Semblables, dans leur fuite, à des faons timides, les
Troyens respirent enfin à l'abri de leurs remparts. Là,
ils éteignent la soif qui les consume, & raniment leurs
forces épuisées. Les Grecs, au pied des murailles
s'avancent couverts de leurs boucliers ; mais, enchaîné
par un destin ennemi, Hector s'arrête à la porte de
Scée.
Cependant Apollon éclaire enfin Achille, qui s'égare
après lui : « Quelle aveugle fureur, ô fils de Pelée,
t'attache sur mes pas ! Mortel ! c'est un Dieu que tu
poursuis ! Dans ta rage insensée tu ne reconnois pas un
habitant de l'Olympe ! Ces Troyens qui fuyoient devant
toi t'échappent ; & tandis qu'ici tu te consumes en
efforts impuissants, ils sont déjà rentrés dans leurs
murs, & bravent ta vengeance. Arrête ; ni ton fer ni la
mort ne peuvent m'atteindre.
— » O de tous les Dieux le Dieu le plus funeste !
s'écrie Achille indigné ; tu as abusé mon courage, tu
m'as entraîné loin de ces murs que je devois détruire.
Que de Troyens, avant que d'y rentrer, auroient mordu la
poussière ! Tu m'as ravi ma gloire & mes victimes.
Noble triomphe en effet pour un Dieu qui n'a rien à
craindre de mes coups ! Ah ! s'il étoit en mon pouvoir,
je te ferois payer chèrement ce lâche artifice. » Il
dit, &, plein encore des succès qu'il espère, il revole
vers Troie. Tel, dans les champs d'Élide, s'élance & se
déploie un coursier amoureux de la gloire : tel Achille
dévore la plaine. Le vieux Priam l'aperçoit le premier ;
l'airain de l'armure divine a, d'un sinistre éclat,
ébloui ses regards. Tel, aux yeux des mortels effrayés,
brille l'astre brûlant que redoute l'automne ; tel, au
sein de la nuit, environné d'étoiles, que font pâlir
ses clartés, il lance ses funestes rayons qui portent,
sur la terre, l'aridité, la peste & le trépas.
Le malheureux monarque soupire, & de ses mains il
outrage son front. Il rappelle son fils, son cher fils,
& le conjure, en pleurant, de rentrer dans ses murs ;
mais, impatient de combattre Achille, Hector l'attend
immobile au pied de la porte de Scée. La vieillard lui
tend les bras, & d'une voix attendrie : « Hector, mon
cher Hector, lui crie-t-il, ne va pas, seul, sans nos
guerriers, attendre ce terrible ennemi. Rival trop foible pour Achille, tu expirerais sous ses coups.
Malheureux ! ah ! que n'est-il l'objet de la haine des
Dieux comme de la mienne ! Bientôt, sur cette rive, son
cadavre étendu serait la proie des chiens & des
vautours, & un rayon de joie luiroit à mon cœur
affligé. Le barbare ! combien de fils il a ravis à ma
tendresse ; les uns égorgés de sa main, les autres
chargés de fers honteux, & vendus dans une terre
étrangère ! Lycaon, Polydore, ces gages chéris de
l'amour de Laothoé, mes yeux ne peuvent les rencontrer
dans nos murs. Ah ! s'ils vivent encore, je donnerai,
pour les racheter, tous les trésors que leur aïeul a
prodigués à sa fille. S'ils ne sont plus, quelle douleur
ils laissent à leur mère & à moi !
» Mon peuple, cher Hector, si tu échappes à la
fureur d'Achille, mon peuple, du moins essuiera ses
larmes, & verra calmer ses douleurs. Rentre, mon fils,
rentre dans nos murs ; sauve tes Troyens, sauve leurs
femmes. Dérobe au fils de Pelée sa plus noble victime ;
conserve-toi pour tant d'objets qui doivent t'attacher à
la vie ; aie pitié d'un père infortuné, qui n'existe
plus que par le sentiment de la douleur.
» Hélas ! courbé sous le poids des ans, à la porte
du tombeau, Jupiter me réserve encore à des malheurs
nouveaux. Mes fils égorgés, mes filles passant, des bras
d'un vainqueur effréné dans l'esclavage & les fers,
leurs palais détruits, leurs enfants, au berceau,
écrasés contre la terre.... Spectateur de tous mes
désastres, je mourrai... hélas ! je mourrai le dernier.
Percé du trait mortel, au sein de mon asile, les chiens
que ma main a nourris se disputeront mon cadavre :
abreuvés de mon sang, ils me déchireront sur le seuil de
la porte qu'ils étaient chargés de garder.
» Heureux qui, jeune encore, expire au milieu des
combats ! L'honneur, du moins, couvre ses restes
sanglants, & veille sur sa cendre ; mais des cheveux
blancs, des joues chargées de rides, de houleux
lambeaux, que se disputent les chiens : voilà tout ce
qui reste d'un vieillard, que sa foiblesse livre sans
défense au fer de l'ennemi. Est-il, pour les humains, un
sort plus déplorable ! « Le monarque, à ces mots,
arrache ses cheveux blancs ; mais il ne peut fléchir le
courage d'Hector.
Plus loin, Hécube gémissante, éplorée, déchire sa
robe, &, montrant son sein arrosé de ses larmes : «
Hector, mon cher Hector, s'écrie-t-elle, aie pitié de ta
mère ! Respecte le sein qui t'a nourri ! si j'allaitai
ton enfance, pour prix de mes soins, rends-moi,
rends-moi mon fils ; rentre dans nos murs. Malheureux !
ne va pas braver ce farouche ennemi. Hélas ! si tu péris
sous ses coups, je ne presserai plus mon fils, mon cher
Hector, dans mes bras : ta mère, ton Andromaque,
n'arroseront point ton cercueil de leurs larmes : loin
de nous, au milieu de ce camp funeste, tu seras la
pâture des chiens. » Ainsi tous deux ils rappeloient, en
gémissant, un fils qu'ils adorent. Mais toujours
inflexible, Hector attend Achille, qui déjà le menace &
va fondre sur lui. Tel, au sein d'un buisson, un serpent
nourri de poison, & gonflé de colère, attend le mortel
qui ose l'affronter. Il replie sur lui-même ses tortueux
anneaux, & l'éclair homicide jaillit de ses regards :
tel Hector, dans l'ardeur qui l'anime, s'offre à son
redoutable ennemi.
Son bouclier brille appuyé contre la tour qui défend
la porte de Scée. Dans le trouble qui l'agite, il se dit
à lui-même : « Si je rentrais dans nos murs ?.... Ah !
Polydamas le premier m'accableroit d'injures &
d'affronts. Dans cette nuit qui précéda le réveil
d'Achille, Polydamas vouloit que je ramenasse les
Troyens dans Ilion ; malheureux ! j'ai dédaigné ses
conseils, ma fureur a perdu nos guerriers. Comment
soutiendrai-je & les regards & les cris d'un peuple
irrité contre moi ? Un lâche osera dire : Hector, dans
sa fougue insensée, a perdu sa pairie. Allons, allons
immoler Achille, ou recevoir de sa main un glorieux
trépas.
« Si je déposois ce casque, ce bouclier, cette pique
; si désarmé, suppliant, j'allois offrir au fils de
Pelée de rendre aux Atrides Hélène & les funestes
trésors que Paris leur ravit avec elle ?.... Si je lui
offrais de livrer aux Grecs la moitié des richesses
qu'Ilion renferme dans son sein... Si je lui proposois
de faire garantir par un serment la fidélité du partage.
» Mais où s'égarent mes pensées ?... Non : je n'irai
point m'humilier à ses pieds. Le barbare ! sans respect,
sans pitié, égorgerait sa victime. Dépouillé de ses
armes, Hector périrait comme une femme.... Ce n'est
point ici, ce n'est point avec Achille qu'il faut
essayer d'inutiles discours. Allons combattre ; sachons
à qui des deux Jupiter donnera la victoire. »
Ainsi flottoit Hector. Cependant Achille accourt,
semblable au Dieu des combats ; dans sa main est sa
redoutable lance. Un incendie, ou l'astre du jour, quand
il s'élève à l'horizon, lancent moins de feux que n'en
vomit son armure. A son aspect, Hector frissonne : il
sent expirer son audace. Tremblant, éperdu, il fuit loin
de la porte de Scée. Plus agile encore, Achille vole sur
ses pas. Tel, du sommet des montagnes, l'épervier fond
sur lu timide colombe. Pour se dérober au trépas, elle
décrit mille détours dans les airs ; mais il la poursuit
dans son vol oblique, &, par des cris aigus, il exhale
sa rage impatiente.
Tel voloit Achille, tel fuyoit Hector. Déjà ils ont
franchi la colline que le figuier sauvage couvre de ses
rameaux. Bientôt ils arrivent aux lieux où, par deux
bouches, le Xanthe épanche les trésors de sa source.
L'une offre une onde bouillante, qu'une épaisse fumée
environne ; l'autre, au milieu de l'été, verse des flots
plus froids que la neige & la glace. Là, sont de vastes
bassins où dans les jours de la paix , avant que le Grec
eût désolé ces rives, les Troyennes venoient rendre à
leurs habillements leur éclat & leur lustre.
Sur ces bords fuit un héros que poursuit un héros
plus terrible : tous deux déploient toute leur souplesse
& toute leur vigueur. Un grand intérêt anime ces
redoutables rivaux. C'est l'honneur, c'est la vie
d'Hector qui seront le prix de la victoire. Tels, pour
honorer les funérailles d'un héros, de rapides coursiers
volent dans la carrière : un trépied d'or ou une
captive, au terme de la course, attend le vainqueur.
Déjà trois fois les deux guerriers ont mesuré la
circonférence de Troie : les Dieux, pour les
contempler, du haut de l'Olympe, abaissent leurs
immortels regards : « O Dieux : s'écrie l'Arbitre
suprême, quel spectacle est offert à ma vue. Un héros
qui m'est cher fuit sous les murs d'Ilion ! Ma pitié
s'intéresse au malheur d'Hector. Que de sacrifices il
m'offrit au sommet de l'Ida ! Combien de fois Pergame
vit son encens fumer sur mes autels ! Et prêt à
l'immoler, Achille le poursuit ! O Dieux ! le
sauverons-nous du trépas ? ou, sans pitié pour ses
vertus, le laisserons-nous tomber sous les coups du fils
de Pelée ?
— » O Maître du tonnerre ! ô moteur des tempêtes !
lui répond Minerve, quel discours a frappé mes oreilles
? Un mortel, dévoué depuis long-temps au trépas, tu
voudrais l'arracher à sa destinée ! Va, fais ; mais ne
crois pas que les autres Dieux soient complices de ta
foiblesse.
— » Rassure-toi, ô Pallas, ô ma fille ! je ne
romprai point le cours des destins ; toujours facile à
tes vœux, je te laisserai, à ton gré, gouverner tes
projets. » Il dit, &, du sein de l'Olympe, la Déesse
impatiente vole aux murs d'Ilion.
L'impétueux Achille est toujours sur les traces
d'Hector. Tel, au fond des bois, un chien presse le faon
timide, qu'ont alarmé ses cris ; en vain, pour tromper
sa poursuite, l'animal éperdu se cache dans les buissons
: toujours fidèle à la piste qui le guide, il poursuit
sa proie jusque dans son dernier asile. Tel, sur les pas
d'Hector, Achille attache ses regards & ses pas. Trois
fois le Troyen s'élance vers les portes d'Ilion ; trois
fois il cherche une retraite à l'abri de ses tours &
sous les traits de ses guerriers ; trois fois son rival
le repousse dans la plaine. Tels, dans les erreurs d'un
songe, nous tentons en vain de fuir, ou d'atteindre le
fantôme qui nous évite & nous poursuit.
Hector enfin étoit prêt de succomber ; mais pour la
dernière fois, Apollon accourt, & donne à ses membres
une force nouvelle. Du geste & de la voix, Achille,
loin de sa victime, écarte ses guerriers ; il craint
qu'un autre ne l'immole à ses yeux, & ne lui ravisse
l'honneur du premier coup. Pour la quatrième fois, ils revenoient aux sources du Scamandre. Jupiter, en ce
moment, déploie son immortelle balance. Il met dans un
des bassins la destinée d'Achille, la destinée d'Hector
dans l'autre. Soudain le sort du Troyen penche & se
plonge dans l'abîme.
Apollon l'abandonne, Pallas vole au fils de Pelée :
« Héros chéri des Dieux, lui dit-elle, la victoire est
dans nos mains ; ce jour, aux yeux des Grecs, va
signaler ta gloire, & livrer à tes coups ce guerrier
avide de sang & de carnage. En vain Apollon, aux genoux
de son père, implorerait pour lui sa pitié ; il ne peut
plus échapper à ton bras. Arrête & respire un instant,
je vais à tes pieds amener ta victime. » Elle dit ; le
héros, transporté, s'arrête appuyé sur sa pique. La
Déesse prend de Déiphobe & la taille & la voix, &
vole auprès d'Hector. « O mon frère ! lui dit-elle,
c'est trop fuir devant Achille ; osons le repousser, &
tous deux, contre lui, unissons nos efforts.
— » Cher Déiphobe ! lui répond Hector, de tous les
frères qu'Hécube m'a donnés, tu fus toujours le plus
cher à mon cœur ; mais combien ce dernier trait ajoute
encore à nia tendresse ! Tandis que les autres restent
dans nos murs, témoins inutiles de mes dangers, toi seul
tu oses venir les partager !
— » O mon frère ! en vain Priam , en vain Hécube ont
embrassé mes genoux ; en vain nos guerriers, glacés de
frayeur, m'ont conjure de demeurer renfermé avec eux.
Mon cœur déchiré n'a écouté que ton péril & mes
alarmes. Allons, allons combattre, déployons toute notre
rage el toute notre vigueur ; qu'Achille retourne dans
son camp, vainqueur & chargé de tes dépouilles, ou
périsse de ta main. »
Elle dit, & pour mieux l'abuser, elle marche la
première. Les deux rivaux sont en présence : « O fils de
Pelée, s'écrie Hector, tu m'as vu trois fois devant toi
fuir autour de nos murailles, & me dérober à tes coups.
Je rie fuirai plus ; je viens te braver ; je viens te
donner la mort, ou la recevoir. Allons, invoquons les
Dieux ; qu'ils soient elles témoins & les garants de
nos traités. Si Jupiter couronne mes efforts, si je
t'arrache la vie, ma haine ne te poursuivra point
au-delà du trépas. Content de te ravir ton armure, je
rendrai aux Grecs ton cadavre. Que le même serment te
soumette à la loi que je m'impose.
Achille lançant sur lui de sinistres regards : « Des
serments ! Hector, des traités avec toi !... Quels
nœuds peuvent unir les lions & les hommes ? Entre les
loups & les agneaux, est-il d'autre sentiment que la
haine ? Va, rien ne peut nous rapprocher, ta mort ou la
mienne, voilà nos serments & nos traités.
» Rappelle tout ton courage ; c'est en ce moment
qu'il faut déployer toute ton audace & toute ta
vigueur. Il n'est plus d'asile pour toi. Pallas va
t'immoler de ma main ; tu me paieras enfin le sang de
tous les guerriers que tu m'as ravis. »
Il dit, & soudain son javelot siffle dans les airs.
Hector le voit, se courbe, & se dérobe au trépas ; le
trait vole sur sa tête & s'enfonce dans la terre.
Invisible aux yeux du Troyen, Pallas va reprendre l'arme
funeste, & la rend au fils de Pelée.
« Ton fer s'est égaré ! s'écrie Hector ; tu n'avois
pas lu dans le sein de Jupiter le secret de mes destins.
Par d'impuissantes menaces tu voulois glacer mon
courage. N'attends pas que la fuite me livre à de
honteuses blessures. Je fonds sur toi ; si les Dieux le
secondent, c'est mon sein qu'il te faudra percer. Tiens
; puisse ce fer s'enfoncer dans ton cœur! Fléau de ma
patrie ! quel bonheur pour les Troyens si tu péris sous
mes coups ! »
Il dit, & le javelot, fidèle à sa main, va frapper
le bouclier d'Achille ; mais soudain il rejaillit
émoussé. Hector voit sa fureur trompée ; il frémit ; il
s'arrête étonné. Sa pique lui manque ; il appelle à
grands cris Déiphobe, & lui demande un javelot, mais
Déiphobe n'est, plus à ses côtés.
Le héros détrompé : « Ah ! les Dieux, dit-il, m'ont
conduit à la mort. Je croyois Déiphobe auprès de moi, il
est dans nos murs ! Pallas, pour m'abuser, a emprunté
son image. La mort est sur ma tête : je la vois, rien ne
peut m'en défendre. Hélas ! jadis Apollon & Jupiter veilloient sur mes jours,
& loin de moi repoussoient
les dangers.... La Parque enfin va saisir sa victime.
Mourons, mais du moins ne mourons pas sans gloire ; que
mes derniers exploits aillent jusqu'à nos derniers
neveux. » A ces mots, il prend son large cimeterre,
rassemble toutes ses forces & fond sur son rival. Tel,
du sein des airs, l'aigle se précipite sur sa proie.
Achille s'élance à son tour la rage dans le cœur.
L'immortel bouclier marche devant lui ; son panache
flotte sur sa tête, & les aigrettes dont Vulcain orna
son casque lancent au loin de sinistres éclairs. Telle,
au milieu des astres qui couronnent le front de la Nuit,
brille l'étoile du matin. Le fer étincelle dans la main
du héros ; des yeux il mesure son rival, & cherche
l'endroit qu'il pourra percer.
Hector est couvert de l'armure superbe qu'il ravit à
Patrocle. Mais entre l'épaule & la tête cette armure
livre au fer ennemi un passage jusqu'aux sources de la
vie. C'est là qu'Achille dirige sa pique meurtrière ;
elle s'enfonce dans la gorge du Troyen ; mais laisse
encore un libre passage à sa voix. Il tombe étendu sur
la poussière ; le vainqueur triomphe. « Hector,
s'écrie-t-il, quand tu immolois Patrocle, tu te flattois
d'échapper à la mort. Tu ne songeais pas que je vivois
encore. Insensé ! mon camp lui gardoit un vengeur ! ma
main, enfin, vient d'expier son trépas. Les chiens &
les vautours se disputeront ta dépouille, & les Grecs
rendront à Patrocle les honneurs du tombeau.
— » Achille, lui répond Hector d'une voix éteinte,
j'implore ta pitié. Je t'eu conjure par toi-même, par
tes parents, ne me laisse point dévorer aux chiens des
Grecs. Accepte les trésors qu'un père, qu'une mère
infortunés s'empresseront de t'offrir. Rends-leur le
corps de leur fils ; que les Troyens, que leurs femmes
paient le dernier tribut à ma cendre. »
Achille lance sur lui un farouche regard : «
Malheureux ! lui dit-il, tu implores ma pitié, tu
invoques mes parents !... Ah ! pour te punir des maux
que tu m'as faits, que ne puis-je dévorer tes entrailles
encore palpitantes ! Les chiens t'attendent, rien ne
pourra leur ravir leur proie. Non, dût Troie m'apporter
tous ses trésors, & m'en promettre encore davantage ;
dût Priam, à mes genoux, m'offrir, pour te racheter,
tout l'or de son empire, ta mère ne serrera plus son
fils dans ses bras ; elle n'arrosera point ton cercueil
de ses larmes ; oui, tu seras la pâture des chiens &
des vautours. »
Hector expirant : « Je te reconnois, dit-il, à ta
fureur. C'est toujours ce cœur de fer que rien ne peut
fléchir. Va, crains les Dieux vengeurs. Apollon &
Paris, pour expier mes injures, t'attendent à la porte
de Scée. » Il dit, & la mort l'enveloppe tout entier.
Son ame, en gémissant, s'arrache à tant de jeunesse &
de vigueur, & s'envole chez les ombres. Tout mort qu'il
est, Achille lui parle encore : « Meurs, dit-il ; moi,
je recevrai de Jupiter & des Dieux le destin qu'ils
m'apprêtent. » A ces mots, il retire du cadavre sa
pique ensanglantée & arrache la funeste armure. Les
enfants de la Grèce accourent, ils admirent & la taille
d'Hector & sa beauté. Ils l'outragent encore par
d'inutiles blessures : « Ce n'est plus, dit, l'un
d'entre eux, ce farouche Hector qui embrasoit nos
vaisseaux. » Il dit, & lui plonge son fer dans le sein.
Chargé des dépouilles de son ennemi, Achille, debout
au milieu d'eux, leur adresse ce discours : « Intrépides
guerriers, nobles soutiens de la Grèce, les Dieux ont
enfin livré à mes coups ce mortel qui nous fut mille
fois plus funeste que tous les Troyens ensemble. Allons
attaquer Ilion, sachons si, privé de son appui, le
peuple abandonnera ses murs, ou si, malgré la chute
d'Hector, il osera encore se défendre.
» Mais, où m'a emporté un aveugle courage !....
Étendu sous ma tente, le corps de Patrocle me demande
des larmes & un tombeau. Tant que je respirerai, tant
qu'il me restera un souffle de vie, Patrocle vivra dans
ma mémoire ; jusqu'au sein des morts & dans le séjour
de l'oubli, mon ami sera toujours présent à ma pensée.
Allons, enfants de la Grèce, rentrons dans notre camp ;
que les restes d'Hector y rentrent avec nous. Rentrons
en chantant l'hymne de la gloire. »
Quel triomphe aujourd'hui couronne notre audace !
L'appui, le Dieu de Troie a péri sous nos coups.
Il dit, & prépare à sa victime les plus indignes
outrages. D'un fer cruel il perce ses deux pieds ; &, à
l'aide d'un lien qui les traverse, il attache le cadavre
à son char, & laisse traîner la tête sur la poussière ;
lui-même il monte sur le char, y place avec lui son
superbe trophée, & de l'aiguillon il presse ses
coursiers, qui volent à sa voix. La tête d'Hector traîne
sur la terre ; ses cheveux épars dégouttent d'un sang
noir & livide, son front roule dans la fange ; ce
front, où brilla jadis tant de grâce & de majesté.
Jupiter, aux yeux de sa patrie, l'abandonne aux outrages
des Grecs.
Hécube, à cet aspect, jette le voile brillant qui
couvre sa tête, arrache ses cheveux, & par de longs
gémissements exprime sa douleur. L'infortuné Priam
pousse de lamentables cris ; ses peuples, autour de lui,
font retentir les airs de leurs plaintes & de leurs
regrets. On croirait qu'un vaste incendie dévore Ilion
& toutes ses richesses.
Le vieux monarque veut aller au milieu des Grecs.
Les Troyens, pour l'arrêter, se pressent autour de lui ;
il se roule dans la poussière, il embrasse leurs genoux,
& les appelant tous par leurs noms : « Ah !
laissez-moi, laissez-moi, leur dit-il; souffrez que je
m'arrache de vos bras ; que, seul, j'aille au milieu de
la flotte ennemie. J'implorerai le barbare ; peut-être
il respectera ma vieillesse ; ces cheveux blancs
exciteront sa pitié ; Il a un père !... Il est vieux
comme moi ce Pelée qui donna le jour au fléau de mon
empire, au destructeur de ma famille. Hélas ! combien de
fils m'a ravis sa fureur ! Toutes mes plaies saignent
encore..... Mais la dernière ! ah ! elle est de toutes
la plus cruelle ! La douleur de ta perte, cher Hector,
me fera descendre au tombeau..... Dieux ! que n'a-t-il
expiré dans mes bras ! Son père & sa déplorable mère
auroient du moins goûté la douceur de pleurer sur sa
cendre. » Tout le peuple, par ses cris, répond à ses
tristes accents.
Hécube, au milieu des Troyennes, exhale ses regrets
: « O mon fils ! s'écrie-t-elle.... Malheureuse ! quand
je t'ai perdu, pourquoi traîner encore une vie
infortunée ? Hector, tu étois l'orgueil de ta mère,
l'appui de nos murs, & le Dieu des Troyens ; tes jours faisoient la gloire de ta patrie. Tu n'es plus,
& tout
périt avec toi ! »
Andromaque ignore encore le destin de son époux ;
elle ignore que, seul dans la plaine, il a osé braver
Achille. Enfermée au fond de son palais, ses mains y
travaillent un superbe tissu, & ses femmes, par son
ordre, faisoient tiédir l'onde où devoit se baigner leur
maitre au retour des combats. Trop inutiles soins !
Elle rie songe pas que, loin de ce bain, Minerve, par le
fer d'Achille, immole son époux.
Des cris, des gémissements ont frappé ses oreilles.
Elle pâlit, elle frissonne ; l'ouvrage échappe à ses
mains tremblantes : « Qu'entends-je! s'écrie-t-elle ;
courons. Ah ! c'est la voix d'Hécube !.... Mon cœur
palpite...... mes genoux se dérobent sous moi .... Les
fils de Priam..... sans doute, quelque malheur les
menace. Dieux ! détournez ce funeste présage ! Si
c'étoit mon cher Hector qui, seul & loin de nos murs,
eût à combattre contre Achille!... O valeur trop fatale
! toujours Hector courut aux dangers le premier ; jamais
il ne voulut partager sa gloire. Ah ! je tremble que ce
jour ne soit le dernier de ses jours. »
A ces mots, elle vole palpitante, égarée ; ses
femmes se pressent sur ses pas. A travers les flots d'un
peuple nombreux, elle monte sur la tour. Là, d'un
regard inquiet, elle parcourt la plaine ; soudain Hector
s'offre à sa vue, & ses impitoyables coursiers qui le
traînent au camp des Grecs.
Du noir bandeau s'épaissit sur ses yeux. Elle tombe
renversée, sans mouvement & presque sans vie. Loin de
sa tête roulent les nœuds, les tresses, les réseaux dont
elle étoit ornée, & ce voile brillant que lui donna
Vénus le jour où Hector la conduisit à l'autel de
l'Hyménée. Ses sœurs s'empressent autour d'elle, & par
leurs cris la rappellent à la vie. Enfin elle respire,
& le sentiment la rend à ses douleurs. Elle gémit, elle
s'écrie : « Malheureux Hector !... Malheureuse
Andromaque !... un même astre éclaira ta naissance & la
mienne. Troie, Thèbes, Priam, Héétion, quel nœud
funeste vous rassemble ! O père infortuné d'une fille
encore plus déplorable ! pour quel destin tu élevas mon
enfance ! Hélas ! faut-il que je sois née !... Cher
Hector ! tu descends dans les sombres demeures, an noir
séjour de l'oubli. Et ta déplorable veuve, tu la laisses
dans ton palais désert, en proie à la douleur & aux
larmes ! Un fils, le triste fruit de nos malheureuses
amours. Ah !.... il ne sent pas encore le poids de son
infortune. En te perdant, il perd l'appui de son enfance
: il ne sera point la consolation de tes vieux ans.
» Eh ! quand il pourrait échapper à cette funeste
guerre, les travaux & les ennuis rempliront sa
carrière. D'avides étrangers dévoreront son héritage. Le
jour qui ravit un père à son fils, le laisse sans
secours, sans appui. Plein de tristes souvenirs, la tête
baissée, les yeux baignés de larmes, il va, du cri de
ses besoins, importuner les amis de son père. Attaché à
leur robe, tremblant à leurs genoux, il les trouve
insensibles & sourds; la coupe que lui offre une avare
pitié, loin d'éteindre sa soif, mouille à peine le bord
de ses lèvres.
» La main de ses égaux le repousse, avec outrage, de
la table où ils sont assis : Va, lui disent-ils, ton
père ne partage plus nos fêtes. Humilié de tant
d'affronts, je verrai mon Astyanax revenir dans mes
bras, & m'arroser de ses larmes.
» Hélas ! assis sur tes genoux, il prenoit, de ta
main, les mets les plus délicieux. Quand, fatigué de ses
jeux, rassasié de plaisirs, le sommeil fermoit sa
paupière, mollement étendu sur le sein de sa nourrice,
ou dans tin berceau pompeux, il y goutoit un tranquille
repos. Astyanax ! nom jadis cher aux Troyens ! il
rappeloit à leur reconnoissance ta valeur & t'es
exploits. Seul, tu étois l'appui, le défenseur de nos
murs. Maintenant, au milieu d'une flotte ennemie, loin
de tes parents, ton corps sanglant est la pâture des
chiens. De vils insectes, après eux, dévoreront mon cher
Hector !.... Ces superbes habits que nos mains avoient
tissus !... hélas ! ils ne couvriront point la froide
dépouille !... je les livrerai tous aux flammes ! Vaine
image d'un bûcher que n'obtiendra pas mon époux !... Du
moins les Troyens me verront, par ce sacrifice, faire
éclater ma tendresse & honorer ta mémoire. » C'est
ainsi qu'Andromaque déplore ses malheurs. Ses femmes,
par leurs gémissements, accompagnent ses regrets.