Ilion retentit de lugubres cris ; les Grecs ont
regagné les rives de l'Hellespont, & se dispersent sous
leurs tentes. Mais Achille arrête ses Thessaliens : «
Héros de la Phthiotide, leur dit-il, nobles compagnons
de ma gloire, ne dételons point encore nos coursiers.
Allons sur nos chars, pleurer autour de Patrocle. Par ce foible hommage, du moins, soulageons nos regrets,
&
honorons son trépas. Rassasiés de larmes, nous
laisserons reposer nos coursiers, & de tristes alimens
ranimeront nos forces épuisées. »
Il dit, & ses guerriers unissent leurs soupirs aux
soupirs de leur roi. Guidés par Achille, les yeux noyés
de larmes, trois fois ils promènent leurs chars autour
de la froide dépouille. Les vertus de Patrocle, le
souvenir de ses exploits, nourrissent leur douleur :
Thétis elle-même verse, dans leurs ames attendries, la
tristesse & les regrets ; le sable est mouillé de leurs
pleurs ; leurs armes en sont inondées.
Achille étend ses homicides mains sur le sein de son
ami, & laisse échapper ces accens qu'interrompent ses
sanglots : « Patrocle !... cher Patrocle, entends ma
voix !... qu'elle aille, au sein des morts, consoler tes
mânes & apaiser ton ombre !.... Je te promis qu'étendu
sur ces rives, le cadavre de ton assassin seroit la
pâture des chiens. Dans la fureur que m'inspira ta
perte, je jurai que douze jeunes Troyens, égorgés sur
ton bûcher, expieroient ton trépas !... J'acquitte ma
promesse ; je remplis mes sermens. » Il dit, & la rage
qui l'anime prépare aux restes du malheureux Hector de
plus sanglans outrages. Près du lit où repose le corps
de Patrocle, il le jette sur la terre, & l'y laisse le
visage plonge dans la poussière.
Les Thessaliens dépouillent leurs armures
&
détellent leurs coursiers. Leurs nombreux essaims se
rassemblent autour de la lente d'Achille, & le héros
hâte les apprêts du funèbre repas. Les taureaux tombent,
en mugissant, sous le fer qui les égorge ; les moutons,
les chevreaux, palpitent sur la terre ; le sanglier fume
à l'ardeur des foyers embrasés ; le sang, en longs
ruisseaux, coule autour du cadavre.
Les rois arrachent enfin le fils de Pelée à un
spectacle qui nourrit ses regrets, &, avec peine,
l'entraînent à la tente d'Atride. Le monarque ordonne
aux hérauts de faire tiédir une onde pure ; &, dociles
à sa voix, ils pressent Achille de laver le sang & la
poussière dont il est couvert. Il résiste à leurs
prières : « O Jupiter ! dit-il, ô souverain Maître des
mortels & des Dieux ! sois témoin de mes sermens !
L'onde n'approchera point de ma tête, que je n'aie porté
sur le brûler les restes de mon cher Patrocle, que la
flamme n'ait brûlé mes cheveux, que mes mains n'aient
élevé un monument à sa cendre. Hélas ! après ce coup
funeste, il ne peut jamais en être un aussi affreux pour
mon cœur.
« Hâtons, Atride, hâtons un odieux repas. Demain, au
retour de l'aurore, que tes guerriers aillent couper le
bois qui formera ce fatal bûcher ; qu'ils apprêtent tout
ce qu'au fond du tombeau doit emporter une ombre désolée
! Ah ! puisse bientôt la flamme le ravir à mes yeux.
Puissent bientôt les Grecs être rendus à la vengeance
& aux combats ! » Il dit, soudain les tables sont
dressées : quand la faim est calmée, quand la soif est
éteinte, tous vont, dans leurs tentes, goûter les
douceurs du repos.
Mais Achille, le cœur gros de soupirs, se jette sur
le rivage, où viennent, en mugissant, se briser les
ondes écumantes. Une foule de Thessaliens l'environne.
Là, fatigué de sa pénible course, épuisé par sa
victoire, le doux sommeil vient enchaîner ses sens &
assoupir ses ennuis. Soudain l'ombre du déplorable
Patrocle apparoit à sa vue. C'était & sa taille & sa
voix ; c'étoient encore les mômes vêtemens qu'il portoit au terrestre séjour.
Elle se penche sur la tête du héros : « Tu dors !
lui dit-elle, tu dors, Achille ! & tu m'oublies !
Vivant je te fus cher ; mort, je te trouve insensible :
rends, rends à ma cendre les honneurs du tombeau.
Errant, sans asile, aux portes de l'infernal palais, les
ombres me repoussent loin de la fatale barque, &
me ferment le séjour de l'éternel repos.
» Donne-moi ta mai», que je l'arrose de mes larmes !
Quand la flamme aura consumé ma dépouille, je ne
reverrai plus ces lieux si chers à ma tendresse. Assis
ensemble, loin de tes guerriers, nous n'épancherons plus
dans le sein l'un de l'autre nos cœurs & nos secrets.
L'inexorable mort a saisi sa victime. J'ai payé le
tribut qu'aux humains imposa la nature, & l'avare
Achéron ne rendra plus sa proie.
«
Et toi, divin Achille, la Parque aussi t'attend aux
remparts d'Ilion. Exauce, cher ami, exauce le dernier
de mes vœux ! Que mes cendres, Achille, ne soient point
séparées de les cendres ! Le palais de tes aïeux a vu
croître ton enfance & la mienne. Depuis le jour où ma
main imprudente, égarée, ravit, malgré moi, la vie au
fils d'Amphimadas , la cour de Pelée fut l'asile de
Ménétius & le mien. Ton père me prodigua ses bienfaits
; il me nomma pour te suivre & accompagner tes pas.
Inséparables pendant la vie, soyons-le jusqu'au sein du
tombeau ! que cette urne d'or, que te donna ta mère,
renferme mes ossemens & les tiens !
— » O mon frère ! ô mon ami ! c'est toi que je
revois !.... C'est toi qui viens à des devoirs si chers
exciter ma tendresse !.... Tout ce que tu me demandes, je
le promis à tes mânes. Je remplirai tes ordres & mes sermens... Mais approche, que je te serre du moins un
instant contre mon sein : mêlons, mêlons ensemble nos
soupirs & nos larmes. » Il dit, & tend les bras ; mais
l'ombre échappe à ses embrassemens, & telle qu'une
vapeur légère, elle s'enfonce dans la terre en poussant
de sourds & lamentables cris.
Achille se lève interdit, étonné ; il frappe ses
mains, il s'écrie : « O Dieux ! l'homme survit donc au
trépas ! Une ame, image fantastique du corps qu'elle
habita, existe encore dans l'infernal séjour ! Cette
nuit, l'ame de l'infortuné Patrocle s'est offerte à ma
vue, gémissante, éplorée ; c'était lui-même ; il m'a
prescrit, tout, ce que mon amitié avoit, promis à ses
mânes. « Il dit, & dans tons les cœurs il réveillé les
regrets & les larmes. L'Aurore les retrouve pleurant
autour de la triste dépouille.
A la voix d'Atride, une troupe de travailleurs
abandonne le camp. Mérion les guide, le généreux Mérion,
l'ami d'Idoménée. La cognée est dans leurs mains, des
liens pendent sur leurs épaules, des mulets marchent
devant eux ; par de rudes sentiers, par d'obliques
détours, au travers des vallons, au travers des rochers,
ils arrivent aux bois qui croissent sur les bancs de
l'Ida. Soudain la hache frappe à coups redoublés. Le
chêne allier gémit & tombe avec un horrible fracas. Le
fer le dépouille de ses branches. Déjà les mulets plient
sous les fardeaux dont on les a chargés, & redescendent
à pas lents ces montueux sentiers ; derrière eux
marchent les soldats, courbés sous le poids des troncs
d'arbres que Mérion leur ordonne d'apporter.
Sur le rivage, à l'endroit qu'Achille a marqué pour le
tombeau de Patrocle & pour le sien, les troncs, les
branches, tombent entassés, & s'élèvent en monceaux.
Là, les guerriers se rassemblent, & attendent la fin
de ces lugubres apprêts.
Le héros ordonne à ses Thessaliens de ceindre
l'armure des combats, & d'atteler leurs coursiers. Déjà
l'airain les couvre ; déjà les écuyers & les combattans sont montés sur leurs chars. La cavalerie
s'avance ; derrière elle, roule un nuage d'infanterie ;
au milieu paroit le corps de Patrocle, que portent ses
compagnons sur leurs bras entrelacés. Il est couvert de
leurs cheveux, qu'ils ont coupés pour honorer son
trépas. Achille marche le dernier ; penché sur cette
dépouille chérie, il la baigne de ses larmes, &
soutient de ses mains la tête penchée. Ils arrivent au
lieu funeste, y déposent le cadavre, & arrangent le
bois qui doit le consumer.
Achille s'éloigne, & pour mieux exprimer ses
regrets, il coupe cette blonde chevelure qu'il
nourrissoit pour le fleuve Sperchios. Les yeux attachés
sur les flots, il soupire, il s'écrie : « O Sperchius !
ô toi qui baignes les contrées où je commençai de
respirer le jour ! Mon père t'avoit promis que, rendu à
ma patrie, je t'offrirois mes cheveux, que je
t'immolerois une hécatombe, que, dans le bois qui t'est
consacré, sur l'autel qui rouvre ta source, je ferais
couler le sang de cinquante moutons. Inutiles vœux, que
tu n'as point exaucés ! Je ne reverrai point les champs
de la Thessalie ; cette chevelure, que je ne pourrai
t'offrir, un héros, mon cher Patrocle, l'emportera dans
la tombe. » Il dit, & dans les mains glacées de son
ami, sa main met cette triste offrande. Les larmes, à
cette vue, recommencent à couler, & le regret déchire
tous les cœurs.
Le Soleil, de ses derniers regards, les eût vus
encore pleurant autour de l'infortuné guerrier ; mais
Achille s'approche d'Atride : « Les larmes ont assez
coulé, lui dit-il ; fais taire leur douleur ; qu'ils se
retirent, qu'ils aillent apprêter leur repas. Nous, qu'à
Patrocle attacha un intérêt plus tendre, nous lui
rendrons les honneurs suprêmes. Qu'avec nous les
ministres des funérailles viennent remplir leur triste
devoir.»
Soudain, à la voix d'Agamemnon, les guerriers se
dispersent. Le bûcher s'élève, & le rivage gémit sous
sa vaste étendue ; au milieu, sur un lit funèbre, on
dépose en pleurant les restes de Patrocle. Des moutons,
des taureaux, tombent égorgés ; de la graisse de ces
victimes Achille couvre son ami tout entier ; ses mains
autour de lui étendent leurs membres encore palpitans.
Des urnes inclinées épanchent sur le lit le miel & les
parfums.
Il immole en gémissant quatre superbes coursiers,
&
les jette sur le bûcher. De neuf chiens que sa main a
nourris, il prend les deux plus beaux, & les sacrifie
aux mânes de Patrocle. Égaré par la rage, armé par la
vengeance, son bras plonge au sein de douze jeunes
Troyens un glaive impitoyable, enfin il enfonce dans le
bûcher un fer embrasé.
Les yeux noyés de larmes, il soupire ; il appelle à
grands cris son ami, le compagnon de ses travaux. «
Patrocle ! cher Patrocle, reçois le dernier de mes adieux
! que ma voix aille, au sein des morts, consoler tes
ennuis & apaiser ton ombre ! Tout ce que t'avoient
promis mes sermens, je l'accomplis aujourd'hui. Les
douze jeunes Troyens que je devois t'immoler, la flamme
va les dévorer avec toi. Mais les restes d'Hector, le
feu ne les consumera point : ils seront la pâture des
chiens. »
Impuissantes menaces ! En vain les chiens attendent leur
proie. Pour les en écarter, la fille de Jupiter ,
Vénus, veille & la nuit & le jour sur cette triste
dépouille ; elle-même la parfume d'ambroisie & la
garantit des outrages d'Achille. Pour la défendre de ses
rayons brûlans, Apollon, du sein des airs, abaisse un
sombre nuage, & en couvre tout l'espace où repose le
cadavre.
Mais le bûcher ne fume point encore. Achille s'éloigne ;
il invoque & Zéphire & Borée, & leur promet des
sacrifices : une coupe à la main, il leur offre à tous
deux des libations, & les conjure de venir allumer le
feu qui doit consumer son cher Patrocle. Iris entend ses
vœux, & va les porter au séjour des Vents. Tranquilles
dans l'antre de Zéphire, ils s'y livroient aux
plaisirs de la table. La Déesse y vole, & déjà elle
foule le seuil de l'obscure caverne. Tous se lèvent à
son aspect, tous l'invitent à partager leur fête. «
Non, dit-elle, non, je ne puis céder à vos instances. Je
vais aux rives de l'Océan, au fond de l'Ethiopie, je
vais avec les autres Immortels respirer l'encens des
peuples qui l'habitent. Zéphire ! Borée ! le fils de
Thétis implore votre secours, & il vous promet des
sacrifices. Allez embraser le bûcher où repose Patrocle,
l'ami d'Achille, l'objet des regrets de toute la Grèce.
»
Elle dit, & s'envole. Soudain & Zéphire
& Borée
s'élancent dans les airs ; ils soufflent, & les nues
fuient dispersées. Ils s'étendent sur la mer ; l'onde
enfle sous leur bruyante haleine ; enfin, ils touchent
aux rives d'Ilion. Le bûcher mugit, le feu s'éveille, &
la flamme pétille. Toute la nuit, leur souffle impétueux
nourrit l'incendie, & porte dans les airs des
tourbillons de fumée. Toute la nuit, Achille invoque
l'ombre de Patrocle ; une coupe à la main, il puise le
vin au fond d'une urne d'or, & le répand à grands flots
sur la terre. Tel un père infortuné arrose de ses larmes
le bûcher qui consume les ossemens d'un fils long-temps
son espoir, & tout-à-coup l'objet de sa douleur & de
ses regrets ; tel Achille erre, gémissant, autour des
restes de son ami, & baigne de ses pleurs les flammes
qui les dévorent.
L'étoile du matin vient annoncer à l'univers le retour
de la lumière ; l'Aurore s'avance sur ses pas, & dore
de ses rayons la surface des eaux. Le bûcher s'amortit
& la flamme s'éteint. Les Vents fuient sous leur
passage, la mer de Thrace enfle, écume, gronde &
mugit. Achille, accablé de douleur & de fatigue,
s'éloigne du bûcher, se couche sur la terre, & le
Sommeil vient lui verser ses tranquilles pavots.
Atride & les chefs de la Grèce se rassemblent. Au bruit
de leur marche, le héros se réveille, il s'assied : «
Atride, dit-il, & vous les chefs & les vengeurs de la
Grèce, allez répandre le vin sur ces tristes débris ;
éteignez ces restes qui fument encore. Nous
recueillerons ensuite les ossemens du fils de Ménétius
; nos yeux les reconnoitront sans peine. Patrocle, seul,
étoit au milieu du bûcher ; hommes, chevaux, toutes les
victimes ont été, sur les bords, confusément brûlés.
»
Ses cendres reposeront dans une urne d'or, jusqu'au
moment où la Parque fermera ma paupière. Je ne
demanderai point pour lui un superbe tombeau. Je le veux
pourtant digne de l'ami d'Achille. Un jour les Grecs qui
me survivront nous élèveront à tous deux un plus
pompeux mausolée.
Il dit, tous obéissent à sa voix. Des flots de vin
coulent sur le bûcher; les cendres tombent &
s'affaissent. Les yeux baignés de larmes, les héros
recueillent les ossemens que la flamme a blanchis, les
renferment dans une urne d'or, &, couverts d'un voile
précieux, les déposent sous la tente d'Achille.
Autour du bûcher on forme l'enceinte d'un tombeau. On en
creuse les fondemens, & sur ces fondemens la terre
s'élève amoncelée. Quittes d'un si triste devoir, les
guerriers s'éloignoient de ces lieux ; mais Achille les
arrête ; il veut que des jeux funèbres honorent la
mémoire de son ami.
De ses vaisseaux, on apporte le prix qu'il destine aux
vainqueurs ; des vases, des trépieds, de l'airain, de
l'or & du fer. On amène des mulets, des coursiers, de
superbes taureaux. De jeunes captives s'avancent les
yeux baissés, & le front couvert d'une modeste rougeur.
Des chars d'abord s'élanceront dans la carrière. Une
jeune beauté, habile à manier l'aiguille de Pallas, un
vase à deux anses, & qui contient vingt mesures,
attendent le mortel heureux qui aura derrière lui laissé
tous ses rivaux. Le second aura une cavale indomptée,
qui porte un mulet dans ses flancs ; le troisième, un
grand vase d'argent, que n'a point encore noirci la
flamme ; lu quatrième, deux talens d'or. Pour le
cinquième, brille une large coupe qui, sans le secours
du feu, s'arrondit & se forma sous le marteau.
Achille se lève : « Atride, dit-il, & vous héros de la
Grèce, voilà les prix qui attendent les vainqueurs. Si
mon cher Patrocle n'étoit pas l'objet de ces funèbres
jeux, j'entrerois dans la lice, & la palme seroit à
moi. Il n'est point de coursiers que mes coursiers ne
devancent ; vous le savez, ils sont immortels ; Pelée me
les donna ; Pelée les avoit reçus de Neptune.
»
Mais, pour moi, pour mes coursiers, la douleur a fermé
cette triste carrière. Hélas ! ils ont perdu le héros
qui les guidoit dans les champs de la gloire ; lui-même
il les baignoit dans l'onde : versée par sa main,
l'huile embellissoit leur flottante crinière. Mornes
maintenant, & la tête baissée, des larmes coulent de
leurs yeux, & leurs crins négligés traînent sur la
poussière. O vous ! qu'un noble espoir enflamme,
venez, des mains de la Grèce & d'Achille, recevoir la
couronne. »
Il dit ; soudain se lèvent d'augustes rivaux. Eumélus les
devance ; le fameux Eumélus, qui, plus d'une fois, dans
les champs de l'Élide, a remporté la victoire. Après
lui, le fils de Tydée, le vaillant Diomède, guide ces
coursiers divins, que naguère il ravit au fils
d'Anchise. Le blond Ménélas paroit à son tour. Avec son
cheval Podargue, il attelle la fougueuse OEthé, une
cavale d'Agamemnon. OEthé jadis appartint à Echépole ;
mais pour obtenir le droit de languir dans Sicyone, au
milieu des richesses dont l'avoit comblé Jupiter, le
voluptueux Echépole en avoit fait présent au fils
d'Atrée. Déjà elle frémit sous le joug, impatiente de
voler dans la carrière. Le fils de Nestor, le jeune
Antiloque, vient, avec des coursiers que Pylos a
nourris, disputer la victoire. Son père est auprès de
lui, & par ses conseils il éclaire encore son adresse.
«
O mon fils ! lui dit-il, Jupiter & Neptune ont protégé
ton enfance ; eux-mêmes ils te montrèrent à guider un
char. Tu sais tourner au bout de la carrière. Mes leçons
dans cet art n'ont plus rien à t'apprendre. Tes chevaux
ont perdu leur force & leur souplesse. Les coursiers de
tes rivaux sont plus agiles ; mais tes rivaux ne sauront
pas mieux que toi gouverner leur ardeur.
»
Que ton adresse, ô mon fils ! t'obtienne l'avantage. Ces
rochers que l'humaine industrie asservit à ses lois, ces
arbres que la main de l'ouvrier arrondit & courbe pour
nos besoins, ils résistent, à la force, & l'adresse en
triomphe. Sur les flots en courroux, le nocher, par son
adresse, enchaîne & maîtrise les vents. C'est l'adresse
qui, dans la carrière, décide la victoire. L'imprudent
qui se fie à la légèreté de son char, à la vitesse de
ses coursiers, décrit de grands cercles, & souvent.
loin du terme, il se perd & s'égare. Avec des chevaux
moins rapides, un guide adroit, d'une main toujours
sûre, sait presser, sait relâcher les rênes. Les yeux
attachés sans cesse sur la borne, il l'effleure, &
laisse derrière lui soupirer ses rivaux.
»
Cette borne, je vais te la décrire & la peindre à tes
yeux. Au point où ces deux routes se rencontrent, un
tronc de bois s'élève d'une coudée au-dessus de la
terre. C'est le reste d'un chêne ou d'un sapin que n'a
point altéré la pluie ; deux blocs de marbre le
soutiennent ; là, tourne & se replie la carrière ;
peut-être étoit-ce un monument élevé à la mémoire d'un
héros enseveli sur ces rives ; peut-être un terme destiné
à l'usage auquel Achille le consacre aujourd'hui.
«
Que ton char le presse & l'effleure. Penche-toi sur la
gauche ; de la voix, de l'aiguillon, anime le cheval qui
est à ta droite, rends-lui les rênes ; que l'autre serre
la borne ; que la roue s'incline & paroisse y toucher.
Mais garde qu'elle ne heurte les pierres qui la
soutiennent ; tu blesserois tes coursiers, tu briserois ton char. Couvert de honte, tu serois la fable
de tes rivaux. Que rien n'échappe à tes regards & à ta
pensée. Si tu es fidèle à mes conseils, la victoire est
à toi. Il n'est point de mortel qui puisse te la ravir ;
non, quand il guiderait cet Arion, ce fameux coursier
d'Adraste, ou les chevaux de Laomédon, la gloire de ces
rivages. » Après ces utiles leçons, le vieillard quitte
son fils, & va se rasseoir au milieu des spectateurs.
Mérion vient enfin, le plus tardif de tous, mais non le
moins ardent pour la gloire.
Déjà ils sont montés sur leurs chars. Leurs noms sont
jetés dans une urne ; Achille les secoue & les agite :
le premier qui en sort, c'est le nom d'Antiloque ; Eumélus après lui ; Ménélas le troisième; Mcrion le
quatrième ; Diomède, le plus vaillant de tous, Diomède
est le dernier. Rangés sur une même ligne, ils attendent
le signal. Au bout de la plaine, Achille leur marque la
borne qu'ils doivent toucher ; l'ami de Pelée, le fidèle
Phénix, est auprès pour juger ces rivaux & nommer le
vainqueur.
Au même instant, tous les fouets résonnent ; de
l'aiguillon, de la voix, tous, au même instant, animent
leurs coursiers. Ils s'élancent dans la plaine, & la
dévorent. Leur crinière flotte agitée par les vents; la
poussière, en tourbillons épais, s'élève sous leurs pas.
Les chars bondissans tantôt sont dans les airs, &
tantôt retombent sur la terre. Debout, penchés sur le
joug, les conducteurs palpitent d'espérance & de
crainte. Leurs cris redoublent, & les coursiers volent
enveloppés d'un nuage poudreux.
Déjà ils touchent à l'extrémité de la carrière ; là, ils
déploient toute leur vigueur; là, une nouvelle ardeur
les enflamme. Le char d'Eumélus devance tous les chars.
Après lui volent Diomède & ses divins coursiers. Ils
semblent prêts à s'élancer sur le fils d'Admète ; ils le
pressent de leur tête, & de leur souffle humectent ses
épaules.
Bientôt Diomède étoit vainqueur, du moins il alloit
balancer la victoire ; mais, irrité contre lui,
Apollon, de sa main, fait tomber son fouet. Des larmes
de fureur coulent des yeux du héros. Il voit Eumélus
fuir comme un trait, tandis que ses coursiers, que
n'excite plus l'aiguillon, languissent sans ardeur.
Minerve a vu Phébus & sa perfide ruse. Soudain elle
vole au fils de Tydée, & lui rend son fouet, & d'une
vigueur nouvelle anime ses chevaux. Elle vole au fils
d'Admète ; son bras en courroux brise le joug du char,
les cavales s'égarent, le timon traîne sur la terré. Au
pied de la roue, les bras sanglans & déchirés, Eumélus tombe renversé ; sa bouche, son nez, son front,
tout son visage n'est plus qu'une plaie. Ses yeux sont
noyés de larmes ; sa voix éteinte expire sur ses lèvres.
Loin de lui, loin de ses autres rivaux, Diomède fuit
comme l'éclair. Minerve l'échauffé & l'enflamme,
Minerve lui donne la victoire. Le blond Ménélas se
pressent sur ses traces ; Antiloque, en ces mois, excite
les chevaux de Nestor : « Courez, volez au bout de la
carrière. Je ne vous demande point de vaincre les
coursiers de Diomède ; Minerve les anime, Minerve veut
couronner leur maître. Mais, du moins, atteignez le char
de Ménélas. OEthé, une cavale, vous ravir la victoire
!... Quelle honte, quel opprobre ! Ah ! soutenez
l'honneur de votre sexe & le vôtre. Malheureux ! si
vous lui cédez la palme, Nestor ne connoitra plus ses
coursiers, sa main ne nourrira plus votre inutile
langueur ; lui-même, sur l'heure, il vous plongera le fer
dans le sein. Allons, courez, volez tous deux ; mon
adresse secondera votre ardeur ; dans ce passage étroit,
je saurai atteindre & devancer mon rival. » Il dit, les
coursiers tremblent à sa voix, & redoublent de vitesse.
D'un œil sûr, Antiloque observe le terrain ; creusé par
les torrens de l'hiver, le chemin s'abaisse & penche
en précipice. Pour éviter un choc dangereux, Ménélas se
jette sur cette pente ; le fils de Nestor l'atteint ; de
sa roue il serre sa roue, & sur son char il incline son
char. Le monarque pâlit, il s'écrie : « Arrête, arrête,
Antiloque! quelle folie est la tienne ! Bientôt, sur un
plus large terrain, tu pourras me devancer ; ici, ton
indiscrète ardeur nous sera funeste à tous deux. »
Il
dit ; mais sourd à ses cris, le jeune ambitieux
redouble & presse les flancs de ses coursiers. Autant
qu'un disque lancé par un bras vigoureux mesure d'espace
dans les airs, autant en a franchi le fougueux Antiloque. Ménélas s'est arrêté ; Ménélas a craint
que, heurtés l'un contre l'autre, les deux chars ne
fussent renversés ; que tous deux, victimes d'une folle
impatience, ils ne tombassent étendus sur la poussière.
Mais dans sa fureur il gourmande son rival : «
Malheureux Antiloque ! il n'est point de mortel plus
insensé, plus téméraire que toi. La Grèce croyoit à ta
prudence. Va, cette palme où tu aspires, tu ne
l'obtiendras que par le parjure. » A ces mots, il ranime
ses coursiers : « Ah ! que la douleur, dit-il, n'arrête
point vos pas, volez, ressaisissez le prix qui vous est
dû. Moins vigoureux que vous, épuisés par la vieillesse,
ces vils rivaux vous auront bientôt cédé la victoire. » Il dit ; tremblans à la voix de leur maître, ses
coursiers s'élancent, & bientôt ils ont atteint le char
d'Antiloque.
Les Grecs assis à la barrière suivent des yeux les
chars volant sur la plaine poudreuse. Placé aux premiers
rangs, le roi des Cretois les distingue le premier, le
premier il reconnoit le vainqueur à ses cris, il le
reconnoît à l'un de ses coursiers, dont le corps est de
couleur rougeâtre, & le front marqué d'un croissant.
Il se lève : « O chefs de la Grèce ! dit-il, me
trompe-je, ou vos yeux sont-ils d'accord avec les miens ?
la fortune a changé ; ce ne sont plus les mêmes chevaux,
ce n'est plus le même vainqueur. Le char qu'en partant
nous avons vu devancer tous les autres, quelque
accident, sans doute, l'arrête dans la plaine.
» Je l'ai vu le premier toucher au bout de la
carrière, & mes yeux ne peuvent plus le rencontrer. En
vain de mes regards j'embrasse toute cette vaste
étendue. Peut-être les rênes ont échappé aux mains du
héros qui le guide. Peut-être il aura heurté la borne ;
du choc il aura brisé son char ; lui-même il sera tombé
sur la poussière, tandis que ses coursiers s'égarent,
emportés par leur fougue & leur ardeur. Levez-vous ;
regardez, je n'ose en croire mes yeux ; mais s'ils ne
m'ont point trompé, le vainqueur est né du sang étolien
; c'est un des héros d'Argos, le fils de Tydée, le
vaillant Diomède.
— » O roi des Crétois ! lui répond d'une voix aigre
& mordante le fils d'Oïlée, quoi ! toujours au hasard
tu voudras décider ! ce char que tu croyois perdu, je
le vois voler dans la plaine. En dépit de ton âge, en
dépit de tes yeux, affoiblis par les années, juger est
toujours ta manie. Eh ! laisse ce soin à des regards plus
perçans que les tiens. Je revois les coursiers
d'Eumélus ; Eumélus lui-même, je le revois, les rênes à
la main, toujours devançant ses rivaux. » Idoménée en
fureur : « Ame féroce, lui dit-il, le plus vil des
Grecs, mais le plus habile à manier l'injure &
l'outrage ! Allons, qu'Agamemnon nous juge, un vase ou un
trépied paiera ton erreur ou la mienne. Ta apprendras, à
tes dépens, quels coursiers ont obtenu la victoire. »
Il dit, le fils d'Oïlée s'enflamme, & d'un ton plus
aigre encore s'apprête à lui répondre. La querelle,
peut-être, eût ensanglanté l'arène ; mais Achille se
lève : « Ajax, Idoménée ! dit-il, épargnez à nos yeux
une scène qui vous avilit. Vous-mêmes, les premiers,
vous blâmeriez dans d'autres ces scandaleux transports.
Tranquilles spectateurs, attendez ces coursiers ; ils
accourent, impatiens de vaincre, & vont offrir leur
maître à vos regards. »
Il dit, Diomède approche ; son fouet résonne ; ses
chevaux bondissans ont dévoré l'espace. Le héros est
enveloppé dans des flots de poussière ; son char
brillant d'or & d'étain semble presser ses coursiers :
ils volent ; à peine les roues impriment sur le sable
une trace légère. Enfin le vainqueur touche à la
barrière ; du poitrail de ses chevaux coulent des torrens de sueur ; leurs flancs en sont inondés. Il
s'élance à terre ; son fouet repose appuyé sur le joug.
Soudain Sthénélus accourt, & reçoit le prix de la
victoire. Il remet à ses compagnons le trépied & la
jeune captive, & lui-même il dételle les coursiers.
Vainqueur de Ménélas par la ruse, & non par la
vitesse, Antiloque arrive après Diomède. Mais Ménélas
est sur ses traces. Le char ne touche pas de plus près
au cheval qui le traîne, & dont la queue flotte sur la
roue ; l'espace a fui, la vigoureuse OEthé a secondé
l'ardeur de son guide ; un moment de plus, & Ménélas
ressaisissent la victoire. Mérion est encore à la portée
du javelot ; ses coursiers sont plus pesans, & sa main
inhabile presse en vain leur lenteur. Loin, loin
derrière lui, le fils d'Admète traîne tristement les
débris de son char. Ses cavales marchent à pas tardifs,
& la tête baissée. Achille le voit, Achille a pitié de
son infortune. Il se lève : « Hélas ! dit-il, c'était lui
qui devoit vaincre, & il arrive le dernier. Diomède a
obtenu le premier prix ; soyons justes, & qu'Eumélus,
du moins, emporte le second. »
Il dit, tous les Grecs applaudissent. De leur aveu,
la cavale indomptée alloit passer au pouvoir du fils
d'Admète ; mais le fils de Nestor, Antiloque, se lève &
réclame ses droits : « Achille, dit-il, sois injuste, si
tu l'oses, mais crains mon ressentiment. Son char a été
brisé, la fortune a trompé son adresse ; & c'est moi
que tu punis ; & tu me ravis, à moi, le prix de ma
victoire ! Eh ! que n'invoquoit-il les Dieux ! les
Dieux l'auroient sauvé de cette disgrâce.
»
Tu plains son malheur; ton grand cœur te fait une loi de
l'adoucir ? Ta tente est remplie d'or & d'airain ; tu
as des troupeaux, des trésors, des captives ;
prodigue-lui tes bienfaits ; la Grèce est prête à
t'applaudir ; moi-même je m'unis avec elle. Mais le prix
qui m'appartient, je ne le cède à personne. Qui voudra
me le disputer, que le fer à la main il vienne me le
ravir. »
Il dit, Achille sourit : il aime à retrouver dans
Antiloque un cœur digne du sien. « Oui, lui dit-il, ô
fils de Nestor ! ce sera dans ma tente que je prendrai
le prix que je dois à son adresse & à son malheur. Je
lui donnerai la superbe cuirasse d'Astéropée ; l'argent,
sur les bords, se mêle avec l'airain ; ce présent est
digne de lui ; c'est le gage de l'estime d'Achille. » Il
dit, &, docile à ses ordres, Automédon vole à sa tente,
& en rapporte cet illustre trophée. Eumélus le reçoit
des mains du héros, & la joie brille sur son front.
Ménélas se lève : la douleur est dans son ame ;
toujours il nourrit contre Antiloque un trop juste
ressentiment. Un héraut lui met le sceptre à la main,
& commande le silence : « O fils de Nestor ! dit le
monarque, ô toi ! dont jadis on vantoit la prudence,
quel soudain vertige a troublé ta raison ? Tu m'as ravi
ma gloire ; par ta fougue insensée, tes coursiers ont
triomphé des miens. O rois ! ô héros de la Grèce !
prononcez entre Antiloque & moi ; ne donnez rien à la
faveur. Qu'on ne dise pas que Ménélas a dû le prix au
mensonge, ou plutôt je prononcerai moi-même ; dicté par
l'équité, mon jugement aura l'aveu de toute la Grèce.
Viens, Antiloque, viens si tu l'oses ; debout, à la tête
de tes coursiers, le fouet à la main, atteste Neptune,
jure que tu ne m'as fait qu'un involontaire outrage. »
Rendu à lui-même, le sage Antiloque lui répond : « O
généreux monarque ! pardonne à la fougue de mon âge. Je
respecte ton rang, je respecte tes vertus. Tu sais ce
que peut sur un jeune courage une vaine ardeur pour la
gloire. L'imagination vole ; la réflexion, plus lente,
se traîne derrière
« Fais grâce à mon erreur ; le prix que je t'ai ravi,
je te le rends ; tout ce qui m'appartient, si tu
l'ordonnes, je vais le mettre à tes pieds, plutôt que
d'encourir ta haine & le courroux des Dieux. »
Il dit, & soudain il remet la cavale aux mains de
Ménélas. La joie épanouit le cœur du monarque. Telle une
douce rosée ranime les épis, & dans leur tige desséchée
rappelle la vigueur & la vie. Telle, ô Ménélas ! la
joie s'insinue dans ton sein, & pétille dans tes yeux.
« Antiloque, tu as désarmé mou courroux. Nous ne
t'avions encore jamais vu imprudent ni téméraire. La
jeunesse, un moment, a égaré tes esprits. Crains, une
autre fois, crains de blesser ceux que l'âge & le rang
élèvent au-dessus de toi. Un autre n'eût pas si tôt
fléchi mon ressentiment. Mais ton vertueux père, mais
ton frère & toi-même, vous avez, pour moi, bravé les
plus grands dangers ; vous avez soutenu pour moi les
plus pénibles travaux ; je cède à tes prières, je
t'abandonne le prix qui m'est dû. O Grecs. soyez témoins
de mon indulgence, & rendez justice à mon cœur. « A ces mots,
il remet la cavale à Noérnon, l'ami d'Antiloque, &
prend le vase pour son partage. Arrivé le quatrième,
Mérion obtient le quatrième prix, les deux talens d'or.
La coupe reste ; le fils de Pelée la
porte au roi de Pylos : Reçois, lui dit-il, reçois ce gage du respect
& de la tendresse d'Achille ; qu'il rappelle à ton
souvenir l'infortuné Patrocle. Hélas ! le tombeau, pour
jamais, l'a dérobé à ta vue !... Ce prix, je le donne à
ta sagesse ; tu n'iras point, le ceste à la main,
défier nos guerriers ; tu ne lutteras point avec eux sur
cette arène ; ton bras appesanti ne peut plus lancer le
javelot ; affoibli par les ans, tu ne voleras point dans
la carrière. »
Il dit, le vieillard reçoit la coupe de sa main,
&
la joie éclate sur son front : « Oui, mon fils, oui, lui
dit-il, mes genoux n'ont plus leur souplesse première,
mes bras ne retrouvent plus leur première vigueur. Ah!
que ne suis-je encore au printemps de mes jours! que
n'ai-je encore cette force que je déployai dans Buprase,
aux jeux funèbres dont les fils d'Amaryncée honorèrent
son trépas ? l'Élide, l'Étoile, Pylos même, ne purent
fournir un rival digne de moi.
»
Armé du ceste, je vainquis le fils d'Hénops, le fameux
Clytomède ; Ancée, le héros de Pleurone, je le terrassai
à la lutte ; à la course, l'agile Iphiclus m'avoua son
vainqueur ; Phylée, Polydore, me disputèrent en vain la
gloire de lancer le javelot. Mon char, moins heureux,
fut vaincu par le char des fils d'Actor. Tous deux,
indignés de mes succès, s'unirent pour me ravir le prix
le plus beau. D'une main toujours ferme, l'un tenoit les
rênes ; l'autre, de l'aiguillon, pressoit les flancs de
leurs coursiers. Tel j'étois jadis ; aujourd'hui je
laisse, à de plus jeunes guerriers, la gloire de ces
jeux. Il faut ployer enfin sous le fardeau des ans : je
fus, à mon tour, compté parmi les plus fameux héros.
»
Va, continue d'honorer par des combats la mémoire de ton
ami. Donnée par toi, cette coupe m'est chère. Mon cœur
attendri & charmé sent avec reconnoissance l'hommage
que tu paies à mes années, & l'exemple que tu offres à
la Grèce. Puissent les Immortels m'acquitter envers toi
! »
Il dit ; après avoir écouté l'éloge du vieillard
&
le sien, Achille rentre dans la foule des Grecs ; il
montre à leurs regards le prix destiné aux guerriers qui
oseront, le ceste à la main, disputer une palme
sanglante. Un mulet de deux ans, qui n'a point encore
courbé la tête sous le joug, se débat dans les liens
dont il est attaché. Une coupe d'or est auprès, pour
adoucir les regrets du vaincu.
Le héros se lève : « Atride ! & vous enfans de la
Grèce, dit-il, que les deux plus robustes guerriers
viennent sur cette arène disputer une périlleuse gloire.
Celui qu'Apollon daignera couronner, celui que tous les
Grecs nommeront le vainqueur, je lui donne ce mulet
indompté. Pour consoler son rival, je lui réserve la
coupe d'or. »
Il dit; soudain un géant, la terreur des athlètes,
Épéus, le fils de Panopée, se lève & s'avance. D'un
bras nerveux il saisit le fougueux animal : « Qu'un
autre, dit-il, vienne combattre pour la coupe ; le
mulet, je ne le cède à personne ; ici, la victoire est à
moi. Obscur guerrier du moins, le ceste à la main, Épéus
n'aura point d'égaux ; il n'est pas donné à un mortel
d'exceller dans tous les arts à la fois. Que mon rival
paroisse, mais qu'il sache le destin qui l'attend. Je
lui déchirerai les flancs, je lui briserai les os.
Vaincu, demi-mort, que ses amis s'apprêtent à l'emporter
dans leurs bras. » Il dit, tous les Grecs interdits
gardent un morne silence ; le fils de Mécisthée, le
divin Euryale, ose seul affronter ce géant redouté.
Jadis, aux funérailles d'OEdipe, Mécisthée se couvrit
d'une immortelle gloire, & Thèbes étonnée le vit
triompher de ses plus fameux héros. Diomède encourage
sou ami, & lui promet la victoire ; lui-même, il lui
attache sa ceinture, & du gantelet homicide arme ses
vigoureuses mains.
Les deux rivaux descendent dans l'arène. Tous deux
déploient leurs bras nerveux ; tous deux s'attaquent à
la fois. Leurs cestes se mêlent & frappent leurs joues
retentissantes ; la sueur, à longs flots, coule de tout
leur corps. Enfin Épéus s'élance, & d'un coup imprévu,
Euryale chancelle & tombe renversé. Tel, quand les
vents en furie troublent le sein des mers, un habitant
des eaux, par l'effort de la vague, est jeté sur la rive
; mais le flot qui l'apporta le rentraine au fond du
liquide séjour. Tel, sous les coups d'Épéus, Euryale
bondit & va mesurer la terre. Mais le généreux
vainqueur lui tend la main, & le relève à l'instant.
Ses amis se pressent autour de lui, & le reçoivent dans
leurs bras. Les jambes traînantes, la tête penchée, la
bouche dégouttante d'un sang noir & livide, sans
mouvement, presque sans vie, ils l'emportent loin de
cette funeste arène, & vont prendre la coupe, vaine
consolation de sa peine & de sa défaite.
Achille offre, aux yeux des Grecs, le prix de la
lutte. Un trépied, qu'ils estiment douze bœufs, est
promis au vainqueur. Une esclave savante dans l'art de
Pallas, & dont quatre bœufs paieront la valeur, est
réservée pour le vaincu. Le héros se lève : « Paroissez,
dit-il, ô vous qui osez aspirer a une pénible victoire !
» Il dit ; le fils de Télamon, le terrible Ajax
s'avance. Le sage Ulysse vient, avec son adresse,
affronter ce rival.
Déjà ils ont attaché leurs ceintures ; les pieds
immobiles, l'un vers l'autre penchés, tous deux, de
leurs bras vigoureux, ils se saisissent & s'embrassent.
Tels, au faîte d'un édifice, deux madriers, l'un vers
l'autre inclinés, défient les vents & les tempêtes.
Sous l'effort de leurs pesantes mains, leurs dos
gémissent & crient. La sueur coule : sur leurs flancs,
sur leurs épaules, s'élèvent des tumeurs livides &
sanglantes ; mais toujours l'espoir de la victoire anime
leur courage ; toujours ce trépied, présent à leurs
regards, enflamme leur ardeur.
Ajax résiste immobile à tout l'art d'Ulysse. Ulysse
se soutient contre toutes les forces d'Ajax. Mais déjà
ce pénible combat a fatigué les Grecs, & lassé leur
attente : « O fils de Laërte ! ô héros issu des Dieux !
s'écrie Ajax, enlève-moi, ou je t'enlève ; le succès,
Jupiter en décidera. » Il dit, & déjà son rival est en
l'air ; mais le roi d'Ithaque, que jamais n'abandonnent
le sang-froid & l'adresse, lui appuie le pied sur le
jarret. Soudain les nerfs plient, Ajax tombe renversé ;
Ulysse tombe sur lui ; un étonnement muet saisit les
spectateurs. Pour enlever Ajax, Ulysse s'épuise en
efforts inutiles ; à peine il l'a ébranlé. Ses genoux
fléchissent sous le poids ; tous deux ils tombent l'un
auprès de l'autre, & roulent dans la poussière.
Ils se relèvent, & brûlent de lutter encore.
Achille les arrête : « Cessez, cessez, leur dit-il ; ne
vous consumez plus en efforts impuissans. La victoire
vous couronne tous deux. Recevez tous deux un prix égal,
& laissez l'arène à de nouveaux combats. » Il dit ; les
deux héros obéissent à sa voix, essuient la poussière
dont ils sont couverts, & revêtent leurs habits.
Achille rouvre la carrière. Une urne d'argent qui
contient six mesures brille aux yeux des guerriers,
chef-d'œuvre que jadis dans Sidon enfanta l'humaine
industrie. Des Phéniciens, au travers des ondes,
apportèrent à Lemnos ce précieux trésor. L'intérêt & la reconnoissance l'offrirent à Thoas ; pour acheter
Lycaon, un fils de Priam, Eumus la remit à Patrocle.
Aujourd'hui, pour honorer la mémoire de Patrocle,
Achille la destine au guerrier qui, à la course, aura
vaincu tous ses rivaux. Pour le second mugit un superbe
taureau que le Xanthe a vu s'engraisser sur ses rives.
Un demi-talent d'or est réservé pour le dernier.
Le héros se lève : Paraissez, dit-il, ô vous que
flatte l'espoir de la victoire ! » Il dit ; soudain le
fils d'Oïlée s'avance ; après lui, le sage Ulysse & le
jeune Antiloque , qui , parmi tous les guerriers de son
âge , n'a point à la course un rival digne de lui. Tous
trois, sur la même ligne, ils attendent le signal.
Achille a marqué le terme ; ils s'élancent dans la
carrière ; bientôt Ajax les devance ; Ulysse vole après
lui. Tel le fuseau presse le sein palpitant de la jeune
beauté qui, d'une main légère, file ou la laine ou la
soie ; tel Ulysse de ses traces couvre les traces du
fils d'Oïlée, de ses pas étouffe la poussière prête à
s'élever sous ses pas, & de son souffle humecte ses
épaules. Les Grecs applaudissent, & par leurs cris
encouragent son ardeur.
Ils reviennent ; du fond de son cœur, le roi
d'Ithaque élance vers Minerve cette ardente prière : O
Déesse ! exauce mes vœux ! du sein des nues viens
seconder mes pas ! » Il dit ; la Déesse prête à sa voix
une oreille propice ; elle donne à son corps une
souplesse nouvelle, à ses jambes, à ses bras, une
nouvelle vigueur.
Ils touchent à la barrière. La, soudain Minerve
trompe l'espoir d'Ajax, & lui ravit la victoire. Sur
le sang des victimes qu'Achille a immolées à Patrocle,
il glisse & tombe renversé. Ses yeux, son nez, sa
bouche, sont souillés d'une l'ange honteuse. Ulysse
triomphe, & saisit l'urne du vainqueur. La douleur sur
le front, & rejetant encore le sang impur dont ses
lèvres sont chargées, le fils d'Oïlée s'empare du
taureau. Debout, tenant les cornes d'une main : « Hélas
! s'écrie-t-il, une puissance jalouse a trompé mes
efforts. La Déesse qui, comme une tendre mère, veille
toujours sur Ulysse, & protège ses desseins, a fait
aujourd'hui ma honte & sa victoire. » Il dit ; partout le
rire, en longs éclats, répond à sa douleur & à ses
plaintes.
Antiloque arrive & sourit à sa disgrâce ? « Amis,
dit-il, les Dieux sont encore propices à la vieillesse.
Moins jeune que moi, Ajax me devance. Ulysse, qu'un
autre siècle a vu naitre, Ulysse triomphe de tous deux.
S'il n'étoit point d'Achille, il triompheroit de tous
les Grecs. » Achille, que flatte cet adroit hommage : «
Antiloque, lui dit-il, je dois un prix à ta louange. Un
demi-talent d'or t'est dû ; j'en ajoute encore un autre.
» Il dit ; le jeune guerrier le reçoit de sa main, & la
joie éclate sur son front.
Déjà brille sur l'arène une pique, un casque, un
bouclier que jadis Sarpédon portoit dans les combats, &
que Patrocle lui avoit arrachés avec la vie. Achille se
lève. « Que les deux plus intrépides guerriers ceignent
leurs armures; que, la pique à la main, ils viennent,
aux yeux de la Grèce, disputer ce trophée. Celui qui, le
premier, aura effleuré son rival, & teint son fer dans
le sang, je lui donnerai un cimeterre de Thrace, la
dépouille d'Astéropée ; tous deux partageront les armes
de Sarpédon. Je leur offrirai, à tous deux, dans ma
tente, un superbe repas. » Il dit ; le fils de Télamon,
le redoutable Ajax, s'avance le premier ; le fils de
Tydée, le vaillant Diomède, l'affronte & le défie.
Déjà ils ont ceint leurs armures. Impatiens de
combattre, ils s'élancent sur l'arène ; leurs regards
portent la terreur ; les spectateurs pâlissent. Ils
s'approchent. Trois fois ils fondent l'un sur l'autre,
& redoublent trois fois. Ajax enfonce sa pique dans le
bouclier de son rival ; mais il ne peut atteindre
jusqu'à lui ; la cuirasse arrête ses efforts. Diomède
lève les bras, trompe le bouclier, & porte son fer à la
gorge d'Ajax. Tous les Grecs tremblent ; par leurs cris
ils arrêtent les deux rivaux, & leur décernent un prix
égal à tous deux ; mais Achille donne à Diomède & le
cimeterre & le baudrier qu'il promit au vainqueur.
Un disque roule sur le sable, masse de fer encore
brute, que jadis, dans les jeux, lançoit le vigoureux
Héétion. Achille immola Héétion, & le disque & les
trésors du monarque devinrent sa conquête. Il se lève :
« Venez, illustres rivaux, venez disputer la victoire.
Je vous offre, à la fois, & l'instrument & le prix
des combats. Quels que soient les domaines du
vainqueur, & leur vaste étendue, cette masse de fer,
pendant cinq années entières, pourra fournir à ses
besoins. Ses bergers, ses laboureurs, pour aller
chercher cet utile métal, ne seront point forcés
d'abandonner leurs travaux. » Il dit ; l'audacieux Polypète, le vigoureux Léontée, Ajax, le fils de
Télamon, & le divin Epéus, s'avancent sur l'arène.
Tous sont rangés sur une même ligne. Epéus prend le
disque ; son bras décrit de grands cercles. La lourde
masse vole ; un rire éclatant règne parmi les
spectateurs. Léontée lance après lui. D'un bras
vigoureux, Ajax la porte plus loin encore. Enfin,
Polypète la saisit à son tour ; elle fend les airs, &
fuit au bout de la carrière. Telle, lancée par le berger,
la houlette vole au milieu d'un troupeau qui s'égare. Un
cri soudain fait retentir le rivage. Des compagnons de Polypète se lèvent, prennent la masse de fer,
& vont,
en triomphe, a porter à ses vaisseaux.
Le fer encore sera le prix des guerriers qui
sauront, d'un œil plus sur, guider la flèche dans les
airs. Dix haches à deux tranchans, dix demi-haches,
sont exposées sur l'arène. Loin de la barrière, un mât
de vaisseau est enfoncé dans le sable. A la pointe, une
colombe, à l'aide d'un fragile lien, est attachée par
un pied. Qui percera la colombe sera le vainqueur. Les
dix haches à deux tranchans paieront son heureuse
adresse. Les dix demi-haches sont destinées à celui qui
aura coupé le lien & manqué la colombe. »
A la voix d'Achille, accourent & le souple Teucer
& le fidèle Mérion. Leurs noms sont jetés dans un
casque, on les secoue : le nom de Teucer en sort le
premier. Déjà sa flèche vole ; mais il n'a point invoqué
le Dieu qui préside à ces jeux. Il ne lui a point promis
de lui offrir en hécatombe les premiers nés de ses
agneaux. Apollon, jaloux, détourne son trait ; il
s'égare, & ne coupe que le lien auquel est attachée la
colombe. L'oiseau s'élève dans les airs, la corde tombe
sur le mât, de longs applaudissemens font retentir le
rivage.
Déjà, la flèche à la main, Mérion saisit l'arc. Il
invoque Apollon, il promet de lui offrir en hécatombe
les premiers nés de ses agneaux. Son œil suit la colombe
au sein des nues ; tandis qu'elle décrit des cercles
dans les airs, le trait siffle, l'atteint, la perce, &
revient sanglant aux pieds de Mérion, s'enfoncer dans la
terre. L'oiseau s'abat sur le mât, étend une aile
mourante, & la tête penchée, expire & tombe. Les
Grecs, avec des yeux étonnés, contemplent ce spectacle.
Mérion saisit le prix promis au vainqueur. Teucer va
renfermer dans sa tente ses dix demi-haches & ses
regrets.
On apporte un arc, une pique & un vase que des
fleurs embellissent, & que n'a point encore noirci la
flamme. Pour lancer le javelot, le monarque suprême,
Agamemnon, se lève ; Mérion s'avance, sur ses traces.
« O fils d'Atrée ! dit Achille, la Grèce entière
cède la palme à son roi ; tous nos guerriers admirent &
envient ta force & ton adresse. La pique est à Mérion.
Toi, reçois de la main d'Achille un prix que t'auroit
donné la victoire. » Il dit ; le monarque, flatté, sourit
à cet hommage ; lui-même il remet la pique à son rival ;
chargé du vase précieux, Thalthybius marche à sa tente.