Chant II

Remonter

   

   La fille du Matin, l'Aurore aux doigts de rose, a ouvert les portes de l'Orient. Le fils d'Ulysse se lève, revêt, ses habits, ceint son épée, attache à ses pieds délicats une brillante chaussure, et sort de son appartement tout rayonnant de jeunesse et de beauté. Aussitôt il ordonne à ses hérauts d'aller, de leurs voix éclatantes, appeler les citoyens à la place publique. Ils proclament ses ordres, et soudain le peuple se précipite, à longs flots, dans les rues.

     Quand ils sont réunis, Télémaque part du palais ; deux chiens, sa garde fidèle, suivent ses pas ; la Déesse a répandu sur toute sa personne une grâce divine. Il entre ; tous les regards se fixent sur lui. Les vieillards sur son passage s'écartent d'un air respectueux, et il va s'asseoit où siégeoit son père. 

    Le généreux Égyptius demande le premier la parole, Égyptias est courbé sous le poids des ans ; mais son esprit brille encore des plus vives lumières. Antiphus, le plus chéri de ses fils, étoit allé avec Ulysse aux rivages troyens ; mais l'affreux Cyclope l'avoit immolé dans son antre sauvage, et il eu avoit fait son dernier repas. Trois autres lui restoient encore ; Eurynome, l'un d'eux, étoit au nombre de ceux qui aspiroient à la main de la reine. Les deux autres cultivoient les champs de leur père. Toujours la douleur dans l'âme, et les yeux chargés de larmes, d'une voix presque éteinte : « Enfants d'Ithaque, dit le vieillard, écoutez-moi : nous n'avons eu ni réunion, ni assemblée depuis qu'Ulysse, sur ses vaisseaux, a quitté nos rivages. Qui donc nous convoque aujourd'hui ? Jeune ou vieux, quel motif le force à nous assembler ? Auroit-il appris le premier la marche d'une armée ennemie ! Viendroit-il nous en donner des indices certains ? Vient-il nous éclairer sur quelque autre objet d'intérêt public ! S'il peut servir l'État, j'applaudis à son zèle, que Jupiter daigne con­duire aune heureuse issue les projets que lui inspire l'amour de la patrie. »

     Il dit ; à ce discours, l'espoir luit au cœur de Télémaque. Il se lève, impatient de parler. Il est debout au milieu de rassemblée. Un héraut, le sage Pisénor, lui met un sceptre à la main. Les regards tournés sur Égyptius : « O vieillard ! il n'est pas loin celui qui a convoqué nos citoyens. Ma douleur et mes chagrins m'y ont condamné. Je ne viens point vous révéler la marche d'une armée ennemie, et vous dire ce que j'en aurois appris le premier ; je ne viens point vous parler d'un autre objet d'intérêt public. C'est de moi, c'est des malheurs de ma maison que je veux vous entretenir : un double malheur. J'ai perdu le meilleur des pères, qui régna jadis sur vous, et fut pour vous-mêmes le père le plus tendre : et ce qui est plus affreux encore, ce qui bientôt anéantira ma famille, ce qui consumera toute ma fortune, on poursuit ma mère, ou veut la forcer à un nouvel hyménée. On le veut ; et ce sont les fils de nos citoyens les plus distingués. Ils n'osent s'adresser à Icarius son père, et lui demander de lui donner une nouvelle dot, et de la remettre à l'époux qu'elle voudra choisir, et que préférera son cœur. Mais chaque jour ils inondent mon palais, égorgent mes bœufs, dévorent mes troupeaux, et, dans de perpétuelles orgies, épuisent mes celliers. Tout périt. Il n'est plus d'Ulysse pour nous défendre de leurs excès ; et moi, je ne puis rien opposer à leur violence. Je n'ai que la foiblesse de mon âge, et des bras sans vigueur. Ah! si j'en avois le pouvoir, je saurois repousser leur audace ; car enfin, il n'est plus de terme à leurs injures. La ruine de ma maison est votre opprobre à vous-mêmes. Pouvez-vous n'en être pas indignés ? Pouvez-vous n'en pas rougir aux yeux de nos voisins ? Craignez la colère des Dieux ? craignez que, par un juste retour, ils ne fassent retomber sur Vous les maux dont vous me laissez accabler. Je vous eu conjure au nom du Maître de l'Olympe, au nom de Thémis, qui forme et rompt nos assemblées... Mais non, retirez-vous de moi, mes amis ; laissez-moi seul à ma douleur. Si Ulysse, si mon père, démentant ses vertus , a jamais fait du mal à la Grèce, vengez-vous, rendez-moi haine pour haine ; encou­ragez leur insolence ; ou plutôt venez vous-mêmes me ravir ce que j'ai de plus précieux, et dévorer le produit de mes domaines. Si vous le faisiez, il me resterait quelque espoir. J'irois dans tout Ithaque réclamer votre justice, et vous redemander les biens qui m'auroient été ravis, jusqu'à ce que tout m'eût été rendu. Mais, hélas ! vous m'abandonnez à des maux sans remède et sans espoir. »

     Ainsi parloit Télémaque avec l'accent de la colère. Des larmes coulent de ses yeux ; il jette son sceptre j terre. La pitié s'empare de tous les cœurs ; partout règne le silence, personne n'ose repousser par des duretés l'amertume de ses plaintes. Le seul Antinoüs éclate à la fin. « Télémaque, dit-il, avec ton langage altier et ta fougueuse éloquence, que viens-tu nous outrager ? Tu veux peut-être nous vouer à l'opprobre. Mais ce ne sont pas les fils des Grecs que tu dois accuser ; c'est ta mère et ses artifices. Trois ans sont passés, et bientôt le quatrième, depuis qu'elle se joue de notre crédulité ; elle donne des espérances à tous, à tous des promesses, et puis des messages ; mais dans son cœur elle nourrit bien d'autres desseins.

     « Pour dernière ruse, elle ourdit dans son palais une toile immense ; puis un jour elle nous dit : O vous ! jeunes rivaux qui aspirez âme plaire, sans doute Ulysse n'est plus. Mais, pour me presser de former de nouveaux nœuds, attendes que j'aie achevé ce tissu que je destine à couvrir Us restes du généreux Laërte, quand une mort, toujours prématurée, viendra nous le ravir. Que les femmes de la Grèce n'aient point à me reprocher de n'avoir point donné du moins un linceul à celui qui laissera à mon fils un si riche héritage. Elle dit : et notre franchise crut à sa parole. Tout le jour elle travailloit à sa toile, et la nuit, à la clarté des flambeaux, elle défaisoit son ouvrage. Trois ans entiers elle nous a trompés. Enfin, quand les heures eurent, amené la quatrième année, une de ses femmes, confidente de son artifice, nous révéla son secret. Nous la surprîmes détruisant son tissu. Il fallut bien alors terminer son ouvrage. Tous mes rivaux vont s'expliquer par ma voix. Sache, que la Grèce tout entière sache ce que nous avons résolu. Remets ta mère à ses parents, et qu'elle s'unisse à l'époux qui aura l'aveu de son père, et que préférera son cœur. Mais si, pour fatiguer les fils des Grecs, elle abuse encore de ces talents que lui donna Minerve, de ces adresses que n'eurent jamais les Tyro, les Alcmènes, les Mycèné, ces femmes si vantées chez nos aïeux (elle les a toutes effacées ; mais du moins cette nouvelle ruse n'aura pas le succès qu'elle en avoit attendu) ; tant qu'elle persistera dans ses projets, que sans doute des Dieux ennemis lui ont inspirés, nous ne cesserons de consumer ton héritage. Elle se sera fait un grand nom, mais elle ne te laissera que la misère et les regrets. Nous, nous ne quitterons ce palais, nous ne retournerons clans nos foyers, que quand elle sera unie à l'époux qu'elle aura choisi.

      » Quoi ! Antinoüs, lui répond Télémaque, je chasserois de ma maison celle qui m'a donné le jour, celle qui m'a nourri de son lait ! Ah ! ne crois pas que jamais j'y consente. Mon père, loin de ces lieux, peut-être vit encore ; peut-être il a cessé de vivre. S'il m'est rendu, de quel front oserois-je me montrer à ses regards, coupable d'un crime si odieux ? Vivant, il me puniroit ; mort, ses mânes vengeroient la nature offensée. Ma mère, arrachée de ce palais, invoquerait les Furies ; j'aurais à redouter la justice des hommes et la colère des Dieux. Et puis encore, il faudrait avec elle rendre à Icarius tous les trésors qu'il lui donna le jour de son hyménée. Non, jamais je ne prononcerai cet exécrable arrêt.

   » Mais vous, dussiez-vous m'accabler de voire haine, sortez de ce palais, allez chercher d'autres festins ; allez, tour à tour, dans vos maisons, vous donner à vos dépens des repas et des fêtes.

    » Si vous croyez qu'il vaut mieux, qu'il est plus digne de vous, de dévorer la fortune d'un seul, faites ; moi, j'invoquerai les Dieux immortels ; je demanderai à Jupiter qu'il vous paie d'un juste retour, et que, dans ce palais même, vous périssiez tous sans laisser de vengeurs. »

   Il dit ; soudain, à un mouvement des sourcils de Jupiter, deux aigles s'élancent du sommet de la montagne. Soutenus par les vents, les ailes étendues, ils volent d'abord l'un à côté de l'autre. Bientôt ils planent au-dessus de l'assemblée, qui s'agite et se trouble. Là, tournant, tournant, ils battent l'air à coups pressés, les yeux fixés sur toutes les têtes. D'un regard menaçant ils annoncent la mort ; enfin, ils s'abattent sur les plus élevées, leur déchirent le col et les joues, puis, s'envolant sur la droite, traversent les rues, traversent la ville, et fuient loin des remparts. A cet aspect, tout frémit ; tous les cœurs se remplissent de sinistres pressentiments.

     Le vieil Alithersès, fils de Mastor, qui, mieux qu'aucun autre mortel, savoit interpréter le vol et le langage des oiseaux, Alithersès s'écrie : « Écoutez, enfants d'Ithaque, écoutez ce que je vais vous révéler. C'est surtout à ces jeunes rivaux que je m'adresse ; c'est eux que menace un funeste avenir. Ulysse ne sera plus long-temps séparé de ses amis. Il approche. Dans ses mains est la destinée et la mort. Bien d'autres encore seront frappés. Songeons, songeons à prévenir le coup qui s'apprête. Mettons un terme à ces excès. Qu'eux-mêmes s'arrêtent ; c'est pour eux le parti le plus sûr. Ce n'est point ici le rêve d'un homme aveugle et sans expérience. Je vous dis ce que me révèle une science trop certaine. Les temps sont accomplis. Tout ce que j'avois prédit à Ulysse quand les Grecs partirent pour Troie, et lui-même avec eux, va se vérifier. Je lui prédis qu'après de longs malheurs, après avoir perdu tous ses compagnons, après vingt ans d'absence, il reviendroit inconnu dans sa patrie ; et tout va s'accomplir

     » Vieillard, lui dit Eurymaque, fils de Polybe, va dans tes foyers porter tes vaines prédictions à tes enfants. Va les garantir de tous les malheurs que tu imagines. Je sais mieux que toi présager ce qui doit être. Bien des oiseaux volent sous les rayons du soleil ; mais il n'est pas donné à tous d'être les interprètes des destinées. Ulysse est encore loin de ces lieux. Que ne périssois-tu avec lui ! tu ne viendrais plus nous fatiguer de tes vieilles illusions ; tu n'irriterois plus la colère de Télémaque. pour enrichir ta maison des dons que lu attends de sa crédulité. Mais je te prédis (et ma prédiction ne sera pas vaine), si avec ta prétendue science tu continues de tromper sa jeunesse, il en sera la première victime ; et toi, tu ne réussiras point dans tes projets. Nous t'imposerons une sévère amende ; tu la paieras quoi qu'il t'en coûte ; et il ne te restera que honte et regrets. Moi, je donnerai à mon tour un conseil à Télémaque : qu'il invite sa mère à rentrer dans sa famille ; que ses parents lui fassent une dot digne de leur fortune et de leur tendresse : jusque là les fils des Grecs ne cesseront point leur poursuite. Nous ne craignons personne, ni Télémaque ni ses longues harangues. Nous nous moquons de tes folles prédictions ; elles ne feront que te rendre plus odieux. Oui, nous dévorerons sa fortune, nous la dévore­rons sans retour ; tant que Pénélope amusera la Grèce de son hyménée, toujours épris de ses vertus, dans une vaine attente, nous nous disputerons sa main, et nous ne porterons point nos vœux à d'autres femmes, qui, sans elle, seroient dignes de les fixer.

     » Eurymaque, lui répond le fils d'Ulysse, et vous ses nobles rivaux, je ne vous adresse plus de prières. Je ne vous fatigue plus de mes discours. Les Dieux et les Grecs ont entendu mes plaintes et connoissent vos injures. Du moins donnez-moi un vaisseau et vingt rameurs pour parcourir les mers. Je vais à Sparte, je vais à Pylos, pour interroger les humains sur le sort de mon père , ou cette voix qui sort du sein de Jupiter, et révèle aux mortels les secrets qui les intéressent.

     » Si j'apprends qu'Ulysse vit, si je puis espérer son retour, je passerai encore une année dans une douloureuse attente ; s'il a cessé de vivre, je reviens dans ma patrie ; je lui élève un monument ; je lui rends les honneurs funèbres que je dois à sa mémoire, et je remets ma mère dans les bras d'un autre époux. »

     Il dit, et s'assied. Après lui Mentor se lève, Mentor, l'ami, le confident d'Ulysse. Ulysse, en partant, lui avoit confié le soin de sa maison ; ces soins lui répondoient de sa fortune, et tout lui devoit obéir.

     Inspiré par son vieil attachement : « Enfants d'Ithaque, écoutez, s'écrie-t-il, écoutez ce qu'un devoir sacré m'ordonne de vous dire. Que désormais il n'y ait plus de roi qui s'oc­cupe du bonheur de ses sujets ; qu'aucun n'ait pour eux ni douceur, ni tendresse, ni pitié ; que tous ne soient plus que des oppresseurs et des tyrans. Ulysse est oublié de ses peu­ples, Ulysse qui fut pour eux le plus tendre des pères. Ce n'est point de cette jeunesse ardente et ambitieuse que je me plains : qu'entraînée par des désirs aveugles, elle se livre à d'injurieux excès ; c'est au péril de leur vie, c'est dans l'espoir qu'Ulysse ne reviendra plus, qu'ils dévorent l'héritage de son fils et briguent la main de notre reine. Mais vous, peuple d'Ithaque, c'est contre vous que je m'indigne. Vous restez muet ; et, tout nombreux que vous êtes, vous n'osez pas, d'un mot, réprimer ce misérable troupeau. — Insolent Mentor, lui dit Léocrite, fils d'Événor, pauvre imbécile, que viens-tu contre nous soulever le peuple d'Ithaque ? Tout nombreux qu'il est, il lui en coûteroit cher s'il osoit troubler nos fêles. Ulysse lui-même, s'il reparoissoit, si, quand nous sommes assis à cette table, il vouloit nous chasser de son pa­lais, sa femme, tout impatiente qu'elle est de le revoir, ne s'applaudiroit pas de son retour, et, dans un combat inégal, il trouveroit la honte et la mort. Toi, tu parles au hasard, sans mesure et sans réflexion. Vous, peuple, que chacun retourne à ses travaux. Pour lui, Mentor et Alithersès, les vieux amis de son père, lui ménageront les moyens de faire pou voyage. Mais plutôt, je crois que long-temps encore il se morfondra clans Ithaque à attendre des nouvelles, et que jamais il ne fera les courses qu'il annonce. »

     Il dit ; l'assemblée se disperse à sa voix ; tous les citoyens rentrent, dans leurs foyers. Les prétendants retournent au palais. Télémaque, loin d'eux, s'en va au rivage de la mer, baigne ses mains dans les flots, et adresse à Minerve cette prière : « Entends ma voix, ô Divinité secourable, qui daignas hier visiter notre demeure et m'ordonnas d'aller sur un vaisseau, à travers les ondes, chercher les traces de mon père et m'informer de sa destinée ! Le peuple me délaisse, ces superbes rivaux m'outragent et se jouent de mon impuissance. »

    Il dit, et soudain Minerve est à côté de lui ; elle a pris et les traits et la voix de Mentor : « Télémaque, lui dit-elle, tu ne seras point un homme vulgaire et sans génie. Si un rayon de l'âme d'Ulysse a pénétré dans la tienne ; si comme lui tu fus doué du talent, d'agir et de parler, ce voyage que tu médites aura son cours et ne sera point sans succès. Si tu n'étois pas le fils d'Ulysse et de Pénélope, je ne croirois point à l'accomplissement de tes projets. Il est bien peu d'enfants qui égalent leur père ; il en est bien moins qui les surpassent ; presque tous dégénèrent. Mais je retrouve en toi ce caractère de sagesse qui brilloit dans Ulysse. J'en conçois l'heureux espoir que tu achèveras ton ouvrage. Laisse, laisse à ses vains projets, à ses folles pensées, cette jeunesse injuste, imprudente. Elle ne voit pas la mort qui déjà plane sur sa tête, et cette noire destinée qui les condamne tous à périr dans le même jour et d'un commun trépas. Pour toi, le voyage que tu médites n'est plus incertain, ni éloigné. C'est moi, c'est l'ami de ton père qui t'en répond. Moi-même je te trouverai un vaisseau, je t'accompagnerai moi-même. Retourne au palais, remontre-toi au milieu de ces prétendants, et hâte les apprêts de ton départ. Rassemble des provisions, du vin dans des amphores, de la farine la plus pure clans des outres soigneusement fermées ; moi, je vais dans Ithaque te chercher des compagnons qui veuillent s'associer à tes desseins. Des vaisseaux nombreux sont dans le port ; je choisirai le meilleur ; et, fourni de ses agrès, nous le lancerons à la mer. »

     Ainsi parle la fille de Jupiter. Télémaque, prompt à obéir à sa voix, retourne au palais, le cœur encore rempli d'amertume : il y trouve les prétendants tout entiers aux apprêts du repas : des chevreaux sont égorgés, des sangliers fument sur la paille embrasée.

    Eurynome aperçoit Télémaque. Il va droit à lui, un rire malin sur les lèvres, et, le prenant par la main : « Allons, dit-il, discoureur allier, fougueux caractère, ne médite plus contre nous de sinistres desseins. Ne nous gourmande plus de tes harangues. Mange, bois comme tu faisois naguère ; laisse faire à nos citoyens : ils vont s'empresser à te fournir un vaisseau et des rameurs choisis pour te conduire à Pylos, et te mettre sur les traces de ton père.

      » Antinoüs ! lui répond Télémaque, je ne puis plus partager vos orgies. Je n'y trouve ni plaisirs ni repos. Ne vous suffit-il pas d'avoir jusqu'ici dévoré mon héritage ? J'étois un enfant ; aujourd'hui je suis homme ; j'écoute, je m'instruis ; mon âme et mes facultés se développent. Que je reste ici, que j'aille à Pylos, partout, et de tout mon pou­voir, j'appellerai sur vous la main du Destin.... Oui, je par­tirai ; il ne sera pas vain ce projet de voyage. Je n'aurai de vous ni vaisseau ni rameurs. Vous croyez y gagner.... J'irai, passager obscur, sur un vaisseau de commerce... » Il dit, et sans peine il retire sa main de la main d'Antinoüs. Cepen­dant les prétendants hâtent les apprêts du repas ; mais, au milieu de ces soins, ce sont encore des sarcasmes, des plaisanteries amères : « Télémaque, dit l'un, vraiment, c'est un égorgement qu'il nous travaille. De Pylos ou de Sparte il arrivera des braves pour le seconder. Peut-être il va aux champs féconds d'Éphyre chercher de mortels poisons. Il en jettera dans un cratère, et nous voilà tous perdus. —Eh ! qui sait ? dit un antre, peut-être sur un vaisseau il ira, comme Ulysse, trouver la mort loin des siens. Il nous épargnerait bien des peines ; nous partagerions sa fortune, nous laisserions ce palais à sa mère et à l'heureux rival qui fixerait son choix. »

     Cependant Télémaque se rend sous une voûte profonde, où sont entassés des monceaux d'or et d'airain, des étoffes précieuses et des huiles parfumées. Là, contre les murailles, sont rangés, avec ordre, des tonneaux remplis d'un vin pur, digne d'être servi à la table des Dieux. Ils attendoient Ulysse, s'il pouvoit, un jour, après ses longs travaux, rentrer dans sa patrie. Une double porte, sous deux clefs, en défendoit l'entrée. Nuit et jour, la fidèle Euryclée, fille de Pisénor, veilloit sur ce dépôt confié à sa garde.

     Télémaque l'appelle : « Ma bonne Euryclée, dit-il, prends-moi de ce vin délicieux que tu gardes pour ton malheureux maître, si jamais, échappé à la mort et à la destinée, il peut revenir dans ses foyers. Remplis-m'en douze amphores, et qu'elles soient exactement bouchées. Mets-moi, dans des outres bien cousues, vingt mesures de la fleur de farine la plus pure ; garde cet ordre pour toi seule ; que tout soit bientôt prêt. Ce soir, je viendrai tout enlever, lorsque ma mère, rentrée dans son appartement, voudra se livrer au sommeil. Je vais à Sparte et à Pylos pour découvrir quelques traces de mon père, et m'éclaircir sur son retour. »

    Il dit ; Euryclée pousse un cri de douleur, et d'une voix entrecoupée de sanglots : « O mon fils ! mon cher fils ! dit-elle, pourquoi cette étrange idée ? Fils unique et si tendrement aimé, où veux-tu aller te perdre dans ces contrées lointaines ? Le divin Ulysse ! hélas ! il a péri sur une terre inconnue... Si tu pars, ils iront sur tes traces, te prendront dans leurs pièges, te feront périr toi-même, et partageront tes dépouilles ; reste, ah ! reste au sein de ta fa­mille ; et ne va pas sur cette mer indomptée t'égarer et te perdre !

     » Rassure-toi, lui répond Télémaque, rassure-toi, ma chère Euryclée ; ce dessein n'a point été formé sans l'aveu des Dieux. Mais jure-moi que tu n'en révéleras rien à ma mère avant que la onzième ou la douzième aurore ne ramène le jour ; ou qu'instruite d'ailleurs de mon départ, elle ne t'interroge et ne te force à parler. Je craindrois que, dans sa douleur, elle ne s'abandonnât aux larmes et n'outrageât son visage. »

     Il dit ; Euryclée atteste les Dieux et prononce le redoutable serment ; puis aussitôt elle remplit les amphores de vin et les outres de farine. Télémaque rentre dans la grande salle, et se remontre aux prétendants.

     La Déesse, à son tour, se livre à d'autres soins. Sous les traits de Télémaque, elle parcourt toute la ville, aborde les jeunes citoyens qu'elle rencontre, leur communique ses desseins, et les presse de se rendre au vaisseau quand la nuit aura déployé ses voiles. Elle avoit demandé un vaisseau à l'illustre Noémon, fils de Phronius, et il le lui avoit promis avec empressement.

     Le soleil se couche dans les ondes, et les ombres descendent dans les rues. La Déesse a lancé le vaisseau à la mer ; les rames, les voiles, les cordages, tout ce qui sert à équiper un vaisseau, elle y a tout rassemblé. Elle le fixe dans la partie la plus reculée du port.

     Une jeunesse empressée accourt auprès d'elle, et par ses discours elle échauffe leur ardeur. Cependant elle médite un nouvel artifice. Elle retourne au palais, et fait descendre le doux sommeil sur les prétendants. Leurs pensées s'égarent, les coupes tombent de leurs mains, leurs paupières se ferment, et d'un pas incertain ils vont dans leurs demeures se livrer nu sommeil qui les oppresse.

     Minerve, reprenant la figure et la voix de Mentor, appelle Télémaque : « Les rameurs sont, prêts, lui dit-elle, et n'attendent que ton signal. Partons, ne différons plus un voyage nécessaire. » Elle dit, et, d'un pas rapide, elle marche la première. Télémaque s'avance sur ses traces.

 Ils arrivent au vaisseau : ils ont trouvé sur le rivage la troupe rassemblée.

     « Allons, dit Télémaque, allons, amis, prendre nos provisions. Toutes sont réunies au palais. Ma mère ignore mon départ ; toutes ses femmes l'ignorent. Une seule est dans le secret de mon voyage. » Il dit, et part ; tous le suivent. Bientôt les vivres sont apportés et déposés dans le vaisseau. Télémaque y monte. La Déesse y étoit montée la première ; elle, s'assied sur la poupe, et le fils d'Ulysse auprès d'elle. Déjà les liens ne tiennent plus le vaisseau attaché au rivage ; déjà les matelots sont embarques, et, la rame à la main, sont assis sur les bancs. Soudain, à l'ordre de Minerve, souffle un vent propice, un doux zéphyr. La mer frémit et murmure. Télémaque donne le signal du geste et de la voix ; tout s'émeut ; le mât se dresse et s'affermit sur sa base ; les cordages se fixent et s'attachent aux deux côtés du vaisseau ; la voile s'enfle ; la nef glisse légèrement sur la surface humide : l'onde qu'elle sillonne étincelle et mugit sous le poids qui la presse ; les rames reposent mutiles : des cratères sont remplis d'un vin pétillant; des libations sont offertes aux Dieux immortels, et surtout à la fille du Maître des Dieux. Le vaisseau a vogué toute la nuit ; il vogue encore aux premiers rayons du jour.