Avides de combats, comme toi, les Grecs, ô fils de
Pelée, vont marcher sur tes traces. Les Troyens sur le
dos de la plaine s'apprêttent à les recevoir : du sommet
de l'Olympe Jupiter ordonne à Thémis d'assembler le
conseil des Dieux. La Déesse obéit, & tous les
Immortels accourent à sa voix. Les Fleuves, les Nymphes
des eaux, les Nymphes des bois, montent au séjour du
tonnerre ; l'Océan reste seul au fond de ses abîmes.
Tous s'asseyent sur des trônes dont l'art de Vulcain
orna le céleste palais.
Le Dieu qui commande aux flots, Neptune lui-même, a
quitté son humide empire. Assis au milieu des Immortels,
il interroge la sagesse de l'Arbitre suprême : « O
Maître de l'Olympe ! lui dit-il, pourquoi rassembles-tu
les Dieux ? Est-ce le sort des Troyens & des Grecs qui
occupe encore ta pensée? Déjà, pour eux, le feu des
combats se rallume, & ils brûlent de s'égorger.
— » Neptune, lui répond Jupiter, ton œil a lu dans ma
pensée : oui, ces mortels, quoique destines à périr,
m'intéressent encore ; mais, tranquille au sein de
l'Olympe, je jouirai du spectacle qu'ils m'apprêtent.
Vous, descendez sur cette funeste arène ; protégez, à
votre gré, ou les Troyens ou les Grecs. Seul, Achille
triompherait de tous les héros de la Phrygie ; jadis ils trembloient à son aspect ; aujourd'hui qu'il est armé
par la vengeance, je crains qu'en dépit du Destin, Ilion
ne tombe sous ses coups. » Il dit, & soudain il donne
le signal des combats. Les Dieux, partagés, vont se
mêler à ces peuples rivaux & ennemis. Junon, la reine
de l'Olympe, la redoutable Pallas, Neptune, le souverain
des mers, Mercure, le père des arts, le Dieu de
l'industrie, vont prêter aux Grecs leur appui. Armé de
feux, & les yeux étincelans, Vulcain, sur leurs traces,
s'avance à pas inégaux. Mars, ceint du fer & de
terreur, se jette au milieu des Troyens. Le blond
Phébus, Diane, Latone, le Xanthe & Vénus, la mère des
Ris, vont avec lui soutenir leurs bataillons.
Les Grecs marchoient orgueilleux de revoir enfui
Achille les guider aux champs de la gloire. A l'aspect
du héros tout rayonnant de feux, & semblable au Dieu
des combats, les Troyens étoient saisis de terreur ;
mais les Divinités se mêlent aux guerriers ; la
Discorde sanglante fait siffler ses serpens, & verse
dans tous les cœurs sa fureur & ses poisons,
Pallas vole de la mer au camp des Grecs, du camp des
Grecs à la mer, & par des cris terribles anime le
carnage. Plus bruyant que la tempête, Mars tonne aux
bords du Simoïs, & sur les tours d'Ilion. Ainsi les
Immortels précipitent ces deux peuples l'un contre
l'autre, & rassemblent, sur leurs têtes, l'orage des
combats. Du sommet de l'Olympe, le Père des mortels &
des Dieux fait gronder la foudre ; armé du trident,
Neptune ébranle & la terre & les montagnes ; l'Ida
tremble, & sur sa cime, & dans ses fondemens. Le
Gargare & ses forêts, Ilion & ses tours, le rivage des
mers & la flotte des Grecs sont agités par d'horribles
secousses. Jusqu'au sein des enfers, Pluton est frappé
de terreur.
De son trône il s'élance, il pâlit, il s'écrie ;
Il
tremble que le Dieu, dans cet affreux séjour,
D'un coup
de son trident ne fasse entrer le jour ;
Et par le
centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du
Styx la rive désolée ;
Ne découvre aux vivans cet empire
odieux,
Abhorré des mortels, & craint même des Dieux.
La nature entière annonce les Immortels
& leur
présence clans ces horribles combats.
L'arc à la main, Apollon brave Neptune. Minerve
affronte le Dieu des batailles. La sœur du Dieu du jour,
Diane aux traits dorés, au front d'argent, défie la
fille de Saturne, la reine de l'Olympe. Mercure luttera
contre Latone ; un grand fleuve, le Xanthe dans les
cieux, le Scamandre sur la terre, soulève déjà contre
Vulcain ses torrens & ses flots.
Ainsi les Dieux marchent contre les Dieux. Presque
aussi formidable qu'eux, Achille brûle d'aller au milieu
de ses Troyens égorger l'homicide Hector ; c'est du sang
d'Hector qu'il veut enivrer le démon du carnage & de la
vengeance.
Mais soudain Apollon va, contre le fils de Pelée,
armer le fils d'Anchise, & verser dans son ame une
nouvelle audace. Il a pris & la voix & les traits du
jeune Lycaon, un fils de Priam, &, sous cette feinte
ressemblance, il aborde le héros : « Noble appui des
Troyens, lui dit-il, où sont ces rares, ces sublimes
exploits ? Assis dans nos festins, au milieu des princes
d'Ilion, la coupe à la main, tu menaçois Achille, tu
devois le défier & le combattre !
— » O fils de Priam ! lui répond Énée, pourquoi,
malgré moi, me précipiter encore contre le fils de
Pelée ? Ce n'est pas la première fois que j'aurai
combattu contre Achille ; déjà il m'a forcé de fuir du
mont Ida, lorsqu'il vint y surprendre nos troupeaux. Il
saccagea Pédase, il renversa Lyrnesse ; la flamme à la
main, Minerve guidoit ses pas & lui ordonnoit d'égorger
& Léléges & Troyens. Je périssois si, pour sauver mes
jours, Jupiter n'eût redoublé ma vigueur & ma
souplesse.
» Non, il n'est point de mortel qui puisse combattre
contre Achille ; toujours un Dieu veille à ses côtés,
& le défend du trépas. Jamais le trait qu'il a lancé ne
se perd que dans le sein de sa victime. Ah ! si d'une
main égale l'Arbitre suprême balancoit nos destins,
fût-il de marbre, fût-il d'airain, je ne lui céderois
pas une facile victoire.
— » Mais toi, héros pieux, lui répond le feint Lycaon,
n'as-tu pas aussi des Dieux qui te protègent ? Il n'est,
lui, que le fils de Thétis, d'une simple Néréide ; &
toi, la fille de Jupiter, Vénus est ta mère. Va, porte
contre lui ton épée indomptée ; ne t'effraie ni de sa
fierté ni de ses menaces. » Il dit, & souffle au cœur
du héros une audace nouvelle. Énée vole aux premiers
rangs, caché sous sa brillante armure, & va chercher le
fils de Pelée au milieu des phalanges ennemies.
Junon l'a reconnu : elle appelle & Neptune
& Minerve
: « Songez, dit-elle, au combat qui s'apprête. Énée sous
cette armure va combattre contre Achille ; c'est Apollon
qui l'encourage & le guide ; allons le repousser loin
du guerrier qui nous est cher. Que l'une de nous, du
moins, se tienne à ses côtés, nourrisse son courage &
veille sur sa gloire ; qu'il sente que les plus puissans
des Dieux l'aiment & le protègent ; que les Dieux amis
de Troie n'ont été jusqu'ici que des Dieux impuissans.
» C'est pour le sauver de ce combat, c'est pour le
défendre contre les Troyens, que nous sommes tous
aujourd'hui descendus de l'Olympe. Un jour il subira le
sort qu'en naissant, la Parque lui a marqué ; mais en ce
moment, son salut & sa vie intéressent notre gloire.
Quand un Dieu viendra combattre contre lui, Achille
tremblera de frayeur, si la voix d'un autre Dieu ne lui
a pas révélé que des Dieux aussi lui prêtent leur
appui.
— » Bannissez, ô Déesse ! bannissez, lui dit Neptune,
d'inutiles alarmes. Nous n'irons point, nous autres
Dieux, déployer contre de misérables mortels notre
force & notre puissance. Laissons la guerre aux
humains, & sur cette hauteur écartée, allons contempler
la scène qui s'apprête. Si Mars, si Apollon, se mêlent
aux guerriers, s'ils arrêtent ou enchaînent la valeur
d'Achille, soudain nous fondrons sur eux, &, bientôt
vaincus & dispersés, ils retourneront dans l'Olympe se
cacher dans la foule des Dieux. »
A ces mots, le souverain des mers les conduit à la
muraille qu'élevèrent jadis Minerve & les Troyens, pour
garantir Alcide de la fureur du monstre qu'il alloit
combattre. Là, Neptune & les Dieux amis de la Grèce
s'asseyent & s'enveloppent d'un nuage impénétrable.
Autour de Mars, autour de toi, puissant Apollon, les
Dieux de la Phrygie vont se ranger sur les rochers
sourcilleux de Callicoloné. Ainsi, des deux côtés, les
Immortels pèsent & balancent leurs desseins, &, des
deux côtés, ils reculent leurs funestes combats.
Cependant Jupiter, du haut de l'Olympe, adonné le
signal. La plaine est couverte de soldats, l'air
étincelle du feu des armes, la terre tremble & résonne
sous les pas de ces nombreux bataillons. Deux héros
impatiens de combattre, le fils de Venus & le fils de
Thétis, paraissent au milieu des deux armées. Énée s'est
montré le premier menaçant sou rival, & faisant flotter
sur sa tête son terrible panache. Son vaste bouclier
couvre sa poitrine, & sa main agite sa pique
meurtrière.
Achille s'est avancé à son tour, l'oeil étincelant, la
vengeance dans le cœur. Tel paroit un lion, la terreur
des campagnes, que poursuit un peuple entier conjuré
pour sa perte : d'abord il marche dédaigneux ; mais dès
qu'il a senti le fer, il écume, il rugit ; sa rage
s'enflamme, de sa queue il se bat les flancs & s'excite
au combat ; l'œil en feu, il fond sur l'ennemi, déchire
tout ce qu'il peut saisir, ou lui-même il tombe percé de
coups.
Les deux rivaux s'approchent : « Énée, dit Achille,
quel intérêt te fait le premier avancer contre moi !
Seroit-ce l'espoir de commander aux Troyens, & de
t'asseoir au trône de Priam ? Va, quand tu serois mon
vainqueur, Priam ne sauroit d'un tel prix récompenser ta
victoire. Il a des fils, & l'âge n'a point encore assez affoibli sa raison
& ses forces. Les Troyens, si tu
m'immoles, les Troyens t'ont-ils promis de vastes
domaines, de superbes forêts & de riches moissons ?...
Mais je ne suis pas encore abattu à tes pieds. Mes yeux,
si je ne m'abuse, t'ont déjà vu fuir devant moi. Eh ! ne
te souvient-il plus qu'autrefois, sur l'Ida, je te
ravis tes troupeaux ? Tremblant, éperdu, n'osant
seulement regarder en arrière, tu te jetas dans Lyrnesse. Je fondis sur Lyrnesse ; secondé par Minerve
& par le Maître des Dieux, j'enlevai ses trésors,
j'arrachai de ses murs les femmes éplorées, & j'en fis
des esclaves. Toi, Jupiter & les autres Immortels te
dérobèrent encore à mes coups. Mais ils ne te sauveront
pas aujourd'hui. Va, fuis, cache-toi dans la foule des
Troyens, & ne viens plus me braver. Préviens ton
malheur : l'insensé ne connoit le danger que quand il en
est la victime,
— » Fils de Pelée, répond le Troyen, garde pour des
enfans tes inutiles menaces. Je saurais, comme toi,
vomir l'injure & prodiguer l'outrage. Nous nous connoissons tous deux ; du moins la Renommée, qui
m'apprit ta naissance, t'aura révélé la mienne.
» Tu dois, dit-on, le jour au généreux Pelée ; une
nymphe des eaux, la belle Thétis, t'a porté dans ses
flancs ; moi, je me glorifie d'être le fils d'Anchise,
& Vénus est ma mère. Ce ne sera point ici un combat
d'enfans & un assaut de vaines paroles. Dans ce jour,
tes parens ou les miens pleureront lu perte d'un fils.
» Je pourrois te vanter encore des aïeux connus dans
l'univers : ce Dardanus, fils du Maître des Dieux, qui,
avant que Troie existât encore, bâtit au pied de l'Ida
la ville de Dardanie ; Ériclithonius, son fils, ses
trésors, ses coursiers, enfans de Borée, qui couroient
sur les épis sans les courber, & d'un pied sec rasoient
la plaine liquide. Je te parlerais de Tros, d'Ilus,
d'Assaracus, de Ganymède, le plus beau des mortels,
Ganymède, que le ciel jaloux ravit à la terre, & qui,
aujourd'hui, dans l'Olympe , verse le nectar à la table
des Dieux.
» Ilus fut l'aïeul de Priam ; Assaracus fut l'aïeul
d'Anchise. Né près du trône, je puis marcher ton égal ;
mais un vain titre n'enfle point mon orgueil. C'est la
vertu, c'est le courage, qui assignent aux mortels &
leur place & leur rang. Dispensateur suprême, Jupiter,
à son gré, nous les donne ou nous les refuse.
» Allons, ne montrons plus de vils discoureurs sur
l'arène des combats. Dans cette lâche escrime, le plus
obscur soldat est l'égal du héros. Pour repousser
l'outrage, la langue trouve aisément l'outrage ; il
abonde sur nos lèvres, & surcharge nos esprits.
Laissons, laissons à des femmes en furie ces armes de la foiblesse. Que leur langue, au gré de la colère,
l'épande le mensonge & l'injure. Moi, c'est le fer à la
main que je veux te combattre. Allons, que nos traits
s'abreuvent de sang. »
Il dit, & dans l'immortel bouclier i! lance un
javelot. Le bouclier gémit ; tremblant, étonné, Achille
étend son bras & recule le mobile rempart. Il craint
que le trait ennemi ne le perce & n'atteigne jusqu'à
lui. Aveugle ! il ne songe pas que la divine armure est
impénétrable au fer des mortels. Deux lames d'airain
couvrent la surface du céleste bouclier. Au milieu est
une lame d'or, à laquelle succèdent deux lames d'étain.
Le javelot a traversé les deux premières ; il atteint
l'or, & s'arrête émoussé.
Le fer d'Achille vole à son tour. Il perce
& déchire
le bord du bouclier, où l'airain & le cuivre expirent
amincis. Énée tremble, se courbe, & au-dessus de sa
tête élève son bouclier. L'arme terrible va, derrière
lui, s'enfoncer dans la terre, & le presse de son bois
; il est glacé d'effroi, un nuage s'épaissit sur ses
yeux. Achille fond sur lui, le glaive à la main, la
menace à la bouche. Énée saisit un éclat de rocher,
masse énorme, que les deux plus robustes mortels qu'ait
enfantés notre âge soulèveroient à peine. Lui seul il
le prend, il va le lancer ; du coup, il eût brisé ou le
casque ou le bouclier d'Achille. Achille lui eût plongé
son fer dans le sein ; mais soudain Neptune arrête sur
eux ses immortels regards. « Dieux ! quelle douleur !
s'écrie-t-il ! L'imprudent ! il a cru aux conseils
d'Apollon , & ce Dieu impuissant ne sauroit le défendre
du trépas ! Pourquoi faut-il qu'innocent, il périsse
victime d'un crime étranger ! Toujours il offrit aux
Immortels un agréable encens. Allons, dérobons-le du
moins au coup qui le menace. Ah ! s'il étoit immolé par
Achille ! Jupirter vengeroit sur nous son trépas. Non,
le Destin veut qu'il échappe à cette funeste guerre ;
c'est lui qui doit perpétuer la race de Dardanus, de ce
fils que le Dieu des airs chérit plus que tous les fils
que lui donnèrent de mortelles beautés. Désormais le
sang de Priam lui est odieux ; Énée doit s'asseoir au
trône des Troyens, & les siècles les plus reculés
verront son sceptre aux mains de ses enfans.
— » O Souverain des mers ! lui répond la
Reine des
Dieux, j'abandonne à tes soins ton vertueux Énée ;
sauve-le , si tu veux, ou laisse-le tomber sous les
coups d'Achille. Pallas & moi, nous avons juré mille
fois, à la face des Dieux , que jamais nous ne
protégerions une race odieuse, dût-elle être accablée
de malheurs, dût la flamme, une flamme allumée par les
Grecs, la dévorer tout entière. »
Elle dit ; Neptune vole au milieu des armes, au milieu
des guerriers. Il couvre d'un nuage épais les yeux
d'Achille, & remet à ses pieds le terrible javelot dont
il perça le bouclier d'Énée. Il saisit Énée lui-même, &
l'enlève dans les airs. Soutenu par la main divine, le
héros franchit les bataillons troyens, & bientôt il est
aux lieux où les Caucons s'apprêtent encore à marcher
aux combats.
Là, Neptune gourmande en ces mots son indiscrète
ardeur : « Quel Dieu arma coutre Achille ta téméraire
audace ? Plus vaillant que toi, plus cher aux Immortels,
Achille, si tu osois encore le braver, t'immoleroit en
dépit du Destin. Fuis loin de lui ; mais quand la Parque
aura tranché le fil de sa vie, retourne aux combats : il
n'est point d'autre Grec dont le bras puisse être fatal
à tes jours.
A ces mots, le Dieu revole vers Achille,
& déchire le
nuage dont il lui couvrit les yeux. Le héros promène
autour de lui des regards étonnés ; il soupire ; il se
dit à lui-même : Dieux ! quel prodige a frappé ma vue !
ma pique à mes pieds, & l'ennemi que j'en voulus
percer, je ne le vois plus. Oui, Énée aussi étoit cher
aux Immortels ! & je croyois que sa vanité seule lui
donnoit une faveur imaginaire. Qu'il fuie ; trop
heureux d'avoir échappé au trépas, sans doute il ne
reviendra plus me braver. Allons échauffer le courage
des Grecs, & chercher d'autres victimes. »
Il dit, & s'élance au milieu de ses phalanges. «
Marchez, dit-il, ô vengeurs de la Grèce ! allez, corps à
corps, lutter contre les Troyens. Quelle que soit mon
ardeur, je ne puis attaquer tant de guerriers, & les
combattre tous. Ni Mars, tout immortel qu'il est, ni
Minerve, ne pourroient parcourir cette vaste carrière,
& suffire à tant de travaux. Mais tout ce que peuvent,
& mes mains, & mes pieds, & ma force, je vais le
déployer tout entier ; je vais enfoncer ces bataillons ;
malheur à tout Phrygien que mon fer pourra seulement
atteindre ! »
Hector de son côté enflamme ses guerriers, & menace
son rival : « Héros de l'Asie, leur dit-il, ne redoutez
point Achille. Moi aussi, je pourrois de la langue
défier les Immortels. Mais mon bras, que pourroit-il
contre eux ! la puissance est à eux, & nous ne sommes
que foiblesse. De tant de lauriers qu'il se promet,
Achille ne cueillera pas la moitié. Je vais à lui ;
eut-il des mains de fer, oui, des mains de fer, & un
cœur d'acier, je l'affronte & le brave. »
Il dit ; les Troyens présentent leurs piques,
serrent leurs bataillons, & poussent d'horribles
clameurs. Apollon vole auprès d'Hector : « Ne va pas,
lui dit-il, à la tête de tes soldats, combattre contre Achille. De
ce champ périlleux, retire-toi dans la foule de tes
guerriers, qu'il ne t'atteigne de sa lance ou ne te
perce de son épée. » A la voix du Dieu, Hector effrayé
se rejette au milieu de ses bataillons.
Achille fond sur les Troyens, plein d'une force
&
d'une audace nouvelle, en poussant des cris terribles.
Le premier qu'il immole est Iphition, chef intrépide
d'une milice nombreuse ; Iphition, qui naquit au pied
du Tmolus, dans les fertiles vallons d'Ida, fruit des
amours d'Othrynlhée & d'une jeune Naïade. Il affrontoit
Achille ; Achille, de sa pique, lui fend la tète en
deux. Les lambeaux sanglans retombent sur l'une &
l'autre épaule, & le malheureux expire étendu sur la
poussière.
Le vainqueur insulte à son trépas : « Tu tombes, lui
dit-il, ô fils d'Othrynthée ! tu tombes au bord de
l'Hellespont, loin des lieux où tu commenças de respirer
le jour ; loin de ces vastes domaines que, pour
t'enrichir, l'Hyllus & l'Hermus arrosent de leurs eaux.
» Il dit ; déjà sa victime est couverte des ombres de la
mort. Les coursiers & les chars foulent le cadavre
ensanglanté.
Le vaillant Deucalion, un fils d'Anténor, expire
auprès de lui. Le fer du héros l'atteint au casque, y
pénètre, s'enfonce dans le crâne, & le renverse encore
écumant de fureur & de rage. Hippodamas fuyoit ; la
pique d'Achille le frappe entre les deux épaules. Il
tombe, & en mugissant il exhale son dernier soupir.
Tel au temple d'Hélice, au pied de l'autel qu'il doit
arroser de son sang, mugit un superbe taureau. Neptune,
d'un œil satisfait, contemple sa victime.
Le vainqueur fond sur Polydore, un fils du vieux
Priam. En vain ce père infortuné, qui chérissoit dans
Polydore le plus jeune & le plus agile de ses fils, lui avoit défendu de combattre ; l'imprudent, séduit par
l'amour d'une vaine gloire, & fier de sa légèreté,
court aux premiers rangs, & y trouve la mort.
Aussi agile que lui, Achille l'atteint
& le frappe
par derrière. Le fer perce le baudrier & le lien qui
attache la cuirasse, & ressort sanglant par le ventre.
Polydore soupire & tombe sur ses genoux. Sa main, déjà
glacée, presse ses entrailles fumantes, & un noir
bandeau s'épaissit sur ses yeux.
Hector voit son frère étendu sur la poussière. Il voit
dans sa main ses entrailles déchirées. Soudain le nuage
de la douleur s'appesantit sur lui. Furieux, égaré, le
javelot à la main, la rage dans les yeux, il oublie les
ordres d'Apollon, & revient sur Achille. Achille fond
sur lui, & dans son transport il s'écrie : « Ah ! le
voilà, mon barbare assassin, l'assassin de mon ami ! il
ne m'échappera plus. » Et lançant sur le Troyen un
regard furieux : « Viens, viens, que je te donne la mort
! »
Hector, toujours intrépide : « O fils de Pelée, garde
pour des enfans tes vaines menaces. Je saurois comme toi
vomir l'injure & prodiguer l'outrage : je connois ta
force, je connois ma foiblesse ; mais nos destins sont
dans la main des Dieux. Ce bras, moins vigoureux que le
tien, t'atteindra peut-être, & ce fer saura te percer.
»
Il dit, & d'un bras vigoureux il lance son javelot.
Minerve d'un souffle le repousse loin d'Achille. Il
revient sur Hector, & retombe à ses pieds. Plein d'une
fureur nouvelle, Achille pousse un cri terrible, &
s'élance, impatient d'immoler son rival ; mais soudain
Apollon le dérobe à ses coups, & le cache au sein d'un
nuage.
Trois fois Achille pousse sa pique ; trois fois il
frappe un vain nuage. La foudre dans les yeux, il
redouble, & toujours il voit tromper sa fureur. Enfin
il s'écrie : « Lâche ! tu m'échapperas donc encore ! La
mort étoit sur ta tète, mais Apollon t'arrache à ses
coups. Il te paie bien ton encens & les vœux que tu lui
adresses quand tu viens affronter les hasards. Mais si
quelque Dieu daigne me seconder, bientôt je me
baignerai dans ton sang. Allons sur d'autres Troyens
assouvir ma vengeance. »
A ces mots, il plonge sa pique dans le sein de Dryops,
l'abat à ses pieds & l'abandonne. D'un javelot il
atteint Démuclius au genou, & de son épée lui arrache
la vie. Laogon & Dardanus, deux fils de Bias,
précipités de leur char, expirent tous deux, l'un
atteint d'un trait qu'il lui lance, l'autre percé de son
épée.
Tros, fils d'Alastor, vient à genoux implorer sa
pitié. Il se flatte de l'intéresser par le rapport de
leur âge, & d'en obtenir des fers & la vie. Insensé !
rien ne pourra désarmer sa fureur. Le cruel ! tandis que
ta main presse ses genoux, tandis que ta bouche s'ouvre
pour le fléchir, il t'enfonce son épée dans le cœur ! Tu
tombes renversé ; ton sang coule à gros bouillons, tes
forces t'abandonnent, & tes yeux sont couverts de la
nuit du trépas.
Combien de victimes il immole encore ! D'un coup de
punie, il perce Mulius de l'une à l'autre oreille. Il
enfonce son épée dans la tète d'Échéclus, un fils
d'Agénor, & l'en retire fumante. Échéclus tombe, &
son âme s'écoule avec son sang. Il atteint Deucalion au
coude ; le fer déchire les nerfs & traverse le bras ;
la main pendante, immobile, Deucalion attend son
vainqueur. Achille, d'un revers, lui enlève le casque &
la tête. La moelle jaillit, & le tronc roule sanglant
sur la poussière.
Rigmus, un fils de Pires, qui, du fond de la Thrace,
étoit venu combattre pour Ilion, tombe expirant aux
pieds de ses coursiers. Prêt à fuir, Aréthous, son
écuyer fidèle, reçoit dans le dos un coup mortel. Les
chevaux bondissent effrayés, & traînent au hasard le
char abandonné.
Toujours plus terrible, Achille sème dans toute la
plaine la terreur & la mort. Le sang ruisselle sur ses
traces. Tel, nourri par les vents, un incendie s'élève
du sein des vallons, &, dans sa rapide fureur, embrase
& dévore les forêts.
Les immortels coursiers foulent des monceaux d'armes
& de cadavres. Le sang jaillit sous leurs pas ;
l'essieu en est teint, les roues, le char, en sont
inondés. Tels, sous les pieds des bœufs, les trésors de Cérés jaillissent du sein de l'épi qui les recèle.
Enivré de carnage, les mains ensanglantées, Achille
brûle encore de se couvrir d'une nouvelle gloire.