Le soleil, sorti du sein des eaux, s'élance clans les
céleste plaines, pour porter la lumière aux Dieux ; et éclairer
sur la terre les travaux des mortels. Le vaisseau touche aux
rives où s'élève la superbe Pylos, la ville de, Nélée. Les
Pyliens, rassemblés aux bords de la mer, offroient des taureaux
noirs au Dieu qui de son trident fait trembler la terre.
Cinquante tables étoient dressées ; autour de chaque table
étoient assis cinquante Pyliens ; sur chaque table neuf bœufs
dévoient être servis. Déjà on a goûté des entrailles des
victimes ; déjà, pour honorer le Dieu, les cuisses fument sur
les autels.
Le vaisseau aborde ; on l'attache au rivage. Minerve
descend à terre, et Télémaque après elle. La Déesse rompant le
silence la première : « O Télémaque, dit elle, il ne faut plus
ici la timidité d'un enfant. Tu as bravé les tempêtes pour
chercher ton père, pour découvrir quels lieux le cachent, et
quelle est sa destinée. Va droit à Nestor ; sachons ce que nous
pouvons attendre de sa prudence ; conjure-le de te dire ce qu'il
sait par lui-même, ou ce qu'il a appris par d'autres. Le sage
Nestor ne voudra pas te tromper. — O Mentor ! lui répond
Télémaque, et comment oserois-je l'aborder ? par où commencer ?
Si jeune encore et sans expérience, je tremble d'interroger un
homme plus âgé que moi.
— « O Télémaque! tu trouveras en
toi-même une partie de ce que tu dois dire, le Ciel t'inspirera
le reste ; les Dieux ont protégé ta naissance, ils ont veillé
sur ton éducation. »
La Déesse avance à pas redoublés ; Télémaque la suit. Déjà ils
sont au milieu des Pyliens : là, Nestor est assis avec ses fils
; autour d'eux se font les apprêts du repas ; les viandes sont
pressées dans de larges chaudières, ou fument à l'ardeur de
foyers embrasés.
A l'aspect des deux étrangers, on
court, on se presse autour d'eux, on leur tend les bras, on les
invite à s'asseoir. Pisistrate, un fils de Nestor, s'avance vers
eux le premier, les place entre son père et Thrasyraède son
frère, sur des peaux qui couvrent le sable. Il leur présente des
entrailles des victimes, leur verse du vin dans une coupe d'or,
et d'un ton respectueux s'adressant à Minerve : « O étranger !
lui dit-il, offre tes vœux au Dieu dont nous célébrons la l'été.
Quand tu lui auras rendu l'hommage que tu lui dois, tu remettras
la coupe à ton jeune compagnon, afin qu'il s'acquitte du même
devoir. Sans doute il adore aussi les Dieux ; tous les mortels
ont besoin de leur appui. Il est plus jeune que toi, il est de
mon âge ; aussi c'est par toi que j'ai dû commencer. »
Il dit, et remet la coupe aux mains de
la Déesse ; elle voit avec joie le juste hommage qu'il rend aux
droits de l'âge, et, s'adressant au Dieu des mers : « O Neptune,
ô toi, dit-elle, qui embrasses la terre de ton humide ceinture,
écoute ma prière. Répands les rayons de la gloire sur Nestor et
sur ses Dis ; récompense la piété des Pyliens ; donne à
Télémaque et à moi de rentrer dans notre patrie après avoir
heureusement rempli l'objet qui nous amène en ces lieux. »
Après avoir prononcé cette prière et
offert des libations à l'Immortel, la Déesse remet la coupe à
Télémaque, Télémaque à son tour s'acquitte du même devoir.
Les viandes sont dépecées, les tables
en sont couvertes, et le festin commence. Quand la faim est
calmée, quand la soif est éteinte : « C'est à présent, dit
Nestor, c'est après avoir satisfait aux lois de l'hospitalité,
que nous pouvons contenter un désir curieux. Qui êtes-vous, ô
étrangers ? de quelle contrée êtes-vous sortis ? quel intérêt,
quelle spéculation vous amènent ? ou bien, comme des
aventuriers, courez-vous les mers, exposant votre vie et portant
le malheur sur des rives étrangères ? »
La Déesse a mis au cœur de Télémaque une noble assurance ; elle
lui a donné le courage nécessaire pour interroger Nestor sur la
destinée de son père, et pour se faire une grande renommée.
Télémaque rempli d'une confiance qui jusque là lui avoit été
inconnue : « O fils de Nélée! dit-il, ô noble appui de la Grèce
! tu nous demandes de quelle contrée nous sommes sortis ; je te
le dirai sans détour : nous venons d'Ithaque ; ce n'est point un
intérêt public ; c'est un intérêt privé qui nous amène. Je
cherche les traces d'un père absent depuis long-temps ; je viens
redemander Ulysse dans les lieux où sa gloire est parvenue. On
dit que, combattant avec toi, il eut comme toi l'honneur de
renverser les murs de Troie. Tous les autres Grecs, qui ont fait
avec vous cette funeste guerre, on sait en quels lieux ils ont
trouvé la mort ; mais de la mort d'Ulysse, Jupiter n'en a rien
révélé ; personne ne peut dire dans quel temps, dans quel lieu
il a péri ; si sur la terre il a succombé sous une force
ennemie, ou s'il a été englouti dans l'abîme des mers.
» Voilà ce qui m'amène à tes genoux. Je
t'en conjure, dis-moi de sa destinée ce que tu en as vu de tes
yeux, ce que d'autres ont pu t'en apprendre. Hélas ! sa mère lui
donna le jour pour être le plus infortuné des mortels. Ne flatte
point ma douleur ; que ta pitié ne ménage point ma sensibilité ;
dis-moi ce que tu as vu, ce que tu sais ; dis-le moi sans l'affoiblir.
Si jamais, dans les champs d'Ilion, mon père, le vertueux
Ulysse, ou par ses actions, ou par ses paroles, justifia ton
amitié, daigne, je t'en conjure, daigne t'en souvenir, et ne me
dissimule rien.
— « O mon ami ! que de malheurs tu
rappelles à ma mémoire ! Combien nous en éprouvâmes aux champs
de Troie ! Combien, errants sur mer à la suite d'Achille pour
enrichir nos guerriers ! combien, sous les murs de Priam, où
périrent tant de héros, la fleur de notre armée ! Là tombèrent
et le vaillant Ajax, et le terrible Achille, et le divin
Patrocle ; là, mon fils, mon cher fils, mon Antiloque, si léger
à la course, si fier dans les combats.... Combien d'autres
revers encore ! Eh ! qui pourrait en raconter la déplorable
histoire ? Quand tu passerais ici cinq ans, six ans à
m'interroger sur ces tristes aventures, fatigué de mes récits tu
retournerais dans ta patrie avant qu'ils fussent achevés.
» Pendant neuf ans entiers, nous usâmes
autour de cette cité fameuse toutes les ruses de la guerre, tous
les secrets de la politique ; à peine Jupiter put enfin
couronner nos longs travaux. Là, personne en talents n'eût oser
s'égaler à Ulysse ; en adresse, en génie, tous pour leur maître
reconnoissoient Ulysse.... ton père. Mais est-il bien vrai que
tu sois son fils ? L'étonnement me saisit à ta vue. Oui, ce
seroit là son langage ; si jeune, il n'y a que le fils d'Ulysse
qui puisse ainsi parler. Dans les assemblées, dans les conseils,
partout où nous étions, Ulysse et moi, c'étoit toujours entre
nous un accord parfait du sentiments et de langage ; toujours un
même but, le bonheur et la gloire de la Grèce.
» Après la chute de Troie, nous
rentrâmes dans nos vaisseaux; une divinité ennemie nous
dispersa. Jupiter avoit arrêté que le retour des Grecs dans leur
patrie seroit funeste ; tous n'étoient pas justes, tous ne
prenoient pas la raison pour guide ; aussi un grand nombre
périrent victimes du courroux de la fille du Maître des Dieux.
» Cette Déesse jeta la division entre
les deux Atrides. Les deux Atrides, sans réflexion et contre les
règles, avoient convoqué une assemblée pour l'heure où le soleil
termine sa carrière. Les Grecs y vinrent chargés de vin ; on
leur expose le motif qui les a fait rassembler : Ménélas veut
que tous s'apprêtent à partir et à fendre la plaine liquide ;
Agamemnon s'y oppose, il veut retenir l'armée et immoler des
hécatombes pour désarmer le courroux de Minerve. Insensé ! il ne
savoit pas qu'il ne fléchiroit point la Déesse. Les Dieux ne
cèdent point aisément aux prières des mortels. Les deux rois
s'exhalent en injurieux propos ; l'assemblée s'émeut, pousse des
cris affreux, et se divise en deux partis ; toute la nuit nous
fûmes en proie aux pensées les plus funestes, tout prêts à nous
armer les uns contre les autres. Jupiter assembloit sur nos
tètes les nuages du malheur. Au retour de l'aurore, nous lançons
nos vaisseaux à la mer, nous y chargeons nos trésors, nous y
faisons embarquer nos captives.
« Une moitié de l'armée reste avec
Agamemnon, l'autre moitié veut partir. Déjà nous sommes sur les
flots un Dieu aplanit la mer sous nos vaisseaux, nous touchons à
Ténédos. Impatients de revoir notre patrie, nous offrons des
sacrifices aux Dieux. Mais Jupiter n'avoit point décidé notre
retour. Dans sa colère, il rallume encore une discorde funeste.
Ulysse et ses compagnons, pour plaire au roi des rois,
retournent aux rivages de Troie. Moi, trop sur que le ciel nous
prépare de nouveaux malheurs, je fuis avec mes vaisseaux. Le
fils de Lydée fuit et entraîne ses Étoliens. Plus lard, le blond
Ménélas vient se réunir à nous ; il nous trouve à Lesbos,
indécis sur la route que nous devions suivre. Nous
élèverions-nous au-dessus de Chios, et, nous dirigeant sur
Psyrie, la laisserions-nous à notre gauche ? ou, prenant,
au-dessous de Chios, côtoierions-nous l'orageux Mimas ? Nous
implorons la Divinité. et nous lui demandons d éclairer notre
route. Le ciel, pour nous sauver, nous inspira de nous diriger
droit sur l'Eubée. Un vent propice enfle mes voiles ; nous
volons sur la plaine liquide, et, dans le cours de la nuit, nous
touchons à Géreste. Là, pour reconnoitre la faveur du Dieu qui
nous a sauvés, nous immolons des taureaux à Neptune, et les
cuisses des victimes fument sur ses autels. Quatre jours
s'écoulent encore, et le fils de Tydée aborde aux rives
d'Argos. Moi, je voguai vers Pylos, et le vent, qu'un Dieu
propice avoit accordé à mes vœux, me conduisit jusque dans le
port.
» Ainsi, mon fils, je suis rentré dans
mes foyers sans savoir qui des Grecs s'est sauvé, qui des Grecs
a péri. Ce que j'ai appris depuis que je vis tranquille dans ce
palais, je te le dirai avec la franchise que je te dois , et je
ne te cacherai rien.
« On dit que le fils d'Achille et ses
braves guerriers sont heureusement rentrés dans leur patrie ;
heureusement aussi le fils de Péan, l'illustre Philoctète.
Idoménée a ramené en Crète tons ceux de ses compagnons qui ont
échappé à la mort ; la mer ne lui en a ravi aucun. Agamemnon....
jusque dans ton île lointaine, tu as su quel a été son retour,
par quel coup horrible Égisthe a terminé sa vie. Mais le monstre
a payé chèrement son audace et son crime. Heureux qui, en
mourant, laisse après lui un fils pour le venger ! Le fils
d'Agamemnon a dignement puni l'infâme Égisthe, l'assassin de son
père. Et toi, mon fils (ton âge et ton air si noble me répondent
de toi), sois, ô mon fils ! généreux comme lui, afin que la
postérité la plus reculée bénisse ton nom comme !e sien.
— « O sage vieillard ! dit Télémaque, ô
le plus bel ornement de la Grèce ! il a noblement vengé son
père ; tout l'univers parlera de sa gloire, et les siècles à
venir retentiront des hymnes qui lui seront consacrés. Oh ! que
les Dieux ne me donnent-ils aussi de punir les insolents qui
obsèdent ma mère, et, dans leur folle arrogance, ourdissent
chaque jour de nouveaux forfaits ! Mais les Dieux ne nous ont
pas réservé tant de bonheur à mon père et à moi ; il faut subir
notre destinée.
— » O mon ami ! lui dit Nestor (puisque
tu as le premier touché cette plaie), on dit qu'en effet de
nombreux rivaux osent aspirer à la main de ta mère, et, malgré
toi, dans ton palais même, trament des complots criminels.
Dis-moi, est-ce que tu ploies lâchement sous leur tyrannie ? ou
bien le cœur de ton peuple, égaré par quelque inspiration
sinistre, s'est-il retiré de toi ? Eh ! qui sait si un jour, ou
seul, ou soutenu de tous les Grecs conjurés avec lui, il ne
viendra pas venger ses injures et les tiennes ? Oh ! si Minerve
daignoit s'intéresser à toi comme elle s'intéressa toujours à
ton père clans ces contrées qui nous furent si funestes !...
Non, je ne vis jamais sur personne la faveur des Dieux marquée
avec autant d'éclat que le fut sur ton père la faveur de Pallas,
et sa présence tutélaire. Oui, si elle t'accordoit un intérêt
aussi tendre, plus d'un de ces orgueilleux rivaux oublieroit cet
hyménée que poursuit leur ambition.
— « Ah ! tu en dis trop, lui répond
Télémaque, je n'ose porter si haut mes pensées, cette idée
m'accable. Non, quand les Dieux mêmes le voudraient, je ne
pourrais me permettre cet espoir. »
La Déesse, d'une voix sévère : « Télémaque, dit-elle, quel mot
est échappé de ta bouche ! La Divinité peut l’appeler un mortel
des contrées les plus lointaines, et le sauver des plus affreux
dangers. Je voudrais, au prix des plus rudes travaux, revoir mon
pays et rentrer dans mes foyers, plutôt que de périr dans mon
palais, comme Agamemnon a péri sous les coups de l'infâme
Égisthe et de son épouse adultère. Mais les Dieux mêmes ne
peuvent pas arracher le mortel qu'ils protègent à la mort, qui
est commune à tous ; et quand l'heure est venue, il faut en
subir la loi.
— « O Mentor, dit Télémaque, laissons
un sujet qui n'est que trop conforme à mes tristes pensées !
Hélas ! il n'est plus de retour pour lui. Les Dieux ont prononcé
sur son sort, et la Parque a marqué son trépas.
« Mais je veux encore interroger
Nestor ; on dit qu'il a régné trois générations ; sa justice, ses
lumières le mettent au-dessus de tous les mortels ; quand je le
contemple, c'est un Dieu que je crois voir et consulter.
« O Nestor ! daigne encore me répondre
: commenta péri le puissant Agamemnon, le roi des rois ? de
quelle mort l'a frappé ce perfide Égisthe ? Lui, si lâche ; un
si vaillant guerrier ! Ménélas n'étoit-il point dans Argos ? ou
bien est-ce qu'il errait dans quelque autre contrée, et
qu'enhardi par son absence, le monstre a osé frapper sa victime
:
— « Oui, dit Nestor, oui, mon fils, je
te dirai la vérité, et tu la devines toi-même. Si Ménélas, revenu de
Troie, eût rencontré Égisthe dans son palais, la terre ne se fût
point ouverte pour recevoir sa dépouille ; jeté hors de la ville, il
eût été la pâture des chiens et des vautours ; aucune femme de la
Grèce n'eût pleuré sur son tombeau. Le lâche, quel crime il avoit
osé ! Tandis que sous les murs de Troie nous livrions d'horribles
combats, lui, tranquille dans les campagnes délicieuses d'Argos, il
entretenoit d'amoureux propos la femme d'Agamemnon. Clytemnestre
repoussa long-ternps ses coupables insinuations. A ses côtés étoit
un chantre fameux, auquel, en partant pour Troie, Agamemnon avoit
recommandé de veiller sur elle et de la défendre. Mais quand fut
venue l'heure que les Dieux avoient marquée pour sa défaite, Égisthe
relégua ce gardien fidèle dans une île déserte, et l'y laissa pour
être la proie des vautours.
« Alors plus de résistance ; elle se
précipite dans le crime, et suit dans son palais le séducteur qui
l'appelle. Ivre d'un succès qu'il n'osoit espérer, il charge de
victimes les autels des Dieux, et suspend aux voûtes de leurs
temples les plus riches offrandes.
» Cependant nous voguions de concert,
Ménélas et moi. A la hauteur de Sunium, Apollon, d'un de ses traits
dorés, perça Phrontis, fils de Tester, le pilote du roi de
Lacédémone, Phrontis, de tous les mortels, le plus habile à diriger
les vaisseaux au milieu des tempêtes. Sa main mourante tenoit encore
le gouvernail. Ménélas, tout impatient qu'il est d'arriver au terme
de sa course, s'arrête pour donner la sépulture à un compagnon qui
lui fut si cher, et consoler ses mânes par des offrandes funèbres.
» Après avoir rempli ce devoir, il
reprend sa navigation. Déjà il étoit à la hauteur du cap de Malée ;
là, Jupiter le frappe d'un trait de sa colère ; les vagues roulent
et s'élèvent en montagnes. La flotte est dispersée ! une partie est
jetée sur l'île de Crète, sur la côte où habitent les Cydoniens, et
où coule le Jardan : là, un rocher escarpé se prolonge et se cache
sous les flots. Un vent du midi pousse sur Phestos une vague
épouvantable ; elle se brise, et va mourir sur des cailloux. Les
vaisseaux de Ménélas touchent sur le rocher ; ils sont fracassés, et
ses matelots ont peine à échapper à la mort.
» Cinq autres vaisseaux ont été
entraînés par les vents et les flots ; les ondes les portent aux
rives de l'Égypte. Riche des trésors qu'il avoit amassés, Ménélas se
trouve ainsi jeté sur une terre étrangère. Cependant Égisthe,
tranquille clans ses coupables projets, égorgeoit son frère, et tout
le peuple ployoit sous ses lois. Pendant sept ans entiers, il régna
en maître sur l'opulente Mycène. A la huitième année, du sein de
l'Attique, arrivent Oreste et la mort. Le perfide Égisthe tombe, et
Agamemnon est vengé. Après avoir immolé l'assassin de son père,
Oreste donne aux Argiens une fête funèbre sur les tombeaux de sa
mère coupable et de son perfide adultère. Ce jour-là même Ménélas
arrive avec ses vaisseaux chargés d'immenses richesses.
» Mais toi, mon fils, ne reste pas
long-temps éloigné de ton pays, ne laisse pas plus long-temps ton
palais et ta fortune en proie à ces superbes amants. Crains qu'ils
ne consument les restes de ton héritage, et que lu n'aies fait des
courses inutiles.
» Je te conseille cependant, et je te
presse de te rendre auprès de Ménélas. Il est revenu naguère de ces
contrées d'où jamais ne dut espérer de retour quiconque fut par les
tempêtes entraîné dans ces mers lointaines. L'oiseau le plus agile
ne peut, dans une même année, visiter ces climats et revenir dans
les nôtres.
» Pars sur ton vaisseau : ou, si tu
préfères la terre, un char et des coursiers sont à les ordres. Mes
fils te conduiront à Lacédémone. Là, tu conjureras Ménélas de te
dire la vérité sur tout ce qui t'intéresse. Il est sage, il est
vertueux, il ne sauroit te tromper. »
Il dit ; le soleil se plonge dans les
eaux, et le monde est dans l'obscurité. « Généreux vieillard, dit
Minerve, la raison a parlé par ta bouche. Allons, qu'on coupe les
langues des victimes, qu'on verse du vin, offrons des libations à
Neptune et aux autres Immortels. Il est temps d'aller prendre du
repos, la lumière se perd sous l'horizon, et ce n'est pas par de
longs festins qu'on honore les Dieux. »
Tout obéit à la voix de la Déesse; des
hérauts épanchent l'eau sur les mains des convives ; de jeunes
esclaves versent, le vin dans des cratères et le distribuent dans
des coupes, les langues des victimes fument sur des brasiers allumés
; tous se lèvent et offrent des libations aux Dieux.
Quand ce pieux devoir est rempli, quand
les coupes sont vidées, Télémaque et la Déesse s'apprêtent à
retourner à leur vaisseau. Nestor les retient : « Me préservent
Jupiter et les Dieux immortels, dit-il, que vous me quittiez comme
un misérable indigent qui, manquant de tout pour lui-même, ne peut
rien offrir à l'étranger qui daigne le visiter. Ici, tuniques,
tapis, étoffes précieuses, tout est en abondance. Moi vivant, je ne
souffrirai pas que le fils d'Ulysse, le fils d'un héros si fameux et
si chéri, aille dormir sur un banc de rameurs. Après moi, mes
enfants resteront pour accueillir les étrangers et leur offrir une
noble hospitalité.
— » Ce langage, dit Minerve, est digne
de Nestor ; Télémaque doit céder à tes instances ; il passera la
nuit dans ton palais ; moi je retourne au vaisseau ; je vais
rassurer nos compagnons et maintenir l'ordre ; je suis le plus âgé,
les autres sont jeunes comme Télémaque, et ne l'ont suivi que par
attachement. Demain je me rendrai au pays de Caucons, où des sommes
importantes me sont dues. Et toi, généreux vieillard, tu voudras
bien donnera mon jeune ami un char et des chevaux vigoureux pour
continuer son voyage, et un de tes fils pour l'accompagner. »
A ces mots, elle s'envole sous la forme
d'un oiseau. Tous les spectateurs restent interdits et muets. Nestor
lui-même est étonné ; il prend la main de Télémaque : « O mon fils !
lui dit-il, tu ne seras pas un homme vulgaire, un vil fardeau sur la
terre : si jeune encore, les Dieux daignent t'accompagner. Ce ne
peut être que la fille de Jupiter, la Déesse qui éclaire les sages
et inspire les héros. Elle a fait la gloire de ton père, et l'a
placé au premier rang des rois et des guerriers de la Grèce.
» O Déesse ! sois-nous propice ;
daigne, sur moi, sur mes fils, sur ma vertueuse épouse, fixer
l'estime des hommes ; que nos noms soient bénis et notre mémoire
honorée ! Je t'immolerai une génisse d'un an qui n'aura point encore
courbé la tête sous le joug, et dont les cornes seront dorées.
Il dit, la Déesse entend sa prière, le
sage vieillar et retourne au palais, suivi de ses fils et de ses
gendres. Quand ils sont rentrés, tous vont s'asseoir aux places qui
leur sont marquées. Nestor fait apporter un vin délicieux que depuis
onze années une esclave fidèle gardoit pour les jours solennels.
L'amphore est débouchée, le vin jaillit
dans des cratères ; le monarque offre des libations à la fille du
Maître des Dieux, et tous l'invoquent à leur tour. L'heure du repos
est venue ; chacun se retire et va goûter les douceurs du sommeil.
Nestor conduit le fils d'Ulysse sous le
vaste portique, où un lit superbe est dressé pour le recevoir ;
auprès de lui couchera le jeune Pisistrate, qui est libre encore des
liens de l'hyménée. Nestor lui-même va reposer dans un secret asile
où les soins de la reine ont préparé la couche qui leur est
destinée.
Quand l'Aurore a ramené le jour, Nestor
se lève et va s'asseoir à la porte de son palais, sur un banc de
marbre blanc, dont la surface polie reçoit un nouvel éclat de
l'huile parfumée dont elle est souvent baignée.
Jadis y siégeoit le vertueux Nélée ;
depuis que, cédant à la destinée, il est descendu au séjour des
ombres, Nestor y siège à sa place ; un sceptre est dans sa main ;
autour de lui se rassemblent ses fils Échéphron, Stratius, Persée,
Arétus, Thrasymède. Pisistrate arrive le sixième, et avec lui vient
Télémaque dans tout l'éclat de sa beauté.
« Mes enfants, dit le vieillard,
commençons par implorer la faveur de Minerve, qui daigna hier
embellir la fête que nous célébrions en l'honneur du Dieu des mers.
Qu'un de vous aille dans nos domaines chercher la génisse qui doit
être immolée ; qu'un autre aille au vaisseau de Télémaque, qu'il
nous amène ses compagnons et n'en laisse que deux pour le garder ;
qu'un troisième appelle Laercès pour dorer les cornes de la victime
; que les autres demeurent auprès de moi ; que mes officiers, mes
esclaves, apprêtent une fête brillante ; qu'on dresse des tables ;
qu'on apporte du bois et de l'eau. »
Il dit ; tout s'empresse à exécuter ses
ordres. La génisse est amenée ; les compagnons de Télémaque arrivent
; Laercès s'avance portant les instruments de son art, une enclume,
un marteau, des tenailles ; la Déesse descend de l'Olympe pour
recevoir les hommages et les vœux qui vont lui être offerts. Le
vieux monarque donne l'or, et Laercès, d'une main savante,
l'applique aux cornes de la génisse, pour lui rendre digne des
regards et du sourire de l'Immortelle.
Echéphron et Stratius conduisent la
victime à l'autel ; Arétus, dans un vase orné de fleurs, apporte
l'eau lustrale, et des gâteaux dans une corbeille. Thrasymède, une
hache à la main, est debout prêt à frapper ; Persée tient la coupe
qui doit recevoir le sang. Nestor est à l'autel ; il étend ses mains
sur l'eau ; il prend un fragment des gâteaux ; enfin il jette dans
le feu des poils pris sur le front de la génisse.
Tous les spectateurs unissent à cette
offrande leurs prières et leurs vœux : soudain Thrasymède frappe ;
les tendons du col sont coupés, la victime tombe, et la reine et ses
filles poussent un cri d'allégresse. Les jeunes princes relèvent la
génisse, et Pisistrate lui enfonce dans la gorge le couteau sacré ;
le sang ruisselle, et la vie s'écoule avec lui.
Aussitôt la victime est divisée en
quatre parts ; les cuisses sont coupées, une enveloppe de graisse
les couvre d'une double épaisseur; on les surcharge de chairs
saignantes. Nestor les brûle sur un brasier, et les arrose d'un vin
épais, dont il offre la vapeur à l'Immortelle.
Quand les cuisses sont consumées, on
goûte des entrailles ; les chairs sont découpées et attachées à des
broches, que des jeunes gens tournent à l'ardeur d'un foyer embrasé.
Cependant, Télémaque est entré dans un
bain que lui a préparé la belle Polycaste, la plus jeune des filles
de Nestor. Par ses soins, l'huile parfumée coule sur ses membres. Il
s'enveloppe d'un long tissu de lin, revêt une tunique éclatante, et,
semblable à un Dieu, il va s'asseoir auprès du monarque.
Les viandes sont prêtes, les tables
sont servies ; les convives y prennent leurs places ; de nobles
échausons versent du vin dans des coupes d'or. Quand la faim est
calmée, quand la soif est éteinte : « Mes enfants, dit Nestor, qu'on
apprête un char à Télémaque, qu'on y attelle mes plus beaux
coursiers, et qu'un de vous le conduise au terme de son voyage.»
Il dit, et soudain ses ordres sont
exécutés. Le char et les chevaux sont prêts ; une esclave attentive
apporte du pain, du vin et des mets réservés pour les enfants des
rois.
Télémaque s'élance sur le char ;
le jeune Pisistrate s'y assied auprès de lui saisit les rênes, et de
l'aiguillon pique les coursiers, qui, pleins d'une noble ardeur,
volent dans la plaine, et laissent derrière eux Pylos et ses
superbes remparts.
Tout le jour ils fatiguent le char et
secouent le joug qui les presse. Le soleil va se plonger dans les
eaux, et les ombres enveloppent la terre. Ils arrivent au séjour
fortuné de Dioclès, fils d'Orsiloque et petit-fils d'Alphée. Ils y
reçoivent un accueil hospitalier, et y reposent toute la nuit.
La fille du Matin, l'Aurore aux doigts
de roses, a ramené le jour ; ils attellent leurs chevaux, montent
sur le char, et franchissent les portes du palais ; le fouet résonne
; déjà ils sont dans une plaine couverte d'épis jaunissants, et
touchent au terme de leur voyage. Le soleil a fini son cours, et la
Nuit s'avance sur son char d'ébène.