Cependant
le fils de Nestor arrive à la tente d'Achille. Il trouve
le héros à la tête de son camp, livré aux plus sinistres
pensées. « Ah ! se disoit-il en soupirant, pourquoi ce
désordre soudain ! pourquoi les Grecs dispersés dans la
plaine ?
» Si le sort alloit m'accabler d'un coup funeste....
Si l'heure étoit venue, celle heure prédite par la
Déesse ma mère, où, moi vivant, le plus brave des
Thessaliens doit descendre au tombeau... Ah ! sans
doute, le fils de Ménétius n'est plus ! Malheureux ! je
l'avois conjuré de revenir dès qu'il auroit éteint la
flamme ennemie, & de ne point oser combattre Hector. »
Tandis qu'il est en proie à ces cruels
pressentiments, Antilope l'aborde, versant des larmes
amères ; & d'une voix altérée par la douleur : « O fils
de Pelée, lui dit-il, je viens t'apporter une affreuse
nouvelle. Ah ! nous eussent préservés les Dieux d'un
coup si funeste ! Patrocle est tombé, on combat autour
de ses restes dépouillés ; Hector a ses armes. »
Il dit ; Achille est couvert d'un nuage de douleur ;
de ses deux mains il épanche sur sa tête une cendre
brûlante, & outrage ces traits que les Graces ont
formés. Il se roule sur la poussière, souille la pourpre
brillante qui le couvre, & arrache ses cheveux. Ses
jeunes captives accourent avec les captives de Patrocle
: éplorées, gémissantes, elles se meurtrissent le sein ;
leurs genoux fléchissent & se dérobent sous elles.
Antiloque, les yeux noyés de larmes, le cœur gros de
soupirs, presse de ses mains les mains d'Achille. Il
craint que, dans son désespoir, il ne s'enfonce le fer
dans le sein. Le héros, par de lamentables cris, exhale
sa douleur. Du fond de l'humide palais où elle est
assise auprès du vieux Nérée, la Déesse sa mère entend
ses gémissements. Elle sanglote, elle soupire. Toutes
les Nymphes qui habitent le sein des eaux se pressent
autour d'elle. Là, étoient Glauce, Thalie, Cymodocé,
Nésée, Spio, Thoé, la belle Alla, Cymothoé, Actéa,
Limnorée, Mélite, Jéra, Atnpilhoé, Agave, Doto, Proto,
Phéruse, Dynamène, Dexamène, Amphinome, Callianire,
Doris, Panope, & la célèbre Galathée. Avec elles
accourent Clymène, Ianire, Lanasse, Orithie, Méra, & la
blonde Amathée ; enfin, toutes les Néréides que la mer
renferme dans son sein.
Elles remplissent l'enceinte de la grotte argentée,
toutes dans un morne silence, & se frappant la
poitrine. Thétis, au milieu d'elles, donne un libre
cours à ses gémissements : « Écoutez, mes sœurs ;
écoutez, leur dit-elle, le triste récit des peines que
j'endure : déplorable Déesse ! mère infortunée ! hélas !
j'ai donné le jour au plus grand des héros. Il croissoit
sous mes yeux ; je le voyois s'élever comme un tendre
olivier, l'orgueil & l'espoir du sol qui l'a nourri.
» Du fond de la Thessalie je l'ai envoyé combattre
& punir les Troyens. Je ne le reverrai plus dans le
palais de son père ; je n'aurai point la douceur de le
serrer, vainqueur & triomphant, dans mes bras.... Hélas
! & pendant qu'il respire encore, la douleur empoisonne
sa vie ! & sa mère ne peut soulager ses ennuis !
Allons, je vole auprès de lui ; je saurai du moins
quelle nouvelle disgrâce, loin des combats, accable mon
malheureux fils. »
A ces mots, elle sort de la grotte, suivie de ses
sœurs éplorées ; l'onde s'ouvre : déjà elles foulent les
rives de Troie, & s'arrêtent aux lieux où sont les
vaisseaux thessaliens aux lieux témoins de la douleur
d'Achille.
La Déesse approche du héros gémissant. Elle
soupire, & dans ses bras elle presse la tête de son
fils. D'une voix qu'entrecoupent les sanglots : « O mon
fils ! lui dit-elle, pourquoi ces pleurs que tu répands
?..... Quelle douleur te consume ?...... Parle, ne cache
rien à ta mère...... Tout ce que tu avois demandé à
Jupiter, Jupiter l'accorde à tes vœux..... Les enfants
de la Grèce périssent auprès de leurs vaisseaux : dans
le malheur qui les poursuit, dans la honte qui les
accable, tu es leur seul espoir & leur dernier asile.
—
» Oui, ma mère ! lui répond Achille en poussant un
profond soupir ; oui, Jupiter a exaucé mes prières ;
mais que sa faveur est amère à mon cœur affligé ! Mon
ami, mon cher Patrocle !.... il n'est plus ! ce
compagnon dont les jours m'étoient aussi précieux que
les miens, je l'ai perdu ! Hector a outragé son cadavre
; il lui a ravi cette armure superbe que les Dieux
donnèrent à Pelée le jour où l'hymen forma la funeste
chaîne qui vous unit tous deux.
» Hélas ! que n'es-tu, avec tes immortelles sœurs,
toujours restée au sein des flots ! Que Pelée n'a-t-il
été l'époux d'une mortelle ! Ce triste hyménée te
condamne à d'éternelles larmes. Tu verras expirer ton
fils ; jamais un heureux retour ne le remettra dans tes
bras, au sein de la Thessalie. Eh ! pourquoi vivrois-je
encore ?.... Non, j'abhorre la vie ; je ne puis plus
soutenir les regards des mortels, si Hector ne tombe
sous mes coups, si sa mort n'expie la mort de Patrocle.
— » O mon fils ! lui répond Thétis en versant un
torrent ; de larmes, tu prononces l'arrêt de ton trépas
: si Hector périt, tu péris après lui. — Ah ! fusse-je
mort ! malheureux ! je n'ai point arraché mon ami au fer
de son assassin ! il est tombé loin des lieux qui l'ont
vu naître. Ses derniers vœux ont vainement imploré le
secours de mon bras ! Non, jamais je ne retournerai dans
ma patrie. J’ai été inutile à Patrocle, à une foule de
Thessaliens qu'a immolés le fer d'Hector ! Vil fardeau
de la terre, je languis oisif sur mes vaisseaux, moi, de
tous les Grecs, le plus redouté dans les combats !...
D'autres savent mieux que moi parler dans nos
conseils.... Périsse la Discorde, le fléau de la terre
& des cieux ! Périsse cette colère funeste qui égare le
plus sage ! Plus douce que le miel, elle s'insinue dans
nos âmes ; mais bientôt elle trouble la raison de ses
noires fumées.
» Atride alluma dans mon cœur un juste
ressentiment... Ah ! ne touchons plus cette fatale plaie
! domptons, quoi qu'il en coûte, domptons ce malheureux
courroux. Je vais égorger Hector, l'assassin de mon ami.
Quitte d'un devoir si cher, j'attendrai sans crainte que
Jupiter & les autres Immortels ordonnent de ma
destinée. Hercule, le fils chéri du Maître des Dieux, ne
put échapper à son sort. Il périt victime de la Parque
& des vigueurs de l'impitoyable Junon. Moi aussi, s'il
faut mourir, je mourrai comme lui. Mais du moins que je
me couronne encore d'une nouvelle gloire ; que mes
derniers exploits coulent encore aux femmes troyennes
des larmes & des gémissements ; que les Phrygiens
s'aperçoivent que j'ai été long-temps éloigné des
combats. O ma mère ! n'oppose point à mon ardeur une
tendresse inutile. Non, je ne céderai ni à tes prières,
ni à tes larmes.
— » O mon fils ! lui répond la Déesse, il est digne
de ton courage de défendre tes amis & de venger leur
trépas. Mais tes armes, les Troyens les possèdent ;
Hector triomphe, couvert de ce noble trophée. Il ne
triomphera pas long-temps ; le bras de la Mort est levé
sur sa tête. Mais, ô mon fils ! ne retourne point aux
combats que tu n'aies revu ta mère dans ces lieux.
Demain, avec l'aurore, je viendrai t'apporter une
armure, ouvrage de Vulcain. »
A ces mots, elle s'éloigne de son fils : « Vous,
dit-elle à ses sœurs, rentrez au sein des mers ; allez
dans le palais du Dieu qui nous donna le jour ;
apprenez-lui ce qui cause ma douleur & mon absence.
Moi, je monte dans l'Olympe ; je vais tenter d'obtenir
de Vulcain une armure pour mon fils. » Elle dit ; les
Néréides s'enfoncent dans les eaux, & la Déesse
s'envole dans les cieux.
Cependant les Grecs, poursuivis par l'homicide
Hector, fuient éperdus aux rives de l'Hellespont. La
plaine retentit au loin des cris de la victoire & des
accents du désespoir. Les restes de Patrocle ne sont
point encore à l'abri de l'outragé. Une foule de
Troyens, infanterie, cavalerie, ont fondu sur ses
défenseurs. Trois fois Hector, brûlant de l'entraîner,
l'a saisi par un pied ; trois fois les Ajax l'ont
repoussé ; mais, toujours intrépide, tantôt il s'élance
pour ressaisir sa proie, tantôt il s'arrête en poussant
de grands cris, & jamais il ne recule. Tel un lion
affamé s'acharne sur sa proie : ni les pasteurs ni leurs
chiens ne peuvent l'arracher à sa rage ; tel, en dépit
des deux Ajax, & bravant toutes leurs forces, Hector
reste attaché sur le cadavre.
Il l'entraînoit ; il se couvroit d'une gloire
immortelle, si, trompant les regards de Jupiter & des
Dieux, Iris ne fût venue, par les ordres de Junon,
réveiller la fureur d'Achille. « Lève-toi, fils de
Pelée, lui dit-elle, viens sauver les restes de
Patrocle. Le feu du combat les environne : pour les
conquérir, pour les défendre, les Grecs & les Troyens
s'égorgent. Hector surtout brûlé de les entraîner dans
Troie. Il veut trancher la tête, & sur ses murs arborer
ce trophée. Lève-toi, sors d'un honteux repos ; viens
sauver la gloire ; viens arracher aux chiens des Troyens
la dépouille de ton ami Ah ! si le corps de Patrocle
éprouvoit un outrage, quel opprobre pour Achille ! —
Divine messagère, eh ! quel Dieu t'envoie sur ces rives
? — C'est Junon, c'est la reine des Dieux. Jupiter &
tous les autres Immortels ignorent le dessein qui
m'amène. — Eh ! comment irois-je aux combats ? mon
armure est en leur pouvoir. Ma mère m'a défendu
d'affronter les Troyens avant qu'elle-même ait reparu
dans ces lieux. Elle m'a promis des armes qu'elle va
demander à Vulcain. Des armes, où pourrai-je en trouver
? Je ne connois que le bouclier du fils de Télamon qui
puisse couvrir Achille. Mais sans doute Ajax combat
lui-même & défend les restes de Patrocle.
— » Je sais, lui dit la Déesse, nous savons tous que
ton armure a été leur conquête : mais, va sur le fossé
te montrer aux Troyens ; peut-être à ton aspect ils
s'arrêteront épouvantés. Les Grecs respireront un
instant, & ce court repos leur rendra la victoire. «
Elle dit, & s'envole : Achille se lève. Minerve jette
sur ses épaules son immortelle égide ; elle-même
couronne sa tête d'un nuage d'or, & en fait jaillir des
feux & des éclairs. Telle, pendant la nuit, sur les
tours d'une ville assiégée, brille la flamme qui des
peuples voisins appelle les secours. Telle, du front
d'Achille, s'élance dans les airs une formidable clarté.
Fidèle aux ordres de la Déesse sa mère, il ne se mêle
point aux guerriers. Il s'arrête sur le fossé : de là il
pousse un cri. Minerve, en même temps, en fait entendre
un plus terrible ; la terreur vole au milieu des
Troyens. Telle, au sein d'une cité, la trompette ennemie
porte l'épouvante & les alarmes.
A la voix du héros, la frayeur entre aux cœurs des
guerriers. Les coursiers, frappés de sinistres présages,
fuient éperdus. Tremblants, à la vue de cette clarté
menaçante qui ceint la tête d'Achille, leurs conducteurs
partagent leur effroi. Trois fois il répète son cri ;
trois fois les Troyens & leurs alliés se troublent &
s'épouvantent. Dans le tumulte, douze de leurs héros
expirent sous leurs chars, & sont percés de leurs
propres armes.
Les Grecs arrachent enfin le corps de Patrocle à la
fureur ennemie, & le portent sur un lit funèbre. Ses
amis l'environnent éplorés. Achille marche avec eux,
versant des larmes amères à la vue de son compagnon
fidèle, couché dans le sein de la mort, & déchiré par
un fer ennemi. C'étoit lui qui, avec son char, avec ses
coursiers, l'avoit envoyé aux combats.... Il s'étoit
promis de le revoir, à son retour, vainqueur &
triomphant...» Cependant Junon préci-pite la course du
Dieu qui porte la lumière. Le Soleil se plonge à regret
dans les eaux, elles Grecs abandonnent la plaine.
Les Troyens vont dételer leurs coursiers ; mais
avant que de réparer leurs forces épuisées, ils
assemblent un conseil. Là, ils se tiennent debout,
immobiles, les yeux chargés de tristesse. Achille, le
terrible Achille est toujours présenta leur vue, & les
remplit de terreur. Enfin Polydamas rompt le premier ce
funeste silence. Le sage Polydamas embrasse le passé &
perce dans l'avenir ; il est le compagnon d'Hector ; une
même nuit les vit naître tous deux. Mais Hector triomphe
dans les combats, & Phlydamas règne dans les
assemblées. « Songez, amis, songez, dit-il, aux périls
qui nous menacent.
Croyez à mes conseils, rentrons dans nos murs.
N'attendons point sur cette plaine, & si près des
vaisseaux ennemis, le retour de l'aurore. Nos remparts
sont encore loin de nous. Tant qu'irrité contre Atride,
ce fatal guerrier a langui sous sa tente, nous avons pu
braver les Grecs & nous promettre la victoire. Je triomphois de passer les nuits auprès de leurs vaisseaux
; je les regardois comme notre conquête. Mais le fils de
Pelée se réveille, & je sens renaître mes alarmes.
Ardent, impétueux, il ne se bornera point à nous
combattre dans ces champs, tant de fois baignés du sang
des Grecs & des Troyens ; ce seront nos foyers, ce
seront nos femmes qu'il faudra défendre de ses coups.
Marchons à Troie ; cédons à un infaillible présage. La
nuit l'enchaîne encore ; mais demain, s'il nous retrouve
dans la plaine, le fer à la main, il fondra sur nous, &
nous apprendrons à le connaître. Que de Troyens seront
la proie des vautours ! Heureux qui, par la fuite,
pourra se dérober à la mort ! O Dieux ! épargnez à ma
vue un spectacle si funeste ! Mais si vous forcez votre
courage à plier sous l'impétueuse nécessité,
tranquilles, dans le silence de la nuit, nous
préparerons nos ressources & nos forces. Défendu par
ses tours & par ses portes, Ilion opposera aux Grecs
une barrière impénétrable.
» Demain, aux premiers rayons du jour, le fer à la
main, nous attendrons l'ennemi sur nos remparts. S'il
ose nous y attaquer, il ne remportera que les regrets &
la douleur. Nous verrons sous nos murailles haleter ses
coursiers épuisés ; en vain des yeux il dévorera cette
proie, qu'il ne pourra saisir honteux, humilié, il
retournera sur ses vaisseaux, où son cadavre, aux yeux
d'Ilion, sera la pâture des chiens. »
Hector, lançant sur lui un sinistre regard : «
Polydamas, lui dit-il, tes lâches conseils offensent mon
courage. Tu veux que nous allions encore nous cacher à
l'abri de nos tours ! Eh ! n'êtes-vous point las de
languir captifs dans nos murs ? Jadis l'univers vantoit
la ville de Priam & sa vaste opulence. Elle n'est plus,
cette reine des cités. Depuis que Jupiter s'arma contre
nous, la guerre a dévoré les trésors entassés dans son
sein. La Phrygie, la Méonie, sont pleines des débris de
notre fortune. Aujourd'hui, ce Dieu, plus doux, me donne
la victoire ; il nous livre les Grecs enchaînés sur ces
rives. Insensé ! ne jette plus an cœur de nos guerriers
tes vaines alarmes ; je saurai bien les en défendre.
Croyez, amis, croyez Hector ; obéissez à sa voix. Réunis
sous vos drapeaux, allez réparer vos forces épuisées.
Veillons, faisons une garde assidue. S'il en est encore
parmi vous que tourmentent encore d'importunes
riches-ses, qu'ils les rassemblent, qu'ils livrent à nos
soldats ces dangereux trésors ; plutôt que de les
laisser dévorer à des Grecs, qu'ils en fassent à des
Troyens un généreux partage.
» Demain, aux premiers rayons du jour, nous irons,
au milieu des vaisseaux, rallumer le feu des combats.
S'il est vrai qu'Achille se réveille, il ne trouvera
dans son camp que la douleur & les regrets. Loin de le
fuir, j'irai le braver ; je serai sa victime ou il sera
la mienne ; Mars partage ses faveurs, & souvent le
vainqueur expire sous le fer du vaincu. » Il dit : les
Troyens applaudissent. Insensés ! Minerve a pris soin de
les aveugler. Ils écoutent Hector & ses funestes
conseils ; ils dédaignent Polydamas & la sagesse qui
l'inspire. Tous armés, ils vont, sous leurs drapeaux,
réparer leurs forces épuisées.
Toute la nuit les Grecs pleurent l'infortuné
Patrocle ; Achille, au milieu d'eux, donne un libre
cours à sa douleur. Le cœur gros de soupirs, il presse
de ses homicides mains le sein glacé de son ami. Tel, à
la vue de son antre désert, un lion généreux déplore la
perte de ses petits, que son absence a livrés à une main
ennemie. Furieux, désespéré, il s'élance sur les traces
du chasseur qui les lui a ravis, & fait retentir les
forêts de ses rugissements. Tel Achille, au milieu de
ses Thessaliens, exhaloit ses regrets : « Dieux ! s'écrioit-il,
ah ! que d'un vain espoir j'abusai Ménétius, quand, pour
rassurer sa tendresse, je lui promis que dans Opunte je
lui ramènerois son fils, vainqueur de Troie, & riche de
ses dépouilles !
» Jupiter se rit de nos projets. Notre sort, à tous
deux, est de rougir cette terre de notre sang. Pelée ne
reverra point son fils ; Thétis, au sein de la
Thessalie, ne le serrera point clans ses bras. Le
Destin, en ces lieux, a marqué mon tombeau... Hélas !
cher Patrocle, je n'y descendrai qu'après toi... Mais du
moins, je vengerai ton trépas. Oui, avant que la flamme
ait consume ta dépouille, je promets à ton ombre, & la
tête & les armes de ton barbare assassin ; pour expier
ta mort, pour assouvir ma rage & ma vengeance,
j'immolerai sur ton bûcher douze enfants des Troyens. En
attendant tes victimes, tu reposeras sur ce lit funèbre.
Les jeunes beautés que tes mains &, les miennes ont
ravies sur ces bords pleureront ta destinée, & nuit &
jour t'arroseront de leurs larmes. «
A ces mots il ordonne à ses Thessaliens de laver le
corps ensanglanté. Soudain ils versent une onde pure
dans un vase d'airain que la flamme environne. Bientôt
elle frémit & s'élève à gros bouillons. Ils lavent le
cadavre ; l'huile elle baume coulent à longs flots dans
les blessures. On l'étend sur le lit funèbre ; un
linceul, surmonté d'un voile blanc, le couvre tout
entier. Toute la nuit, les Thessaliens, rassemblés
autour d'Achille, pleurent avec lui son cher Patrocle,
& remplissent les airs de leurs longs gémissements.
Jupiter a lu dans le cœur du héros sa fureur
& sa
vengeance : « Tu triomphes, dit-il à Junon, tu as ramené
aux combats le fils de Pelée. Ces Grecs si chéris, sans
doute, ils sont tes enfants ? — Dieu terrible ! s'écrie
la Déesse, que viens-je d'entendre ? Un mortel, un vil
atome, pourra, sur un autre mortel, assouvir sa
vengeance ! Et moi, fille de Saturne ; moi, femme de
Jupiter ; moi, à ce double titre, la reine des Dieux, je
ne pourrai satisfaire ma haine & punir les Troyens ! »
Cependant Thétis arrive au palais de Vulcain.
Lui-même avoit élevé ce palais d'immortelle structure.
Jaloux de sa beauté, les autres Dieux admiroient son
ouvrage. Tout dégouttant de sueur, dans sa forge
brûlante, le Dieu pressoit d'un bras nerveux les mobiles
prisons où il avoit enfermé les Vents. Pour orner le
céleste palais, il forgeoit vingt trépieds d'or.
Chef-d'œuvre de son art, ces merveilleux trépieds, sur
des roues d'or, marcheront seuls à l'assemblée des
Dieux, & seuls reviendront à leur place. Des anses y
manquent encore ; le Dieu forge les liens qui doivent
les y attacher.
Thétis paroît : la jeune Charis, qu'unissent à
Vulcain les nœuds de l'hyménée, s'avance pour la
recevoir. Ses tresses d'or flottent sur ses épaules ;
les lèvres collées sur la main de la Déesse : « O
Thétis, lui dit-elle, ô divin objet de notre amour & de
nos respects ! quel motif t'amène en des lieux que
rarement honore ta présence ? Viens, reçois de ma main
les dons de l'hospitalité. » Elle dit, & la fait
asseoir sur un trône superbe, où ses pieds reposent sur
un marchepied d'or. Elle appelle Vulcain : « Viens, lui
dit-elle, viens ; Thétis te demande.
— » Thétis me demande ! L'auguste Thétis est dans
mon palais ! Combien elle a de droits à ma
reconnoissance ! Quand ma mère, honteuse de m'avoir
donné le jour, me précipita de la céleste voûte, Thétis
me reçut au sein des ondes. Sans elle, sans Eurynome, j'étois
condamné à d'éternelles douleurs. Pendant neuf années,
je vécus caché dans les abîmes de l'Océan, les vagues
écumantes rouloient au-dessus de ma tête. Là, ignoré des
mortels & des Dieux, je consacrai mes talents aux
Déesses qui m'avoient protégé. Pour embellir leur
grotte, pour relever leurs attraits, ma main apprit à
revêtir les métaux des formes les plus heureuses, Thétis
est en ces lieux ! Ah ! pour la payer d'un juste retour,
il faut que j'épuise toutes les ressources de mon art.
Va, tandis que j'éteins ces feux, offre à la Déesse le
céleste nectar. » A ces mots, le Dieu laisse reposer son
enclume. Il se lève, tire les Vents de leurs prisons, &
d'un pas chancelant va, dans un coffre pompeux,
renfermer les instruments de son art. Armé d'une éponge,
il épanche une onde pure sur son front noirci par la
fumée ; il lave & ses bras & sa poitrine velue. Enfin
il revêt ses immortels habits, &, le sceptre à la main,
il s'avance à pas inégaux. Deux figures d'or marchent à
ses côtés, & le soutiennent. Animées par son art, ces
figures ont l'intelligence & la vie ; elles rendent des
sons, & leurs mains industrieuses secondent les travaux
du Dieu qui les a créées.
Vulcain s'assied près du trône de la Déesse,
& la
bouche collée sur sa main : « O Thétis ! lui dit-il, ô
divin objet de mes respects & de mes hommages ! d'où
vient une faveur si rare ! quel intérêt t'amène en ces
lieux ? Parle, ma reconnoissance te répond de tout ce
que peut mon industrie.
— » Ah, Vulcain ! lui répond la Déesse éplorée,
est-il une immortelle plus malheureuse que moi ? En
est-il sur qui Jupiter ait versé tant de peines & de
douleurs ? Parmi toutes les Néréides, il me choisit pour
me soumettre aux lois de Pelée ; malgré moi, je fus
condamnée à partager la couche d'un mortel. Consumé par
la vieillesse, Pelée languit dans son palais solitaire ;
& moi, mère infortunée du plus grand des héros, il faut
que je pleure sur ma triste fécondité. J'ai vu ce fils
croître sous mes yeux, comme un tendre olivier,
l'orgueil & l'espoir du sol qui l'a nourri. Des rives
de la Grèce je l'ai envoyé aux bords de la Phrygie pour
combattre, pour punir les Troyens. Hélas ! je ne le
reverrai plus dans le palais de son père ; je n'aurai
point la douceur de le serrer, vainqueur & triomphant
dans mes bras. Et pendant qu'il respire, la douleur
empoisonne sa vie ! & sa mère ne peut soulager ses
ennuis ! Une jeune beauté que les Grecs avoient accordée
à son courage, Atride la lui a ravie. En proie à son
ressentiment, il se consumoit sous sa tente. Soudain
les Troyens fondent sur les Grecs, & jusque dans leur
camp menacent de les égorger. Les chefs éperdus viennent
implorer le secours de mou fils, & lui offrent de
superbes présents : toujours obstiné dans son courroux,
il refuse de les sauver. Mais le péril s'accroît ; déjà,
la flamme à la main, l'ennemi va embraser les vaisseaux.
Vaincu par les larmes de Patrocle, mon fils lui confie
son armure : il l'envoie aux combats, & ses Thessaliens
avec lui.
» Sous ce jeune héros les Grecs sentent renaître
leur audace. Ils repoussent les Troyens jusqu'au pied de
leurs remparts. Ilion alloit tomber ; mais soudain
Apollon immole le fils de Ménétius au milieu de ses
succès, & livre à Hector & sa victime & les armes de
mon fils. O Vulcain ! j'embrasse tes genoux. Donne à ce
fils, que bientôt la mort va me ravir, donne-lui un
bouclier, un casque, une cuirasse. Privé de son cher
Patrocle, impatient de le venger, il gémit étendu sur la
terre, & se consume en regrets impuissants.
— » Rassure-toi, Thétis, & calme ton inquiétude.
Achille aura des armes qui feront l'étonnement &
l'effroi des guerriers. Que ne puis-je aussi bien le
dérober à la mort, quand la destinée s'appesantira sur
lui ! » Il dit, & retourne à son immortel atelier.
Soudain les Vents rentrent dans leurs prisons. Ils
soufflent : dans vingt fourneaux, leur haleine
obéissante allume la flamme, &, au gré de Vulcain,
presse ou ralentit ses efforts. Dans des brasiers
ardents, l'or, l'argent, le cuivre & l'étain se mêlent
& s'unissent. L'enclume fait gémir la voûte sous son
poids. D'une main le Dieu saisit un lourd marteau ; de
l'autre, des tenailles. Un immense bouclier s'arrondit
sous ses coups. Cinq lames de métal le couvrent de leur
épaisseur. Autour brille un triple cercle d'or, auquel
pend un lien d'argent. Sur la surface, le Dieu
représente d'étonnantes merveilles.
On y voit, & la terre, & la mer, & les cieux,
&
le soleil sur son char de rubis, & la lune sur son
trône d'argent. On y voit tous les astres qui couronnent
la céleste voûte, les Pléiades tranquilles, les Hyades
& leur urne fangeuse, le redoutable Orion, & l'Ourse
qui le poursuit ; l'Ourse, qui, toujours fidèle au pôle,
ne se plonge jamais au sein de l'Océan.
Sous le céleste ciseau s'élèvent deux superbes
cités. Dans l'une, des noces, des festins & des jeux ;
à la clarté des flambeaux de jeunes beautés sont
conduites à l'autel de l'Hyménée. De jeunes garçons
forment, des danses légères, & marient leurs pas aux
sons de la flûte & du hautbois. Debout sous les
portiques, les femmes contemplent ces fêtes &
soupirent.
Plus loin, s'assemble une foule empressée. Un
citoyen demande à un autre citoyen le prix du sang qu'il
a versé. Le meurtrier atteste le peuple, & jure qu'il
l'a payé. L'autre nie qu'il l'ait reçu. Tous deux
invoquent des témoins : la foule, partagée, frémit &
murmure. Des hérauts commandent le silence. Les juges
sont assis sur le marbre, dans l'enceinte sacrée. Ils se
lèvent tour à tour, &, le sceptre à la main, ils
prononcent leurs avis. Deux talents d'or sont au milieu,
destinés à récompenser le suffrage le plus juste & le
plus éclairé.
Auprès de l'autre cité campent deux armées, que la
terreur environne. L'une veut embraser cette ville
infortunée, l'autre veut partager ses dépouilles. Les
assiégés résistent encore : les femmes, les enfants, les
vieillards, inhabiles aux combats, debout sur les
remparts, veillent pour les défendre.
La jeunesse guerrière marche à une embuscade. A leur
tête brillent & Mars & Minerve. Tous deux sont d'or;
une robe d'or, une armure d'or, les revêtent tous deux.
Dans leur maintien, dans leurs traits, respire une
majesté divine. Sous eux, l'intrépide cohorte se cache
aux bords d'un fleuve, où viennent s'abreuver des
troupeaux. Deux guerriers, sur une hauteur, observent la
plaine, & donnent le signal. Des bœufs, des moutons,
s'avancent vers la rive ; deux bergers les suivent, &
sans soupçons, sans inquiétude, ils font résonner leurs
rustiques pipeaux. Soudain la troupe s'élance : elle
égorge les troupeaux, elle égorge les pasteurs. Appelés
par les cris, les ennemis accourent, montés sur d'agiles
coursiers. On combat, on se mêle ; les traits volent, &
la terre est inondée de sang. Au milieu des guerriers
triomphent la discorde, la terreur & la mort. Couverte
d'une robe ensanglantée, la mort s'attache à ses
victimes, déchire leurs blessures, & traîne sur la
poussière les cadavres encore palpitants. Tout vit, tout
respire dans ces tableaux : c'est un combat réel, c'est
un carnage véritable.
Dans un cadre voisin, l'Immortel représente une
plaine immense, où trois fois la charrue a déjà imprimé
des sillons. Des bœufs ouvrent encore le sein de la
terre ; armés de l'aiguillon, des laboureurs pressent
leurs pas tardifs. Au bout des guérets, le maître les
attend, & leur offre un vin qui pétille dans la coupe.
Ils recommencent, impatients d'obtenir la même
récompense ; la terre, tout or qu'elle est, noircit sous
leurs pas, & trompe les yeux étonnés.
Ici s'étend un vaste domaine, l'héritage des rois. La
surface est chargée des trésors de Cérés. La faucille à
la main, des moissonneurs ardents parcourent les sillons
; les épis autour d'eux tombent entassés ; des enfants
les ramassent & les pressent dans leurs bras ; trois
hommes les reçoivent de leurs mains, & en forment des
faisceaux.
Debout, en silence, appuyé sur son sceptre, le
monarque, avec des yeux satisfaits, contemple ses
richesses. Des esclaves, sous un chêne, apprêtent pour
lui un champêtre festin. Ils font cuire un bœuf, dont
ils offrent les prémices aux Dieux. Plus loin, des
femmes préparent aux moissonneurs un repas plus frugal
& plus simple.
Là, sur un coteau doré, la vigne élance ses rameaux
; des raisins noirs y pendent en festons. Sur des appuis
d'argent, les ceps s'élèvent dans les airs. Autour règne
un fossé rembruni, que couronnent des buissons, & qui
forment dans la vigne de tortueux détours.
Là, un folâtre essaim de vendangeurs porte dans des
paniers le fruit dont la liqueur enchante les humains.
Au milieu d'eux, un jeune garçon tire de sa guitare des
sons harmonieux, & s'accompagne en chantant ; les
autres lui répondent & marchent en cadence.
Ailleurs, un troupeau de bœufs sort, en mugissant,
de son asile, & gagne les bords d'un torrent rapide
qu'ombragent de mobiles roseaux. Derrière, marchent
quatre bergers, que suivent neuf chiens vigoureux.
Soudain, du fond des bois, deux lions s'élancent sur le
taureau : il se débat, il mugit ; les pasteurs & les
chiens accourent pour le défendre ; mais les monstres, à
leurs yeux, égorgent leur proie & la dévorent.
Vainement excités par leurs maîtres, les chiens n'osent
les attaquer, & poussent, en reculant, d'impuissantes
clameurs.
Tout auprès, un vallon délicieux offre des moutons,
des bergers, des étables, des cabanes & des bois. Plus
loin, l'immortel artisan figure une danse pareille à
celle que jadis, dans la Crète, Dédale composa pour la
belle Ariane. De jeunes beautés de jeunes garçons, se
tiennent par la main. Les filles sont couronnées de
guirlandes; des robes de lin flottent autour d'elles, &
d'un voile léger couvrent leurs appas. Les hommes sont
vêtus d'étoffes d'un tissu plus serré, qu'une huile
divine embellit de son lustre ; à leur côté, des épées
d'or pendent à des baudriers d'argent.
Tantôt ils forment un cercle, & tournent avec
autant de rapidité que la roue sous la main du potier.
Tantôt le cercle se rompt ; les danseurs se mêlent,
s'entrelacent, & décrivent mille figures voluptueuses.
Une foule enchantée les contemple & les admire. Au
milieu deux agiles sauteurs étonnent les regards &
voltigent en chantant.
Enfin, au bord du bouclier, le Dieu trace l'Océan
& son immense empire. Bientôt de l'atelier sort une
cuirasse plus éclatante que le feu ; bientôt encore un
casque étincelant, merveille d'un art divin, qui se
ploiera de lui-même autour de la tête du héros, & que
surmonte un panache d'or ; & enfin des bottines
d'étain. Cette armure achevée, Vulcain va la déposer aux
pieds de la Déesse, qui, plus rapide qu'un oiseau,
s'élance de l'Olympe, chargée du présent superbe qu'elle
promit à son fils.