Les jeux sont finis ; les guerriers, dispersés dans
leurs tentes, vont réparer leurs forces & goûter les
douceurs du repos. Mais toujours plein de son ami,
Achille le pleure encore, & le sommeil, qui enchaîne
tous les êtres, ne peut assoupir sa douleur.
Il se roule sur sa couche, arrosée de ses larmes.
L'image de Patrocle, sa beauté, son courage, leurs
communs travaux, les combats, les mers qu'ils ont
affrontées ensemble, tous ces objets présens à sa
mémoire nourrissent ses regrets & font couler ses
pleurs. Tantôt les yeux au ciel, tantôt le visage collé
contre son lit, sans cesse il se retourne, il s'agite
sans cesse. Enfin il se lève, égaré, furieux, & sur la
rive il promène au hasard son trouble & son inquiétude.
L'aurore l'y trouve encore en proie au plus sombre
désespoir.
Aux premiers rayons du jour, il attelle ses rapides
coursiers, attache à son char le cadavre d'Hector, &
trois fois il le traine autour du tombeau de Patrocle ;
enfin il laisse ces tristes restes étendus sur la
poussière, & revient sous sa tente reposer ses ennuis.
Mais la pitié d'Apollon veille encore sur cette froide
dépouille. Pour la défendre d'un traitement injurieux,
le Dieu l'a couverte d'une égide d'or. Ainsi Achille outrageoit une terre insensible. Du séjour de la
félicité, les Dieux contemplent ses fureurs ; ils
s'attendrissent sur Hector, & veulent que Mercure le
dérobe au pouvoir de son ennemi.
Tous les autres s'unissent pour l'en conjurer ; mais
Junon, Neptune & Minerve s'opposent à leurs vœux.
Toujours inexorables, ces trois divinités abhorrent
Ilion & Priam & son peuple ; leur haine vit encore
telle qu'elle étoit au premier instant où, choisi pour
juger entre les trois déesses, Paris donna son suffrage
à Vénus, qui, d'un funeste présent, paya sa
complaisance.
Enfin la douzième aurore éclaire l'univers : « Dieux
cruels ! Dieux impitoyables ! s'écrie Apollon, Hector ne
vous offrit-il donc jamais des sacrifices ni des vœux ?
Pourquoi faut-il que vous enviiez à son épouse, à sa
mère à son fils, à son père, aux Troyens, la triste
consolation de revoir sot cadavre, & de rendre à ses
mânes les honneurs du tombeau ?
» Des Dieux seconder la rage d'Achille, d'un farouche
mortel qui ne connoît ni le sentiment ni la pitié !...
Tel qu'un lion en furie qui ne respire que le carnage,
qui ne fait que dévorer & s'enivrer de sang, Achille
n'a plus qu'un cœur atroce, inexorable. La honte, qui
quelquefois fait le malheur, & souvent le bonheur des
mortels, la honte n'a plus d'empire sur son ame. Combien
d'autres, tous les jours, perdent les objets les plus
chers, un frère, un fils, un ami plus tendre encore !
Ils pleurent, ils gémissent, enfin ils se consolent. Le
sort fit aux mortels un cœur qui s'endurcit aux
disgrâces. Mais lui, depuis qu'il a égorgé le malheureux
Hector, il ne cesse de l'attacher à son char, &
toujours il le traîne autour du tombeau de son cher
Patrocle. Rage insensée ! qui flétrit ses vertus, &
doit allumer la céleste vengeance ! Le barbare ! il
outrage une terre insensible. »
Junon, la fureur dans les yeux : « Il faudra donc,
dit-elle qu'à l'égal d'Achille nous honorions Hector !
Mais il étoit mortel cet Hector, une mortelle le porta
dans son sein. Achille,... Achille est le fils d'une
Déesse que j'élevai, que je nourris moi-même. Moi-même
je l'unis à Pelée, à un héros qui méritoit toute la
faveur des Dieux. Pour honorer cet hymen, vous
descendîtes tous de la voûte azurée. Et toi, lâche
protecteur d'une race parjure, toi-même, dans cette fête
tu nous enchantas par tes accords.
— » Arrête, dit le Maître du tonnerre,
& n'outrage
point les Dieux. Nous ne confondrons point les titres &
les rangs. De tous les Troyens, Hector fut le plus cher
aux Immortels : il me l'étoit à moi. Toujours mes autels
étoient chargés de ses offrandes, toujours je respirois
l'odeur de ses parfums. Vains hommages, mais les seuls
que des mortels puissent rendre à des Dieux.
» Arrachons ce héros à la fureur d'Achille ; mais ne
nous flattons point qu'un adroit larcin puisse lui
dérober sa proie. La nuit, le jour, toujours Thétis
veille auprès de son fils. Qu'elle monte dans l'Olympe,
ma sagesse la fera souscrive à mon courroux, il se
laissera fléchir. Je fais descendre Iris au palais de
Priam : elle lui ordonnera d'aller racheter son fils &
d'offrir à son vainqueur des présens qui puissent le
désarmer. »
Il dit ; Thétis obéit à sa voix. Soudain elle se
précipite du sommet de l’Olympe, & descend dans la
tente d'Achille. Elle le trouve encore abîmé dans la
douleur. Ses compagnons, par des soins empressés, cherchoient à consoler ses ennuis, apprêtaient un repas,
& offraient aux Dieux les prémices d'un agneau.
Thétis approche, s'assied auprès de lui,
& de sa main
presse la main de son fils : « Mon fils, mon cher
Achille, lui dit-elle, jusqu'à quand te consumeras-tu
dans la douleur & dans les larmes ! Jusqu'à quand
oublieras-tu les plaisirs de la table & les douceurs de
l'amour ? Bientôt tu ne seras plus, & déjà la mort est
sur ta tête. Écoute, mon fils, écoute avec respect ce
que le Maître des Dieux m'ordonne de t'annoncer. Les
Immortels sont irrités contre toi ; plus qu'eux tous,
Jupiter s'indigne que ta fureur outrage encore les
restes d'Hector. Rends, mon fils, rends ce héros à son
père, & reçois la rançon qu'il va t'offrir. — O ma
mère ! lui répond Achille, j'obéis au monarque des
cieux. Qu'on l'apporte, cette rançon, qu'on reprenne cet
odieux cadavre. »
Tandis que tous deux ils se livrent à un doux
entretien, Jupiter envoie Iris aux remparts d'Ilion : «
Va, vole, Iris, lui dit-il ; annonce à Priam ma volonté
suprême. Qu'il aille aux tentes des Grecs pour racheter
le corps de son fils ; qu'il porte à son vainqueur des
dons qui puissent le désarmer. Qu'il y aille sans garde
& sans suite. Que le plus vieux de ses hérauts conduise
le char qui doit remporter les restes du guerrier que
regrette sa tendresse. Que la crainte de la mort, que
rien n'alarme ses esprits ; Mercure veillera sur lui, &
le guidera jusqu'à la tente d'Achille. Loin d'attenter
à ses jours, le héros lui-même prendra soin de les
défendre : ce n'est point un barbare, un furieux, un
cœur inexorable. Humain, compatissant, il respectera ses
malheurs & ses larmes. »
Il dit, &, plus légère que les vents, Iris s'élance du
haut des cieux. Déjà elle est clans le palais de Priam.
Partout ses mortel qui t'a ravi tant de fils, l'espoir
de ta vieillesse ? Il faut que tu aies un cœur de fer &
d'acier.
» Ce monstre, ce barbare sans foi, si ses yeux te
rencontrent, si tu te remets dans ses mains, il ne se
laissera point attendrir par tes larmes ; il ne
respectera ni ton rang ni tes malheurs. Viens, loin
d'une foule importune, viens pleurer avec moi. Hélas !
notre malheureux fils, la Parque, en naissant, l'avoit
destiné à être, loin de ses parens, sous les yeux d'un
farouche vainqueur, la proie des chiens & des vautours
!
«Impitoyable Achille!... Que ne puis-je lui arracher
le cœur & le dévorer tout sanglant ! ma rage, du moins égaleroit
la sienne, & vengeroit mon fils. Encore s'il
eût en lâche expiré sous ses coups.... mais Hector
défendoit en héros ses citoyens & sa patrie, & il
reçut la mort sans la fuir & sans la craindre.
— « Ne t'oppose point, lui dit Priam, au désir qui me
presse; ne cherche point à m'effrayer par de sinistres
présages ; je ne céderai point à tes prières. Si
c'était un mortel, un prêtre, un aruspice, un augure, je
mépriserais ses oracles, j'en soupçonnerais l'imposture.
Mais c'est une Déesse, j'ai entendu sa voix, elle-même
s'est rendue présente à mes regards. Je vole où ses
ordres m'appellent, dusse-je y rencontrer la mort,
j'obéis avec joie. Ah ! puisse-je, ô mon fils ! te
serrer dans mes bras, t'arroser de mes larmes, & sous
le fer d'Achille expirer en t'embrassant encore ! »
Il dit, & ouvre le coffre pompeux où sont renfermés
ses trésors. Il y prend douze superbes tapis, douze
voiles brillans, douze tuniques. Il y ajoute deux
trépieds d'or, deux vases précieux, & cette coupe
admirable que jadis lui donnèrent les peuples de la
Thrace. Pour racheter son fils, il la livre aujourd'hui
; il livrerait toutes ses richesses avec elle. Il
repousse avec aigreur la foule importune qui assiège son
palais : « Loin, loin d'ici, malheureux ! s'écrie-t-il ;
pour venir troubler ma douleur, n'avez-vous donc point,
vous aussi, de pertes à pleurer ? Quand Jupiter
m'accable, quand il me ravit un fils, mon seul espoir &
mon dernier appui, l'infortune que j'éprouve pourroit-elle n'être pas la vôtre ? Ah ! vous la
sentirez comme moi. La mort de mon fils vous livre sans
défense à la fureur des Grecs.... Ah ! plutôt que de
voir Ilion en flamme & ses remparts détruits, puisse-je
descendre chez les morts ! » Il dit, & de son sceptre
il écarte un peuple qui fuit tremblant devant lui.
Il appelle ses fils & gourmande leur lenteur : «
Hélénus, Pâris, Agathon, Pammon, Antiphonus, Politès,
Déiphobe, Hippothous, Agaus, enfans dégénérés, opprobre
de ma race ; accourez, leur dit-il ; obéissez à votre
roi. Ah ! plût aux Dieux qu'à la place d'Hector , vous
eussiez tous expiré sous le fer des Grecs !
» Père infortuné ! j'eus des fils qui étoient la
gloire & le soutien de mon empire. Il ne m'en reste
plus. Mestor, Troïle, & toi, Hector, toi que les
humains révéraient à l'égal des Dieux ; toi qu'un
Immortel eût avoué pour son fils... l'impitoyable Mars
les a moissonnés tous trois ! Il ne m'a laissé que des
lâches, des parjures, qui ne savent que briller dans des
fêtes, ravager mes états & dévorer mon peuple.
Malheureux ! que n'apprêtez-vous mon char ? que n'y
chargez-vous ces trésors ?... »
Il dit, tons tremblent à la voix de leur père,
&
s'empressent à lui obéir. Déjà le char est prêt à
rouler ; ils y entassent les dons précieux destinés à
racheter la dépouille d'Hector. Ils y attellent de
robustes mulets que jadis donnèrent à Priam les peuples
de la Mysie. Un autre char doit recevoir le vieux
monarque. Lui-même, secondé du héraut qui va
l'accompagner, il y attelle de superbes coursiers que sa
main a nourris.
Hécube approche, la douleur dans l'ame, tenant en sa
main une coupe remplie d'un vin délicieux : « Prends,
cher époux, lui dit-elle, prends cette coupe ; offre des
libations à Jupiter ; puisqu'enfin, malgré moi, ton
courage t'entraîne dans ce camp funeste, demande au
Maître des Dieux qu'il t'arrache aux mains de nos
ennemis & te ramène dans nos murs.
» Conjure le fils de Saturne, l'arbitre des tempêtes,
qui, du sommet de l'Ida, veille sur ton empire,
conjure-le de te montrer, à ta droite, son aigle, le roi
des oiseaux, & l'interprète le plus fidèle de ses
volontés. Rassuré par ce geste de la faveur céleste, tu
marcheras sans crainte à la flotte ennemie. Mais s'il te
refuse cet heureux augure, quelque ardeur qui te presse,
je t'en supplie encore, ne tente point ce funeste
voyage.
— » Chère épouse, lui répond le monarque, je cède à
tes désirs. Oui, nous devons implorer le Maître des
Dieux, & tendre vers lui des mains suppliantes. » Il
dit, & soudain, par ses ordres, une des femmes de la
reine verse sur ses mains une onde pure qui retombe dans
un large bassin. Il prend la coupe que lui présente
Hécube ; &, debout, les yeux au ciel, sur le seuil de
son palais, il offre à Jupiter des prières & des
libations : « O Jupiter ! ô Dieu puissant, Dieu
terrible qui, du sommet de l'Ida, veille sur l'univers
& sur nous, attendris pour moi le cœur d'Achille ;
daigne, en ma faveur, émouvoir sa pitié. Que ton aigle,
le roi des airs, l'interprète le plus fidèle de tes
volontés, se montre à ma droite. Rassuré par ce garant,
j'irai sans crainte à la flotte des Grecs. »
Il dit ; Jupiter écoute sa prière. Soudain un aigle
descend du haut des cieux & vole au-dessus de la ville,
à la droite du monarque. Ses ailes déployées
embrasseraient la porte d'un vaste palais ; la joie, à
cet aspect, renaît dans tous les cœurs. Le vieillard
impatient monte sur son char, & bientôt il a franchi le
portique & les avenues de son palais ; un premier char
est traîné par des mulets que conduit Idée ; derrière
lui, Priam presse de l'aiguillon ses coursiers, qui
d'une course rapide traversent Ilion. Ses enfans, ses
amis le suivent les yeux baignés de larmes, & déjà
déplorent son trépas. Quand du sein des murs il est
descendu dans la plaine, ses fils & ses gendres
retournent enfermer dans leurs palais leur douleur &
leurs inquiétudes.
Du sommet de l'Olympe, Jupiter abaisse sur le monarque
un regard de pitié : « O Mercure ! s'écrie-t-il, tu
aimes à secourir les mortels, tu te plais à exaucer
leurs vœux. Va, guide Priam à la flotte des Grecs ;
qu'invisible à tous les yeux, il pénètre jusqu'à la
tente d'Achille. »
Il dit ; Mercure obéit à sa voix. Soudain il attache à
ses pieds ces ailes d'or qui, à l'aide des vents, le
portent sur la terre & sur l'onde. Il prend cette
baguette qui ferme, quand il le veut, les yeux des
humains, & les réveille du sommeil de la mort. Il
s'élance du sein de l'Olympe, & bientôt il est à Troie
& aux rives de l'Hellespont. Il a pris les traits ?
d'un adolescent ; un tendre duvet couvre ses joues ; la
jeunesse, dans toute sa fleur, brille sur son visage ;
aux grâces de la beauté s'unit un air noble &
majestueux.
Priam & le héraut ont passé le tombeau d'Ilus ; ils
s'arrêtent & abreuvent dans les eaux du Xanthe leurs
mulets & leurs chevaux. Déjà la nuit d'un voile obscur enveloppoit la terre. Idée le premier aperçoit
l'Immortel ; il est saisi d'effroi : « O mon maître ! ô
fils de Dardanus ! songe, songe à sauver tes jours !
Jamais il ne fut un danger plus pressant ; je vois un
guerrier; il va fondre sur nous. Allons, fuyons sur tes
coursiers, ou tombons à ses genoux & implorons sa
pitié. » Il dit, le vieillard se trouble, ses cheveux se
dressent, il demeure immobile & glace d'effroi.
Mercure approche, & le prenant par la main : « O mon
père ! lui dit-il, où s'adressent tes pas! Au sein des
ombres, quand les autres mortels sommeillent, où
guides-tu ces chars & ces coursiers ? Ne crains-tu
point les Grecs qui sont là, & qui ont juré la ruine de
ta patrie ?
« Chargé de tant de trésors, s'ils t'apercevoient au
milieu des ombres, quelle seroit ta ressource ? tu n'es
plus jeune, & ce vieillard qui te suit ne pourrait te
défendre. Moi, je ne te ferai aucun mal ; je repousserai
même quiconque oseroit t'attaquer : car je crois voir
en toi les traits d'un père que j'adore.
— « Oui, mon fils, lui répond le monarque, les dangers
m'environnent ; mais un Dieu t'envoie pour assurer ma
route ; un Dieu étend encore sur moi une main
secourable. Que de grâces ! que d'éclat ! quelle sagesse
! Heureux les parens qui t'ont donné le jour !
— « Oui les Dieux veillent sur tes jours. Mais,
parle-moi sans feinte, ces trésors, vas-tu les déposer
dans une terre étrangère ? ou tremblans, désespérés,
abandonnez-vous tous les murs d'Ilion ? Quel fils tu as
perdu ! il étoit le plus vaillant des Troyens, & ne le cédoit point aux héros de la Grèce.
— « Héros, toi-même, qui rends un si noble hommage à
mon malheureux fils, qui es-tu ? quels parens t'ont
donné le jour ? — Vieillard, tu me parles de moi, & tu
veux que je te parle d'Hector. Plus d'une fois je l'ai
vu dans les combats, je l'ai vu, la flamme à la main,
embraser nos vaisseaux & immoler nos guerriers.
Achille, irrité contre Agamemnon, ne nous permettait pas
de combattre, & nous restions tranquilles spectateurs
des exploits de ton fils.
» Achille est mon maître ; un même vaisseau nous amena
tous deux sur ces rives. Je suis né dans la Thessalie ;
le riche Polyctor est mon père. Il est, comme toi,
courbé sous le poids des années. Six fils sont restés
auprès de lui. J'étois le septième. Le sort me nomma
pour venir combattre sur ces bords. J'allois dans la
plaine observer vos mouvemens. Demain, avec l'aurore,
les Grecs iront assiéger vos murailles ; ils brûlent de
combattre, & leurs chefs ne peuvent retenir leur
ardeur.
—-« Achille est ton maître ?...... Ah ! parle-moi
sans détour ! Mon fils.... mon cher Hector, est-il
encore sous sa tente ? ou de ses lambeaux sanglans
Achille a-t-il déjà fait la pâture des chiens !
— « Non, vieillard, ni les chiens ni les vautours
n'ont encore outragé les restes de ton fils. Il est
couché dans la tente d'Achille. Depuis qu'il a cessé de
vivre, nous avons compté douzes aurores, & il n'a rien
perdu de sa fraîcheur. Ces insectes qui dévorent les
morts immolés dans les combats n'ont point encore
altéré sa dépouille.
« Aux premiers rayons du jour, Achille le traîne sans
pitié autour du tombeau de son ami ; mais ces vains
outrages ne flétrissent point sa beauté. Sur cette
poussière où il est étendu tu le verras encore frais &
vermeil ; il n'est point souillé de sang ; une main
invisible a fermé toutes les blessures que lui firent
nos guerriers. Les Dieux aimoient ton fils ; ils
l'aiment encore au-delà du trépas. »
Il dit ; un rayon de joie luit au cœur du monarque. «
O mon fils, s'écrie-t-il, ils ne sont donc point
stériles les hommages qu'on rend aux Immortels ! Mon
cher Hector fut toujours fidèle à leur offrir son
encens & ses vœux ; ils l'en récompensent, & jusqu'au
sein de la mort ils se souviennent de lui. Reçois, mon
fils, reçois ce gage de ma reconnoissance. Au nom des
Dieux qui me protègent encore, guide-moi jusqu'à la
tente d'Achille.
— » O vieillard ! tu veux éprouver ma jeunesse. Moi,
sans l'aveu d'Achille, accepter un don que tu lui
destinois ! M'en préservent les Dieux ! Infidèle à mon
maître, j'aurois également à redouter & son courroux &
mes remords. Viens, fallût-il te conduire jusque dans
Argos, fallût-il affronter avec toi & les dangers de la
terre, & les périls de la mer, tu trouveras en moi un
guide toujours fidèle & sûr. »
L'Immortel, à ces mots, s'élance sur le char, prend les
rênes d'une main, l'aiguillon de l'autre, & d'une
nouvelle ardeur anime les coursiers. Déjà ils touchent à
la muraille qui défend la flotte des Grecs. Les gardes apprétoient leur repas ; le Dieu fait descendre le
sommeil sur leurs paupières ; les portes s'ouvrent, &
reçoivent Priam & ses trésors.
Enfin, ils arrivent à la tente d'Achille. Les
Thessaliens la firent digne du héros qui l'habite. Le
peuplier & le sapin en forment le vaste contour ; des
gazons-en couvrent le faîte qui s'élève dans les airs.
Autour règne une large enceinte qu'embrasse une
palissade ; une porte assujettie par un arbre mobile en
défend les accès. Cette porte, trois mortels à peine
peuvent l'ouvrir ; à peine trois mortels peuvent la
fermer ; mais, seul & sans efforts, Achille la fait
mouvoir à son gré.
A l'aspect de Mercure, la barrière s'abaisse,
& les chars
& les trésors franchissent la redoutable enceinte. Le
Dieu s'élance à terre : « O vieillard ! dit-il au
monarque, je suis un Immortel ; je suis Mercure :
Jupiter, en ces lieux, m'ordonna de guider tes pas. Je
viendrai te reprendre pour te remener dans tes murs.
» Mais je ne m'offrirai point aux regards d'Achille ;
pour ménager leurs jalouses foiblesses, je dois cacher
aux mortels la faveur que t'accordent mes bontés. Va,
pénètre dans sa tente ; embrasse ses genoux ; que le
souvenir de sa mère, de son fils, de son père, se mêle à
ta prière, & dans son cœur attendri réveille la pitié.
«
A ces mots, le Dieu s'envole dans l'Olympe. Priam
descend de son char, & laisse aux soins d'Idée ses
mulets & ses coursiers il marche à la tente d'Achille.
Le héros étoit assis ; loin de lui, un cercle de
guerriers le contemploit d'un œil respectueux. Seuls à
ses côtés, le brave Automédon & l'intrépide Alcime le
servoient en silence. Il finissoit un triste repas, &
la table étoit encore dressée.
Invisible pour eux, le monarque entre, se jette aux
pieds d'Achille, les embrasse & de ses mains presse les
homicides mains qui lui ont ravi ses fils. Achille,
étonné, frémit à son aspect ; ses guerriers interdits se
regardent en silence. Tel, au milieu d'une foule
immobile, un meurtrier que poursuivent dans sa patrie
la vengeance & les lois, vient sous un ciel étranger,
au sein d'un palais, mendier la pitié du mortel qui
l'habite.
« Héros chéri des Dieux, Achille, s'écrie l'infortuné
monarque, souviens-toi d'un père vieux comme moi,
parvenu comme moi aux portes du tombeau ; peut-être, en
ce moment, d'inquiets voisins affligent sa vieillesse.
En vain il cherche autour de lui le bras qui pourroit
venger ses outrages & défendre ses jours.... Du moins
il apprend que tu respires : & cette douce idée console
ses ennuis. Chaque jour il espère de revoir son fils, &
de le serrer encore dans ses bras.
» Mais moi, tous les malheurs à la fois empoisonnent
ma vie. J'avois des fils, les héros, les soutiens de mon
empire ; hélas ! je ne les ai plus ! J'en comptois
cinquante, lorsque les enfans de la Grèce abordèrent sur
ces rives..... L'impitoyable Mars m'en a ravi le plus
grand nombre. Il m'en restoit un, mon appui & l'espoir
des Troyens ; Hector, mon cher Hector ; il vient de
périr sous tes coups, en combattant pour son pays.
» Ce fils, je viens te le redemander ; pour racheter sa
triste dépouille, je viens mettre à tes pieds mes
trésors. Respecte les Dieux, Achille : aie pitié de ma
vieillesse : souviens-toi de ton père. Hélas ! je suis
mille fois plus à plaindre que lui. Exemple déplorable
d'un nouveau genre d'infortune, je suis réduit à baiser
la main qui m'a ravi mes fils ! »
Il dit ; le souvenir d'un père réveille au cœur
d'Achille la tendresse & les regrets. De la main il
repousse doucement le vieillard. Ils soupirent, ils
gémissent tous deux. Prosterné aux pieds du héros, Priam
pleure son cher Hector. Achille donne tour à tour des
larmes à un père qu'il ne reverra plus, & à L'ami qu'il
a perdu. La tente retentit de leurs plaintes & de leurs
sanglots.
Enfin, rassasié de larmes, Achille laisse tomber ses
regards sur l'infortuné monarque. Ce front chargé de
rides, ces cheveux blancs, excitent dans son cœur une
tendre pitié. Il s'élance de son trône, &, pour le
relever, il le prend par la main : « Déplorable
monarque, lui dit-il, que de malheurs accablent ta
vieillesse ! Comment as-tu osé venir seul, au milieu
d'une flotte ennemie, affronter les regards d'un mortel
qui t'a ravi tant de fils, dignes soutiens de ton empire
? Il faut que ton cœur soit armé de fer & d'acier.
Viens, viens t'asseoir sur ce trône ; laissons au fond
de nos cœurs reposer nos ennuis ; d'inutiles larmes ne
changeront point le cours de nos destinées.
Seuls, tranquilles au sein d'un bonheur inaltérable,
les Dieux ont formé de douleurs & de peines le cercle
de nos jours. Deux tonneaux sont à la porte du palais de
Jupiter. De l'un coule le bonheur, les disgrâces de
l'autre. Si ce Dieu, pour composer notre vie, puise
également dans tous les deux, le bien, le mal, dominent
tour à tour : mais, s'il n'a puisé que dans le tonneau
funeste, le malheur sans cesse nous poursuit. Dédaignés
des mortels, abhorrés des Dieux, l'infortune assiège
notre enfance, & nous conduit jusqu'au tombeau.
» Le ciel, prodigue pour Pelée, l'avoit comblé de ses
faveurs. L'univers envioit ses trésors : roi d'un peuple
heureux, l'hymen avoit mis une Immortelle dans ses
bras. Mais le sort lui fait connoître le malheur à son
tour. Il n'a point vu dans son palais croître des enfans
héritiers de sa puissance. Il n'eut qu'un fils, que
bientôt lui raviront les Destins. Du moins si j'avois
pu être le soutien de ses vieux ans... Mais, hélas ! loin
de ma patrie, sur une rive étrangère, je suis condamné à
être le fléau de ta vieillesse, & le bourreau de tes enfans.
» Et toi, déplorable vieillard, l'univers vantoit ta
félicité. Des rives de Lesbos jusqu'aux lieux où régna
Macar, du fond de la Phrygie jusqu'aux bords de
l'Hellespont, il n'étoit point de monarque plus
puissant, de père plus heureux. Mais depuis que les
Dieux ont épanché sur toi l'urne de l’infortune, ton
empire n'offre plus à tes regards que des combats, des
meurtres & des tombeaux. Ranime ton courage, & ne te
laisse point abattre sous le poids des disgrâces, la
douleur, funeste pour toi, ne te rendrait point ton fils
; tes fermes me le rappelleraient point à la vie.
— » Laisse-moi, ô fils des Dieux ! laisse-moi gémir à tes
pieds. Mon cher Hector.... hélas ! il est encore, sans
honneur, couché sur la poussière ! Remets, remets-le
dans mes bras ; que mes yeux le revoient & le baignent
de larmes. Reçois la rançon que je t'apporte, & jouis
de mes trésors. Ah ! pour prix de ces jours que tu
daignes épargner, puissent bientôt les Dieux te rendre
à ta patrie ! »
Achille, lançant sur lui de sombres regards : «
Crains, vieillard, crains d'allumer mon courroux. Je te
rendrai ton fils ; ma mère, la fille de Nérée, est
venue, au nom de Jupiter, m'en imposer la loi. Je connois, Priam, la main qui t'a conduit. C'est un Dieu
qui a guidé tes pas jusqu'à mes vaisseaux. Un mortel,
fût-il au printemps de son âge, n'eût jamais osé
pénétrer dans notre camp ; il n'eût pu tromper nos
gardes, ni franchir les barrières qui nous défendent. Ne
m'importune plus de tes douleurs & de tes plaintes ;
crains que dans ma tente, à mes genoux, je ne respecte
pas u« roi qui m'implore, & que je ne viole les lois du
Dieu qui me commande. »
Il dit ; le vieillard tremble & obéit à
sa voix. Achille, comme un lion, s'élance de sa tente ;
deux de ses guerriers le suivent ; Automédon & Alcime, qui,
depuis que Patrocle n'est plus, tiennent auprès de lui
le premier rang. Ils détellent les chevaux & les
mulets du vieux monarque, amènent Idée avec eux, le font
asseoir, & retournent prendre sur le char les riches présens destinés à racheter la dépouille d'Hector ;
mais ils y laissent deux tissus précieux & une tunique
superbe dont Achille veut que les restes du malheureux
guerrier soient couverts en rentrant dans sa patrie.
Il ordonne que les femmes emportent le corps, qu'elles
le lavent dans une onde pure, & fassent couler sur tous
les membres de l'huile & des parfums, mais dans un lieu
secret & loin des regards de Priam. Il craint qu'à la
vue de son fils, ce père infortuné ne puisse contenir
ses transports, & que lui-même, impatient de ses
plaintes, il n'oublie les ordres de Jupiter, & ne
l'immole à sa fureur.
Le corps a été lavé, &, tout brillant de l'huile qui
le parfume, il a été revêtu d'un des tissus précieux &
de la tunique qui ont été réservés pour ce pieux office.
Achille lui-même le prend dans ses bras, & le dépose
avec respect sur un lit préparé pour le recevoir.
Automédon & Alcime le portent, sur le char qui doit le
ramener à Troie. Alors le fils de Pelée soupire, &
d'une voix gémissante il appelle son ami : « Pardonne,
cher Patrocle, pardonne, si, au sein des morts, tu
apprends que j'ai rendu Hector à son père, des présens
dignes de moi m'ont payé sa rançon, &, pour les
apaiser, j'en ferai une offrande à tes mânes. »
Il dit, & va se rasseoir sous sa tente : « Tes vœux
sont accomplis, dit-il à Priam ; ton fils t'est rendu :
demain, au retour de l'aurore, tes yeux le reverront, &
tu le reconduiras à Troie ; mais, en ce moment, viens
t'asseoir à ma table & réparer tes forces épuisées.
Privée de tous ses enfans, six fils & six filles,
l'orgueil de leur mère, Niobé put goûter encore de ce
pain qui nous fut donné pour le soutien de notre vie.
» Niobé avoit osé se comparer à Latone. Latone,
avoit-elle dit, n'a eu que deux enfans, & moi j'ai des
gages nombreux de ma fécondité, six fils & six filles,
tous brillans de jeunesse & de grâces. Mais les deux enfans de Latone immolèrent à ses yeux toute cette
postérité si vantée. Tous ses fils périrent sous les
coups d'Apollon ; Diane, de ses flèches, perça toutes
ses filles. Pendant neuf jours entiers, ces
malheureuses victimes demeurèrent couchées dans le sang
; il n'y avoit personne pour leur rendre les derniers
devoirs : le fils de Saturne avoit changé tout le peuple
en rochers. Enfin, à la dixième aurore, les Dieux
eux-mêmes prirent soin de les renfermer dans la tombe.
» Après avoir épuisé ses larmes, Niobé chercha encore
dans les dons de Gérés le triste aliment de sa vie & de
ses douleurs. Maintenant, au sommet du Sipyle, au
milieu de ces rochers où vont reposer les nymphes qui
dansent ver les rives de l’Achélous, cette mère
déplorable, transformée elle-même en rocher, pleure
encore ses malheurs & les vengeances des Dieux. Allons,
cédons comme elle à ces tristes besoins où la vie nous
condamne. En le remenant à Troie, tu pleureras ton
fils.... Il sera long-temps l'objet de tes regrets & de
tes larmes. »
Il dit, & le fer à la main il court égorger une
brebis. Ses compagnons l'apprêtent, & la table est
dressée. Dans d'élégantes corbeilles, Automédon apporte
le pain. Achille lui-même offre au monarque les morceaux
les plus délicieux. Le repas est fini. Priam, d'un oeil
étonné, contemple le héros : « Quelle taille ! quels
traits ! Un Dieu n'a pas plus de grandeur & de majesté.
» Les regards attachés sur Priam, Achille admire & ce
front auguste, & ces discours que dicte la sagesse, &
que le sentiment rend si touchans.
« Enfant des Dieux, dit enfin le monarque, permets que
j'aille goûter quelque repos. Hélas ! depuis que mon
fils a péri sous tes coups, le sommeil n'a pas un seul
instant fermé ma paupière. Toujours dans les larmes, en
proie à un affreux désespoir, je n'ai en pour lit que le
sable & la fange. Pour la première fois, depuis ce jour
fatal, je viens de goûter les dons de Cérés & la
liqueur de Bacchus. »
Il dit ; soudain, par les ordres d'Achille, s'élèvent,
sous le portique, deux lits où, sur un tendre duvet,
brille la pourpre qui les couvre. « Va, dit-il à Priam,
va reposer hors de ma tente : ici je craindrais pour toi
les regards des Grecs, qui, nuit & jour, sur leurs
projets, viennent me consulter. S'ils te surprenoient en
ces lieux, bientôt Atride en seroit instruit, &
peut-être il voudrait te ravir ce fils que je t'ai
rendu. Mais parle-moi sans crainte. Combien de jours
destines-tu aux funérailles d'Hector ? Tant que tu
seras occupé de ce triste devoir, je veux contenir dans
notre camp l'ardeur de nos guerriers.
— « Ah ! s'écrie le monarque, ce nouveau bienfait,
Achille, comblera ma reconnoissance & mes vœux. Captif
dans Ilion, mon peuple est en proie à la terreur. La
forêt qui doit fournir le bois du bûcher est loin de
nos murailles. Pendant neuf jours, renfermés dans mon
palais, nous pleurerons sur le corps de mon fils ; au
dixième, la flamme consumera sa triste dépouille, & mes
sujets célébreront le funèbre repas.
Le onzième verra s'élever son tombeau ;
&, s'il le
faut, la douzième aurore éclairera de nouveaux combats.
— Va, lui répond Achille, j'accorde à ta douleur tout le
temps qu'elle exige. » A ces mots, il presse de sa main
la main du vieillard, & par ce gage de sa foi il
rassure ses esprits.
Priam & le héraut, toujours agités de mille sombres
pensées, vont sous le portique attendre que le sommeil
assoupisse leurs ennuis. Achille, en un réduit secret,
s'endort dans les bras de la jeune Briséis.
Toute la nuit, les mortels & les Dieux dorment enchaînés
par le sommeil ; mais Mercure se refuse à ses douceurs.
Il songe comment il trompera les gardes qui veillent au
camp des Grecs, comment il ramènera Priam dans ses murs.
Penchée sur la tête du monarque : « O vieillard ! lui
dit-il, tu oublies les dangers qui t'environnent.
Tranquille sur la foi d'Achille, tu dors au milieu d'une
flotte ennemie ! Ton fils t'est rendu, de riches présens
ont payé sa rançon ; mais si Atride, si les autres Grecs
te savoient en ces lieux, il en coûteroit trois fois
autant aux enfans qui te restent pour t'arracher de
leurs fers. »
Il dit ; le vieillard frémit & réveille son héraut.
Mercure, lui-même, attelle & leurs mulets & leurs
coursiers. Invisibles à tous les yeux, bientôt ils
franchissent avec lui les barrières du camp. Quand ils
sont arrivés aux bords du Scamandre, le Dieu les
abandonne & revole dans les cieux.
L'Aurore versoit sur la terre l'or de ses rayons. Les
yeux baignés de larmes, le cœur gros de soupirs, le
monarque guidoit en silence le lugubre cortège. Aucun
Troyen, aucune Troyenne encore n'a, des murs d'Ilion,
aperçu son retour. Cassandre la première vole au sommet
de Pergame ; la première, elle reconnoît & son père &
le héros qui l'accompagne ; ses regards tombent sur les
restes d'Hector ; elle le voit sur le char que traînent
les mulets, couché sur le lit funèbre..... Elle gémit,
& va dans Ilion faire retentir sa douleur & ses cris.
« Accourez, Troyens ; Troyennes, accourez ; venez voir
ce qui vous reste d'Hector ! Hélas ! jadis, au retour
des combats, vous alliez en foule applaudir à ses
triomphes : il ramenoit dans nos murs l'allégresse & la
joie. »
Elle dit, & le peuple , à sa voix, déserte ses foyers
; les femmes, les enfans, Troie tout entière, en proie à
la douleur, s'élance dans la plaine. Le monarque & les
restes d'Hector approchoient de la porte de Scée.
Andromaque, Hécube, les premières, tremblantes, égarées,
se précipitent sur le char funeste ; elles embrassent la
tête du héros, & s'arrachent les cheveux. Une foule
éplorée se presse autour d'elles. Le soleil, en
finissant son cours, les auroit vues encore pleurer
Hector aux portes d'Ilion ; mais Priam, du char où il
est assis : « Laissez, laissez-moi, leur dit-il, un
libre passage. Quand il sera dans nos murs, vous
donnerez un libre cours à vos larmes. »
Il dit ; tout recule à sa voix. Bientôt il arrive à
son palais, jadis le séjour de la gloire. Là, on dépose
le corps sur un lit funèbre. Un chœur nombreux, dans de
lugubres chans, célèbre le héros & ses exploits. Les
femmes répondent par des sanglots & des soupirs.
Andromaque s'avance la première, &, serrant dans ses
bras la tête de son cher Hector, d'une voix entrecoupée,
elle exhale sa douleur : « Tu n'es plus, cher époux
! tu m'es ravi au printemps de tes jours ! tu laisses
dans ton palais une veuve désespérée ! & ton fils, ce
gage infortuné de notre amour..., il ne t'avoit point
encore appelé du tendre nom de père !... Il ne vivra
point pour être ton vengeur & le mien ! Bientôt Ilion
sera la proie d'un barbare vainqueur.... En te perdant,
cher Hector, Ilion a perdu sa force & son appui. Seul,
tu défendois ses murs ; seul, tu protégeois ses chastes
épouses & les enfans nombreux qui croissoient dans son
sein.
» Malheureuses Troyennes bientôt des vaisseaux les
emmèneront captives sur des bords étrangers.... &
moi-même avec elles !.... Et toi, mon fils, peut-être tu
suivras ta déplorable mère ! esclave d'un tyran odieux,
tu gémiras courbé sous le poids des plus vils travaux.
« Peut-être la main d'un Grec forcené te précipitera
du sommet de nos tours, & vengera sur loi un père, un
frère, un fils que lui ravit Hector. Que d'ennemis, cher
époux, ont mordu la poussière, immolés de ta main !
Combien tes exploits ont armé contre nous de vengeurs !
Ton père, ô mon fils ! étoit un lion dans les combats ;
aussi tous nos citoyens pleurent en lui leur héros &
leur dieu.
» Cher Hector, tu laisses à tes parens d'éternels
regrets. Mais quelle douleur est égale à la mienne !
Hélas ! tes derniers regards n'ont point rencontré ton
Andromaque ; tu n'as point tendu vers moi tes mains
froides & glacées. Je n'ai point recueilli sur tes
lèvres mourantes une tendre, une dernière parole, qui,
nuit & jour présente à ma mémoire, eût mêlé quelque
douceur à mes larmes. » Ainsi gémissoit Andromaque. Les
femmes, par des sanglots, répondent à ses plaintes.
Hécube vient après elle répandre ses pleurs
& ses
regrets : « Hector, ô toi, dit-elle, qu'entre tous mes enfans préféroit ma tendresse ! cher Hector, tu fus
pendant ta vie aimé des Immortels ; les Immortels
t'aiment encore au-delà du trépas. Mes autres fils,
captifs d'Achille, ont été indignement vendus, &
traînent dans Samos, dans Imbre, dans Lemnos, & leur
honte & leurs fers. Toi, du moins, tu as péri sous ses
coups, dans les champs de la gloire. Il t'a traîné sans
pitié autour du tombeau de Patrocle, que lui avoit ravi
ton bras. Inutile vengeance qui ne lui a point rendu son
ami ! Et mes yeux te revoient encore avec toute ta
fraîcheur & toute ta beauté. Il semble qu'Apollon, de
ses traits les plus doux, ait fermé ta paupière. » Elle
dit, & d'un torrent de pleurs elle inonde son visage.
Tout le peuple unit ses gémissemens aux larmes de sa
reine.
Hélène, à son tour, exhale sa douleur & ses regrets :
« Hector, o toi, dit-elle, qui de tous les fils de Priam
fus le plus cher à la déplorable Hélène ! mon frère
!.... ô nom doux & funeste ! malheureux Pâris ! ah !
que n'avoit-il péri avant que de coupables nœuds
m'unissent à sa destinée ! Depuis le jour fatal qui me
ravit à ma patrie, j'ai compté vingt hivers sur ces
rives, & jamais, cher Hector, un mot injurieux pour moi
n'est sorti de ta bouche.
» Si tes frères, si tes sœurs, si
Hécube quelquefois me reprochoient les communes disgrâces (ah ! je trouvai
toujours dans Priam la tendresse d'un père), ta voix,
contre eux, prenoit ma défense ; ta douceur, tes
discours désarmoient leur colère. Hélas ! en pleurant ton
sort, c'est le mien que je pleure. Infortunée ! il n'est
plus pour moi de protecteur ni d'appui ; tout dans ces
murs me déteste & m'abhorre. » Ainsi gémit Hélène, &
tout le peuple gémit avec elle.
Le vieux monarque enfin interrompt leurs sanglots : «
Allez, dit-il, allez dans nos forêts ; apportez du bois
pour élever le funeste bûcher. Ne redoutez point les
Grecs & leurs embûches. Achille, en partant, m'a promis
que les combats ne recommenceraient qu'avec la douzième
aurore. »
Il dit ; soudain les chars sont attelés. Pendant neuf
jours, l'Ida gémit sous les coups de la cognée. Enfin,
pour la dixième fois, l'Aurore allume son flambeau. Les
yeux baignés de larmes, ils portent sur le bûcher les
tristes restes d'Hector : déjà la flamme pétille, &
bientôt l'embrasse tout entier. Les frères, les amis du
héros, les joues baignées de pleurs, recueillent ses ossemens que la flamme a blanchis, les arrosent de leurs
larmes, & les enferment dans une urne d'or
qu'enveloppe un brillant tissu. La tombe, enfin, reçoit
ce précieux dépôt, & sur la pierre qui le couvre
s'élève un monument, destiné à perpétuer la gloire
d'Hector & les communs regrets. Des gardes veillent sur
les murs pour défendre Ilion des surprises des Grecs.
Enfin, tous les citoyens viennent dans le palais de
Priam célébrer tristement le repas funèbre.