis-moi encore, et dis-moi sans détour :
ton vaisseau, te l'a-t-il pris malgré toi ? le lui as-tu donné sur
sa demande ?
— « Je l'ai donné volontairement. Et
que faire quand un homme de ce rang, et dans l'état pénible où il se
trouve, vient vous demander un si léger service ! Il y auroit plus
que de la dureté à le refuser. Ceux qui l'accompagnent sont des
jeunes gens distingués comme vous. A leur tête, j'ai reconnu Mentor,
Mentor ou un Dieu ; il en avoit et l'air et le maintien. Mais ce
qui m'étonne, hier matin j'ai vu Mentor ici, et pourtant hier matin
Mentor étoit embarqué pour Pylos. »
A ce discours, le trouble, la stupeur
est dans l'assemblée ; les jeux cessent ; tout le monde se rapproche
et s'assied. Antinoüs, la douleur dans l'aine, la rage dans le cœur,
les yeux en feu : « C'est bien, dit-il, un trait d'insolence et
d'audace que ce départ de Télémaque ! un enfant échappé à tant
d'yeux qui l'observent ! il part sans l'aveu de personne ; il trouve
un vaisseau ; il trouve pour l'accompagner l'élite de notre
jeunesse.... Certes, quelque grand malheur couve et nous menace ;
mais avant qu'il éclate sur nos têtes, que Jupiter le fasse retomber
sur la sienne.
» Donnez-moi un vaisseau, donnez-moi
vingt rameurs ; j'irai l'attendre à son retour dans le détroit qui
sépare Ithaque et Samos. Il paiera chèrement l'audace qu'il a eue
d'aller, sans nous consulter, rechercher les traces de son père. »
Il dit ; tous applaudissent et
approuvent l'expédition qu'il propose. Ils se lèvent et rentrent
dans le palais.
Bientôt et leur complot et leurs
menaces arrivent aux oreilles de Pénélope. Médon, le héraut Médon,
étoit dans l'enceinte extérieure ; il a entendu leurs projets et
court les dévoiler à la reine. Dès qu'elle l'aperçoit sur le seuil
de son appartement : « Médon, lui dit-elle, qu'ordonnent encore ces
insolents ? Viens-tu commander aux esclaves d'Ulysse de suspendre
leurs travaux pour leur apprêter un festin ? Malheureux ! ah !
puissent-ils, pour la dernière fois, m'importuner de leurs vœux !
Puisse ce repas être pour eux le dernier repas ! O vous! qui
toujours rassemblés en ces lieux, dévorez l'héritage de mon fils !
vos pères, dans votre enfance, ne vous ont-ils point dit quel homme
étoit Ulysse ? Rien qu'on pût reprendre dans ses actions, rien qu'on
pût censurer dans ses discours ; jamais, comme chez le vulgaire des
rois, jamais de caprice, point d'engouement dans son amitié ni dans
sa haine ; jamais n'outrageant ni la nature ni les lois. Mais vous,
vos cœurs ne savent rien respecter ; il n'y a dans vos actions ni
délicatesse ni sentiment des convenances ; vous ne savez ni
apprécier la vertu, ni reconnoître les bienfaits.
— » Ah ! lui dit le sage Médon, si c'étoit là
le plus grand de nos maux ! Mais un mal bien plus terrible.... Les
prétendants (que Jupiter nous en préserve !), les prétendants
veulent surprendre Télémaque à son retour, et l’égorger. Il est allé
à Pylos et à Lacédémone, pour s'informer de la destinée de son père.
»
Il dit ; la Reine sent fléchir ses genoux ;
ses forces l'abandonnent, ses yeux se remplissent de larmes, sa voix
expire sur ses lèvres tremblantes ; enfin elle laisse tomber ces
mots entrecoupés de soupirs -- « O Médon ! eh ! pourquoi ce funeste
départ ? Quel besoin l'entraînoit sur ces vaisseaux au milieu des
tempêtes ? Étoit-ce pour qu'il ne restât pas même de trace de son
nom parmi les humains ?
— » Je ne sais, dit Médon, si un Dieu
lui en a inspiré la pensée, ou si de lui-même il a conçu le projet
d'aller à Pylos pour s'assurer du retour de son père, ou pour
apprendre quel malheur a terminé sa vie. »
Il dit, et se retire. Un nuage de douleur
couvre Pénélope ; elle ne s'assied point sur un des sièges nombreux
qui l'environnent ; elle se laisse tomber sur le seuil de son
appartement, poussant des cris lamentables. Toutes ses femmes
gémissent autour d'elle. Enfin, d'une voix entrecoupée de sanglots,
elle exhale ces plaintes :
« O mes amies, écoutez-moi ! De toutes les
compagnes de ma jeunesse, de toutes les femmes de mon temps, je suis
la plus infortunée. J'ai perdu un époux qui avoit le courage d'un
lion : sa bonté, ses vertus, ses talents, en faisoient l'ornement de
la Grèce ; Argos et l'Hellade étoient remplis de sa gloire. Et
aujourd'hui mon fils, mon cher fils est exposé à la fureur des
flots. Il a disparu, et personne n'a parlé de son départ ! et je
n'ai rien su de son dessein !
» Malheureuses, vous saviez qu'il
alloit s'embarquer, et aucune de vous n'a eu la pensée de me
réveiller ! Ah ! si j'eusse été instruite de ce fatal projet,
quelque ardeur qui l'emportât, il seroit resté dans ce palais, ou il
m'y auroit laissée sans vie !
» Qu'on m'appelle mon fidèle Dolius,
que mon père mit auprès de moi quand je vins en ces lieux, et à qui
j'ai confié mes jardins. Qu'il aille porter à Laërte cette affreuse
nouvelle. Peut-être sa prudence trouvera un remède à nos maux ; il
viendra du moins les pleurer avec moi. Ses larmes soulèveront le
peuple contre ceux qui veulent verser le sang d'Ulysse et le sien.
— » 0 Reine! ô ma maîtresse ! s'écrie
Euryclée, donne-moi la mort, ou laisse-moi la vie ; je ne te
cacherai rien. J'ai tout su : je lui ai fourni tout ce qu'il a
voulu, du vin, des provisions ; il m'avoit fait jurer de ne te
révéler rien avant que la onzième ou la douzième aurore n'eût ramené
le jour, à moins qu'instruite d'ailleurs, tu ne me forçasses de
parler. Il craignoit qu'égarée par ta douleur, lu ne fisses quelque
outrage à ta beauté.
« Mais, ô ma fille ! rentre dans ton
appartement ; lave d'une eau pure ton visage et tes mains, et, vêtue
d'une robe blanche, seule avec tes femmes, offre des prières et des
vœux à la fille du Maître du tonnerre : elle sauvera ton fils.
N'accable point un vieillard déjà trop malheureux. Non, la race d'Arcésius
n'est point l'objet du courroux des Immortels ; il en restera un
rejeton pour posséder ces palais superbes et ces riches domaines. »
Ainsi elle endort la douleur de la
Reine, et arrête le cours de ses sanglots. Pénélope avec ses femmes
rentre dans son appartement. Elle lave d'une eau pure son visage et
ses mains, et, vêtue d'une robe blanche, des gâteaux dans une
corbeille, elle s'adresse à la Déesse : « O fille du Maître des
Dieux ! dit-elle, prête à ma voix une oreille propice ! Si jamais
dans ce palais Ulysse brûla de l'encens sur tes autels, s'il
t'immola des victimes, daigne t'en souvenir ; sauve mon fils,
éloigne de lui ces superbes ennemis qui menacent ses jours. « Elle
dit, et donne un libre cours à sa douleur et à ses larmes. La Déesse
a entendu sa prière.
Cependant, sous les sombres voûtes du
palais, les prétendants se livrent à des mouvements tumultueux.
L'un d'eux, dans l'accès d'une folle gaîté : « Cette Reine, dit-il,
l'objet de tant de vœux, sans doute elle s'apprête à un nouvel
hyménée ; mais elle ignore le coup dont nous allons frapper son
fils. »
Il dit : eux-mêmes ignorent le destin
qui les attend. « Imprudents, dit Antinoüs, laissons ces vaines
saillies. Craignons que quelqu'un ne surprenne et ne trahisse nos
secrets. Levons-nous, et hâtons en silence l'exécution de nos
desseins.»
Il dit, et va prendre vingt hommes,
dignes ministres de ses fureurs, se rend avec eux au bord de la mer
et au vaisseau qui doit le porter. Ils le lancent sur les eaux,
dressent le mât, tendent les cordages, attachent les rames à leurs
courroies. Des écuyers empressés apportent des armes ; les Voiles
sont déployées, on s'embarque, et le vaisseau est prêt à fendre la
plaine liquide. Cependant on mange, on boit, et l'on attend que les
ombres viennent couvrir la terre et le crime qu'on prépare.
Pénélope est dans son appartement,
gisante, repoussant les aliments qu'on lui offre et la coupe qu'on
lui présente, toujours occupée de son fils, toujours songeant s'il
pourra échapper à la mort ou s'il succombera sous les coups des
perfides qui le poursuivent. Ainsi pressé par des chasseurs,
enveloppé de leurs filets, un lion s'arrête tremblant, l'œil tendu
sur les périls qui le menacent. Enfin, le sommeil vient surprendre
ses sens ; ses nerfs, ses muscles se détendent ; elle s'affaisse et
s'endort.
Minerve, par une faveur nouvelle,
daigne la consoler : elle forme un fantôme semblable à Iphtimé, sa
sœur, fille comme elle du généreux Icare, et qui, unie par l'hymen à
Eumélus, habitoit avec lui à Phères en Messénie.
La Déesse conduit le fantôme au palais d'Ulysse, pour calmer la
douleur de Pénélope et, tarir le cours de ses larmes. La feinte
Iphtimé entre dans l'appartement, et penchée sur la tête de la
princesse : « Tu dors, Pénélope, dit-elle, et jusque dans les bras
du sommeil ton cœur est en proie à la tristesse. Les Dieux te
défendent les pleurs. Ton fils vit, ton fils te sera rendu. Il n'est
point l'objet de la haine des Immortels. »
Déjà sortis des portes du sommeil, des
songes légers voltigeoient autour de Pénélope, et chatouilloient ses
sens. Elle s'émeut à la voix du fantôme : « Chère sœur, dit-elle,
quel motif t'amène en ces lieux ? Séparées depuis si long-temps, et
si loin l'une de l'autre, pourquoi te revois-je aujourd'hui ? Tu
veux que je cesse de pleurer ; tu veux que j'étouffe la douleur qui
me déchire. J'ai perdu le meilleur des époux, un héros dont les
vertus et les talents honoroient la Grèce, dont le nom et la gloire
remplissoient Argos et l'Hellade ; et maintenant, mon fils, un fils
chéri, est le jouet des vents et des flots ; un enfant qui ne
connoît point encore la fatigue, qui ne sait point encore traiter
avec les hommes. C'est lui que je pleure, bien plus encore que mon
époux. Je tremble qu'il ne périsse, ou sur la mer, ou dans les pays
qu'il va visiter. Une foule d'ennemis conjurés contre lui
l'attendent pour l'égorger avant qu'il rentre dans sa patrie.
— « Rassure-toi, lui dit le fantôme,
bannis de vaines terreurs. Une Divinité puissante, celle que tous
les mortels voudroient avoir à leurs côtés, Minerve veille sur lui :
Minerve a pitié de tes douleurs ; c'est elle qui m'envoie pour te
consoler.
— « Ah ! dit Pénélope, si tu es une
Divinité, si tu as entendu la voix de la Déesse, dis-moi, cet autre
infortuné vit-il encore ? voit-il la lumière du jour, ou a-t-il
cessé de vivre ?
— » Je ne réponds point à de vaines
questions ; qu'il soit vivant, qu'il soit mort, tranchons d'inutiles
discours. « A ces mots, le fantôme s'évanouit et se perd dans les
airs.
La fille d'Icare se réveille ; son cœur
s'est épanoui. Pleine de cette vision qui la rassure, la nuit n'a
plus pour elle ses terreurs accoutumées.
Cependant Antinoüs et ses complices
voguaient sur les flots, et alloient chercher leur victime. Entre
Ithaque et Samos est une petite île hérissée de rochers, l'île d'Astéris.
Là, est un port où les vaisseaux parviennent par une double entrée.
C'est là qu'ils se cachent pour attendre leur proie.