Chant XVIII

Remonter

   
 

 

    Cependant le fils de Nestor arrive à la tente d'Achille. Il trouve le héros à la tête de son camp, livré aux plus sinistres pensées. « Ah ! se disoit-il en soupirant, pourquoi ce désordre soudain ! pourquoi les Grecs dispersés dans la plaine ?

    » Si le sort alloit m'accabler d'un coup funeste.... Si l'heure étoit venue, celle heure prédite par la Déesse ma mère, où, moi vivant, le plus brave des Thessaliens doit descendre au tombeau... Ah ! sans doute, le fils de Ménétius n'est plus ! Malheureux ! je l'avois conjuré de revenir dès qu'il auroit éteint la flamme ennemie, & de ne point oser combattre Hector. »

    Tandis qu'il est en proie à ces cruels pressentiments, Antilope l'aborde, versant des larmes amères ; & d'une voix altérée par la douleur : « O fils de Pelée, lui dit-il, je viens t'apporter une affreuse nouvelle. Ah ! nous eussent préservés les Dieux d'un coup si funeste ! Patrocle est tombé, on combat autour de ses restes dépouillés ; Hector a ses armes. »

   Il dit ; Achille est couvert d'un nuage de douleur ; de ses deux mains il épanche sur sa tête une cendre brûlante, & outrage ces traits que les Graces ont formés. Il se roule sur la poussière, souille la pourpre brillante qui le couvre, & arrache ses cheveux. Ses jeunes captives accourent avec les captives de Patrocle : éplorées, gémissantes, elles se meurtrissent le sein ; leurs genoux fléchissent & se dérobent sous elles. Antiloque, les yeux noyés de larmes, le cœur gros de soupirs, presse de ses mains les mains d'Achille. Il craint que, dans son désespoir, il ne s'enfonce le fer dans le sein. Le héros, par de lamentables cris, exhale sa douleur. Du fond de l'humide palais où elle est assise auprès du vieux Nérée, la Déesse sa mère entend ses gémissements. Elle sanglote, elle soupire. Toutes les Nymphes qui habitent le sein des eaux se pressent autour d'elle. Là, étoient Glauce, Thalie, Cymodocé, Nésée, Spio, Thoé, la belle Alla, Cymothoé, Actéa, Limnorée, Mélite, Jéra, Atnpilhoé, Agave, Doto, Proto, Phéruse, Dynamène, Dexamène, Amphinome, Callianire, Doris, Panope, & la célèbre Galathée. Avec elles accourent Clymène, Ianire, Lanasse, Orithie, Méra, & la blonde Amathée ; enfin, toutes les Néréides que la mer renferme dans son sein.

    Elles remplissent l'enceinte de la grotte argentée, toutes dans un morne silence, & se frappant la poitrine. Thétis, au milieu d'elles, donne un libre cours à ses gémissements : « Écoutez, mes sœurs ; écoutez, leur dit-elle, le triste récit des peines que j'endure : déplorable Déesse ! mère infortunée ! hélas ! j'ai donné le jour au plus grand des héros. Il croissoit sous mes yeux ; je le voyois s'élever comme un tendre olivier, l'orgueil & l'espoir du sol qui l'a nourri.

     » Du fond de la Thessalie je l'ai envoyé combattre & punir les Troyens. Je ne le reverrai plus dans le palais de son père ; je n'aurai point la douceur de le serrer, vainqueur & triomphant, dans mes bras.... Hélas ! & pendant qu'il respire encore, la douleur empoisonne sa vie ! & sa mère ne peut soulager ses ennuis ! Allons, je vole auprès de lui ; je saurai du moins quelle nouvelle disgrâce, loin des combats, accable mon malheureux fils. »

   A ces mots, elle sort de la grotte, suivie de ses sœurs éplorées ; l'onde s'ouvre : déjà elles foulent les rives de Troie, & s'arrêtent aux lieux où sont les vaisseaux thessaliens aux lieux témoins de la douleur d'Achille.

     La Déesse approche du héros gémissant. Elle soupire, & dans ses bras elle presse la tête de son fils. D'une voix qu'entrecoupent les sanglots : « O mon fils ! lui dit-elle, pourquoi ces pleurs que tu répands ?..... Quelle douleur te consume ?...... Parle, ne cache rien à ta mère...... Tout ce que tu avois demandé à Jupiter, Jupiter l'accorde à tes vœux..... Les enfants de la Grèce périssent auprès de leurs vaisseaux : dans le malheur qui les poursuit, dans la honte qui les accable, tu es leur seul espoir & leur dernier asile.

— » Oui, ma mère ! lui répond Achille en poussant un profond soupir ; oui, Jupiter a exaucé mes prières ; mais que sa faveur est amère à mon cœur affligé ! Mon ami, mon cher Patrocle !.... il n'est plus ! ce compagnon dont les jours m'étoient aussi précieux que les miens, je l'ai perdu ! Hector a outragé son cadavre ; il lui a ravi cette armure superbe que les Dieux donnèrent à Pelée le jour où l'hymen forma la funeste chaîne qui vous unit tous deux.

     » Hélas ! que n'es-tu, avec tes immortelles sœurs, toujours restée au sein des flots ! Que Pelée n'a-t-il été l'époux d'une mortelle ! Ce triste hyménée te condamne à d'éternelles larmes. Tu verras expirer ton fils ; jamais un heureux retour ne le remettra dans tes bras, au sein de la Thessalie. Eh ! pourquoi vivrois-je encore ?.... Non, j'abhorre la vie ; je ne puis plus soutenir les regards des mortels, si Hector ne tombe sous mes coups, si sa mort n'expie la mort de Patrocle.

    — » O mon fils ! lui répond Thétis en versant un torrent ; de larmes, tu prononces l'arrêt de ton trépas : si Hector périt, tu péris après lui. — Ah ! fusse-je mort ! malheureux ! je n'ai point arraché mon ami au fer de son assassin ! il est tombé loin des lieux qui l'ont vu naître. Ses derniers vœux ont vainement imploré le secours de mon bras ! Non, jamais je ne retournerai dans ma patrie. J’ai été inutile à Patrocle, à une foule de Thessaliens qu'a immolés le fer d'Hector ! Vil fardeau de la terre, je languis oisif sur mes vaisseaux, moi, de tous les Grecs, le plus redouté dans les combats !... D'autres savent mieux que moi parler dans nos conseils.... Périsse la Discorde, le fléau de la terre & des cieux ! Périsse cette colère funeste qui égare le plus sage ! Plus douce que le miel, elle s'insinue dans nos âmes ; mais bientôt elle trouble la raison de ses noires fumées.

    » Atride alluma dans mon cœur un juste ressentiment... Ah ! ne touchons plus cette fatale plaie ! domptons, quoi qu'il en coûte, domptons ce malheureux courroux. Je vais égorger Hector, l'assassin de mon ami. Quitte d'un devoir si cher, j'attendrai sans crainte que Jupiter & les autres Immortels ordonnent de ma destinée. Hercule, le fils chéri du Maître des Dieux, ne put échapper à son sort. Il périt victime de la Parque & des vigueurs de l'impitoyable Junon. Moi aussi, s'il faut mourir, je mourrai comme lui. Mais du moins que je me couronne encore d'une nouvelle gloire ; que mes derniers exploits coulent encore aux femmes troyennes des larmes & des gémissements ; que les Phrygiens s'aperçoivent que j'ai été long-temps éloigné des combats. O ma mère ! n'oppose point à mon ardeur une tendresse inutile. Non, je ne céderai ni à tes prières, ni à tes larmes.

   — » O mon fils ! lui répond la Déesse, il est digne de ton courage de défendre tes amis & de venger leur trépas. Mais tes armes, les Troyens les possèdent ; Hector triomphe, couvert de ce noble trophée. Il ne triomphera pas long-temps ; le bras de la Mort est levé sur sa tête. Mais, ô mon fils ! ne re­tourne point aux combats que tu n'aies revu ta mère dans ces lieux. Demain, avec l'aurore, je viendrai t'apporter une armure, ouvrage de Vulcain. »

    A ces mots, elle s'éloigne de son fils : « Vous, dit-elle à ses sœurs, rentrez au sein des mers ; allez dans le palais du Dieu qui nous donna le jour ; apprenez-lui ce qui cause ma douleur & mon absence. Moi, je monte dans l'Olympe ; je vais tenter d'obtenir de Vulcain une armure pour mon fils. » Elle dit ; les Néréides s'enfoncent dans les eaux, & la Déesse s'envole dans les cieux.

    Cependant les Grecs, poursuivis par l'homicide Hector, fuient éperdus aux rives de l'Hellespont. La plaine retentit au loin des cris de la victoire & des accents du désespoir. Les restes de Patrocle ne sont point encore à l'abri de l'outragé. Une foule de Troyens, infanterie, cavalerie, ont fondu sur ses défenseurs. Trois fois Hector, brûlant de l'entraîner, l'a saisi par un pied ; trois fois les Ajax l'ont repoussé ; mais, toujours intrépide, tantôt il s'élance pour ressaisir sa proie, tantôt il s'arrête en poussant de grands cris, & jamais il ne recule. Tel un lion affamé s'acharne sur sa proie : ni les pasteurs ni leurs chiens ne peuvent l'arracher à sa rage ; tel, en dépit des deux Ajax, & bravant toutes leurs forces, Hector reste attaché sur le cadavre.

   Il l'entraînoit ; il se couvroit d'une gloire immortelle, si, trompant les regards de Jupiter & des Dieux, Iris ne fût venue, par les ordres de Junon, réveiller la fureur d'Achille. « Lève-toi, fils de Pelée, lui dit-elle, viens sauver les restes de Patrocle. Le feu du combat les environne : pour les conquérir, pour les défendre, les Grecs & les Troyens s'égorgent. Hector surtout brûlé de les entraîner dans Troie. Il veut trancher la tête, & sur ses murs arborer ce trophée. Lève-toi, sors d'un honteux repos ; viens sauver la gloire ; viens arracher aux chiens des Troyens la dépouille de ton ami Ah ! si le corps de Patrocle éprouvoit un outrage, quel opprobre pour Achille ! — Divine messagère, eh ! quel Dieu t'envoie sur ces rives ? — C'est Junon, c'est la reine des Dieux. Jupiter & tous les autres Immortels ignorent le dessein qui m'amène. — Eh ! comment irois-je aux combats ? mon armure est en leur pouvoir. Ma mère m'a défendu d'affronter les Troyens avant qu'elle-même ait reparu dans ces lieux. Elle m'a promis des armes qu'elle va demander à Vulcain. Des armes, où pourrai-je en trouver ? Je ne connois que le bouclier du fils de Télamon qui puisse couvrir Achille. Mais sans doute Ajax combat lui-même & défend les restes de Patrocle.

    — » Je sais, lui dit la Déesse, nous savons tous que ton armure a été leur conquête : mais, va sur le fossé te montrer aux Troyens ; peut-être à ton aspect ils s'arrêteront épouvantés. Les Grecs respireront un instant, & ce court repos leur rendra la victoire. « Elle dit, & s'envole : Achille se lève. Minerve jette sur ses épaules son immortelle égide ; elle-même couronne sa tête d'un nuage d'or, & en fait jaillir des feux & des éclairs. Telle, pendant la nuit, sur les tours d'une ville assiégée, brille la flamme qui des peuples voisins appelle les secours. Telle, du front d'Achille, s'élance dans les airs une formidable clarté. Fidèle aux ordres de la Déesse sa mère, il ne se mêle point aux guerriers. Il s'arrête sur le fossé : de là il pousse un cri. Minerve, en même temps, en fait entendre un plus terrible ; la terreur vole au milieu des Troyens. Telle, au sein d'une cité, la trompette ennemie porte l'épouvante & les alarmes.

    A la voix du héros, la frayeur entre aux cœurs des guerriers. Les coursiers, frappés de sinistres présages, fuient éperdus. Tremblants, à la vue de cette clarté menaçante qui ceint la tête d'Achille, leurs conducteurs partagent leur effroi. Trois fois il répète son cri ; trois fois les Troyens & leurs alliés se troublent & s'épouvantent. Dans le tumulte, douze de leurs héros expirent sous leurs chars, & sont percés de leurs propres armes.

    Les Grecs arrachent enfin le corps de Patrocle à la fureur ennemie, & le portent sur un lit funèbre. Ses amis l'environnent éplorés. Achille marche avec eux, versant des larmes amères à la vue de son compagnon fidèle, couché dans le sein de la mort, & déchiré par un fer ennemi. C'étoit lui qui, avec son char, avec ses coursiers, l'avoit envoyé aux combats.... Il s'étoit promis de le revoir, à son retour, vainqueur & triomphant...» Cependant Junon préci-pite la course du Dieu qui porte la lumière. Le Soleil se plonge à regret dans les eaux, elles Grecs abandonnent la plaine.

    Les Troyens vont dételer leurs coursiers ; mais avant que de réparer leurs forces épuisées, ils assemblent un conseil. Là, ils se tiennent debout, immobiles, les yeux chargés de tristesse. Achille, le terrible Achille est toujours présenta leur vue, & les remplit de terreur. Enfin Polydamas rompt le premier ce funeste silence. Le sage Polydamas embrasse le passé & perce dans l'avenir ; il est le compagnon d'Hector ; une même nuit les vit naître tous deux. Mais Hector triomphe dans les combats, & Phlydamas règne dans les assemblées. « Songez, amis, songez, dit-il, aux périls qui nous menacent.

     Croyez à mes conseils, rentrons dans nos murs. N'attendons point sur cette plaine, & si près des vaisseaux ennemis, le retour de l'aurore. Nos remparts sont encore loin de nous. Tant qu'irrité contre Atride, ce fatal guerrier a langui sous sa tente, nous avons pu braver les Grecs & nous promettre la victoire. Je triomphois de passer les nuits auprès de leurs vaisseaux ; je les regardois comme notre conquête. Mais le fils de Pelée se réveille, & je sens renaître mes alarmes. Ardent, impétueux, il ne se bornera point à nous combattre dans ces champs, tant de fois baignés du sang des Grecs & des Troyens ; ce seront nos foyers, ce seront nos femmes qu'il faudra défendre de ses coups. Marchons à Troie ; cédons à un infaillible présage. La nuit l'enchaîne encore ; mais demain, s'il nous retrouve dans la plaine, le fer à la main, il fondra sur nous, & nous apprendrons à le connaître. Que de Troyens seront la proie des vautours ! Heureux qui, par la fuite, pourra se dérober à la mort ! O Dieux ! épargnez à ma vue un spectacle si funeste ! Mais si vous forcez votre courage à plier sous l'impétueuse nécessité, tranquilles, dans le silence de la nuit, nous préparerons nos ressources & nos forces. Défendu par ses tours & par ses portes, Ilion opposera aux Grecs une barrière impénétrable.

    » Demain, aux premiers rayons du jour, le fer à la main, nous attendrons l'ennemi sur nos remparts. S'il ose nous y attaquer, il ne remportera que les regrets & la douleur. Nous verrons sous nos murailles haleter ses coursiers épuisés ; en vain des yeux il dévorera cette proie, qu'il ne pourra saisir honteux, humilié, il retournera sur ses vaisseaux, où son cadavre, aux yeux d'Ilion, sera la pâture des chiens. »

   Hector, lançant sur lui un sinistre regard : « Polydamas, lui dit-il, tes lâches conseils offensent mon courage. Tu veux que nous allions encore nous cacher à l'abri de nos tours ! Eh ! n'êtes-vous point las de languir captifs dans nos murs ? Jadis l'univers vantoit la ville de Priam & sa vaste opulence. Elle n'est plus, cette reine des cités. Depuis que Jupiter s'arma contre nous, la guerre a dévoré les trésors entassés  dans son sein. La Phrygie, la Méonie, sont pleines des débris de notre fortune. Aujourd'hui, ce Dieu, plus doux, me donne la victoire ; il nous livre les Grecs enchaînés sur ces rives. Insensé ! ne jette plus an cœur de nos guerriers tes vaines alarmes ; je saurai bien les en défendre. Croyez, amis, croyez Hector ; obéissez à sa voix. Réunis sous vos drapeaux, allez réparer vos forces épuisées. Veillons, faisons une garde assidue. S'il en est encore parmi vous que tourmentent encore d'importunes riches-ses, qu'ils les rassemblent, qu'ils livrent à nos soldats ces dangereux trésors ; plutôt que de les laisser dévorer à des Grecs, qu'ils en fassent à des Troyens un généreux partage.

    » Demain, aux premiers rayons du jour, nous irons, au milieu des vaisseaux, rallumer le feu des combats. S'il est vrai qu'Achille se réveille, il ne trouvera dans son camp que la douleur & les regrets. Loin de le fuir, j'irai le braver ; je serai sa victime ou il sera la mienne ; Mars partage ses faveurs, & souvent le vainqueur expire sous le fer du vaincu. » Il dit : les Troyens applaudissent. Insensés ! Minerve a pris soin de les aveugler. Ils écoutent Hector & ses funestes conseils ; ils dédaignent Polydamas & la sagesse qui l'inspire. Tous armés, ils vont, sous leurs drapeaux, réparer leurs forces épuisées.

    Toute la nuit les Grecs pleurent l'infortuné Patrocle ; Achille, au milieu d'eux, donne un libre cours à sa douleur. Le cœur gros de soupirs, il presse de ses homicides mains le sein glacé de son ami. Tel, à la vue de son antre désert, un lion généreux déplore la perte de ses petits, que son absence a livrés à une main ennemie. Furieux, désespéré, il s'élance sur les traces du chasseur qui les lui a ravis, & fait retentir les forêts de ses rugissements. Tel Achille, au milieu de ses Thessaliens, exhaloit ses regrets : « Dieux ! s'écrioit-il, ah ! que d'un vain espoir j'abusai Ménétius, quand, pour rassurer sa tendresse, je lui promis que dans Opunte je lui ramènerois son fils, vainqueur de Troie, & riche de ses dépouilles !

    » Jupiter se rit de nos projets. Notre sort, à tous deux, est de rougir cette terre de notre sang. Pelée ne reverra point son fils ; Thétis, au sein de la Thessalie, ne le serrera point clans ses bras. Le Destin, en ces lieux, a marqué mon tombeau... Hélas ! cher Patrocle, je n'y descendrai qu'après toi... Mais du moins, je vengerai ton trépas. Oui, avant que la flamme ait consume ta dépouille, je promets à ton ombre, & la tête & les armes de ton barbare assassin ; pour expier ta mort, pour assouvir ma rage & ma vengeance, j'immolerai sur ton bûcher douze enfants des Troyens. En attendant tes victimes, tu reposeras sur ce lit funèbre. Les jeunes beautés que tes mains &, les miennes ont ravies sur ces bords pleureront ta destinée, & nuit & jour t'arroseront de leurs larmes. «

   A ces mots il ordonne à ses Thessaliens de laver le corps ensanglanté. Soudain ils versent une onde pure dans un vase d'airain que la flamme environne. Bientôt elle frémit & s'élève à gros bouillons. Ils lavent le cadavre ; l'huile elle baume coulent à longs flots dans les blessures. On l'étend sur le lit funèbre ; un linceul, surmonté d'un voile blanc, le couvre tout entier. Toute la nuit, les Thessaliens, rassemblés autour d'Achille, pleurent avec lui son cher Patrocle, & remplissent les airs de leurs longs gémissements.

    Jupiter a lu dans le cœur du héros sa fureur & sa vengeance : « Tu triomphes, dit-il à Junon, tu as ramené aux combats le fils de Pelée. Ces Grecs si chéris, sans doute, ils sont tes enfants ? — Dieu terrible ! s'écrie la Déesse, que viens-je d'entendre ? Un mortel, un vil atome, pourra, sur un autre mortel, assouvir sa vengeance ! Et moi, fille de Saturne ; moi, femme de Jupiter ; moi, à ce double titre, la reine des Dieux, je ne pourrai satisfaire ma haine & punir les Troyens ! »

   Cependant Thétis arrive au palais de Vulcain. Lui-même avoit élevé ce palais d'immortelle structure. Jaloux de sa beauté, les autres Dieux admiroient son ouvrage. Tout dégouttant de sueur, dans sa forge brûlante, le Dieu pressoit d'un bras nerveux les mobiles prisons où il avoit enfermé les Vents. Pour orner le céleste palais, il forgeoit vingt trépieds d'or. Chef-d'œuvre de son art, ces merveilleux trépieds, sur des roues d'or, marcheront seuls à l'assemblée des Dieux, & seuls reviendront à leur place. Des anses y manquent encore ; le Dieu forge les liens qui doivent les y attacher.

    Thétis paroît : la jeune Charis, qu'unissent à Vulcain les nœuds de l'hyménée, s'avance pour la recevoir. Ses tresses d'or flottent sur ses épaules ; les lèvres collées sur la main de la Déesse : « O Thétis, lui dit-elle, ô divin objet de notre amour & de nos respects ! quel motif t'amène en des lieux que rarement honore ta présence ? Viens, reçois de ma main les dons de l'hospitalité. » Elle dit, & la fait asseoir sur un trône superbe, où ses pieds reposent sur un marche­pied d'or. Elle appelle Vulcain : « Viens, lui dit-elle, viens ; Thétis te demande.

    — » Thétis me demande ! L'auguste Thétis est dans mon palais ! Combien elle a de droits à ma reconnoissance ! Quand ma mère, honteuse de m'avoir donné le jour, me précipita de la céleste voûte, Thétis me reçut au sein des ondes. Sans elle, sans Eurynome, j'étois condamné à d'éternelles douleurs. Pendant neuf années, je vécus caché dans les abîmes de l'Océan, les vagues écumantes rouloient au-dessus de ma tête. Là, ignoré des mortels & des Dieux, je consacrai mes talents aux Déesses qui m'avoient protégé. Pour embellir leur grotte, pour relever leurs attraits, ma main apprit à revêtir les métaux des formes les plus heureuses, Thétis est en ces lieux ! Ah ! pour la payer d'un juste retour, il faut que j'épuise toutes les ressources de mon art. Va, tandis que j'éteins ces feux, offre à la Déesse le céleste nectar. » A ces mots, le Dieu laisse reposer son enclume. Il se lève, tire les Vents de leurs prisons, & d'un pas chancelant va, dans un coffre pompeux, renfermer les instruments de son art. Armé d'une éponge, il épanche une onde pure sur son front noirci par la fumée ; il lave & ses bras & sa poitrine velue. Enfin il revêt ses immortels habits, &, le sceptre à la main, il s'avance à pas inégaux. Deux figures d'or marchent à ses côtés, & le soutiennent. Animées par son art, ces figures ont l'intelligence & la vie ; elles rendent des sons, & leurs mains industrieuses secondent les travaux du Dieu qui les a créées.

    Vulcain s'assied près du trône de la Déesse, & la bouche collée sur sa main : « O Thétis ! lui dit-il, ô divin objet de mes respects & de mes hommages ! d'où vient une faveur si rare ! quel intérêt t'amène en ces lieux ? Parle, ma reconnoissance te répond de tout ce que peut mon industrie.

    — » Ah, Vulcain ! lui répond la Déesse éplorée, est-il une immortelle plus malheureuse que moi ? En est-il sur qui Jupiter ait versé tant de peines & de douleurs ? Parmi toutes les Néréides, il me choisit pour me soumettre aux lois de Pelée ; malgré moi, je fus condamnée à partager la couche d'un mortel. Consumé par la vieillesse, Pelée languit dans son palais solitaire ; & moi, mère infortunée du plus grand des héros, il faut que je pleure sur ma triste fécondité. J'ai vu ce fils croître sous mes yeux, comme un tendre olivier, l'orgueil & l'espoir du sol qui l'a nourri. Des rives de la Grèce je l'ai envoyé aux bords de la Phrygie pour combattre, pour punir les Troyens. Hélas ! je ne le reverrai plus dans le palais de son père ; je n'aurai point la douceur de le serrer, vainqueur & triomphant dans mes bras. Et pendant qu'il respire, la douleur empoisonne sa vie ! & sa mère ne peut soulager ses ennuis ! Une jeune beauté que les Grecs avoient accordée à son courage, Atride la lui a ravie. En proie à son ressen­timent, il se consumoit sous sa tente. Soudain les Troyens fondent sur les Grecs, & jusque dans leur camp menacent de les égorger. Les chefs éperdus viennent implorer le secours de mou fils, & lui offrent de superbes présents : toujours obstiné dans son courroux, il refuse de les sauver. Mais le péril s'accroît ; déjà, la flamme à la main, l'ennemi va embraser les vaisseaux. Vaincu par les larmes de Patrocle, mon fils lui confie son armure : il l'envoie aux combats, & ses Thessaliens avec lui.

    » Sous ce jeune héros les Grecs sentent renaître leur audace. Ils repoussent les Troyens jusqu'au pied de leurs remparts. Ilion alloit tomber ; mais soudain Apollon immole le fils de Ménétius au milieu de ses succès, & livre à Hector & sa victime & les armes de mon fils. O Vulcain ! j'embrasse tes genoux. Donne à ce fils, que bientôt la mort va me ravir, donne-lui un bouclier, un casque, une cuirasse. Privé de son cher Patrocle, impatient de le venger, il gémit étendu sur la terre, & se consume en regrets impuissants.

    — » Rassure-toi, Thétis, & calme ton inquiétude. Achille aura des armes qui feront l'étonnement & l'effroi des guerriers. Que ne puis-je aussi bien le dérober à la mort, quand la destinée s'appesantira sur lui ! » Il dit, & retourne à son immortel atelier. Soudain les Vents rentrent dans leurs prisons. Ils soufflent : dans vingt fourneaux, leur haleine obéissante allume la flamme, &, au gré de Vulcain, presse ou ralentit ses efforts. Dans des brasiers ardents, l'or, l'argent, le cuivre & l'étain se mêlent & s'unissent. L'enclume fait gémir la voûte sous son poids. D'une main le Dieu saisit un lourd marteau ; de l'autre, des tenailles. Un immense bouclier s'arrondit sous ses coups. Cinq lames de métal le couvrent de leur épaisseur. Autour brille un triple cercle d'or, auquel pend un lien d'argent. Sur la surface, le Dieu représente d'étonnantes merveilles.

    On y voit, & la terre, & la mer, & les cieux, & le soleil sur son char de rubis, & la lune sur son trône d'argent. On y voit tous les astres qui couronnent la céleste voûte, les Pléiades tranquilles, les Hyades & leur urne fangeuse, le redoutable Orion, & l'Ourse qui le poursuit ; l'Ourse, qui, toujours fidèle au pôle, ne se plonge jamais au sein de l'Océan.

    Sous le céleste ciseau s'élèvent deux superbes cités. Dans l'une, des noces, des festins & des jeux ; à la clarté des flambeaux de jeunes beautés sont conduites à l'autel de l'Hyménée. De jeunes garçons forment, des danses légères, & marient leurs pas aux sons de la flûte & du hautbois. Debout sous les portiques, les femmes contemplent ces fêtes & soupirent.

    Plus loin, s'assemble une foule empressée. Un citoyen demande à un autre citoyen le prix du sang qu'il a versé. Le meurtrier atteste le peuple, & jure qu'il l'a payé. L'autre nie qu'il l'ait reçu. Tous deux invoquent des témoins : la foule, partagée, frémit & murmure. Des hérauts commandent le silence. Les juges sont assis sur le marbre, dans l'enceinte sacrée. Ils se lèvent tour à tour, &, le sceptre à la main, ils prononcent leurs avis. Deux talents d'or sont au milieu, destinés à récompenser le suffrage le plus juste & le plus éclairé.

    Auprès de l'autre cité campent deux armées, que la terreur environne. L'une veut embraser cette ville infortunée, l'autre veut partager ses dépouilles. Les assiégés résistent encore : les femmes, les enfants, les vieillards, inhabiles aux combats, debout sur les remparts, veillent pour les défendre.

    La jeunesse guerrière marche à une embuscade. A leur tête brillent & Mars & Minerve. Tous deux sont d'or; une robe d'or, une armure d'or, les revêtent tous deux. Dans leur maintien, dans leurs traits, respire une majesté divine. Sous eux, l'intrépide cohorte se cache aux bords d'un fleuve, où viennent s'abreuver des troupeaux. Deux guerriers, sur une hauteur, observent la plaine, & donnent le signal. Des bœufs, des moutons, s'avancent vers la rive ; deux bergers les suivent, & sans soupçons, sans inquiétude, ils font résonner leurs rustiques pipeaux. Soudain la troupe s'élance : elle égorge les troupeaux, elle égorge les pasteurs. Appelés par les cris, les ennemis accourent, montés sur d'agiles coursiers. On combat, on se mêle ; les traits volent, & la terre est inondée de sang. Au milieu des guerriers triomphent la discorde, la terreur & la mort. Couverte d'une robe ensanglantée, la mort s'attache à ses victimes, déchire leurs blessures, & traîne sur la poussière les cadavres encore palpitants. Tout vit, tout respire dans ces tableaux : c'est un combat réel, c'est un carnage véritable.

    Dans un cadre voisin, l'Immortel représente une plaine immense, où trois fois la charrue a déjà imprimé des sillons. Des bœufs ouvrent encore le sein de la terre ; armés de l'aiguillon, des laboureurs pressent leurs pas tardifs. Au bout des guérets, le maître les attend, & leur offre un vin qui pétille dans la coupe. Ils recommencent, impatients d'obtenir la même récompense ; la terre, tout or qu'elle est, noircit sous leurs pas, & trompe les yeux étonnés.

   Ici s'étend un vaste domaine, l'héritage des rois. La surface est chargée des trésors de Cérés. La faucille à la main, des moissonneurs ardents parcourent les sillons ; les épis autour d'eux tombent entassés ; des enfants les ramassent & les pressent dans leurs bras ; trois hommes les reçoivent de leurs mains, & en forment des faisceaux.

    Debout, en silence, appuyé sur son sceptre, le monarque, avec des yeux satisfaits, contemple ses richesses. Des esclaves, sous un chêne, apprêtent pour lui un champêtre festin. Ils font cuire un bœuf, dont ils offrent les prémices aux Dieux. Plus loin, des femmes préparent aux moissonneurs un repas plus frugal & plus simple.

    Là, sur un coteau doré, la vigne élance ses rameaux ; des raisins noirs y pendent en festons. Sur des appuis d'argent, les ceps s'élèvent dans les airs. Autour règne un fossé rembruni, que couronnent des buissons, & qui forment dans la vigne de tortueux détours.

     Là, un folâtre essaim de vendangeurs porte dans des paniers le fruit dont la liqueur enchante les humains. Au milieu d'eux, un jeune garçon tire de sa guitare des sons harmonieux, & s'accompagne en chantant ; les autres lui répondent & marchent en cadence.

    Ailleurs, un troupeau de bœufs sort, en mugissant, de son asile, & gagne les bords d'un torrent rapide qu'ombragent de mobiles roseaux. Derrière, marchent quatre bergers, que suivent neuf chiens vigoureux. Soudain, du fond des bois, deux lions s'élancent sur le taureau : il se débat, il mugit ; les pasteurs & les chiens accourent pour le défendre ; mais les monstres, à leurs yeux, égorgent leur proie & la dévorent. Vainement excités par leurs maîtres, les chiens n'osent les attaquer, & poussent, en reculant, d'impuissantes clameurs.

    Tout auprès, un vallon délicieux offre des moutons, des bergers, des étables, des cabanes & des bois. Plus loin, l'immortel artisan figure une danse pareille à celle que jadis, dans la Crète, Dédale composa pour la belle Ariane. De jeunes beautés de jeunes garçons, se tiennent par la main. Les filles sont couronnées de guirlandes; des robes de lin flottent autour d'elles, & d'un voile léger couvrent leurs appas. Les hommes sont vêtus d'étoffes d'un tissu plus serré, qu'une huile divine embellit de son lustre ; à leur côté, des épées d'or pendent à des baudriers d'argent.

    Tantôt ils forment un cercle, & tournent avec autant de rapidité que la roue sous la main du potier. Tantôt le cercle se rompt ; les danseurs se mêlent, s'entrelacent, & décrivent mille figures voluptueuses. Une foule enchantée les contemple & les admire. Au milieu deux agiles sauteurs étonnent les regards & voltigent en chantant.

     Enfin, au bord du bouclier, le Dieu trace l'Océan & son immense empire. Bientôt de l'atelier sort une cuirasse plus éclatante que le feu ; bientôt encore un casque étincelant, merveille d'un art divin, qui se ploiera de lui-même autour de la tête du héros, & que surmonte un panache d'or ; & enfin des bottines d'étain. Cette armure achevée, Vulcain va la déposer aux pieds de la Déesse, qui, plus rapide qu'un oiseau, s'élance de l'Olympe, chargée du présent superbe qu'elle promit à son fils.