Chant XX

Remonter

   
 

 

     Avides de combats, comme toi, les Grecs, ô fils de Pelée, vont marcher sur tes traces. Les Troyens sur le dos de la plaine s'apprêttent à les recevoir : du sommet de l'Olympe Jupiter ordonne à Thémis d'assembler le conseil des Dieux. La Déesse obéit, & tous les Immortels accourent à sa voix. Les Fleuves, les Nymphes des eaux, les Nymphes des bois, montent au séjour du tonnerre ; l'Océan reste seul au fond de ses abîmes. Tous s'asseyent sur des trônes dont l'art de Vulcain orna le céleste palais.

    Le Dieu qui commande aux flots, Neptune lui-même, a quitté son humide empire. Assis au milieu des Immortels, il interroge la sagesse de l'Arbitre suprême : « O Maître de l'Olympe ! lui dit-il, pourquoi rassembles-tu les Dieux ? Est-ce le sort des Troyens & des Grecs qui occupe encore ta pensée? Déjà, pour eux, le feu des combats se rallume, & ils brûlent de s'égorger.

    — » Neptune, lui répond Jupiter, ton œil a lu dans ma pensée : oui, ces mortels, quoique destines à périr, m'intéressent encore ; mais, tranquille au sein de l'Olympe, je jouirai du spectacle qu'ils m'apprêtent. Vous, descendez sur cette funeste arène ; protégez, à votre gré, ou les Troyens ou les Grecs. Seul, Achille triompherait de tous les héros de la Phrygie ; jadis ils trembloient à son aspect ; aujourd'hui qu'il est armé par la vengeance, je crains qu'en dépit du Destin, Ilion ne tombe sous ses coups. » Il dit, & soudain il donne le signal des combats. Les Dieux, partagés, vont se mêler à ces peuples rivaux & ennemis. Junon, la reine de l'Olympe, la redoutable Pallas, Neptune, le souverain des mers, Mercure, le père des arts, le Dieu de l'industrie, vont prêter aux Grecs leur appui. Armé de feux, & les yeux étincelans, Vulcain, sur leurs traces, s'avance à pas inégaux. Mars, ceint du fer & de terreur, se jette au milieu des Troyens. Le blond Phébus, Diane, Latone, le Xanthe & Vénus, la mère des Ris, vont avec lui soutenir leurs bataillons.

    Les Grecs marchoient orgueilleux de revoir enfui Achille les guider aux champs de la gloire. A l'aspect du héros tout rayonnant de feux, & semblable au Dieu des combats, les Troyens étoient saisis de terreur ; mais les Divinités se mêlent aux guerriers ; la Discorde sanglante fait siffler ses serpens, & verse dans tous les cœurs sa fureur & ses poisons,

    Pallas vole de la mer au camp des Grecs, du camp des Grecs à la mer, & par des cris terribles anime le carnage. Plus bruyant que la tempête, Mars tonne aux bords du Simoïs, & sur les tours d'Ilion. Ainsi les Immortels précipitent ces deux peuples l'un contre l'autre, & rassemblent, sur leurs têtes, l'orage des combats. Du sommet de l'Olympe, le Père des mortels & des Dieux fait gronder la foudre ; armé du trident, Neptune ébranle & la terre & les montagnes ; l'Ida tremble, & sur sa cime, & dans ses fondemens. Le Gargare & ses forêts, Ilion & ses tours, le rivage des mers & la flotte des Grecs sont agités par d'horribles secousses. Jusqu'au sein des enfers, Pluton est frappé de terreur.

 

     De son trône il s'élance, il pâlit, il s'écrie ;

Il tremble que le Dieu, dans cet affreux séjour,

D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour ;

Et par le centre ouvert de la terre ébranlée,

Ne fasse voir du Styx la rive désolée ;

Ne découvre aux vivans cet empire odieux,

Abhorré des mortels, & craint même des Dieux.

 

    La nature entière annonce les Immortels & leur présence clans ces horribles combats.

    L'arc à la main, Apollon brave Neptune. Minerve affronte le Dieu des batailles. La sœur du Dieu du jour, Diane aux traits dorés, au front d'argent, défie la fille de Saturne, la reine de l'Olympe. Mercure luttera contre Latone ; un grand fleuve, le Xanthe dans les cieux, le Scamandre sur la terre, soulève déjà contre Vulcain ses torrens & ses flots.

    Ainsi les Dieux marchent contre les Dieux. Presque aussi formidable qu'eux, Achille brûle d'aller au milieu de ses Troyens égorger l'homicide Hector ; c'est du sang d'Hector qu'il veut enivrer le démon du carnage & de la vengeance.

    Mais soudain Apollon va, contre le fils de Pelée, armer le fils d'Anchise, & verser dans son ame une nouvelle audace. Il a pris & la voix & les traits du jeune Lycaon, un fils de Priam, &, sous cette feinte ressemblance, il aborde le héros : « Noble appui des Troyens, lui dit-il, où sont ces rares, ces sublimes exploits ? Assis dans nos festins, au milieu des princes d'Ilion, la coupe à la main, tu menaçois Achille, tu devois le défier & le combattre !

    — » O fils de Priam ! lui répond Énée, pourquoi, malgré moi, me précipiter encore contre le fils de Pelée ? Ce n'est pas la première fois que j'aurai combattu contre Achille ; déjà il m'a forcé de fuir du mont Ida, lorsqu'il vint y surprendre nos troupeaux. Il saccagea Pédase, il renversa Lyrnesse ; la flamme à la main, Minerve guidoit ses pas & lui ordonnoit d'égorger & Léléges & Troyens. Je périssois si, pour sauver mes jours, Jupiter n'eût redoublé ma vigueur & ma souplesse.

     » Non, il n'est point de mortel qui puisse combattre contre Achille ; toujours un Dieu veille à ses côtés, & le défend du trépas. Jamais le trait qu'il a lancé ne se perd que dans le sein de sa victime. Ah ! si d'une main égale l'Arbitre suprême balancoit nos destins, fût-il de marbre, fût-il d'airain, je ne lui céderois pas une facile victoire.

   — » Mais toi, héros pieux, lui répond le feint Lycaon, n'as-tu pas aussi des Dieux qui te protègent ? Il n'est, lui, que le fils de Thétis, d'une simple Néréide ; & toi, la fille de Jupiter, Vénus est ta mère. Va, porte contre lui ton épée indomptée ; ne t'effraie ni de sa fierté ni de ses menaces. » Il dit, & souffle au cœur du héros une audace nouvelle. Énée vole aux premiers rangs, caché sous sa brillante armure, & va chercher le fils de Pelée au milieu des phalanges ennemies.

    Junon l'a reconnu : elle appelle & Neptune & Minerve : « Songez, dit-elle, au combat qui s'apprête. Énée sous cette armure va combattre contre Achille ; c'est Apollon qui l'encourage & le guide ; allons le repousser loin du guerrier qui nous est cher. Que l'une de nous, du moins, se tienne à ses côtés, nourrisse son courage & veille sur sa gloire ; qu'il sente que les plus puissans des Dieux l'aiment & le protègent ; que les Dieux amis de Troie n'ont été jusqu'ici que des Dieux impuissans.

   » C'est pour le sauver de ce combat, c'est pour le défendre contre les Troyens, que nous sommes tous aujourd'hui descendus de l'Olympe. Un jour il subira le sort qu'en naissant, la Parque lui a marqué ; mais en ce moment, son salut & sa vie intéressent notre gloire. Quand un Dieu viendra combattre contre lui, Achille tremblera de frayeur, si la voix d'un autre Dieu ne lui a pas révélé que des Dieux aussi lui prê­tent leur appui.

    — » Bannissez, ô Déesse ! bannissez, lui dit Neptune, d'inutiles alarmes. Nous n'irons point, nous autres Dieux, déployer contre de misérables mortels notre force & notre puissance. Laissons la guerre aux humains, & sur cette hauteur écartée, allons contempler la scène qui s'apprête. Si Mars, si Apollon, se mêlent aux guerriers, s'ils arrêtent ou enchaînent la valeur d'Achille, soudain nous fondrons sur eux, &, bientôt vaincus & dispersés, ils retourneront dans l'Olympe se cacher dans la foule des Dieux. »

   A ces mots, le souverain des mers les conduit à la muraille qu'élevèrent jadis Minerve & les Troyens, pour garantir Alcide de la fureur du monstre qu'il alloit combattre. Là, Neptune & les Dieux amis de la Grèce s'asseyent & s'enveloppent d'un nuage impénétrable.

    Autour de Mars, autour de toi, puissant Apollon, les Dieux de la Phrygie vont se ranger sur les rochers sourcilleux de Callicoloné. Ainsi, des deux côtés, les Immortels pèsent & balancent leurs desseins, &, des deux côtés, ils reculent leurs funestes combats.

    Cependant Jupiter, du haut de l'Olympe, adonné le signal. La plaine est couverte de soldats, l'air étincelle du feu des armes, la terre tremble & résonne sous les pas de ces nombreux bataillons. Deux héros impatiens de combattre, le fils de Venus & le fils de Thétis, paraissent au milieu des deux armées. Énée s'est montré le premier menaçant sou rival, & faisant flotter sur sa tête son terrible panache. Son vaste bouclier couvre sa poitrine, & sa main agite sa pique meurtrière.

   Achille s'est avancé à son tour, l'oeil étincelant, la vengeance dans le cœur. Tel paroit un lion, la terreur des campagnes, que poursuit un peuple entier conjuré pour sa perte : d'abord il marche dédaigneux ; mais dès qu'il a senti le fer, il écume, il rugit ; sa rage s'enflamme, de sa queue il se bat les flancs & s'excite au combat ; l'œil en feu, il fond sur l'en­nemi, déchire tout ce qu'il peut saisir, ou lui-même il tombe percé de coups.

   Les deux rivaux s'approchent : «  Énée, dit Achille, quel intérêt te fait le premier avancer contre moi ! Seroit-ce l'espoir de commander aux Troyens, & de t'asseoir au trône de Priam ? Va, quand tu serois mon vainqueur, Priam ne sauroit d'un tel prix récompenser ta victoire. Il a des fils, & l'âge n'a point encore assez affoibli sa raison & ses forces. Les Troyens, si tu m'immoles, les Troyens t'ont-ils promis de vastes domaines, de superbes forêts & de riches moissons ?... Mais je ne suis pas encore abattu à tes pieds. Mes yeux, si je ne m'abuse, t'ont déjà vu fuir devant moi. Eh ! ne te souvient-il plus qu'autrefois, sur l'Ida, je te ravis tes troupeaux ? Tremblant, éperdu, n'osant seulement regarder en arrière, tu te jetas dans Lyrnesse. Je fondis sur Lyrnesse ; secondé par Minerve & par le Maître des Dieux, j'enlevai ses trésors, j'arrachai de ses murs les femmes éplorées, & j'en fis des esclaves. Toi, Jupiter & les autres Immortels te dérobèrent encore à mes coups. Mais ils ne te sauveront pas aujourd'hui. Va, fuis, cache-toi dans la foule des Troyens, & ne viens plus me braver. Préviens ton malheur : l'insensé ne connoit le danger que quand il en est la victime,

    — » Fils de Pelée, répond le Troyen, garde pour des enfans tes inutiles menaces. Je saurais, comme toi, vomir l'injure & prodiguer l'outrage. Nous nous connoissons tous deux ; du moins la Renommée, qui m'apprit ta naissance, t'aura révélé la mienne.

    » Tu dois, dit-on, le jour au généreux Pelée ; une nymphe des eaux, la belle Thétis, t'a porté dans ses flancs ; moi, je me glorifie d'être le fils d'Anchise, & Vénus est ma mère. Ce ne sera point ici un combat d'enfans & un assaut de vaines paroles. Dans ce jour, tes parens ou les miens pleureront lu perte d'un fils.

    » Je pourrois te vanter encore des aïeux connus dans l'univers : ce Dardanus, fils du Maître des Dieux, qui, avant que Troie existât encore, bâtit au pied de l'Ida la ville de Dardanie ; Ériclithonius, son fils, ses trésors, ses coursiers, enfans de Borée, qui couroient sur les épis sans les courber, & d'un pied sec rasoient la plaine liquide. Je te parlerais de Tros, d'Ilus, d'Assaracus, de Ganymède, le plus beau des mortels, Ganymède, que le ciel jaloux ravit à la terre, & qui, aujourd'hui, dans l'Olympe , verse le nectar à la table des Dieux.

   » Ilus fut l'aïeul de Priam ; Assaracus fut l'aïeul d'Anchise. Né près du trône, je puis marcher ton égal ; mais un vain titre n'enfle point mon orgueil. C'est la vertu, c'est le courage, qui assignent aux mortels & leur place & leur rang. Dispensateur suprême, Jupiter, à son gré, nous les donne ou nous les refuse.

    » Allons, ne montrons plus de vils discoureurs sur l'arène des combats. Dans cette lâche escrime, le plus obscur soldat est l'égal du héros. Pour repousser l'outrage, la langue trouve aisément l'outrage ; il abonde sur nos lèvres, & surcharge nos esprits. Laissons, laissons à des femmes en furie ces armes de la foiblesse. Que leur langue, au gré de la colère, l'épande le mensonge & l'injure. Moi, c'est le fer à la main que je veux te combattre. Allons, que nos traits s'abreuvent de sang. »

    Il dit, & dans l'immortel bouclier i! lance un javelot. Le bouclier gémit ; tremblant, étonné, Achille étend son bras & recule le mobile rempart. Il craint que le trait ennemi ne le perce & n'atteigne jusqu'à lui. Aveugle ! il ne songe pas que la divine armure est impénétrable au fer des mortels. Deux lames d'airain couvrent la surface du céleste bouclier. Au milieu est une lame d'or, à laquelle succèdent deux lames d'étain. Le javelot a traversé les deux premières ; il atteint l'or, & s'arrête émoussé.

    Le fer d'Achille vole à son tour. Il perce & déchire le bord du bouclier, où l'airain & le cuivre expirent amincis. Énée tremble, se courbe, & au-dessus de sa tête élève son bouclier. L'arme terrible va, derrière lui, s'enfoncer dans la terre, & le presse de son bois ; il est glacé d'effroi, un nuage s'épaissit sur ses yeux. Achille fond sur lui, le glaive à la main, la menace à la bouche. Énée saisit un éclat de rocher, masse énorme, que les deux plus robustes mortels qu'ait enfantés notre âge soulèveroient à peine. Lui seul il le prend, il va le lancer ; du coup, il eût brisé ou le casque ou le bouclier d'Achille. Achille lui eût plongé son fer dans le sein ; mais soudain Neptune arrête sur eux ses immortels regards. « Dieux ! quelle douleur ! s'écrie-t-il ! L'imprudent ! il a cru aux conseils d'Apollon , & ce Dieu impuissant ne sauroit le défendre du trépas ! Pourquoi faut-il qu'innocent, il périsse victime d'un crime étranger ! Toujours il offrit aux Immortels un agréable encens. Allons, dérobons-le du moins au coup qui le menace. Ah ! s'il étoit immolé par Achille ! Jupirter vengeroit sur nous son trépas. Non, le Destin veut qu'il échappe à cette funeste guerre ; c'est lui qui doit perpétuer la race de Dardanus, de ce fils que le Dieu des airs chérit plus que tous les fils que lui donnèrent de mortelles beautés. Désormais le sang de Priam lui est odieux ; Énée doit s'asseoir au trône des Troyens, & les siècles les plus reculés verront son sceptre aux mains de ses enfans.

    — » O Souverain des mers ! lui répond la Reine des Dieux, j'abandonne à tes soins ton vertueux Énée ; sauve-le , si tu veux, ou laisse-le tomber sous les coups d'Achille. Pallas & moi, nous avons juré mille fois, à la face des Dieux , que jamais nous ne protégerions une race odieuse, dût-elle être accablée de malheurs, dût la flamme, une flamme allumée par les Grecs, la dévorer tout entière. »

    Elle dit ; Neptune vole au milieu des armes, au milieu des guerriers. Il couvre d'un nuage épais les yeux d'Achille, & remet à ses pieds le terrible javelot dont il perça le bouclier d'Énée. Il saisit Énée lui-même, & l'enlève dans les airs. Soutenu par la main divine, le héros franchit les bataillons troyens, & bientôt il est aux lieux où les Caucons s'apprêtent encore à marcher aux combats.

    Là, Neptune gourmande en ces mots son indiscrète ardeur : « Quel Dieu arma coutre Achille ta téméraire audace ? Plus vaillant que toi, plus cher aux Immortels, Achille, si tu osois encore le braver, t'immoleroit en dépit du Destin. Fuis loin de lui ; mais quand la Parque aura tranché le fil de sa vie, retourne aux combats : il n'est point d'autre Grec dont le bras puisse être fatal à tes jours.

    A ces mots, le Dieu revole vers Achille, & déchire le nuage dont il lui couvrit les yeux. Le héros promène autour de lui des regards étonnés ; il soupire ; il se dit à lui-même : Dieux ! quel prodige a frappé ma vue ! ma pique à mes pieds, & l'ennemi que j'en voulus percer, je ne le vois plus. Oui, Énée aussi étoit cher aux Immortels ! & je croyois que sa vanité seule lui donnoit une faveur imaginaire. Qu'il fuie ; trop heureux d'avoir échappé au trépas, sans doute il ne reviendra plus me braver. Allons échauffer le courage des Grecs, & chercher d'autres victimes. »

    Il dit, & s'élance au milieu de ses phalanges. « Marchez, dit-il, ô vengeurs de la Grèce ! allez, corps à corps, lutter contre les Troyens. Quelle que soit mon ardeur, je ne puis attaquer tant de guerriers, & les combattre tous. Ni Mars, tout immortel qu'il est, ni Minerve, ne pourroient parcourir cette vaste carrière, & suffire à tant de travaux. Mais tout ce que peuvent, & mes mains, & mes pieds, & ma force, je vais le déployer tout entier ; je vais enfoncer ces bataillons ; malheur à tout Phrygien que mon fer pourra seulement atteindre ! »

   Hector de son côté enflamme ses guerriers, & menace son rival : « Héros de l'Asie, leur dit-il, ne redoutez point Achille. Moi aussi, je pourrois de la langue défier les Immortels. Mais mon bras, que pourroit-il contre eux ! la puissance est à eux, & nous ne sommes que foiblesse. De tant de lauriers qu'il se promet, Achille ne cueillera pas la moitié. Je vais à lui ; eut-il des mains de fer, oui, des mains de fer, & un cœur d'acier, je l'affronte & le brave. »

   Il dit ; les Troyens présentent leurs piques, serrent leurs bataillons, & poussent d'horribles clameurs. Apollon vole auprès d'Hector : « Ne va pas, lui dit-il, à la tête de tes soldats, combattre contre Achille. De ce champ périlleux, retire-toi dans la foule de tes guerriers, qu'il ne t'atteigne de sa lance ou ne te perce de son épée. » A la voix du Dieu, Hector ef­frayé se rejette au milieu de ses bataillons.

    Achille fond sur les Troyens, plein d'une force & d'une audace nouvelle, en poussant des cris terribles. Le premier qu'il immole est Iphition, chef intrépide d'une milice nom­breuse ; Iphition, qui naquit au pied du Tmolus, dans les fertiles vallons d'Ida, fruit des amours d'Othrynlhée & d'une jeune Naïade. Il affrontoit Achille ; Achille, de sa pique, lui fend la tète en deux. Les lambeaux sanglans retombent sur l'une & l'autre épaule, & le malheureux expire étendu sur la poussière.

    Le vainqueur insulte à son trépas : « Tu tombes, lui dit-il, ô fils d'Othrynthée ! tu tombes au bord de l'Hellespont, loin des lieux où tu commenças de respirer le jour ; loin de ces vastes domaines que, pour t'enrichir, l'Hyllus & l'Hermus arrosent de leurs eaux. » Il dit ; déjà sa victime est couverte des ombres de la mort. Les coursiers & les chars foulent le cadavre ensanglanté.

    Le vaillant Deucalion, un fils d'Anténor, expire auprès de lui. Le fer du héros l'atteint au casque, y pénètre, s'enfonce dans le crâne, & le renverse encore écumant de fureur & de rage. Hippodamas fuyoit ; la pique d'Achille le frappe entre les deux épaules. Il tombe, & en mugissant il exhale son der­nier soupir. Tel au temple d'Hélice, au pied de l'autel qu'il doit arroser de son sang, mugit un superbe taureau. Neptune, d'un œil satisfait, contemple sa victime.

    Le vainqueur fond sur Polydore, un fils du vieux Priam. En vain ce père infortuné, qui chérissoit dans Polydore le plus jeune & le plus agile de ses fils, lui avoit défendu de combattre ; l'imprudent, séduit par l'amour d'une vaine gloire, & fier de sa légèreté, court aux premiers rangs, & y trouve la mort.

    Aussi agile que lui, Achille l'atteint & le frappe par derrière. Le fer perce le baudrier & le lien qui attache la cuirasse, & ressort sanglant par le ventre. Polydore soupire & tombe sur ses genoux. Sa main, déjà glacée, presse ses entrailles fumantes, & un noir bandeau s'épaissit sur ses yeux.

    Hector voit son frère étendu sur la poussière. Il voit dans sa main ses entrailles déchirées. Soudain le nuage de la douleur s'appesantit sur lui. Furieux, égaré, le javelot à la main, la rage dans les yeux, il oublie les ordres d'Apollon, & revient sur Achille. Achille fond sur lui, & dans son transport il s'écrie : «  Ah ! le voilà, mon barbare assassin, l'assassin de mon ami ! il ne m'échappera plus. » Et lançant sur le Troyen un regard furieux : « Viens, viens, que je te donne la mort ! »

    Hector, toujours intrépide : « O fils de Pelée, garde pour des enfans tes vaines menaces. Je saurois comme toi vomir l'injure & prodiguer l'outrage : je connois ta force, je connois ma foiblesse ; mais nos destins sont dans la main des Dieux. Ce bras, moins vigoureux que le tien, t'atteindra peut-être, & ce fer saura te percer. »

    Il dit, & d'un bras vigoureux il lance son javelot. Minerve d'un souffle le repousse loin d'Achille. Il revient sur Hector, & retombe à ses pieds. Plein d'une fureur nouvelle, Achille pousse un cri terrible, & s'élance, impatient d'immoler son rival ; mais soudain Apollon le dérobe à ses coups, & le cache au sein d'un nuage.

    Trois fois Achille pousse sa pique ; trois fois il frappe un vain nuage. La foudre dans les yeux, il redouble, & toujours il voit tromper sa fureur. Enfin il s'écrie : « Lâche ! tu m'échapperas donc encore ! La mort étoit sur ta tète, mais Apollon t'arrache à ses coups. Il te paie bien ton encens & les vœux que tu lui adresses quand tu viens affronter les hasards. Mais si quelque Dieu daigne me seconder, bientôt je me baignerai dans ton sang. Allons sur d'autres Troyens assouvir ma vengeance. »

    A ces mots, il plonge sa pique dans le sein de Dryops, l'abat à ses pieds & l'abandonne. D'un javelot il atteint Démuclius au genou, & de son épée lui arrache la vie. Laogon & Dardanus, deux fils de Bias, précipités de leur char, expirent tous deux, l'un atteint d'un trait qu'il lui lance, l'autre percé de son épée.

     Tros, fils d'Alastor, vient à genoux implorer sa pitié. Il se flatte de l'intéresser par le rapport de leur âge, & d'en obtenir des fers & la vie. Insensé ! rien ne pourra désarmer sa fureur. Le cruel ! tandis que ta main presse ses genoux, tandis que ta bouche s'ouvre pour le fléchir, il t'enfonce son épée dans le cœur ! Tu tombes renversé ; ton sang coule à gros bouillons, tes forces t'abandonnent, & tes yeux sont couverts de la nuit du trépas.

    Combien de victimes il immole encore ! D'un coup de punie, il perce Mulius de l'une à l'autre oreille. Il enfonce son épée dans la tète d'Échéclus, un fils d'Agénor, & l'en retire fumante. Échéclus tombe, & son âme s'écoule avec son sang. Il atteint Deucalion au coude ; le fer déchire les nerfs & tra­verse le bras ; la main pendante, immobile, Deucalion attend son vainqueur. Achille, d'un revers, lui enlève le casque & la tête. La moelle jaillit, & le tronc roule sanglant sur la poussière.

    Rigmus, un fils de Pires, qui, du fond de la Thrace, étoit venu combattre pour Ilion, tombe expirant aux pieds de ses coursiers. Prêt à fuir, Aréthous, son écuyer fidèle, reçoit dans le dos un coup mortel. Les chevaux bondissent effrayés, & traînent au hasard le char abandonné.

    Toujours plus terrible, Achille sème dans toute la plaine la terreur & la mort. Le sang ruisselle sur ses traces. Tel, nourri par les vents, un incendie s'élève du sein des vallons, &, dans sa rapide fureur, embrase & dévore les forêts.

    Les immortels coursiers foulent des monceaux d'armes & de cadavres. Le sang jaillit sous leurs pas ; l'essieu en est teint, les roues, le char, en sont inondés. Tels, sous les pieds des bœufs, les trésors de Cérés jaillissent du sein de l'épi qui les recèle. Enivré de carnage, les mains ensanglantées, Achille brûle encore de se couvrir d'une nouvelle gloire.