Chant XXI

Remonter

   
 

 

      Quand les Troyens, dans leur fuite, ont atteint les rives que le fils de Jupiter, le Xanthe impétueux, arrose de ses eaux, le héros les coupe & les disperse. Les uns courent vers Troie, &, fugitifs, éperdus, ils foulent cette plaine où, la veille, Hector, triomphant, semoit la terreur & la mort. Pour les arrêter, Junon, devant eux, a condensé les airs & épaissi les nuages.

    Les autres se précipitent dans les eaux. Le fleuve gémit sous leur poids ; les flots écument & grondent, & les rives mugissent. Ils nagent épars sous les gouffres profonds, & mêlent les cris du désespoir au murmure des ondes. Tels, à l'aspect de la flamme qui les poursuit, les insectes bruyans qui dévoroient nos moissons, courent, dans un fleuve voisin, chercher un asile & la mort. Tels, au sein du Xanthe, roulent confondus, les guerriers, les coursiers & les chars.

    Achille, sur la rive, laisse sa pique meurtrière appuyée contre un tamarin ; ivre de fureur, & tout entier à sa vengeance, le poignard à la main, il se jette dans les flots. Il frappe, à droite, à gauche ; les ondes roulent ensanglantées, & répètent les gémissemens de la mort.

    Les Troyens s'enfoncent dans le sein du fleuve, & se cachent au milieu des rochers. Tels, à la vue d'un dauphin, la terreur des mers, les vulgaires poissons fuient éperdus, & cherchent au fond d'un golfe un asile contre le monstre qui les dévore.

   Fatigué de meurtres, Achille saisit douze jeunes Troyens dont le sang doit couler sur le bûcher de Patrocle & expier son trépas. Palpitans, demi-morts, il les ramène sur la rive ; lui-même il les enchaîne des liens qui attachent leurs tuniques, & les livre à ses guerriers pour les conduire à son camp.

    Sa fureur le rappelle au carnage. Le jeune Lycaon, un fils de Priam, s'offre le premier à ses coups. Déjà Lycaon a été dans ses fers. Jadis, au milieu des ombres de la nuit, il le surprit, dans un domaine du vieux monarque, où il façonnoit du bois destiné pour un char. Il le conduisit à Lemnos, & le vendit au fils de Jason. Héétion d'Imbros, qu'unissoit à Priam les nœuds de l'hospitalité, rompit ses fers aux dépens de ses trésors, & l'envoya dans Arisbe. Le malheureux Lycaon s'échappa de cet asile, & revint au palais de son père.

    Depuis onze jours, rendu à ses parens, à ses amis, il jouissoit de leur tendresse & de sa liberté. Le sort, en ce moment, le rejette aux mains d'Achille, qui va le plonger dans les enfers pour n'en revenir jamais. Il a jeté son casque & son bouclier ; sans armes, sans défense, dégouttant de sueur, accablé de lassitude, il fuyoit du sein des eaux. Achille le voit ; & furieux il s'écrie : « O ciel ! quel prodige a frappé mes regards ! Les Troyens que j'ai immolés sortiront aussi de la nuit du tombeau. Quoi ! ce captif que j'avois vendu à Lemnos, il a brisé ses chaînes ! La mer, qui, pour tant d'autres, est une invincible barrière, n'a donc pu l'arrêter ! Allons, plongeons-lui ce fer dans le cœur. Sachons s'il reviendra encore du séjour des ombres, ou si la terre, qui captive les plus fameux héros, pourra le retenir dans son sein. »

    Cependant le Troyen approche, tremblant, demi-mort, & pour échapper au trépas, il se hâte d'embrasser ses genoux. Prêt à l'immoler, Achille lève sa pique. Le malheureux se courbe, se traîne à ses pieds & les embrasse. Le fer, impatient de se baigner dans le sang, va, derrière lui, s'enfoncer dans la terre. D'une main il prend les genoux du héros, de l'autre il saisit la pique & s'y attache : « O Achille ! s'écrie-t-il, j'embrasse tes genoux, respecte mes malheurs ; prends pitié d'un infortuné qui te supplie & qui t'implore.

    » Souviens-toi que tu m'as nourri de ton pain, lorsque, chargé de tes fers, tu me vendis à Lemnos, loin de mon père, loin de mes amis. Cent bœufs te payèrent ma rançon ; je t'en donnerai trois fois autant pour me racheter encore. Je ne compte que la douzième aurore depuis que je suis rentré dans Ilion. Hélas ! à peine échappé de l'esclavage, ma cruelle destinée me remet dans tes mains! O Jupiter ! quel crime a sur ma tête attiré ta vengeance ! O Laothoé ! ô fille déplorable du vieux Althée ! quels nœuds funestes unirent ton sort au sort de Priam ! Deux fils naquirent de ce triste hyménée ; tous deux, Achille, périront sous tes coups.

    » Tu viens de l'égorger combattant à la tête de nos guerriers, & moi tu vas m'immoler à mon tour.... Non, puisque le sort me remet dans tes mains, je ne t'échapperai plus.... Daigne du moins, ah ! daigne écouter ma prière. Épargne ma vie ; je n'ai point été conçu dans les mêmes flancs qu'Hector, qui t'a privé de ton généreux ami. »

   Il dit ; une voix impitoyable repousse sa prière : « Insensé ! ne parle point de rançon, ne m'importune point de tes cris. Avant que Patrocle eût vu son dernier jour, j'aimois à épargner les Troyens ; j'en ai pris, j'en ai vendu plusieurs. Aujourd'hui, je ne sais plus que donner la mort. Des Phrygiens, des enfans de Priam surtout, quiconque viendra s'offrir à mes coups, je lui arracherai la vie.

  » Va, meurs. Pourquoi ces soupirs & ces larmes ? Patrocle, plus grand, plus généreux que toi, Patrocle est mort. Et moi, le héros de la Grèce, le fils d'un héros ; moi, qu'enfanta une déesse, la mort est déjà sur ma tête. Demain, ce soir, tout à l'heure peut-être, un javelot ou un trait va m'étendre sur la poussière. »

    Il dit ; Lycaon sent ses genoux tremblans se dérober sous lui, ses forces l'abandonnent, la pique échappe de sa main, il tombe en tendant les bras. Achille saisit son épée, & la lui plonge tout entière dans le sein. Le malheureux roule sur la poussière, son sang coule & inonde la terre. Le vainqueur le prend par un pied, le précipite dans les ondes, &, insultant à sa victime : « Va, dit-il, les poissons lécheront tes blessures ; ta mère ne pleurera point sur ton cercueil, le Scamandre sur ses flots te portera dans l’Hellespont. Là, sur le dos de la plaine liquide, les monstres des mers dévoreront les restes du beau Lycaon.

    » Fuyez, lâches ! fuyez, allez vous cacher dans Ilion ; j'y vole sur vos traces. Le Xanthe & ses torrens ne vous défendront point de mes coups. Les taureaux que vous lui immolez, les coursiers que vous précipitez vivans dans ses ondes, ne vous sauveront point du trépas. Ah ! vous périrez tous, vous expierez tous la mort de mon cher Patrocle & de tant de Grecs que, loin de moi, vous avez égorgés au milieu de leurs vaisseaux. » Il dit ; le fleuve, qu'indigne son orgueil, songe au moyen d'arrêter le cours de ses homicides, & de sauver les Troyens.

    Toujours avide de carnage, Achille, le fer à la main, s'élance sur Astéropée, un fils de Pélégon, qui dut le jour aux amours du fleuve Axius & de la belle Péridée, l'aînée des filles d'Acessamène. Armé de deux javelots, l'intrépide Astéropée l'attend an milieu des ondes. Le Xanthe, furieux de la mort de tant de guerriers, que l'inflexible vainqueur immolés sur ses bords, inspire à son rival une nouvelle audace. « Qui es-tu, lui dit Achille, ô toi qui oses me braver ? Il n'y a que les fils des malheureux qui se mesurent avec moi.

    — » Généreux fils de Pelée, lui répond le fils de Pélégon, que t'importe qui je suis ? Je viens des rives lointaines de la Péonie, & je commande aux soldats qu'elle arma pour défendre Ilion. J'ai vu onze fois l'aurore sur ces rivages. L'Axius est l'auteur de ma race ; l'Axius, qui de ses flots argentés inonde les campagnes ; il donna le jour à Pélégon, le héros de la Péonie, la terreur des guerriers. Pélégon est mon père.... Allons, Achille, ne songeons plus qu'à combattre. »

    Il dit, le fils de Pelée lève sa lance. De ses deux javelots à la fois, Astéropée s'apprête à le frapper. De l'un, il atteint l'immortel bouclier ; mais le fer émoussé s'arrête sur l'or dont Vulcain en garnit l'épaisseur. L'autre effleure le bras droit du héros ; le sang jaillit, & le javelot, encore altéré, se plonge dans la terre. Tout brûlant de fureur & de vengeance, Achille lance son fer meurtrier ; mais, infidèle à la main qui le guide, il va s'enfoncer dans la terre.

    Astéropée saisit cette arme funeste ; trois fois il l'ébranle, il l'abandonne trois fois. Enfin, il tente un quatrième effort, & s'apprête à la briser ; mais Achille s'élance l'épée à la main, & lui perce le flanc. Ses entrailles sont déchirées; il palpite, & ses yeux sont couverts de la nuit du trépas.

    Le vainqueur fond sur sa proie, lui arrache son armure, & fier de son triomphe : « Meurs, lui dit-il ; ce n'est pas au fils d'un fleuve à lutter contre le fils de Jupiter, L'Axius est, disois-tu, l'auteur de ta naissance ; le maître du monde est l'auteur de la mienne. Le monarque des Thessaliens, Pelée, un fils d'Eacus, m'a donné le jour ; Eacus lui-même le devoit à Jupiter. Autant ce Dieu est au-dessus des fleuves, autant sa race est au-dessus de la leur.

    » Un grand fleuve est auprès de toi, qu'il te sauve s'il le peut ; mais rien ne résiste au fils de Saturne ; ni l'Achélous, ni l'Océan lui-même, n'osent lutter contre sa puissance. Le monarque des mers, le père des fleuves, des lacs & des fontaines, l'Océan, redoute la foudre de Jupiter, & tremble au bruit de son tonnerre. »

    A ces mots, il arrache sa pique de la rive où elle est enfoncée, & laisse le cadavre étendu sur le sable. Le fleuve le baigne de ses ondes sanglantes, les poissons viennent reconnoître leur proie & la dévorent.

    Achille fond sur les Troyens, qui, tremblans de la chute de leur chef, fuient épars sur les bords du Scamandre. Là, il immole Thersiloque, Mydon, Astypile, Mnésus, Thrasius, Enius, Opheltès ; il en eût immolé mille autres, si le fleuve en courroux ne lui fût apparu sous les traits d'un mortel, & du sein des eaux ne lui eût adressé ce discours : « Achille, grâces aux Dieux qui toujours te protègent, tu triomphes des mortels, & ta valeur les accable. Si Jupiter a livré tous les Troyens à ta fureur, va, barbare ! va du moins, loin de moi, égorger tes victimes. Déjà mon lit est rempli de cadavres. Accablé sous leur poids, je ne puis rouler mes flots à la mer, & tu poursuis encore le cours de tes homicides ! Arrête, arrête ; l'étonnement d'un Dieu suffit à ta gloire.

    — « O Scamandre ! ô fils de Jupiter ! oui, j'obéirai à ta voix. Mais il faut que j'égorge encore ces infâmes Troyens, il faut que je les repousse dans leurs murailles, & qu'Hector périsse sous mes coups, ou que j'expire sous les siens. » Il dit, & plus terrible, il fond sur l'ennemi. Le Scamandre appelle le Dieu du jour : « O ciel ! s'écrie-t-il, ô fils de Jupiter ! où sont ton carquois & tes flèches ? Ton père t'avoit ordonné de veiller sur les Troyens, & de les défendre, jusqu'à ce que la nuit trop lente eût couvert la terre de ses ombres, & tu oublies ses augustes décrets ! »

    Cependant Achille s'élance au milieu des ondes ; le Fleuve en courroux s'enfle, mugit, & soulève tous ses flots. Il rejette sur les rives les cadavres qui surchargent ses eaux ; ceux qui vivent encore, il les reçoit dans son sein, & les dérobe à la mort qui les poursuit.

    La vague menaçante gronde & s'élève autour d'Achille ; elle retombe & pèse sur son vaste bouclier ; la terre se dérobe sous ses pieds. De sa main, le héros saisit un peuplier, & s'y attache ; l'arbre, sous ses efforts, plie, succombe, & remplit le fleuve de ses vastes débris ; à l'aide de ce pont, le héros s'élance sur la rive, &, plein de terreur, il vole dans la plaine.

    Le Dieu franchit ses bords ; & pour enchaîner Achille, pour sauver les Troyens, il se précipite après lui. Le fils de Pelée, d'un saut, fuit aussi loin qu'un javelot peut atteindre ; ses armes retentissent. Le Fleuve, en mugissant, roule sur ses traces ; ainsi, quand le jardinier, la bêche à la main, conduit au pied de ses arbrisseaux & de ses plantes un mobile ruisseau, à peine il a écarté les obstacles qui l'arrê­tent, soudain, sur le sol incliné, l'onde fuit avec un doux murmure, & devance son guide.

    Plus rapide qu'Achille, le flot s'élance devant lui, & par­tout lui montre un Dieu vainqueur de ses efforts. Trois fois il tente de s'arrêter ; il veut savoir si le ciel tout entier est conjuré contre lui : trois fois l'onde l'environne, & le Dieu lui bat les épaules de ses flots. La rage dans le cœur, du pied il frappe la terre, & s'élève sur la surface des eaux ; mais le Fleuve épuise le reste de ses forces, & dérobe le sable sous ses pas.

    Il soupire, & les yeux au ciel : « O Jupiter ! s'écrie-t-il, ah ! sauve-moi de cet abîme, & je me soumets à tout. Je n'accuse point les autres Immortels, je n'accuse que ma mère, qui, par ses mensonges, abusa mon crédule courage. C'étoit, disoit-elle, sous les murs d'Ilion, c'étoit par les traits de Phébus que devoit périr son fils.

    » Ah ! que n'ai-je péri de la main d'Hector ! Du moins, le héros de la Grèce eût eu pour vainqueur le héros de la Phrygie. Je serai donc sans gloire enseveli sous les ondes. Achille aura le sort d'un pâtre qui, dans le sein d'un torrent, meurt confondu avec son vil troupeau. »

    A ses cris accourent & Neptune & Minerve ; tous deux ont emprunté une figure humaine, tous deux le prennent par la main : « O fils de Pelée, lui dit Neptune, bannis la crainte & les alarmes. Deux divinités, Pallas & moi, de l'aveu de Jupiter, nous venons te secourir. Ton sort n'est point d'être vaincu par un Fleuve, & bientôt tu le verras s'abaisser devant toi. Mais écoute, & crois à nos conseils ; n'abandonne les combats que quand tu auras réduit les Troyens fugitifs à se cacher dans leurs murs. Ne rentre point dans ton camp qu'Hector ne soit abattu à tes pieds ; nous laissons avec toi la Force & la Victoire. »

    A ces mots, les deux Divinités vont se réunir aux autres Immortels. Plein de l'audace qu'ils lui ont inspirée, Achille marche vers la plaine. Les ondes la couvrent tout entière ; partout flottent des armes, des cadavres, & de funestes débris. Cependant le héros surnage, & le Fleuve ne peut triompher de sa vigueur. Mais, toujours obstiné dans son courroux, il redouble d'efforts, enfle toutes ses vagues, & appelle à grands cris le Simoïs : « Viens, mon frère, lui dit-il ; unissons-nous pour enchaîner sa force. Les Troyens sont impuissans pour lui résister, & bientôt il renversera la ville de Priam. Viens, viens me seconder ; épanche tous les trésors de ta source ; romps toutes tes digues, rassemble toutes tes eaux, roule les pierres, les rochers, pour arrêter ce mortel farouche, qui ose s'égaler aux Dieux.

    » Si tu m'en crois, ni sa force, ni sa beauté, ni sa superbe armure, ne pourront le défendre ; elles seront avec lui ensevelies dans le limon ; sous mes sables amoncelés, ses guerriers ne pourront retrouver ses ossemens : ce sera là son tombeau ; quand les Grecs célébreront ses funérailles, il ne lui faudra point de mausolée. » Il dit, & plus furieux, il s'élance sur Achille, & roule en murmurant, couvert d'écume, de sang & de cadavres Ses vagues bouillonnent, se gonflent, & enveloppent. Achille tout entier.

    Tremblante pour le héros qu'elle protège, Junon s'écrie ; elle appelle Vulcain : « Viens, lui dit-elle, ô mon fils viens combattre le Xanthe & ses torrens. Accours, rassemble tous tes feux ; moi, j'appellerai les fougueux enfans du Nord & du Midi ; & la flamme nourrie par leurs baleines dévorera les armes & les cadavres des Troyens. Toi, brûle les arbres qui ombragent, les rives de ce Fleuve odieux ; brûle-le lui-même ; sois insensible à ses cris, sois sourd à ses prières ; que ta fureur, que tes feux ne s'éteignent qu'à ma voix. »

    Elle dit ; Vulcain déchaîne toutes ses flammes ; soudain elles s'étendent sur la plaine, & dévorent les nombreuses victimes qu'immola le fer d'Achille. L'onde s'exhale en vapeur, & la terre se dessèche. Telle, dans un jardin que vient de baigner un ruisseau, l'onde superflue s'évapore au souffle de Borée, & laisse au mortel qui le cultive l'espérance & la joie.

    Le Dieu porte sur le Fleuve même la flamme vengeresse ; les peupliers, les saules qui l'ombragent, sont embrasés ; le lotos, le jonc, le cyprès, qui bordent ses rives, brûlent & se consument. Les poissons, qui tout-à-l'heure se jouoient sur les eaux, meurent atteints de la vapeur enflammée ; le Fleuve lui-même est en feu ; dans la douleur qui le presse, il s'écrie : « O Vulcain ! il n'est point de Dieu dont la puissance soit égale à la tienne, Je ne combattrai point contre tes flammes : arrête, arrête ; qu'Achille immole les Troyens. Que m'importent à moi leurs querelles ? A quel titre leur dois-je mes secours ? »

    Cependant le feu le dévore ; ses ondes fumantes se perdent en vapeur. Tel, dans un vase que la flamme environne, s'élève, à gros bouillons, la graisse des victimes. Sur un sable brûlant, les flots expirent consumés ; le Fleuve éperdu, languissant, implore la Reine des Dieux : « O Junon ! s'écrie-t-il, pourquoi ton fils m'a-t-il choisi pour m'accabler ? Suis-je donc, à tes yeux, plus coupable que tant d'au­tres Immortels armés pour les Troyens ? Qu'il cesse de me poursuivre, & je cesse de les défendre. Oui, dussent les Grecs, la flamme à la main, ravager Ilion, je jure de ne jamais éteindre l'incendie qu'ils auront allumé. » La Déesse entend sa voix : « O Vulcain ! ô mon fils, arrête, s'écrie-t-elle ; il ne faut pas, pour de vils humains, accabler une Divinité. » Elle dit ; Vulcain éteint ses feux ; les eaux, dans leur lit, recommencent à couler ; le Xanthe est dompté. Junon, tout irritée qu'elle est, a calmé les deux Immortels rivaux.

    Cependant la Discorde allume ses fureurs au sein des autres Dieux. Un horrible tumulte annonce la haine qui les divise ; la terre mugit, le ciel gronde ; Jupiter, du haut de l'Olympe, où il est assis, a pressenti ces mouvemens, & sourit au combat qui s'apprête.

    Il commence ; Mars, le premier, fond sur Minerve. La pique à la main, l'injure à la bouche : « Impitoyable furie ! s'écrie-t-il, quoi ! toujours tu armeras les Dieux contre les Dieux ! c'est là que tu mets ton courage & ta grandeur. Ne te souvient-il pas du jour où tu déchaînas contre moi le fils de Tydée ? Toi-même tu dirigeas la lance qui me déchira le sein. Ah ! tu paieras aujourd'hui tous les maux que tu m'as faits. »

    Il dit, & de sa pique il frappe l'égide redoutée, que ne peut percer la foudre même de Jupiter. La Déesse recule, saisit un vaste rocher, une borne antique, qui, depuis des siècles, repose dans la plaine. De ce bloc meurtrier elle atteint son rival à la gorge : ses forces l'abandonnent ; il tombe ; sept arpens gémissent sous son poids ; ses cheveux immortels traînent dans la poussière, & la terre & l'Olympe retentissent du bruit de son armure.

    Pallas sourit, & fière de son triomphe, elle s'écrie  « Insensé ! tu osois me braver ! tu ignorois combien ma force est supérieure à la tienne. Va : c'est ta mère qui, par mes mains, te punit d'avoir abandonné les Grecs pour soutenir ces perfides Troyens. » Elle dit, & détourne ses regards étincelans ; Vénus prend Mars par la main : gémissant, abattu, elle l'entraîne loin des combats, & par de tendres soins ranime à la fin ses esprits. Junon la voit : Accours ! ô fille de Jupiter ! dit-elle à Minerve ; cette vile Déesse arra­che Mars au tumulte des combats ; viens punir son audace. » Minerve accourt, &, la joie dans le cœur, elle appesantit sa main sur le sein de Vénus. Soudain la trop foible Immortelle languit, & tombe défaillante sur le Dieu qu'elle adore.

    « Puissent, s'écrie Minerve triomphante, puissent tous les Dieux protecteurs de Troie avoir, contre les Grecs, autant de courage & de vigueur qu'en a déployé Vénus contre moi ! Bientôt, sur les débris d'Ilion, nous célébrerons notre victoire. » Elle dit ; la Reine des Dieux sourit à ses transports.

     Neptune défie le Dieu de la lumière : « Pourquoi, lui dit-il, cette lâche inaction ? Quand les autres Immortels se mêlent aux guerriers, quelle honte pour nous si, sans avoir combattu, nous remontons clans les cieux ! Viens, commence ! tu es le plus jeune. Plus vieux que toi, doué d'une intelligence supérieure à la tienne, l'attaque seroit indigne de moi.

    » Insensé ! quelle est ta démence ! Eh ! ne te souvient-il plus de tous les maux que nous avons soufferts sur ces rives ! Tous deux bannis des célestes demeures, condamnés tous deux à servir un an sous les lois de Laomédon, nous nous consumâmes dans de honteux travaux pour obtenir un vil salaire. Ce fut moi qui bâtis cette cité, ce lut moi qui, pour la défendre, élevai ces remparts. Toi, sous l'habit d'un berger, la houlette à la main, au pied du mont Ida., tu faisois paître des troupeaux.

    » Enfin les Heures trop lentes amenèrent le terme de notre esclavage. Le barbare Laomédon nous refusa le prix qu'il avoit promis à nos services, & à l'injustice il ajouta l'outrage. Il jura de l'enchaîner, & de te perdre dans une île lointaine : il nous menaça tous deux des plus cruels affronts. Indignés de ses perfidies, nous remontâmes dans l'Olympe. Et c'est à cette race parjure que tu prêtes aujourd'hui tes secours ! & tu ne conspires pas avec nous pour anéantir ces vils Troyens, & leurs enfans & leurs femmes ! »

    Apollon lui répond : « Moi, Neptune, moi te combattre ! Eh ! pour qui encore ? Pour ces insectes, qui, semblables aux feuilles des forêts, ne naissent que pour mourir. Ah ! je serois en effet aveugle & insensé comme eux ! Allons, laissons-là les combats, & abandonnons les mortels à leurs fureurs. » Il recule à ces mots, & respecte, dans Neptune, le frère du Dieu qui lui donna le jour.

    Sa sœur, la Déesse des bois, gourmande sa foiblesse : « Tu fuis, Apollon, tu fuis ! Quoi ! sans combattre tu laisses la victoire à ton rival ! Malheureux ! pourquoi, dans ta main, cet arc inutile ? Va, que je l'entende encore, comme autrefois, te vanter, au milieu des Dieux, que tu oseras lutter contre Neptune ! » Elle dit ; Apollon dédaigne de lui répondre. Junon, qu'indigne son audace : « Téméraire Déesse lui dit-elle, oses-tu me braver ! Ton arc & tes flèches ne te sauveront pas de mes coups. Lionne pour des femmes, tu peux, sur ce sexe timide, assouvir tes fureurs. Va dans les bois, va percer de tes traits le chevreuil & la biche ; mais res­pecte la Reine des Dieux & la tienne. Viens, si tu l'oses ; tu connoîtras ma force & ta foiblesse. »

    Elle dit, & de la main gauche elle saisit les mains de sa rivale ; de la droite elle lui arrache son arc & son carquois, & de ses armes impuissantes elle frappe, en souriant, les joues de la Déesse, qui, vainement, essaie de se dérober à ses coups. Les flèches tombent éparses sur la poussière ; Diane fuit éperdue, éplorée, telle qu'une colombe timide, qui, échappée aux serres de l'épervier, va se cacher dans le creux d'un rocher.

    « O Latone ! s'écrie Mercure, je ne combattrai point contre toi ; je dois respecter une Déesse qui reçut Jupiter dans ses bras. Va dans l'Olympe, va te vanter de m'avoir vaincu. » Latone ramasse & les traits & l'arc de sa fille, & s'envole sur ses traces. Diane étoit déjà dans le palais de Jupiter. Les yeux baignés de larmes, elle s'assied sur les genoux du Dieu qui lui donna le jour ; le voile qui la couvre palpite sur son sein : Jupiter la serre dans ses bras, & avec un doux sourire : « O ma fille ! lui dit-il, quel Dieu a osé t'outrager ? —  O mon père ! lui répond-elle, c'est Junon, c'est cette Déesse terrible qui sème dans l'Olympe la discorde & la haine. »

    Cependant Apollon vole aux remparts de Troie ; il craint qu'en dépit des Destins, les Grecs, en ce jour, ne renversent ses murailles. Les autres Dieux remontent dans l'Olympe, les uns furieux de leur défaite, les autres triomphans de leurs succès ; tous, sur des trônes d'or, s'asseyent autour du Monarque suprême.

    Achille poursuit le cours de ses exploits, & frappe & renverse & les Troyens & leurs chars. Telle, allumé par la colère des Dieux, la flamme embrase une cité, dévore les édifices, porte la désolation au sein des familles, & enveloppe le ciel d'une épaisse fumée.

    Du haut d'une tour l'infortuné Priam contemple ses ravages ; il reconnoit Achille à ses fureurs. Il voit ses Troyens désespérés fuyant épars dans la plaine. Le vieux monarque gémit ; il descend ; il s'écrie : « Gardes ! ouvrez les portes ; recevez, dans nos murs, mes guerriers éperdus. Achille les poursuit & va les accabler. Dès qu'ils seront à l'abri de nos remparts, fermez, fermez la barrière ; je tremble que ce fa­rouche ennemi ne s'y jette avec eux. » Il dit ; les portes roulent sur leurs gonds, & offrent un asile aux Troyens fugitifs. Pour les défendre, Apollon, du sein des remparts, s'élance dans la plaine. Épuisés & couverts de poussière, ils se précipitent à flots pressés ; le fer à la main, Achille les poursuit ; & toujours la rage dans le cœur, il brûle d'achever sa victoire.

    Troie alloit périr sous les coups des Grecs, si Apollon n'eût, au sein d'Agénor, allumé une nouvelle audace. Appuyé contre un hêtre, enveloppé d'un nuage épais, le Dieu veille lui-même à ses côtés, pour le soutenir & pour le défendre. Le guerrier reconnoît la présence du Dieu à l'ardeur qui l'enflamme. Mille pensées roulent dans son cœur agité : il s'arrête. « Hélas ! se dit-il à lui-même, si je fuis devant Achille, si je me mêle à cette troupe éperdue... je n'en périrai pas moins ; je périrai comme un lâche... Si j'abandonnois nos guerriers à son courroux, si loin de nos murs j'allois me cacher dans les rochers qui couvrent les flancs de l'Ida, protégé par les ombres de la nuit, & baigné dans les eaux du Xanthe, je rentrerais dans Ilion... Vaines pensées, impuissantes ressources ! Il me verra fuir, il fondra sur moi, & ma perte est inévitable. Mais si, au pied de nos remparts, j'osois le braver !... Le fer peut, comme un autre, l'atteindre & le percer ; une seule ame l'anime, & il est, dit-on, mortel comme moi. C'est Jupiter qui couronne ses efforts. »

    Il dit, &, plein du Dieu qui l'enflamme, il brave le fils de Pelée. Son cœur impatient bondit & s'élance. Tel au fond des bois l'intrépide léopard affronte le chasseur. Tranquille au bruit de sa marche, il attend son vainqueur ou sa proie ; percé du trait mortel, sa fureur vit encore & n'expire qu'avec lui.

    Tel le fils d'Anténor brûle de lutter contre Achille. Couvert de son bouclier & le fer à la main : « Achille, s'écrie-t-il, tu te flattois aujourd'hui de renverser Ilion ; insensé ! que de travaux encore tu éprouveras sons nos murs ! Pour sauver leurs parens, leurs enfans & leurs femmes, mille autres comme moi sont armés, & tout fier, tout terrible que tu es, la mort t'attend au pied de nos remparts. » Il dit, son trait vole, & fidèle à la main qui l'a lancé, il va frapper la jambe d'Achille ; l'airain divin qui la couvre résiste, & gémit sous le coup ; le fer rejaillit émoussé. Le fils de Pelée fond sur son rival ; mais Apollon le dérobe à ses coups, l'enveloppe d'un nuage épais, & lui ordonne de se retirer tranquille de la scène du combat.

    Par un nouvel artifice, le Dieu entraîne Achille loin des Troyens. Il prend & la taille & les traits d'Agénor, & fuit devant son vainqueur. Le héros vole sur ses pas. Apollon suit le Xanthe & ses tortueux détours ; Achille, toujours prêt à le saisir, voit toujours tromper & renaître son espoir.

    En proie à la terreur, des flots de Troyens se précipitent vers les murs d'Ilion. Déjà la ville en est inondée. Tremblans encore à la porte de l'asile qui leur est ouvert, ils n'osent s'arrêter pour reconnoitre qui s'est sauvé, qui a péri dans cette funeste rencontre, & tout pleins de leurs propres dangers, ils courent su cacher au sein de leurs foyers.