Chant XXIII

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     Ilion retentit de lugubres cris ; les Grecs ont regagné les rives de l'Hellespont, & se dispersent sous leurs tentes. Mais Achille arrête ses Thessaliens : « Héros de la Phthiotide, leur dit-il, nobles compagnons de ma gloire, ne dételons point encore nos coursiers. Allons sur nos chars, pleurer autour de Patrocle. Par ce foible hommage, du moins, sou­lageons nos regrets, & honorons son trépas. Rassasiés de larmes, nous laisserons reposer nos coursiers, & de tristes alimens ranimeront nos forces épuisées.  »

    Il dit, & ses guerriers unissent leurs soupirs aux soupirs de leur roi. Guidés par Achille, les yeux noyés de larmes, trois fois ils promènent leurs chars autour de la froide dépouille. Les vertus de Patrocle, le souvenir de ses exploits, nourrissent leur douleur : Thétis elle-même verse, dans leurs ames attendries, la tristesse & les regrets ; le sable est mouillé de leurs pleurs ; leurs armes en sont inondées.

    Achille étend ses homicides mains sur le sein de son ami, & laisse échapper ces accens qu'interrompent ses sanglots : « Patrocle !... cher Patrocle, entends ma voix !... qu'elle aille, au sein des morts, consoler tes mânes & apaiser ton ombre !.... Je te promis qu'étendu sur ces rives, le cadavre de ton assassin seroit la pâture des chiens. Dans la fureur que m'inspira ta perte, je jurai que douze jeunes Troyens, égorgés sur ton bûcher, expieroient ton trépas !... J'acquitte ma promesse ; je remplis mes sermens. » Il dit, & la rage qui l'anime prépare aux restes du malheureux Hector de plus sanglans outrages. Près du lit où repose le corps de Patrocle, il le jette sur la terre, & l'y laisse le visage plonge dans la poussière.

     Les Thessaliens dépouillent leurs armures & détellent leurs coursiers. Leurs nombreux essaims se rassemblent autour de la lente d'Achille, & le héros hâte les apprêts du funèbre repas. Les taureaux tombent, en mugissant, sous le fer qui les égorge ; les moutons, les chevreaux, palpitent sur la terre ; le sanglier fume à l'ardeur des foyers embrasés ; le sang, en longs ruisseaux, coule autour du cadavre.

     Les rois arrachent enfin le fils de Pelée à un spectacle qui nourrit ses regrets, &, avec peine, l'entraînent à la tente d'Atride. Le monarque ordonne aux hérauts de faire tiédir une onde pure ; &, dociles à sa voix, ils pressent Achille de laver le sang & la poussière dont il est couvert. Il résiste à leurs prières : « O Jupiter ! dit-il, ô souverain Maître des mortels & des Dieux ! sois témoin de mes sermens ! L'onde n'approchera point de ma tête, que je n'aie porté sur le brûler les restes de mon cher Patrocle, que la flamme n'ait brûlé mes cheveux, que mes mains n'aient élevé un monument à sa cendre. Hélas ! après ce coup funeste, il ne peut jamais en être un aussi affreux pour mon cœur.

    « Hâtons, Atride, hâtons un odieux repas. Demain, au retour de l'aurore, que tes guerriers aillent couper le bois qui formera ce fatal bûcher ; qu'ils apprêtent tout ce qu'au fond du tombeau doit emporter une ombre désolée ! Ah ! puisse bientôt la flamme le ravir à mes yeux. Puissent bientôt les Grecs être rendus à la vengeance & aux combats ! » Il dit, soudain les tables sont dressées : quand la faim est calmée, quand la soif est éteinte, tous vont, dans leurs tentes, goûter les douceurs du repos.

    Mais Achille, le cœur gros de soupirs, se jette sur le rivage, où viennent, en mugissant, se briser les ondes écumantes. Une foule de Thessaliens l'environne. Là, fatigué de sa pénible course, épuisé par sa victoire, le doux sommeil vient enchaîner ses sens & assoupir ses ennuis. Soudain l'ombre du déplorable Patrocle apparoit à sa vue. C'était & sa taille & sa voix ; c'étoient encore les mômes vêtemens qu'il portoit au terrestre séjour.

    Elle se penche sur la tête du héros : « Tu dors ! lui dit-elle, tu dors, Achille ! & tu m'oublies ! Vivant je te fus cher ; mort, je te trouve insensible : rends, rends à ma cendre les honneurs du tombeau. Errant, sans asile, aux portes de l'infernal palais, les ombres me repoussent loin de la fatale barque, & me ferment le séjour de l'éternel repos.

    » Donne-moi ta mai», que je l'arrose de mes larmes ! Quand la flamme aura consumé ma dépouille, je ne reverrai plus ces lieux si chers à ma tendresse. Assis ensemble, loin de tes guerriers, nous n'épancherons plus dans le sein l'un de l'autre nos cœurs & nos secrets. L'inexorable mort a saisi sa victime. J'ai payé le tribut qu'aux humains imposa la nature, & l'avare Achéron ne rendra plus sa proie.

   « Et toi, divin Achille, la Parque aussi t'attend aux remparts d'Ilion. Exauce, cher ami, exauce le dernier de mes vœux ! Que mes cendres, Achille, ne soient point séparées de les cendres ! Le palais de tes aïeux a vu croître ton enfance & la mienne. Depuis le jour où ma main imprudente, égarée, ravit, malgré moi, la vie au fils d'Amphimadas , la cour de Pelée fut l'asile de Ménétius & le mien. Ton père me prodigua ses bienfaits ; il me nomma pour te suivre & accompagner tes pas. Inséparables pendant la vie, soyons-le jusqu'au sein du tombeau ! que cette urne d'or, que te donna ta mère, renferme mes ossemens & les tiens !

    — » O mon frère ! ô mon ami ! c'est toi que je revois !.... C'est toi qui viens à des devoirs si chers exciter ma tendresse !.... Tout ce que tu me demandes, je le promis à tes mânes. Je remplirai tes ordres & mes sermens... Mais approche, que je te serre du moins un instant contre mon sein : mêlons, mêlons ensemble nos soupirs & nos larmes. » Il dit, & tend les bras ; mais l'ombre échappe à ses embrassemens, & telle qu'une vapeur légère, elle s'enfonce dans la terre en poussant de sourds & lamentables cris.

    Achille se lève interdit, étonné ; il frappe ses mains, il s'écrie : «  O Dieux ! l'homme survit donc au trépas ! Une ame, image fantastique du corps qu'elle habita, existe encore dans l'infernal séjour ! Cette nuit, l'ame de l'infortuné Patrocle s'est offerte à ma vue, gémissante, éplorée ; c'était lui-même ; il m'a prescrit, tout, ce que mon amitié avoit, promis à ses mânes. « Il dit, & dans tons les cœurs il réveillé les regrets & les larmes. L'Aurore les retrouve pleurant autour de la triste dépouille.

   A la voix d'Atride, une troupe de travailleurs abandonne le camp. Mérion les guide, le généreux Mérion, l'ami d'Idoménée. La cognée est dans leurs mains, des liens pendent sur leurs épaules, des mulets marchent devant eux ; par de rudes sentiers, par d'obliques détours, au travers des vallons, au travers des rochers, ils arrivent aux bois qui croissent sur les bancs de l'Ida. Soudain la hache frappe à coups redoublés. Le chêne allier gémit & tombe avec un horrible fracas. Le fer le dépouille de ses branches. Déjà les mulets plient sous les fardeaux dont on les a chargés, & redescendent à pas lents ces montueux sentiers ; derrière eux marchent les soldats, courbés sous le poids des troncs d'arbres que Mérion leur ordonne d'apporter.

   Sur le rivage, à l'endroit qu'Achille a marqué pour le tombeau de Patrocle & pour le sien, les troncs, les branches, tombent entassés, & s'élèvent en monceaux. Là, les guerriers se rassemblent, & attendent la fin de ces lugubres apprêts.

    Le héros ordonne à ses Thessaliens de ceindre l'armure des combats, & d'atteler leurs coursiers. Déjà l'airain les couvre ; déjà les écuyers & les combattans sont montés sur leurs chars. La cavalerie s'avance ; derrière elle, roule un nuage d'infanterie ; au milieu paroit le corps de Patrocle, que portent ses compagnons sur leurs bras entrelacés. Il est couvert de leurs cheveux, qu'ils ont coupés pour honorer son trépas. Achille marche le dernier ; penché sur cette dépouille chérie, il la baigne de ses larmes, & soutient de ses mains la tête penchée. Ils arrivent au lieu funeste, y déposent le cadavre, & arrangent le bois qui doit le consumer.

    Achille s'éloigne, & pour mieux exprimer ses regrets, il coupe cette blonde chevelure qu'il nourrissoit pour le fleuve Sperchios. Les yeux attachés sur les flots, il soupire, il s'écrie : « O Sperchius ! ô toi qui baignes les contrées où je commençai de respirer le jour ! Mon père t'avoit promis que, rendu à ma patrie, je t'offrirois mes cheveux, que je t'immolerois une hécatombe, que, dans le bois qui t'est consacré, sur l'autel qui rouvre ta source, je ferais couler le sang de cinquante moutons. Inutiles vœux, que tu n'as point exaucés ! Je ne reverrai point les champs de la Thessalie ; cette chevelure, que je ne pourrai t'offrir, un héros, mon cher Patrocle, l'emportera dans la tombe. » Il dit, & dans les mains glacées de son ami, sa main met cette triste offrande. Les larmes, à cette vue, recommencent à couler, & le regret déchire tous les cœurs.

    Le Soleil, de ses derniers regards, les eût vus encore pleurant autour de l'infortuné guerrier ; mais Achille s'approche d'Atride : « Les larmes ont assez coulé, lui dit-il ; fais taire leur douleur ; qu'ils se retirent, qu'ils aillent apprêter leur repas. Nous, qu'à Patrocle attacha un intérêt plus tendre, nous lui rendrons les honneurs suprêmes. Qu'avec nous les ministres des funérailles viennent remplir leur triste devoir.»

    Soudain, à la voix d'Agamemnon, les guerriers se dispersent. Le bûcher s'élève, & le rivage gémit sous sa vaste étendue ; au milieu, sur un lit funèbre, on dépose en pleurant les restes de Patrocle. Des moutons, des taureaux, tombent égorgés ; de la graisse de ces victimes Achille couvre son ami tout entier ; ses mains autour de lui étendent leurs membres encore palpitans. Des urnes inclinées épanchent sur le lit le miel & les parfums.

    Il immole en gémissant quatre superbes coursiers, & les jette sur le bûcher. De neuf chiens que sa main a nourris, il prend les deux plus beaux, & les sacrifie aux mânes de Patrocle. Égaré par la rage, armé par la vengeance, son bras plonge au sein de douze jeunes Troyens un glaive impitoyable, enfin il enfonce dans le bûcher un fer embrasé.

    Les yeux noyés de larmes, il soupire ; il appelle à grands cris son ami, le compagnon de ses travaux. « Patrocle ! cher Patrocle, reçois le dernier de mes adieux ! que ma voix aille, au sein des morts, consoler tes ennuis & apaiser ton ombre ! Tout ce que t'avoient promis mes sermens, je l'accomplis aujourd'hui. Les douze jeunes Troyens que je devois t'immoler, la flamme va les dévorer avec toi. Mais les restes d'Hector, le feu ne les consumera point : ils seront la pâture des chiens. »

Impuissantes menaces ! En vain les chiens attendent leur proie. Pour les en écarter, la fille de Jupiter , Vénus, veille & la nuit & le jour sur cette triste dépouille ; elle-même la parfume d'ambroisie & la garantit des outrages d'Achille. Pour la défendre de ses rayons brûlans, Apollon, du sein des airs, abaisse un sombre nuage, & en couvre tout l'espace où repose le cadavre.

Mais le bûcher ne fume point encore. Achille s'éloigne ; il invoque & Zéphire & Borée, & leur promet des sacrifices : une coupe à la main, il leur offre à tous deux des libations, & les conjure de venir allumer le feu qui doit consumer son cher Patrocle. Iris entend ses vœux, & va les porter au séjour des Vents. Tranquilles dans l'antre de Zéphire, ils s'y livroient aux plaisirs de la table. La Déesse y vole, & déjà elle foule le seuil de l'obscure caverne. Tous se lèvent à son aspect, tous l'invitent à partager leur fête. « Non, dit-elle, non, je ne puis céder à vos instances. Je vais aux rives de l'Océan, au fond de l'Ethiopie, je vais avec les autres Immortels respirer l'encens des peuples qui l'habitent. Zéphire ! Borée ! le fils de Thétis implore votre secours, & il vous promet des sacrifices. Allez embraser le bûcher où repose Patrocle, l'ami d'Achille, l'objet des regrets de toute la Grèce. »

    Elle dit, & s'envole. Soudain & Zéphire & Borée s'élancent dans les airs ; ils soufflent, & les nues fuient dispersées. Ils s'étendent sur la mer ; l'onde enfle sous leur bruyante haleine ; enfin, ils touchent aux rives d'Ilion. Le bûcher mugit, le feu s'éveille, & la flamme pétille. Toute la nuit, leur souffle impétueux nourrit l'incendie, & porte dans les airs des tourbillons de fumée. Toute la nuit, Achille invoque l'ombre de Patrocle ; une coupe à la main, il puise le vin au fond d'une urne d'or, & le répand à grands flots sur la terre. Tel un père infortuné arrose de ses larmes le bûcher qui consume les ossemens d'un fils long-temps son espoir, & tout-à-coup l'objet de sa douleur & de ses regrets ; tel Achille erre, gémissant, autour des restes de son ami, & baigne de ses pleurs les flammes qui les dévorent.

    L'étoile du matin vient annoncer à l'univers le retour de la lumière ; l'Aurore s'avance sur ses pas, & dore de ses rayons la surface des eaux. Le bûcher s'amortit & la flamme s'éteint. Les Vents fuient sous leur passage, la mer de Thrace enfle, écume, gronde & mugit. Achille, accablé de douleur & de fatigue, s'éloigne du bûcher, se couche sur la terre, & le Sommeil vient lui verser ses tranquilles pavots.

    Atride & les chefs de la Grèce se rassemblent. Au bruit de leur marche, le héros se réveille, il s'assied : « Atride, dit-il, & vous les chefs & les vengeurs de la Grèce, allez répandre le vin sur ces tristes débris ; éteignez ces restes qui fument encore. Nous recueillerons ensuite les ossemens du fils de Ménétius ; nos yeux les reconnoitront sans peine. Patrocle, seul, étoit au milieu du bûcher ; hommes, chevaux, toutes les victimes ont été, sur les bords, confusément brûlés.

    » Ses cendres reposeront dans une urne d'or, jusqu'au moment où la Parque fermera ma paupière. Je ne demanderai point pour lui un superbe tombeau. Je le veux pourtant digne de l'ami d'Achille. Un jour les Grecs qui me survivront  nous élèveront à tous deux un plus pompeux mausolée.

   Il dit, tous obéissent à sa voix. Des flots de vin coulent sur le bûcher; les cendres tombent & s'affaissent. Les yeux baignés de larmes, les héros recueillent les ossemens que la flamme a blanchis, les renferment dans une urne d'or, &, couverts d'un voile précieux, les déposent sous la tente d'Achille.

   Autour du bûcher on forme l'enceinte d'un tombeau. On en creuse les fondemens, & sur ces fondemens la terre s'élève amoncelée. Quittes d'un si triste devoir, les guerriers s'éloignoient de ces lieux ; mais Achille les arrête ; il veut que des jeux funèbres honorent la mémoire de son ami.

   De ses vaisseaux, on apporte le prix qu'il destine aux vainqueurs ;  des vases, des trépieds, de l'airain, de l'or & du fer. On amène des mulets, des coursiers, de superbes taureaux. De jeunes captives s'avancent les yeux baissés, & le front couvert d'une modeste rougeur.

   Des chars d'abord s'élanceront dans la carrière. Une jeune beauté, habile à manier l'aiguille de Pallas, un vase à deux anses, & qui contient vingt mesures, attendent le mortel heureux qui aura derrière lui laissé tous ses rivaux. Le second aura une cavale indomptée, qui porte un mulet dans ses flancs ; le troisième, un grand vase d'argent, que n'a point encore noirci la flamme ; lu quatrième, deux talens d'or. Pour le cinquième, brille une large coupe qui, sans le secours du feu, s'arrondit & se forma sous le marteau.

    Achille se lève : « Atride, dit-il, & vous héros de la Grèce, voilà les prix qui attendent les vainqueurs. Si mon cher Patrocle n'étoit pas l'objet de ces funèbres jeux, j'entrerois dans la lice, & la palme seroit à moi. Il n'est point de coursiers que mes coursiers ne devancent ; vous le savez, ils sont immortels ; Pelée me les donna ; Pelée les avoit reçus de Neptune.

    » Mais, pour moi, pour mes coursiers, la douleur a fermé cette triste carrière. Hélas ! ils ont perdu le héros qui les guidoit dans les champs de la gloire ; lui-même il les baignoit dans l'onde : versée par sa main, l'huile embellissoit leur flottante crinière. Mornes maintenant, & la tête baissée, des larmes coulent de leurs yeux, & leurs crins négligés traînent sur la poussière. O vous ! qu'un noble espoir enflamme, venez, des mains de la Grèce & d'Achille, recevoir la couronne. »

    Il dit ; soudain se lèvent d'augustes rivaux. Eumélus les devance ; le fameux Eumélus, qui, plus d'une fois, dans les champs de l'Élide, a remporté la victoire. Après lui, le fils de Tydée, le vaillant Diomède, guide ces coursiers divins, que naguère il ravit au fils d'Anchise. Le blond Ménélas paroit à son tour. Avec son cheval Podargue, il attelle la fou­gueuse OEthé, une cavale d'Agamemnon. OEthé jadis appartint à Echépole ; mais pour obtenir le droit de languir dans Sicyone, au milieu des richesses dont l'avoit comblé Jupiter, le voluptueux Echépole en avoit fait présent au fils d'Atrée. Déjà elle frémit sous le joug, impatiente de voler dans la carrière. Le fils de Nestor, le jeune Antiloque, vient, avec des coursiers que Pylos a nourris, disputer la victoire. Son père est auprès de lui, & par ses conseils il éclaire encore son adresse.

     « O mon fils ! lui dit-il, Jupiter & Neptune ont protégé ton enfance ; eux-mêmes ils te montrèrent à guider un char. Tu sais tourner au bout de la carrière. Mes leçons dans cet art n'ont plus rien à t'apprendre. Tes chevaux ont perdu leur force & leur souplesse. Les coursiers de tes rivaux sont plus agiles ; mais tes rivaux ne sauront pas mieux que toi gouverner leur ardeur.

    » Que ton adresse, ô mon fils ! t'obtienne l'avantage. Ces rochers que l'humaine industrie asservit à ses lois, ces arbres que la main de l'ouvrier arrondit & courbe pour nos besoins, ils résistent, à la force, & l'adresse en triomphe. Sur les flots en courroux, le nocher, par son adresse, enchaîne & maîtrise les vents. C'est l'adresse qui, dans la carrière, décide la victoire. L'imprudent qui se fie à la légèreté de son char, à la vitesse de ses coursiers, décrit de grands cercles, & souvent. loin du terme, il se perd & s'égare. Avec des chevaux moins rapides, un guide adroit, d'une main toujours sûre, sait presser, sait relâcher les rênes. Les yeux attachés sans cesse sur la borne, il l'effleure, & laisse derrière lui soupirer ses rivaux.

    » Cette borne, je vais te la décrire & la peindre à tes yeux. Au point où ces deux routes se rencontrent, un tronc de bois s'élève d'une coudée au-dessus de la terre. C'est le reste d'un chêne ou d'un sapin que n'a point altéré la pluie ; deux blocs de marbre le soutiennent ; là, tourne & se replie la carrière ; peut-être étoit-ce un monument élevé à la mémoire d'un héros enseveli sur ces rives ; peut-être un terme destiné à l'usage auquel Achille le consacre aujourd'hui.

    « Que ton char le presse & l'effleure. Penche-toi sur la gauche ; de la voix, de l'aiguillon, anime le cheval qui est à ta droite, rends-lui les rênes ; que l'autre serre la borne ; que la roue s'incline & paroisse y toucher. Mais garde qu'elle ne heurte les pierres qui la soutiennent ; tu blesserois tes coursiers, tu briserois ton char. Couvert de honte, tu serois la fable de tes rivaux. Que rien n'échappe à tes regards & à ta pensée. Si tu es fidèle à mes conseils, la victoire est à toi. Il n'est point de mortel qui puisse te la ravir ; non, quand il guiderait cet Arion, ce fameux coursier d'Adraste, ou les chevaux de Laomédon, la gloire de ces rivages. » Après ces utiles leçons, le vieillard quitte son fils, & va se rasseoir au milieu des spectateurs. Mérion vient enfin, le plus tardif de tous, mais non le moins ardent pour la gloire.

    Déjà ils sont montés sur leurs chars. Leurs noms sont jetés dans une urne ; Achille les secoue & les agite : le premier qui en sort, c'est le nom d'Antiloque ; Eumélus après lui ; Ménélas le troisième; Mcrion le quatrième ; Diomède, le plus vaillant de tous, Diomède est le dernier. Rangés sur une même ligne, ils attendent le signal. Au bout de la plaine, Achille leur marque la borne qu'ils doivent toucher ; l'ami de Pelée, le fidèle Phénix, est auprès pour juger ces rivaux & nommer le vainqueur.

    Au même instant, tous les fouets résonnent ; de l'aiguillon, de la voix, tous, au même instant, animent leurs coursiers. Ils s'élancent dans la plaine, & la dévorent. Leur crinière flotte agitée par les vents; la poussière, en tourbillons épais, s'élève sous leurs pas. Les chars bondissans tantôt sont dans les airs, & tantôt retombent sur la terre. Debout, penchés sur le joug, les conducteurs palpitent d'espérance & de crainte. Leurs cris redoublent, & les coursiers volent enveloppés d'un nuage poudreux.

    Déjà ils touchent à l'extrémité de la carrière ; là, ils déploient toute leur vigueur; là, une nouvelle ardeur les enflamme. Le char d'Eumélus devance tous les chars. Après lui volent Diomède & ses divins coursiers. Ils semblent prêts à s'élancer sur le fils d'Admète ; ils le pressent de leur tête, & de leur souffle humectent ses épaules.

    Bientôt Diomède étoit vainqueur, du moins il alloit balancer la victoire ; mais, irrité contre lui, Apollon, de sa main, fait tomber son fouet. Des larmes de fureur coulent des yeux du héros. Il voit Eumélus fuir comme un trait, tandis que ses coursiers, que n'excite plus l'aiguillon, languissent sans ardeur. Minerve a vu Phébus & sa perfide ruse. Soudain elle vole au fils de Tydée, & lui rend son fouet, & d'une vigueur nouvelle anime ses chevaux. Elle vole au fils d'Admète ; son bras en courroux brise le joug du char, les cavales s'égarent, le timon traîne sur la terré. Au pied de la roue, les bras san­glans & déchirés, Eumélus tombe renversé ; sa bouche, son nez, son front, tout son visage n'est plus qu'une plaie. Ses yeux sont noyés de larmes ; sa voix éteinte expire sur ses lèvres. Loin de lui, loin de ses autres rivaux, Diomède fuit comme l'éclair. Minerve l'échauffé & l'enflamme, Minerve lui donne la victoire. Le blond Ménélas se pressent sur ses traces ; Antiloque, en ces mois, excite les chevaux de Nestor : « Courez, volez au bout de la carrière. Je ne vous demande point de vaincre les coursiers de Diomède ; Minerve les anime, Minerve veut couronner leur maître. Mais, du moins, atteignez le char de Ménélas. OEthé, une cavale, vous ravir la victoire !... Quelle honte, quel opprobre ! Ah ! soutenez l'honneur de votre sexe & le vôtre. Malheureux ! si vous lui cédez la palme, Nestor ne connoitra plus ses coursiers, sa main ne nourrira plus votre inutile langueur ; lui-même, sur l'heure, il vous plongera le fer dans le sein. Allons, courez, volez tous deux ; mon adresse secondera votre ardeur ; dans ce passage étroit, je saurai atteindre & devancer mon rival. » Il dit, les coursiers tremblent à sa voix, & redoublent de vitesse. D'un œil sûr, Antiloque observe le terrain ; creusé par les torrens de l'hiver, le chemin s'abaisse & penche en précipice. Pour éviter un choc dangereux, Ménélas se jette sur cette pente ; le fils de Nestor l'atteint ; de sa roue il serre sa roue, & sur son char il incline son char. Le monarque pâlit, il s'écrie : « Arrête, arrête, Antiloque! quelle folie est la tienne ! Bientôt, sur un plus large terrain, tu pourras me devancer ; ici, ton indiscrète ardeur nous sera funeste à tous deux. »

    Il dit ; mais sourd à ses cris, le jeune ambitieux redouble & presse les flancs de ses coursiers. Autant qu'un disque lancé par un bras vigoureux mesure d'espace dans les airs, autant en a franchi le fougueux Antiloque. Ménélas s'est arrêté ; Ménélas a craint que, heurtés l'un contre l'autre, les deux chars ne fussent renversés ; que tous deux, victimes d'une folle impatience, ils ne tombassent étendus sur la poussière.

    Mais dans sa fureur il gourmande son rival : « Malheureux Antiloque ! il n'est point de mortel plus insensé, plus téméraire que toi. La Grèce croyoit à ta prudence. Va, cette palme où tu aspires, tu ne l'obtiendras que par le parjure. » A ces mots, il ranime ses coursiers : « Ah ! que la douleur, dit-il, n'arrête point vos pas, volez, ressaisissez le prix qui vous est dû. Moins vigoureux que vous, épuisés par la vieillesse, ces vils rivaux vous auront bientôt cédé la victoire. » Il dit ; tremblans à la voix de leur maître, ses coursiers s'élancent, & bientôt ils ont atteint le char d'Antiloque.

    Les Grecs assis à la barrière suivent des yeux les chars volant sur la plaine poudreuse. Placé aux premiers rangs, le roi des Cretois les distingue le premier, le premier il reconnoit le vainqueur à ses cris, il le reconnoît à l'un de ses coursiers, dont le corps est de couleur rougeâtre, & le front marqué d'un croissant.

    Il se lève : « O chefs de la Grèce ! dit-il, me trompe-je, ou vos yeux sont-ils d'accord avec les miens ? la fortune a changé ; ce ne sont plus les mêmes chevaux, ce n'est plus le même vainqueur. Le char qu'en partant nous avons vu devancer tous les autres, quelque accident, sans doute, l'arrête dans la plaine.

    » Je l'ai vu le premier toucher au bout de la carrière, & mes yeux ne peuvent plus le rencontrer. En vain de mes regards j'embrasse toute cette vaste étendue. Peut-être les rênes ont échappé aux mains du héros qui le guide. Peut-être il aura heurté la borne ; du choc il aura brisé son char ; lui-même il sera tombé sur la poussière, tandis que ses coursiers s'égarent, emportés par leur fougue & leur ardeur. Levez-vous ; regardez, je n'ose en croire mes yeux ; mais s'ils ne m'ont point trompé, le vainqueur est né du sang étolien ; c'est un des héros d'Argos, le fils de Tydée, le vaillant Diomède.

    — » O roi des Crétois ! lui répond d'une voix aigre & mordante le fils d'Oïlée, quoi ! toujours au hasard tu voudras décider ! ce char que tu croyois perdu, je le vois voler dans la plaine. En dépit de ton âge, en dépit de tes yeux, affoiblis par les années, juger est toujours ta manie. Eh ! laisse ce soin à des regards plus perçans que les tiens. Je revois les coursiers d'Eumélus ; Eumélus lui-même, je le revois, les rênes à la main, toujours devançant ses rivaux. » Idoménée en fureur : « Ame féroce, lui dit-il, le plus vil des Grecs, mais le plus habile à manier l'injure & l'outrage ! Allons, qu'Agamemnon nous juge, un vase ou un trépied paiera ton erreur ou la mienne. Ta apprendras, à tes dépens, quels coursiers ont obtenu la victoire. »

    Il dit, le fils d'Oïlée s'enflamme, & d'un ton plus aigre encore s'apprête à lui répondre. La querelle, peut-être, eût ensanglanté l'arène ; mais Achille se lève : « Ajax, Idoménée ! dit-il, épargnez à nos yeux une scène qui vous avilit. Vous-mêmes, les premiers, vous blâmeriez dans d'autres ces scandaleux transports. Tranquilles spectateurs, attendez ces coursiers ; ils accourent, impatiens de vaincre, & vont offrir leur maître à vos regards. »

    Il dit, Diomède approche ; son fouet résonne ; ses chevaux bondissans ont dévoré l'espace. Le héros est enveloppé dans des flots de poussière ; son char brillant d'or & d'étain semble presser ses coursiers : ils volent ; à peine les roues impriment sur le sable une trace légère. Enfin le vainqueur touche à la barrière ; du poitrail de ses chevaux coulent des tor­rens de sueur ; leurs flancs en sont inondés. Il s'élance à terre ; son fouet repose appuyé sur le joug. Soudain Sthénélus accourt, & reçoit le prix de la victoire. Il remet à ses compagnons le trépied & la jeune captive, & lui-même il dételle les coursiers.

    Vainqueur de Ménélas par la ruse, & non par la vitesse, Antiloque arrive après Diomède. Mais Ménélas est sur ses traces. Le char ne touche pas de plus près au cheval qui le traîne, & dont la queue flotte sur la roue ; l'espace a fui, la vigoureuse OEthé a secondé l'ardeur de son guide ; un mo­ment de plus, & Ménélas ressaisissent la victoire. Mérion est encore à la portée du javelot ; ses coursiers sont plus pesans, & sa main inhabile presse en vain leur lenteur. Loin, loin derrière lui, le fils d'Admète traîne tristement les débris de son char. Ses cavales marchent à pas tardifs, & la tête baissée. Achille le voit, Achille a pitié de son infortune. Il se lève : « Hélas ! dit-il, c'était lui qui devoit vaincre, & il arrive le dernier. Diomède a obtenu le premier prix ; soyons justes, & qu'Eumélus, du moins, emporte le second. »

    Il dit, tous les Grecs applaudissent. De leur aveu, la cavale indomptée alloit passer au pouvoir du fils d'Admète ; mais le fils de Nestor, Antiloque, se lève & réclame ses droits : « Achille, dit-il, sois injuste, si tu l'oses, mais crains mon ressentiment. Son char a été brisé, la fortune a trompé son adresse ; & c'est moi que tu punis ; & tu me ravis, à moi, le prix de ma victoire ! Eh ! que n'invoquoit-il les Dieux ! les Dieux l'auroient sauvé de cette disgrâce.

    » Tu plains son malheur; ton grand cœur te fait une loi de l'adoucir ? Ta tente est remplie d'or & d'airain ; tu as des troupeaux, des trésors, des captives ; prodigue-lui tes bienfaits ; la Grèce est prête à t'applaudir ; moi-même je m'unis avec elle. Mais le prix qui m'appartient, je ne le cède à per­sonne. Qui voudra me le disputer, que le fer à la main il vienne me le ravir. »

   Il dit, Achille sourit : il aime à retrouver dans Antiloque un cœur digne du sien. « Oui, lui dit-il, ô fils de Nestor ! ce sera dans ma tente que je prendrai le prix que je dois à son adresse & à son malheur. Je lui donnerai la superbe cuirasse d'Astéropée ; l'argent, sur les bords, se mêle avec l'airain ; ce présent est digne de lui ; c'est le gage de l'estime d'Achille. » Il dit, &, docile à ses ordres, Automédon vole à sa tente, & en rapporte cet illustre trophée. Eumélus le reçoit des mains du héros, & la joie brille sur son front.

    Ménélas se lève : la douleur est dans son ame ; toujours il nourrit contre Antiloque un trop juste ressentiment. Un héraut lui met le sceptre à la main, & commande le silence : « O fils de Nestor ! dit le monarque, ô toi ! dont jadis on vantoit la prudence, quel soudain vertige a troublé ta raison ? Tu m'as ravi ma gloire ; par ta fougue insensée, tes coursiers ont triomphé des miens. O rois ! ô héros de la Grèce ! prononcez entre Antiloque & moi ; ne donnez rien à la faveur. Qu'on ne dise pas que Ménélas a dû le prix au mensonge, ou plutôt je prononcerai moi-même ; dicté par l'équité, mon jugement aura l'aveu de toute la Grèce. Viens, Antiloque, viens si tu l'oses ; debout, à la tête de tes coursiers, le fouet à la main, atteste Neptune, jure que tu ne m'as fait qu'un invo­lontaire outrage. »

    Rendu à lui-même, le sage Antiloque lui répond : « O généreux monarque ! pardonne à la fougue de mon âge. Je respecte ton rang, je respecte tes vertus. Tu sais ce que peut sur un jeune courage une vaine ardeur pour la gloire. L'imagination vole ; la réflexion, plus lente, se traîne derrière

 « Fais grâce à mon erreur ; le prix que je t'ai ravi, je te le rends ; tout ce qui m'appartient, si tu l'ordonnes, je vais le mettre à tes pieds, plutôt que d'encourir ta haine & le courroux des Dieux. »

    Il dit, & soudain il remet la cavale aux mains de Ménélas. La joie épanouit le cœur du monarque. Telle une douce rosée ranime les épis, & dans leur tige desséchée rappelle la vigueur & la vie. Telle, ô Ménélas ! la joie s'insinue dans ton sein, & pétille dans tes yeux. « Antiloque, tu as désarmé mou cour­roux. Nous ne t'avions encore jamais vu imprudent ni téméraire. La jeunesse, un moment, a égaré tes esprits. Crains, une autre fois, crains de blesser ceux que l'âge & le rang élèvent au-dessus de toi. Un autre n'eût pas si tôt fléchi mon ressentiment. Mais ton vertueux père, mais ton frère & toi-même, vous avez, pour moi, bravé les plus grands dangers ; vous avez soutenu pour moi les plus pénibles travaux ; je cède à tes prières, je t'abandonne le prix qui m'est dû. O Grecs. soyez témoins de mon indulgence, & rendez justice à mon cœur. « A ces mots, il remet la cavale à Noérnon, l'ami d'Antiloque, & prend le vase pour son partage. Arrivé le quatrième, Mérion obtient le quatrième prix, les deux talens d'or.

    La coupe reste ; le fils de Pelée la porte au roi de Pylos :  Reçois, lui dit-il, reçois ce gage du respect & de la tendresse d'Achille ; qu'il rappelle à ton souvenir l'infortuné Patrocle. Hélas ! le tombeau, pour jamais, l'a dérobé à ta vue !... Ce prix, je le donne à ta sagesse ; tu n'iras point, le ceste à la main, défier nos guerriers ; tu ne lutteras point avec eux sur cette arène ; ton bras appesanti ne peut plus lancer le javelot ; affoibli par les ans, tu ne voleras point dans la carrière. »

    Il dit, le vieillard reçoit la coupe de sa main, & la joie éclate sur son front : « Oui, mon fils, oui, lui dit-il, mes genoux n'ont plus leur souplesse première, mes bras ne retrouvent plus leur première vigueur. Ah! que ne suis-je encore au printemps de mes jours! que n'ai-je encore cette force que je déployai dans Buprase, aux jeux funèbres dont les fils d'Amaryncée honorèrent son trépas ? l'Élide, l'Étoile, Pylos même, ne purent fournir un rival digne de moi.

    » Armé du ceste, je vainquis le fils d'Hénops, le fameux Clytomède ; Ancée, le héros de Pleurone, je le terrassai à la lutte ; à la course, l'agile Iphiclus m'avoua son vainqueur ; Phylée, Polydore, me disputèrent en vain la gloire de lancer le javelot. Mon char, moins heureux, fut vaincu par le char des fils d'Actor. Tous deux, indignés de mes succès, s'uni­rent pour me ravir le prix le plus beau. D'une main toujours ferme, l'un tenoit les rênes ; l'autre, de l'aiguillon, pressoit les flancs de leurs coursiers. Tel j'étois jadis ; aujourd'hui je laisse, à de plus jeunes guerriers, la gloire de ces jeux. Il faut ployer enfin sous le fardeau des ans : je fus, à mon tour, compté parmi les plus fameux héros.

    » Va, continue d'honorer par des combats la mémoire de ton ami. Donnée par toi, cette coupe m'est chère. Mon cœur attendri & charmé sent avec reconnoissance l'hommage que tu paies à mes années, & l'exemple que tu offres à la Grèce. Puissent les Immortels m'acquitter envers toi ! »

    Il dit ; après avoir écouté l'éloge du vieillard & le sien, Achille rentre dans la foule des Grecs ; il montre à leurs regards le prix destiné aux guerriers qui oseront, le ceste à la main, disputer une palme sanglante. Un mulet de deux ans, qui n'a point encore courbé la tête sous le joug, se débat dans les liens dont il est attaché. Une coupe d'or est auprès, pour adoucir les regrets du vaincu.

    Le héros se lève : « Atride ! & vous enfans de la Grèce, dit-il, que les deux plus robustes guerriers viennent sur cette arène disputer une périlleuse gloire. Celui qu'Apollon daignera couronner, celui que tous les Grecs nommeront le vainqueur, je lui donne ce mulet indompté. Pour consoler son rival, je lui réserve la coupe d'or. »

    Il dit; soudain un géant, la terreur des athlètes, Épéus, le fils de Panopée, se lève & s'avance. D'un bras nerveux il saisit le fougueux animal : « Qu'un autre, dit-il, vienne combattre pour la coupe ; le mulet, je ne le cède à personne ; ici, la victoire est à moi. Obscur guerrier du moins, le ceste à la main, Épéus n'aura point d'égaux ; il n'est pas donné à un mortel d'exceller dans tous les arts à la fois. Que mon rival paroisse, mais qu'il sache le destin qui l'attend. Je lui déchirerai les flancs, je lui briserai les os. Vaincu, demi-mort, que ses amis s'apprêtent à l'emporter dans leurs bras. » Il dit, tous les Grecs interdits gardent un morne silence ; le fils de Mécisthée, le divin Euryale, ose seul affronter ce géant redouté. Jadis, aux funérailles d'OEdipe, Mécisthée se couvrit d'une immortelle gloire, & Thèbes étonnée le vit triompher de ses plus fameux héros. Diomède encourage sou ami, & lui promet la victoire ; lui-même, il lui attache sa ceinture, & du gantelet homicide arme ses vigoureuses mains.

    Les deux rivaux descendent dans l'arène. Tous deux déploient leurs bras nerveux ; tous deux s'attaquent à la fois. Leurs cestes se mêlent & frappent leurs joues retentissantes ; la sueur, à longs flots, coule de tout leur corps. Enfin Épéus s'élance, & d'un coup imprévu, Euryale chancelle & tombe renversé. Tel, quand les vents en furie troublent le sein des mers, un habitant des eaux, par l'effort de la vague, est jeté sur la rive ; mais le flot qui l'apporta le rentraine au fond du liquide séjour. Tel, sous les coups d'Épéus, Euryale bondit & va mesurer la terre. Mais le généreux vainqueur lui tend la main, & le relève à l'instant. Ses amis se pressent autour de lui, & le reçoivent dans leurs bras. Les jambes traînantes, la tête penchée, la bouche dégouttante d'un sang noir & livide, sans mouvement, presque sans vie, ils l'emportent loin de cette funeste arène, & vont prendre la coupe, vaine consolation de sa peine & de sa défaite.

    Achille offre, aux yeux des Grecs, le prix de la lutte. Un trépied, qu'ils estiment douze bœufs, est promis au vainqueur. Une esclave savante dans l'art de Pallas, & dont quatre bœufs paieront la valeur, est réservée pour le vaincu. Le héros se lève : « Paroissez, dit-il, ô vous qui osez aspirer a une pénible victoire ! » Il dit ; le fils de Télamon, le terrible Ajax s'avance. Le sage Ulysse vient, avec son adresse, affronter ce rival.

    Déjà ils ont attaché leurs ceintures ; les pieds immobiles, l'un vers l'autre penchés, tous deux, de leurs bras vigoureux, ils se saisissent & s'embrassent. Tels, au faîte d'un édifice, deux madriers, l'un vers l'autre inclinés, défient les vents & les tempêtes. Sous l'effort de leurs pesantes mains, leurs dos gémissent & crient. La sueur coule : sur leurs flancs, sur leurs épaules, s'élèvent des tumeurs livides & sanglantes ; mais toujours l'espoir de la victoire anime leur courage ; toujours ce trépied, présent à leurs regards, enflamme leur ardeur.

    Ajax résiste immobile à tout l'art d'Ulysse. Ulysse se soutient contre toutes les forces d'Ajax. Mais déjà ce pénible combat a fatigué les Grecs, & lassé leur attente : « O fils de Laërte ! ô héros issu des Dieux ! s'écrie Ajax, enlève-moi, ou je t'enlève ; le succès, Jupiter en décidera. » Il dit, & déjà son rival est en l'air ; mais le roi d'Ithaque, que jamais n'abandonnent le sang-froid & l'adresse, lui appuie le pied sur le jarret. Soudain les nerfs plient, Ajax tombe renversé ; Ulysse tombe sur lui ; un étonnement muet saisit les spectateurs. Pour enlever Ajax, Ulysse s'épuise en efforts inutiles ; à peine il l'a ébranlé. Ses genoux fléchissent sous le poids ; tous deux ils tombent l'un auprès de l'autre, & roulent dans la poussière.

    Ils se relèvent, & brûlent de lutter encore. Achille les arrête : « Cessez, cessez, leur dit-il ; ne vous consumez plus en efforts impuissans. La victoire vous couronne tous deux. Recevez tous deux un prix égal, & laissez l'arène à de nouveaux combats. » Il dit ; les deux héros obéissent à sa voix, essuient la poussière dont ils sont couverts, & revêtent leurs habits.

    Achille rouvre la carrière. Une urne d'argent qui contient six mesures brille aux yeux des guerriers, chef-d'œuvre que jadis dans Sidon enfanta l'humaine industrie. Des Phéniciens, au travers des ondes, apportèrent à Lemnos ce précieux trésor. L'intérêt & la reconnoissance l'offrirent à Thoas ; pour acheter Lycaon, un fils de Priam, Eumus la remit à Patrocle. Aujourd'hui, pour honorer la mémoire de Patrocle, Achille la destine au guerrier qui, à la course, aura vaincu tous ses rivaux. Pour le second mugit un superbe taureau que le Xanthe a vu s'engraisser sur ses rives. Un demi-talent d'or est réservé pour le dernier.

    Le héros se lève : Paraissez, dit-il, ô vous que flatte l'es­poir de la victoire ! » Il dit ; soudain le fils d'Oïlée s'avance ; après lui, le sage Ulysse & le jeune Antiloque , qui , parmi tous les guerriers de son âge , n'a point à la course un rival digne de lui. Tous trois, sur la même ligne, ils attendent le signal. Achille a marqué le terme ; ils s'élancent dans la carrière ; bientôt Ajax les devance ; Ulysse vole après lui. Tel le fuseau presse le sein palpitant de la jeune beauté qui, d'une main légère, file ou la laine ou la soie ; tel Ulysse de ses traces couvre les traces du fils d'Oïlée, de ses pas étouffe la poussière prête à s'élever sous ses pas, & de son souffle humecte ses épaules. Les Grecs applaudissent, & par leurs cris encouragent son ardeur.

    Ils reviennent ; du fond de son cœur, le roi d'Ithaque élance vers Minerve cette ardente prière : O Déesse ! exauce mes vœux ! du sein des nues viens seconder mes pas ! » Il dit ; la Déesse prête à sa voix une oreille propice ; elle donne à son corps une souplesse nouvelle, à ses jambes, à ses bras, une nouvelle vigueur.

   Ils touchent à la barrière. La, soudain Minerve trompe l'espoir d'Ajax, & lui ravit la victoire. Sur le sang des victimes qu'Achille a immolées à Patrocle, il glisse & tombe renversé. Ses yeux, son nez, sa bouche, sont souillés d'une l'ange honteuse. Ulysse triomphe, & saisit l'urne du vainqueur. La douleur sur le front, & rejetant encore le sang impur dont ses lèvres sont chargées, le fils d'Oïlée s'empare du taureau. Debout, tenant les cornes d'une main : « Hélas ! s'écrie-t-il, une puissance jalouse a trompé mes efforts. La Déesse qui, comme une tendre mère, veille toujours sur Ulysse, & protège ses desseins, a fait aujourd'hui ma honte & sa victoire. » Il dit ; partout le rire, en longs éclats, répond à sa douleur & à ses plaintes.

    Antiloque arrive & sourit à sa disgrâce ? « Amis, dit-il, les Dieux sont encore propices à la vieillesse. Moins jeune que moi, Ajax me devance. Ulysse, qu'un autre siècle a vu naitre, Ulysse triomphe de tous deux. S'il n'étoit point d'Achille, il triompheroit de tous les Grecs. » Achille, que flatte cet adroit hommage : « Antiloque, lui dit-il, je dois un prix à ta louange. Un demi-talent d'or t'est dû ; j'en ajoute encore un autre. » Il dit ; le jeune guerrier le reçoit de sa main, & la joie éclate sur son front.

    Déjà brille sur l'arène une pique, un casque, un bouclier que jadis Sarpédon portoit dans les combats, & que Patrocle lui avoit arrachés avec la vie. Achille se lève. « Que les deux plus intrépides guerriers ceignent leurs armures; que, la pique à la main, ils viennent, aux yeux de la Grèce, disputer ce trophée. Celui qui, le premier, aura effleuré son rival, & teint son fer dans le sang, je lui donnerai un cimeterre de Thrace, la dépouille d'Astéropée ; tous deux partageront les  armes de Sarpédon. Je leur offrirai, à tous deux, dans ma tente, un superbe repas. » Il dit ; le fils de Télamon, le redoutable Ajax, s'avance le premier ; le fils de Tydée, le vaillant Diomède, l'affronte & le défie.

    Déjà ils ont ceint leurs armures. Impatiens de combattre, ils s'élancent sur l'arène ; leurs regards portent la terreur ; les spectateurs pâlissent. Ils s'approchent. Trois fois ils fondent l'un sur l'autre, & redoublent trois fois. Ajax enfonce sa pique dans le bouclier de son rival ; mais il ne peut attein­dre jusqu'à lui ; la cuirasse arrête ses efforts. Diomède lève les bras, trompe le bouclier, & porte son fer à la gorge d'Ajax. Tous les Grecs tremblent ; par leurs cris ils arrêtent les deux rivaux, & leur décernent un prix égal à tous deux ; mais Achille donne à Diomède & le cimeterre & le baudrier qu'il promit au vainqueur.

    Un disque roule sur le sable, masse de fer encore brute, que jadis, dans les jeux, lançoit le vigoureux Héétion. Achille immola Héétion, & le disque & les trésors du monarque devinrent sa conquête. Il se lève : « Venez, illustres rivaux, venez disputer la victoire. Je vous offre, à la fois, & l'instrument & le prix des combats. Quels que soient les domaines du vainqueur, & leur vaste étendue, cette masse de fer, pendant cinq années entières, pourra fournir à ses besoins. Ses bergers, ses laboureurs, pour aller chercher cet utile métal, ne seront point forcés d'abandonner leurs travaux. » Il dit ; l'audacieux Polypète, le vigoureux Léontée, Ajax, le fils de Télamon, & le divin Epéus, s'avancent sur l'arène. Tous sont rangés sur une même ligne. Epéus prend le disque ; son bras décrit de grands cercles. La lourde masse vole ; un rire éclatant règne parmi les spectateurs. Léontée lance après lui. D'un bras vigoureux, Ajax la porte plus loin encore. Enfin, Polypète la saisit à son tour ; elle fend les airs, & fuit au bout de la carrière. Telle, lancée par le berger, la houlette vole au milieu d'un troupeau qui s'égare. Un cri soudain fait retentir le rivage. Des compagnons de Polypète se lèvent, prennent la masse de fer, & vont, en triomphe, a porter à ses vaisseaux.

    Le fer encore sera le prix des guerriers qui sauront, d'un œil plus sur, guider la flèche dans les airs. Dix haches à deux tranchans, dix demi-haches, sont exposées sur l'arène. Loin de la barrière, un mât de vaisseau est enfoncé dans le sable. A la pointe, une colombe, à l'aide d'un fragile lien, est attachée par un pied. Qui percera la colombe sera le vainqueur. Les dix haches à deux tranchans paieront son heureuse adresse. Les dix demi-haches sont destinées à celui qui aura coupé le lien & manqué la colombe. »

    A la voix d'Achille, accourent & le souple Teucer & le fidèle Mérion. Leurs noms sont jetés dans un casque, on les secoue : le nom de Teucer en sort le premier. Déjà sa flèche vole ; mais il n'a point invoqué le Dieu qui préside à ces jeux. Il ne lui a point promis de lui offrir en hécatombe les pre­miers nés de ses agneaux. Apollon, jaloux, détourne son trait ; il s'égare, & ne coupe que le lien auquel est attachée la colombe. L'oiseau s'élève dans les airs, la corde tombe sur le mât, de longs applaudissemens font retentir le rivage.

    Déjà, la flèche à la main, Mérion saisit l'arc. Il invoque Apollon, il promet de lui offrir en hécatombe les premiers nés de ses agneaux. Son œil suit la colombe au sein des nues ; tandis qu'elle décrit des cercles dans les airs, le trait siffle, l'atteint, la perce, & revient sanglant aux pieds de Mérion, s'enfoncer dans la terre. L'oiseau s'abat sur le mât, étend une aile mourante, & la tête penchée, expire & tombe. Les Grecs, avec des yeux étonnés, contemplent ce spectacle. Mérion saisit le prix promis au vainqueur. Teucer va renfermer dans sa tente ses dix demi-haches & ses regrets.

    On apporte un arc, une pique & un vase que des fleurs embellissent, & que n'a point encore noirci la flamme. Pour lancer le javelot, le monarque suprême, Agamemnon, se lève ; Mérion s'avance, sur ses traces.

    « O fils d'Atrée ! dit Achille, la Grèce entière cède la palme à son roi ; tous nos guerriers admirent & envient ta force & ton adresse. La pique est à Mérion. Toi, reçois de la main d'Achille un prix que t'auroit donné la victoire. » Il dit ; le monarque, flatté, sourit à cet hommage ; lui-même il remet la pique à son rival ; chargé du vase précieux, Thalthybius marche à sa tente.